Kostenlos

La Marquise

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Je ne pouvais plus vivre sans le voir: il me gouvernait, il me dominait. Ce n'était pas un homme pour moi; mais je l'entendais autrement que madame de Ferrières; c'était bien plus: c'était une puissance morale, un maître intellectuel, dont l'âme pétrissait la mienne à son gré. Bientôt il me fut impossible de renfermer les impressions que je recevais de lui. J'abandonnai ma loge à la Comédie-Française pour ne pas me trahir. Je feignis d'être devenue dévote, et d'aller, le soir, prier dans les églises. Au lieu de cela, je m'habillais en grisette, et j'allais me mêler au peuple pour l'écouter et le contempler à mon aise. Enfin, je gagnai un des employés du théâtre, et j'eus, dans un coin de la salle, une place étroite et secrète où nul regard ne pouvait m'atteindre et où je me rendais par un passage dérobé. Pour plus de sûreté, je m'habillais en écolier. Ces folies que je faisais pour un homme avec lequel je n'avais jamais échangé un mot ni un regard, avaient pour moi tout l'attrait du mystère et toute l'illusion du bonheur. Quand l'heure de la comédie sonnait à l'énorme pendule de mon salon, de violentes palpitations me saisissaient. J'essayais de me recueillir, tandis qu'on apprêtait ma voiture; je marchais avec agitation, et si Larrieux était près de moi, je le brutalisais pour le renvoyer; j'éloignais avec un art infini les autres importuns. Tout l'esprit que me donna cette passion de théâtre n'est pas croyable. Il faut que j'aie eu bien de la dissimulation et bien de la finesse pour le cacher pendant cinq ans à Larrieux, qui était le plus jaloux des hommes, et à tous les méchants qui m'entouraient.

Il faut vous dire qu'au lieu de la combattre je m'y livrais avec avidité, avec délices. Elle était si pure! Pourquoi donc en aurais-je rougi? Elle me créait une vie nouvelle; elle m'initiait enfin à tout ce que j'avais désiré connaître et sentir; jusqu'à un certain point elle me faisait femme.

J'étais heureuse, j'étais fière de me sentir trembler, étouffer, défaillir. La première fois qu'une violente palpitation vint éveiller mon coeur inerte, j'eus autant d'orgueil qu'une jeune mère au premier mouvement de l'enfant renfermé dans son sein. Je devins boudeuse, rieuse, maligne, inégale. Le bon Larrieux observa que la dévotion me donnait de singuliers caprices. Dans le monde, on trouva que j'embellissais chaque jour davantage, que mon oeil noir se veloutait, que mon sourire avait de la pensée, que mes remarques sur toutes choses portaient plus juste et allaient plus loin qu'on ne m'en aurait crue capable. On en fit tout l'honneur à Larrieux, qui en était pourtant bien innocent.

Je suis décousue dans mes souvenirs, parce que voici une époque de ma vie où ils m'inondent. En vous les disant, il me semble que je rajeunis et que mon coeur bat encore au nom de Lélio. Je vous disais tout à l'heure qu'en entendant sonner la pendule je frémissais de joie et d'impatience. Maintenant encore il me semble ressentir l'espèce de suffocation délicieuse qui s'emparait de moi au timbre de cette sonnerie. Depuis ce temps-là des vicissitudes de fortune m'ont amenée à me trouver fort heureuse dans un petit appartement du Marais. Eh bien! je ne regrette rien de mon riche hôtel, de mon noble faubourg et de ma splendeur passée, que les objets qui m'eussent rappelé ce temps d'amour et de rêves. J'ai sauvé du désastre quelques meubles qui datent de cette époque, et que je regarde avec la même émotion que si l'heure allait sonner, et que si le pied de mes chevaux battait le pavé. Oh! mon enfant, n'aimez jamais ainsi; car c'est un orage qui ne s'apaise qu'à la mort!

Alors je partais, vive, et légère, et jeune, et heureuse! Je commençais à apprécier tout ce dont se composait ma vie, le luxe, la jeunesse, la beauté. Le bonheur se révélait à moi par tous les sens, par tous les pores. Doucement pliée au fond de mon carrosse, les pieds enfoncés dans la fourrure, je voyais ma figure brillante et parée se répéter dans la glace encadrée d'or placée vis-à-vis de moi. Le costume des femmes, dont on s'est tant moqué depuis, était alors d'une richesse et d'un éclat extraordinaires; porté avec goût et châtié dans ses exagérations, il prêtait à la beauté une noblesse et une grâce moelleuse dont les peintures ne sauraient vous donner l'idée. Avec tout cet attirail de plumes, d'étoffes et de fleurs, une femme était forcée de mettre une sorte de lenteur à tous ses mouvements. J'en ai vu de fort blanches qui, lorsqu'elles étaient poudrées et habillées de blanc, traînant leur longue queue de moire et balançant avec souplesse les plumes de leur front, pouvaient, sans hyperbole, être comparées à des cygnes. C'était, en effet, quoi qu'en ait dit Rousseau, bien plus à des oiseaux qu'à des guêpes que nous ressemblions avec ces énormes plis de satin, cette profusion de mousselines et de bouffantes qui cachaient un petit corps tout frêle, comme le duvet cache la tourterelle; avec ces longs ailerons de dentelle qui tombaient du bras, avec ces vives couleurs qui bigarraient nos jupes, nos rubans et nos pierreries; et quand nous tenions nos petits pieds en équilibre dans de jolies mules à talons, c'est alors vraiment que nous semblions craindre de toucher la terre, et que nous marchions avec la précaution dédaigneuse d'une bergeronnette au bord d'un ruisseau.

A l'époque dont je vous parle, on commençait à porter de la poudre blonde, qui donnait aux cheveux une teinte douce et cendrée. Cette manière d'atténuer la crudité des tons de la chevelure donnait au visage beaucoup de douceur et aux yeux un éclat extraordinaire. Le front, entièrement découvert, se perdait dans les pâles nuances de ces cheveux de convention; il en paraissait plus large, plus pur, et toutes les femmes avaient l'air noble. Aux crêpés, qui n'ont jamais été gracieux, à mon sens, avaient succédé les coiffures basses, les grosses boucles rejetées en arrière et tombant sur le cou et sur les épaules. Cette coiffure m'allait fort bien, et j'étais renommée pour la richesse et l'invention de mes parures. Je sortais tantôt avec une robe de velours nacarat garnie de grèbe, tantôt avec une tunique de satin blanc, bordée de peau de tigre, quelquefois avec un habit complet de damas lilas lamé d'argent, et des plumes blanches montées en perles. C'est ainsi que j'allais faire quelques visites en attendant l'heure de la seconde pièce; car Lélio ne jouait jamais dans la première.

Je faisais sensation dans les salons, et lorsque je remontais dans mon carrosse je regardais avec complaisance la femme qui aimait Lélio, et qui pouvait s'en faire aimer. Jusque-là le seul plaisir que j'eusse trouvé à être belle consistait dans la jalousie que j'inspirais. Le soin que je prenais à m'embellir était une bien bénigne vengeance envers ces femmes qui avaient ourdi de si horribles complots contre moi. Mais du moment que j'aimai, je me mis à jouir de ma beauté pour moi-même. Je n'avais que cela à offrir à Lélio en compensation de tous les triomphes qu'on lui déniait à Paris, et je m'amusais à me représenter l'orgueil et la joie de ce pauvre comédien si moqué, si méconnu, si rebuté, le jour où il apprendrait que la marquise de R… lui avait voué son culte.

Au reste, ce n'étaient là que des rêves riants et fugitifs; c'étaient tous les résultats, tous les profits que je tirais de ma position. Dès que mes pensées prenaient un corps et que je m'apercevais de la consistance d'un projet quelconque de mon amour, je l'étouffais courageusement, et tout l'orgueil du rang reprenait ses droits sur mon âme. Vous me regardez d'un air étonné? Je vous expliquerai cela tout à l'heure. Laissez-moi parcourir le monde enchanté de mes souvenirs.

Vers huit heures, je me faisais descendre à la petite église des Carmélites, près le Luxembourg; je renvoyais ma voiture, et j'étais censée assister à des conférences religieuses qui s'y tenaient à cette heure-là; mais je ne faisais que traverser l'église et le jardin; je sortais par une autre rue. J'allais trouver dans sa mansarde une jeune ouvrière nommée Florence, qui m'était toute dévouée. Je m'enfermais dans sa chambre, et je déposais avec joie sur son grabat tous mes atours pour endosser l'habit noir carré, l'épée à gaine de chagrin et la perruque symétrique d'un jeune proviseur de collège aspirant à la prêtrise. Grande comme j'étais, brune et le regard inoffensif, j'avais bien l'air gauche et hypocrite d'un petit prestolet qui se cache pour aller au spectacle. Florence, qui me supposait une intrigue véritable au dehors, riait avec moi de mes métamorphoses, et j'avoue que je ne les eusse pas prises plus gaiement pour aller m'enivrer de plaisir et d'amour, comme toutes ces jeunes folles qui avaient des soupers clandestins dans les petites maisons.

Je montais dans un fiacre, et j'allais me blottir dans ma logette du théâtre. Ah! alors mes palpitations, mes terreurs, mes joies, mes impatiences cessaient. Un recueillement profond s'emparait de toutes mes facultés, et je restais comme absorbée jusqu'au lever du rideau, dans l'attente d'une grande solennité.

Comme le vautour prend une perdrix dans son vol magnétique, comme il la tient haletante et immobile dans le cercle magique qu'il trace au-dessus d'elle, l'âme de Lélio, sa grande âme de tragédien et de poète, enveloppait toutes mes facultés et me plongeait dans la torpeur de l'admiration. J'écoutais, les mains contractées sur mon genou, le menton appuyé sur le velours d'Utrecht de la loge, le front baigné de sueur. Je retenais ma respiration, je maudissais la clarté fatigante des lumières, qui lassait mes yeux secs et brûlants, attachés à tous ses gestes, à tous ses pas. J'aurais voulu saisir la moindre palpitation de son sein, le moindre pli de son front. Ses émotions feintes, ses malheurs de théâtre, me pénétraient comme des choses réelles. Je ne savais bientôt plus distinguer l'erreur de la vérité. Lélio n'existait plus pour moi: c'était Rodrigue, c'était Bajazet, c'était Hippolyte. Je haïssais ses ennemis, je tremblais pour ses dangers; ses douleurs me faisaient répondre avec lui des flots de larmes; sa mort m'arrachait des cris que j'étais forcée d'étouffer en mâchant mon mouchoir. Dans les entr'actes, je tombais épuisée au fond de ma loge; j'y restais comme morte, jusqu'à ce que l'aigre ritournelle m'eût annoncé le lever du rideau. Alors je ressuscitais, je redevenais forte et ardente, pour admirer, pour sentir, pour pleurer. Que de fraîcheur, que de poésie, que de jeunesse il y avait dans le talent de cet homme! Il fallait que toute cette génération fût de glace pour ne pas tomber à ses pieds.

 

Et pourtant, quoiqu'il choquât toutes les idées reçues, quoiqu'il lui fût impossible de se faire au goût de ce sot public, quoiqu'il scandalisât les femmes par le désordre de sa tenue, quoiqu'il offensât les hommes par ses mépris pour leurs sottes exigences, il avait des moments de puissance sublime et de fascination irrésistible, où il prenait tout ce public rétif et ingrat dans son regard et dans sa parole, comme dans le creux de sa main, et il le forçait d'applaudir et de frissonner. Cela était rare, parce que l'on ne change pas subitement tout l'esprit d'un siècle; mais quand cela arrivait, les applaudissements étaient frénétiques; il semblait que, subjugués alors par son génie, les Parisiens voulussent expier toutes leurs injustices. Moi, je croyais plutôt que cet homme avait par instants une puissance surnaturelle, et que ses plus amers contempteurs se sentaient entraînés à le faire triompher malgré eux. En vérité, dans ces moments-là la salle de la Comédie-Française semblait frappée de délire, et en sortant on se regardait tout étonné d'avoir applaudi Lélio. Pour moi, je me livrais alors à mon émotion; je criais, je pleurais, je le nommais avec passion, je l'appelais avec folie; ma faible voix se perdait heureusement dans le grand orage qui éclatait autour de moi.

D'autres fois on le sifflait dans des situations où il me semblait sublime, et je quittais le spectacle avec rage. Ces jours-là étaient les plus dangereux pour moi. J'étais violemment tentée d'aller le trouver, de pleurer avec lui, de maudire le siècle et de le consoler en lui offrant mon enthousiasme et mon amour.

Un soir que je sortais par le passage dérobé où j'étais admise, je vis passer rapidement devant moi un homme petit et maigre qui se dirigeait vers la rue. Un machiniste lui ôta son chapeau en lui disant: «Bonsoir, monsieur Lélio.» Aussitôt, avide de regarder de près cet homme extraordinaire, je m'élance sur ses traces, je traverse la rue, et sans me soucier du danger auquel je m'expose, j'entre avec lui dans un café. Heureusement c'était un café borgne, où je ne devais rencontrer aucune personne de mon rang.

Quand, à la clarté d'un mauvais lustre enfumé, j'eus jeté les yeux sur Lélio, je crus m'être trompée et avoir suivi un autre que lui. Il avait au moins trente-cinq ans: il était jaune, flétri, usé; il était mal mis; il avait l'air commun; il parlait d'une voix rauque et éteinte, donnait la main à des pleutres, avalait de l'eau-de-vie et jurait horriblement. Il me fallut entendre prononcer plusieurs fois son nom pour m'assurer que c'était bien là le dieu du théâtre et l'interprète du grand Corneille. Je ne retrouvais plus rien en lui des charmes qui m'avaient fascinée, pas même son regard si noble, si ardent et si triste. Son oeil était morne, éteint, presque stupide; sa prononciation accentuée devenait ignoble en s'adressant au garçon de café, en parlant de jeu, de cabaret et de filles. Sa démarche était lâche, sa tournure sale, ses joues mal essuyées de fard. Ce n'était plus Hippolyte, c'était Lélio. Le temple était vide et pauvre; l'oracle était muet; le dieu s'était fait homme; pas même homme, comédien.