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Le péché de Monsieur Antoine, Tome 2

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XXXV.
L'ABSOLUTION

Cependant M. Cardonnet arrivait à Châteaubrun, et déjà il était en présence de Gilberte, de son père et de Janille.

«Monsieur de Châteaubrun, dit-il en s'asseyant avec aisance parmi ces personnes consternées d'une visite qui leur annonçait de nouveaux chagrins, vous savez sans doute tout ce qui s'est passé entre mon fils et moi, à propos de mademoiselle votre fille. Mon fils a eu le bon goût et le bon esprit de la choisir pour sa fiancée. Mademoiselle et vous, Monsieur, avez eu l'extrême bonté d'accueillir ses prétentions, sans trop savoir si je les approuverais…»

Ici, Janille fit un geste de colère, Gilberte baissa les yeux en pâlissant, et M. Antoine rougit et ouvrit la bouche pour interrompre M. Cardonnet. Mais celui-ci ne lui en donna pas le temps, et continua ainsi:

«Je n'approuvais pas d'abord cette union, j'en conviens; mais je vins ici, je vis mademoiselle, et je cédai. Ce fut à des conditions bien douces et bien simples. Mon fils est ultra-démocrate, et je suis conservateur modéré. Je prévois que des opinions exagérées ruineront l'intelligence et le crédit d'Émile. J'exige qu'il y renonce et revienne à l'esprit de sagesse et de convenance. J'ai cru obtenir aisément ce sacrifice, je m'en suis réjoui d'avance, je vous l'ai annoncé comme indubitable dans une lettre adressée à mademoiselle. Mais, à mon grand étonnement, Émile a persisté dans son exaltation, et il y a sacrifié un amour que j'avais cru plus profond et plus dévoué. Je suis donc forcé de vous dire qu'il a renoncé ce matin, sans retour, à la main de mademoiselle, et j'ai cru de mon devoir de vous en avertir immédiatement, afin que, connaissant bien ses intentions et les miennes, vous n'eussiez point à m'accuser d'irrésolution et d'imprudence. S'il vous convient maintenant d'autoriser ses sentiments et de souffrir ses assiduités, c'est à vous de le savoir, et à moi de m'en laver les mains.

– Monsieur Cardonnet! répondit M. Antoine en se levant, je sais tout cela, et je sais aussi que vous ne manquerez jamais de belles phrases pour vous moquer de nous: mais je dis, moi, que si vous êtes si bien informé, c'est parce que vous avez envoyé des espions dans notre maison, et des laquais pour nous insulter par des prétentions révoltantes à la main de ma fille. Vous nous avez déjà beaucoup fait souffrir avec votre diplomatie, et nous vous prions, sans cérémonie, d'en rester là. Nous ne sommes pas assez simples pour ne pas comprendre que vous ne voulez, à aucune condition, allier votre richesse à notre pauvreté. Nous n'avons pas été dupes de vos détours, et lorsque, par une singulière invention d'esprit, vous avez placé votre fils entre une soumission morale, qui est impossible en fait d'opinions, et un mariage auquel vous n'auriez pas consenti davantage s'il eût voulu descendre à un mensonge, nous avons juré, nous, que nous éloignerions de lui, de vous et de nous, tout mensonge et toute dissimulation. C'est donc pour vous dire que nous savons fort bien ce qu'il nous convient de faire; que je m'entends à préserver l'honneur et la dignité de ma fille, tout aussi bien que vous la richesse de votre fils, et que je n'ai, à cet égard, de conseils à prendre et de leçons à recevoir de personne.»

Ayant ainsi parlé avec une fermeté à laquelle M. Cardonnet était loin de s'attendre de la part du vieux ivrogne de Châteaubrun, M. Antoine se rassit et regarda l'industriel en face. Gilberte se sentait mourir; mais elle crut devoir appuyer de sa fierté la juste fierté de son père. Elle leva aussi les yeux sur M. Cardonnet, et son regard semblait confirmer tout ce que venait de dire M. Antoine.

Janille, qui ne se possédait plus, crut devoir prendre la parole. «Soyez tranquille, Monsieur, dit-elle; on se passera fort bien de votre nom. On en a un qui le vaut bien; et quant à la question d'argent, nous avons eu plus de gloire à perdre celui que nous avions, que vous à gagner celui que vous n'aviez pas.

– Je sais, mademoiselle Janille, répondit Cardonnet avec le calme apparent d'un profond mépris, que vous êtes très vaine du nom que M. de Châteaubrun fait porter à mademoiselle votre fille. Quant à moi, je n'aurais pas été si fier, et j'aurais fermé les yeux sur certaines irrégularités de naissance: mais je conçois que la fortune d'un roturier, acquise au prix du travail, paraisse méprisable à une personne, née comme vous, apparemment dans les splendeurs de l'oisiveté. Il ne me reste qu'à vous souhaiter beaucoup de bonheur à tous, et à demander pardon à mademoiselle Gilberte de lui avoir causé quelque petit chagrin. Mes torts ont été bien involontaires, mais je crois les réparer en lui donnant un bon avis: c'est que les jeunes gens qui se font fort de disposer de la volonté de leurs parents sont parfois plus enivrés d'un caprice passager que pénétrés d'une grande passion. La conduite d'Émile à son égard en est, je crois, la preuve, et j'en suis un peu honteux pour lui.

– C'est assez, monsieur Cardonnet, assez, entendez-vous? dit M. Antoine, en colère pour la première fois de sa vie: je rougirais d'avoir autant d'esprit que vous, si j'en faisais un si indigne usage que d'outrager une jeune fille, et de provoquer son père en sa présence. J'espère que vous m'entendez, et que …

– Monsieur Antoine! mademoiselle Janille! s'écria Sylvain Charasson en s'élançant d'un bond au milieu de la chambre; voilà M. de Boisguilbault qui vient vous voir! vrai, comme il fait jour! c'est M. de Boisguilbault! Je l'ai reconnu à son chevau blanc et à ses lunettes jaunes!»

Cette nouvelle imprévue causa tant d'émotion à M. de Châteaubrun qu'il oublia toute sa colère, et, saisi tout à coup d'une joie enfantine mêlée de terreur, il s'avança d'un pas chancelant à la rencontre de son ancien ami.

Mais, au moment où il allait se jeter dans ses bras, il fut glacé de crainte et comme paralysé par la figure froide et le salut tristement poli du marquis. Tremblant et déchiré au fond du cœur, M. Antoine prit d'une main convulsive le bras de sa fille, incertain s'il la pousserait vers M. de Boisguilbault, comme un gage de réconciliation, ou s'il l'éloignerait comme une preuve accablante de sa faute.

Janille, éperdue, fit de grandes révérences au marquis, qui lui jeta un regard distrait et lui adressa un salut imperceptible.

«Monsieur Cardonnet, dit-il en se trouvant au seuil du pavillon carré, face à face avec l'industriel qui sortait le dernier, je crois que vous vous retirez, et je venais précisément ici pour vous rencontrer. Vous êtes sorti de chez vous, justement comme je vous cherchais, et j'ai couru après vous. Je vous prie donc de rester encore un peu, et de vouloir bien m'accorder quelques moments d'attention.

– Nous causerons ailleurs, s'il vous plaît, monsieur le marquis, répondit Cardonnet; car je ne puis rester ici davantage: mais si vous voulez que nous descendions à pied cette montagne …

– Non, Monsieur, non, permettez-moi d'insister. Ce que j'ai à dire est de quelque importance, et toutes les personnes qui sont ici doivent l'entendre. Je crois voir que je ne suis pas arrivé assez tôt pour prévenir des explications désagréables: mais vous êtes un homme d'affaires, monsieur Cardonnet, et vous savez qu'on s'assemble en conseil dans les affaires sérieuses, pour discuter froidement de graves intérêts, lors même qu'on y apporte au fond de l'âme un peu de passion. Monsieur le comte de Châteaubrun, je vous prie de retenir M. Cardonnet, cela est tout à fait nécessaire. Je suis vieux, souffrant, je n'aurai peut-être plus la force de revenir, et de faire d'aussi longues courses. Vous êtes des jeunes gens auprès de moi; je vous demande donc d'avoir un peu de calme et d'obligeance pour m'épargner beaucoup de fatigue; me refuserez vous?»

Le marquis parlait cette fois avec une aisance et une grâce qui en faisaient un tout autre homme que celui que M. Cardonnet venait de voir une heure auparavant. Il se sentit pris d'une curiosité qui n'était pas sans mélange d'intérêt et de considération. M. de Châteaubrun se hâta de le retenir, et ils rentrèrent dans le pavillon, à l'exception de Janille, à laquelle M. Antoine fit un signe, et qui alla se mettre derrière la porte de la cuisine pour écouter.

Gilberte était incertaine si elle devait rentrer ou sortir; mais M. de Boisguilbault lui offrit la main avec beaucoup de courtoisie, et, l'amenant à un siège, il s'assit auprès d'elle, à une certaine distance de son père et de celui d'Émile.

«Pour procéder avec ordre, et selon le respect qu'on doit aux dames, dit-il, je m'adresserai d'abord à mademoiselle de Châteaubrun. Mademoiselle, j'ai fait mon testament la nuit dernière, et je viens vous en faire connaître les articles et conditions; mais je voudrais bien, cette fois, n'être pas refusé, et je n'aurai le courage de vous lire ce griffonnage, qu'autant que vous m'aurez promis de ne pas vous fâcher. Vous m'avez posé aussi vos conditions, vous, dans une lettre que j'ai là et qui m'a fait beaucoup de peine. Cependant je les trouve justes, et je comprends que vous ne vouliez point accepter le moindre petit présent d'un homme que vous considérez comme l'ennemi de votre père. Il faudra donc, pour vous fléchir, que cette inimitié cesse, et que monsieur votre père me pardonne les torts que je puis avoir eus envers lui. Monsieur de Châteaubrun, dit-il en se levant avec une résolution héroïque, vous m'avez offensé autrefois; je vous l'ai rendu en vous retirant mon amitié sans explication. Il fallait nous battre ou nous pardonner mutuellement. Nous ne nous sommes pas battus, mais nous avons été pendant vingt ans étrangers l'un à l'autre, ce qui est plus sérieux pour deux hommes qui se sont beaucoup aimés. Je vous pardonne aujourd'hui vos torts, voulez-vous me pardonner les miens?

– Oh! marquis, s'écria M. Antoine en s'élançant vers lui et en fléchissant un genou, vous n'avez jamais eu aucun tort envers moi, vous avez été mon meilleur ami, vous m'avez tenu lieu de père, et je vous ai mortellement offensé. Je vous aurais offert ma poitrine nue si vous aviez voulu la percer d'un coup d'épée, et je n'aurais jamais levé la main contre vous. Vous n'avez pas voulu prendre ma vie, vous m'avez puni bien davantage en me retirant votre amitié. A présent, vous m'accordez votre pardon; c'est à genoux que je le reçois, en présence de mes amis, et de mes ennemis, puisque cette humiliation est la seule réparation que je puisse vous offrir.

 

«Et vous, monsieur Cardonnet, dit-il en se relevant et en toisant l'industriel de la tête aux pieds, libre à vous de vous moquer de choses que vous ne pouvez pas comprendre; mais je n'offre pas ma poitrine nue et mon bras désarmé à tout le monde, vous le saurez bientôt.»

M. Cardonnet s'était levé aussi en lançant à M. Antoine des regards menaçants. Le marquis se mit entre eux et dit à Antoine: «Monsieur le comte, je ne sais pas ce qui s'est passé entre M. Cardonnet et vous; mais vous venez de m'offrir une réparation que je repousse. Je veux croire que nos torts ont été réciproques, et ce n'est pas à mes genoux, c'est dans mes bras que je veux vous voir; mais puisque vous croyez me devoir un acte de soumission que mon âge autorise, avant de vous embrasser, j'exige que vous vous réconciliiez avec M. Cardonnet, et que vous fassiez les premiers pas.

– Impossible! s'écria Antoine en pressant convulsivement le bras du marquis, et partagé entre la joie et la colère; monsieur vient de parler à ma fille d'une manière offensante.

– Non, cela ne se peut pas, reprit le marquis, c'est un malentendu. Je connais les sentiments de M. Cardonnet; son caractère s'oppose à une lâcheté. Monsieur Cardonnet, je suis certain que vous connaissez le point d'honneur tout aussi bien qu'un gentilhommes, et vous venez de voir deux gentilhommes qui s'étaient cruellement blessés l'un l'autre, se réconcilier sous vos yeux, sans rougir de leurs mutuelles concessions. Soyez généreux, et montrez-nous que le nom ne fait pas la noblesse. Je vous apporte des paroles de paix et surtout des moyens de conciliation. Permettez-moi de mettre votre main dans celle de M. de Châteaubrun. Voyez; vous ne refuserez pas un vieillard au bord de sa tombe. Mademoiselle Gilberte, venez à mon aide, dites un mot à votre père …»

Les moyens de conciliation avaient retenti avec un son clair à l'oreille de M. Cardonnet. Son esprit pénétrant avait déjà deviné une partie de la vérité. Il pensa qu'il faudrait céder et qu'il valait mieux avoir les honneurs de la guerre que de subir les nécessités de la capitulation.

«Mes intentions ont été si éloignées de ce que M. de Châteaubrun les suppose, dit-il, et il y a toujours eu dans ma pensée tant de respect et d'estime pour mademoiselle sa fille, que je n'hésiterai point à désavouer tout ce qui a pu être mal interprété dans mes paroles. Je supplie mademoiselle Gilberte d'en être persuadée, et je tends la main à son père comme un gage du serment que j'en fais.

– Il suffit, Monsieur, n'en parlons plus! dit M. Antoine en lui prenant la main: quittons-nous sans ressentiment. Antoine de Châteaubrun n'a jamais su mentir.

«C'est vrai, pensa M. de Boisguilbault: s'il eût été plus dissimulé, j'aurais été aveugle … et heureux comme tant d'autres!»

«Maintenant, lui dit-il d'une voix tremblante, je te remercie, Antoine, viens m'embrasser!»

L'accolade du comte fut passionnée et enthousiaste; celle du marquis convenable et contrainte. Il jouait un rôle au-dessus de ses forces: il pâlit, trembla, et fut forcé de s'asseoir. Antoine s'assit de son côté, la poitrine pleine de sanglots. Gilberte se mit à genoux devant le marquis, et, pleurant aussi de joie et de reconnaissance, elle couvrit ses mains de baisers.

Toute cette sensibilité impatientait l'industriel, qui la contemplait d'un œil froid et fier, et qui attendait les moyens de conciliation.

M. de Boisguilbault les tira enfin de sa poche, et les lut d'une voix nette et distincte.

Il établissait en peu de mots clairs et précis qu'il avait quatre millions cinq cent mille livres de fortune, qu'il donnait, par contrat, la nue propriété de deux millions à mademoiselle Gilberte de Châteaubrun, à condition qu'elle épouserait M. Émile Cardonnet; et à M. Émile Cardonnet, celle de deux autres millions, à condition qu'il épouserait mademoiselle Gilberte de Châteaubrun. Dans le cas où cette condition serait remplie, le mariage serait conclu dans six mois au plus, et M. de Boisguilbault se réservait l'usufruit sa vie durant: mais il donnait la propriété et la jouissance immédiate de cinq cent mille livres aux futurs conjoints dès le jour de leur mariage … Laquelle somme pourtant restait acquise et assurée en jouissance et en propriété à mademoiselle de Châteaubrun, si elle n'épousait pas M. Émile Cardonnet.

On entendit un faible cri derrière la porte; c'était Janille qui se trouvait mal de joie dans les bras de Sylvain Charasson.

XXXVI.
CONCILIATION

Gilberte ne comprenait rien à ce qui lui arrivait; elle ne se faisait aucune idée de ce que c'était que quatre millions de fortune, et un tel fardeau à porter pour une vie aussi simple et aussi heureuse que la sienne, lui eût fait plus de peur que de joie; mais elle voyait renaître la possibilité de son union avec Émile, et, ne pouvant parler, elle pressait convulsivement la main de M. de Boisguilbault dans les siennes. Antoine était complètement étourdi de voir sa fille si riche. Il ne s'en réjouissait pas plus qu'elle, mais il voyait là une preuve si énorme du généreux pardon du marquis, qu'il croyait rêver et ne trouvait non plus rien à lui dire.

Cardonnet fut le seul qui comprit ce que c'était que quatre millions et demi à réunir sur la tête de ses futurs petits-enfants. Il ne perdit pourtant point la tête, écouta la lecture du testament d'un air impassible, et, ne voulant pas paraître s'humilier sous la puissance de l'or, il dit froidement:

«Je vois que M. de Boisguilbault tient fortement à faire fléchir la volonté paternelle devant celle de l'amitié: mais ce n'est pas la pauvreté de mademoiselle de Châteaubrun qui m'a jamais paru un obstacle capital à ce mariage. Il y en a un autre qui m'inspire beaucoup plus de répugnance: c'est qu'elle est fille naturelle, et que tout porte à croire que sa mère … je ne la nommerai pas … occupe une position infime dans la société.

– Vous êtes dans l'erreur, monsieur Cardonnet, répondit M. de Boisguilbault avec fermeté. Mademoiselle Janille a toujours été irréprochable dans ses mœurs, et je crois que vous auriez tort de mépriser une personne aussi fidèle et aussi dévouée aux objets de son affection. Mais la vérité exige que je redresse votre jugement à cet égard. Je vous atteste, Monsieur, que mademoiselle de Châteaubrun est de sang noble et sans mélange, si cela peut vous faire plaisir. Je vous dirai même que j'ai connu parfaitement sa mère, et qu'elle était d'aussi bonne maison que moi-même. Maintenant, monsieur Cardonnet, avez-vous quelque autre objection à faire? Pensez-vous que le caractère de mademoiselle de Châteaubrun puisse inspirer de l'éloignement et de la méfiance à quelqu'un?

– Non, certes, monsieur le marquis, répondit Cardonnet, et pourtant j'hésite encore. Il me semble que l'autorité et la dignité paternelles sont blessées par un pareil contrat, que mon consentement semble être acheté à prix d'or, et, tandis que je n'avais qu'une ambition pour mon fils, celle de lui voir acquérir de la fortune par son travail et son talent, je vois qu'on l'élève au faîte de la richesse, en lui donnant pour avenir l'inaction et l'oisiveté.

– J'espère qu'il n'en sera point ainsi, dit M. de Boisguilbault. Si j'ai choisi Émile pour mon héritier, c'est parce que je crois qu'il ne me ressemblera en aucune façon, et qu'il saura tirer un meilleur parti que moi de la fortune.»

Cardonnet ne demandait qu'à céder. Il se disait qu'en refusant, il s'aliénait à jamais son fils, et qu'en consentant de bonne grâce, il pouvait ressaisir assez d'influence pour lui apprendre à se servir de sa richesse comme il l'entendait: c'est-à-dire qu'il calculait qu'avec quatre millions on pouvait en avoir un jour quarante, et il était convaincu qu'aucun homme, fût-il un saint, ne peut posséder tout à coup quatre millions sans prendre goût à la richesse. «Il fera d'abord des folies, pensait-il, il perdra une partie de ce trésor; et quand il le verra diminuer, il en sera si effrayé qu'il voudra combler le déficit; puis, comme l'appétit vient à ceux qui consentent à manger, il voudra doubler, décupler, centupler … Moi aidant, nous pouvons être un jour les rois de la finance.»

«Je n'ai pas le droit, dit-il enfin, de refuser la fortune offerte à mon fils. Je le ferais si je le pouvais, parce que tout cela est contre mes opinions et mes idées: mais la propriété est une loi sacrée. Du moment que mon fils reçoit un pareil don, il est propriétaire. Je le dépouillerais, en refusant d'accéder aux conditions exigées. Je dois donc garder à jamais le silence sur tout ce qui blesse ma conviction dans cet arrangement bizarre, et puisque je suis contraint de céder, je veux au moins le faire avec grâce … d'autant plus que la beauté, l'esprit et le noble caractère de mademoiselle Gilberte flattent mon égoïsme en promettant du bonheur à ma famille.

– Puisque tout est convenu, dit M. de Boisguilbault en se levant et en faisant signe par la fenêtre, je prierai mademoiselle Gilberte, qui a, comme moi, le goût des fleurs, d'accepter le bouquet des fiançailles.»

Le domestique du marquis entra et déposa la petite caisse qu'il avait apportée. M. de Boisguilbault en tira un magnifique bouquet des fleurs les plus rares et les plus suaves; le vieux Martin avait mis plus d'une heure à le combiner savamment. Mais, en guise de ruban, le bouquet était entouré de la rivière de diamants que Gilberte avait renvoyée, et cette fois, au lieu du cachemire que le marquis n'avait pas jugé prudent de faire reparaître, il avait mis au collier deux rangs au lieu d'un.

«Donc, deux ou trois cent mille francs de plus au contrat!» pensa M.

Cardonnet, eu feignant de regarder les diamants avec indifférence.

«A présent, dit M. de Boisguilbault à Gilberte, vous ne pouvez plus rien me refuser, puisque j'ai fait votre volonté. Je vous propose de monter en voiture avec votre père, dans cette même brouette qui m'a été si utile, et qui m'a procuré le bonheur de vous connaître. Nous irons à Gargilesse; je pense que M. Cardonnet désire présenter sa belle-fille à sa femme, et moi, j'ai à cœur de lui faire agréer mon héritière.»

M. Cardonnet accepta cette offre avec empressement, et on allait partir lorsque Émile parut. Il avait appris que son père était parti pour Châteaubrun: il craignait quelque nouvelle trame contre son bonheur et le repos de Gilberte. Il avait sauté sur son cheval, et, oubliant sa saignée, sa fièvre, et ses promesses au marquis, il arrivait tremblant, hors d'haleine, et en proie aux plus amères prévisions.

«Allons, Émile, voilà ta femme déjà parée pour la noce,» dit M. Cardonnet, qui devina vite le motif de son imprudence. Et il lui montra Gilberte, couverte de fleurs et de diamants, au bras de M. de Boisguilbault.

Émile, dont les nerfs étaient horriblement tendus et agités, fut comme foudroyé par tous les miracles qui fondaient à la fois sur lui. Il voulut parler, chancela, et tomba évanoui dans les bras de M. Antoine.

Le bonheur tue rarement; Émile revint bientôt à la vie et à l'ivresse. Janille lui frottait les tempes avec du vinaigre, Gilberte tenait sa main dans les siennes, et pour que rien ne manquât à sa joie, sa mère était là aussi quand il ouvrit les yeux. Instruite récemment, par le délire d'Émile, de sa passion pour Gilberte, elle avait tout fait raconter à Galuchet, et, apprenant que son mari était parti pour Châteaubrun, que son fils venait de monter à cheval en dépit de tout, et prévoyant quelque terrible orage, elle était accourue en voiture, bravant pour la première fois la colère de son mari et les mauvais chemins, sans y songer. Elle se prit d'amour pour Gilberte dès les premiers mots qu'elles échangèrent, et si la jeune fille entrait avec terreur dans une famille dont Cardonnet était le chef, elle sentit qu'elle trouverait du moins un dédommagement dans le cœur tendre et le doux caractère de sa femme.

«Puisque nous voici tous réunis, dit alors M. de Boisguilbault avec une grâce dont personne ne l'eût cru capable, il nous faut passer le reste de la journée ensemble, et dîner quelque part. Nous sommes trop nombreux pour ne pas causer ici quelque embarras à mademoiselle Janille, et notre retour à Gargilesse pourrait aussi prendre au dépourvu le maître d'hôtel de M. Cardonnet. Si vous vouliez tous me faire l'honneur de venir à Boisguilbault, outre que c'est le plus proche, nous y trouverions, je crois, de quoi dîner. Peut-être M. Cardonnet prendra-t-il quelque intérêt à faire connaissance avec la propriété de ses enfants: nous y rédigerons le projet de leur contrat de mariage, et nous prendrons jour pour la noce.»

 

Cette nouvelle preuve de la conversion complète du marquis fut accueillie avec empressement. Janille ne demanda que cinq minutes pour faire la toilette de mademoiselle, car elle crut devoir prendre un ton de cérémonie pour la circonstance, mais Gilberte accueillit par un gros baiser ce qu'elle appela une facétie de sa tendre mère.

En attendant, la famille Cardonnet visita les ruines, et M. de Boisguilbault entra avec Antoine dans le pavillon carré pour se reposer. Personne n'entendit leur entretien. Ni l'un ni l'autre n'a jamais fait savoir quel en fut le sujet. Échangèrent-ils des explications délicates et quasi impossibles? ce n'est guère probable. Convinrent-ils pour l'avenir de ne jamais faire la moindre allusion à leur longue mésintelligence, et de reprendre leurs souvenirs d'amitié juste où ils en étaient restés? Il est certain que, dès ce moment, ils parlèrent ensemble du passé sans amertume, et se reportèrent à leurs anciennes années avec un plaisir mêlé parfois d'attendrissement et de gaieté. Mais on eût pu remarquer que ces retours sur eux-mêmes ne dépassèrent jamais une certaine époque, celle du mariage de M. de Boisguilbault, et que le nom de la marquise ne fut jamais prononcé entre eux. Il sembla qu'elle n'eût jamais existé.

Lorsque Gilberte revint parée autant qu'elle pouvait et voulait l'être, Émile vit avec transport qu'elle avait mis la robe lilas, qu'un dernier blanchissage de Janille avait rendue presque rose, et que les miracles de son économie et de son adresse faisaient paraître encore fraîche. Elle avait tressé ses longs cheveux qui pendaient jusqu'à terre, et, dans cet abandon magnifique, rappelaient à son heureux fiancé la brûlante journée de Crozant. Des dons de M. de Boisguilbault elle n'avait conservé que le bouquet et la bague de cornaline qu'elle montra à ce dernier avec un tendre sourire. Elle se fit coquette avec le marquis, coquette de cœur, si l'on peut ainsi dire, et tandis qu'elle témoignait à M. Cardonnet une déférence et des égards un peu forcés, elle se laissait aller ingénument à traiter le marquis, dans ses manières et dans sa pensée, comme s'il eût été le père d'Émile.

Au moment du départ, M. de Boisguilbault prit la main de Janille et l'invita à venir dîner chez lui, avec autant de courtoisie que si elle eût été la mère de Gilberte. Loin d'être choqué de les entendre se traiter de mère et de fille, cette intimité l'avait subitement frappé d'une grande estime et d'une secrète reconnaissance pour la vieille fille qui avait subi tant de commérages et de quolibets plutôt que de révéler à qui que ce soit, même à l'ami Jappeloup (que pendant si longtemps le marquis avait cru le confident et le messager d'Antoine), le secret de la naissance de Gilberte.

M. Cardonnet ne put s'empêcher de sourire dédaigneusement à cette invitation.

«Monsieur Cardonnet, lui dit à voix basse M. de Boisguilbault, qui s'en aperçut, vous connaîtrez et vous apprécierez cette femme quand vous la verrez élever vos petits-enfants.

Le parc de Boisguilbault fut donc ouvert pour la première fois, depuis qu'il existait, à une société conduite et accueillie par le propriétaire. Le chalet fut ouvert aussi, à l'exception du cabinet, dont cette fois la porte avait été, grâce à Jappeloup, solidement fixée.

La tristesse imposante du château, la beauté intéressante du mobilier, la magnificence du parc et le grand air de bonne maison répandu dans le service, causèrent un certain dépit à M. Cardonnet. Il avait fait tout son possible à Gargilesse pour ne point montrer dans son intérieur des habitudes de parvenu, et, tant qu'il s'était senti homme d'importance au milieu des ruines de Châteaubrun, il n'avait pas été trop mal à l'aise. Mais il se trouva fort petit au milieu de ce majestueux mélange d'opulence et d'austérité qui caractérisait Boisguilbault. Il essaya, par des réflexions libérales, d'empêcher que le marquis ne le crût ébloui de sa vieille splendeur. M. de Boisguilbault, qui ne manquait pas de finesse sous sa gaucherie, et qui l'attendait à ce moment-là pour lui faire accepter la plus rude de ses exigences, lui répondit avec calme et en abondant dans son sens. Cardonnet s'en montra fort surpris, car il croyait avec tout le monde, que le marquis avait conservé tout l'orgueil de sa caste et tout le ridicule des principes de la restauration. Et comme il ne put s'empêcher de marquer son étonnement, M. de Boisguilbault lui dit avec douceur: «Vous ne me connaissez pas, monsieur Cardonnet; je suis aussi ennemi des distinctions et des privilèges que vous-même. Je crois les hommes égaux en droits et en valeur, lorsqu'ils sont honnêtes et bons.»

En ce moment, on vint annoncer que le dîner était servi, et, comme on s'y rendait, maître Jean Jappeloup, bien rasé et endimanché, sortit du chalet, et repoussant Émile avec gaieté, il prit la main de Gilberte pour la conduire à table:

«C'est mon droit, dit-il; vous savez, Émile, que je vous ai promis d'être votre témoin et votre garçon de noces!»

Tout le monde accueillit le charpentier avec transport, excepté M. Cardonnet, qui n'osa pourtant pas être moins libéral, en cette circonstance, que le vieux marquis, et qui se contenta de sourire en le voyant prendre place au repas de famille. Il se résigna à tout, se promettant bien de changer de ton, quand le mariage serait conclu.

Le dîner, servi sous les ombrages du parc, fut splendide de fleurs, exquis dans les mets, et le vieux Martin, que son maître avait prévenu de grand matin, se surpassa lui-même dans l'ordonnance du service. Sylvain Charasson fut admis à l'honneur de travailler ce jour-là sous ses ordres, et il en parlera toute sa vie.

Les premiers instants furent assez froids. Mais peu à peu le nombre des heureux l'emportant de beaucoup sur celui des mécontents, puisque M. Cardonnet l'était seul et à demi, on s'anima, et au dessert M. Cardonnet dit en souriant à Émile: «Nous autres marquis …»

Dirons-nous le bonheur d'Émile et de Gilberte? Le bonheur ne se décrit pas, et les amants eux-mêmes manquent d'expression pour le peindre. Quand la nuit fut venue, M. et madame Cardonnet montèrent en voiture et autorisèrent gracieusement Émile à reconduire sa fiancée à Châteaubrun, à condition qu'il garderait le cabriolet de son père et ne monterait plus à cheval ce jour-là. M. Antoine, perdu dans une conversation joyeuse avec son ami Jean, s'égara dans le parc, et Janille, qui commençait à s'ennuyer de faire la dame, apaisa ses besoins d'activité en aidant Martin à remettre tout en ordre. Alors M. de Boisguilbault prit le bras d'Émile et celui de Gilberte, et les conduisant au rocher où, pour la première fois, il avait ouvert son âme à son jeune ami:

«Mes enfants, leur dit-il, je vous ai faits riches, puisque c'était une nécessité pour vaincre les obstacles qui vous séparaient, et le seul moyen d'arriver à vous faire heureux. Mon testament était écrit depuis longtemps, et je l'ai refait cette nuit pour la forme. Mes intentions demeurent; je crois qu'Émile les connaît, et que Gilberte les respectera. J'ai voulu que, dans l'avenir, cette vaste propriété fût destinée à fonder une commune, et, dans mon premier acte, j'essayais d'en tracer le plan et d'en poser les bases. Mais ce plan pouvait être défectueux et ces bases fragiles; je n'ai pas eu regret à mon travail, parce que j'ai toujours senti qu'il était faible, et que je suis l'homme le moins capable du monde d'organiser et de réaliser. La Providence était venue à mon secours en m'envoyant Émile pour entrer à ma place dans l'application, et, dans ces derniers temps, je l'avais institué déjà mon légataire universel, c'est-à-dire mon exécuteur testamentaire. Mais un pareil acte eût rendu le consentement de M. Cardonnet impossible à obtenir, et je l'ai détruit en prenant la résolution de vous marier ensemble. Les actes officiels n'ont pas la valeur qu'on leur attribue, et les lois civiles n'ont jamais trouvé le moyen d'enchaîner les consciences. C'est pourquoi je suis beaucoup plus tranquille en vous disant ma volonté et en recevant vos promesses, que si je vous liais par des chaînes aussi fragiles que les articles d'un testament.