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La comtesse de Rudolstadt

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XX

Lorsque Consuelo reprit connaissance, elle éprouva un bien-être incomparable, sans pouvoir se rendre compte ni du lieu où elle était, ni des événements qui l'y avaient amenée. Elle était couchée en plein air; et, sans ressentir aucunement le froid de la nuit, elle voyait librement les étoiles briller dans le ciel vaste et pur. A ce coup d'œil enchanteur succéda bientôt la sensation d'un mouvement assez rapide, mais souple et agréable. Le bruit de la rame qui s'enfonçait dans l'eau, à intervalles rapprochés, lui fit comprendre qu'elle était dans une barque, et qu'elle traversait l'étang. Une douce chaleur pénétrait ses membres; et il y avait, dans la placidité des eaux dormantes où la brise agitait de nombreux herbages aquatiques, quelque chose de suave qui rappelait les lagunes de Venise, dans les belles nuits du printemps. Consuelo souleva sa tête alanguie, regarda autour d'elle, et vit deux rameurs faisant force de bras chacun à une extrémité de la barque. Elle chercha des yeux la citadelle, et la vit déjà loin, sombre comme une montagne de pierre, dans le cadre transparent de l'air et de l'onde. Elle se dit qu'elle était sauvée; mais aussitôt elle se rappela ses amis, et prononça le nom de Karl avec anxiété. «Je suis là! Pas un mot, Signora, le plus profond silence!» répondit Karl qui ramait devant elle. Consuelo pensa que l'autre rameur était Gottlieb; et, trop faible pour se tourmenter plus longtemps, elle se laissa retomber dans sa première attitude. Une main ramena autour d'elle le manteau souple et chaud dont on l'avait enveloppée; mais elle l'écarta doucement de son visage, afin de contempler l'azur constellé qui se déroulait sans bornes au-dessus de sa tête.

A mesure qu'elle sentait revenir ses forces et l'élasticité de ses mouvements, paralysés par une violente crise nerveuse, elle recueillait ses pensées; et le souvenir de Mayer se présenta horrible et sanglant devant elle. Elle fit un effort pour se soulever de nouveau, en s'apercevant qu'elle avait la tête appuyée sur les genoux et le corps soutenu par le bras d'un troisième passager qu'elle n'avait pas encore vu, ou plutôt qu'elle avait pris pour un ballot, tant il était enveloppé, caché et immobile, étendu derrière elle, dans le fond de la barque.

Une profonde terreur s'empara de Consuelo lorsqu'elle se rappela l'imprudente confiance que Karl avait témoignée à Mayer, et qu'elle supposa possible la présence de ce misérable auprès d'elle. Le soin qu'il semblait prendre de se cacher aggravait les soupçons de la fugitive. Elle était pleine de confusion d'avoir reposé contre le sein de cet homme, et reprochait presque à la Providence de lui avoir laissé goûter, sous sa protection, quelques instants d'un oubli salutaire et d'un bien-être ineffable.

Heureusement la barque touchait terre en ce moment, et Consuelo se hâta de se lever pour prendre la main de Karl et s'élancer sur le rivage; mais la secousse de l'atterrissement la fit chanceler et retomber dans les bras du personnage mystérieux. Elle le vit alors debout, et, à la faible clarté des étoiles, elle distingua qu'il portait un masque noir sur le visage. Mais il avait toute la tête de plus que Mayer; et quoiqu'il fût enveloppé d'un long manteau, sa stature avait l'élégance d'un corps svelte et dégagé. Ces circonstances rassurèrent complètement la fugitive; elle accepta le bras qu'il lui offrit en silence, et fit avec lui une cinquantaine de pas sur la grève, suivie de Karl et de l'autre individu, qui lui avaient renouvelé, par signes, l'injonction de ne pas dire un seul mot. La campagne était muette et déserte; aucune agitation ne se laissait plus pressentir dans la citadelle. On trouva, derrière un hallier, une voiture attelée de quatre chevaux, où l'inconnu monta avec Consuelo. Karl se mit sur le siège. Le troisième individu disparut, sans que Consuelo y prît garde. Elle cédait à la hâte silencieuse et solennelle de ses libérateurs; et bientôt le carrosse, qui était excellent et d'une souplesse recherchée, roula dans la nuit avec la rapidité de la foudre. Le bruit des roues et le galop des chevaux ne disposent guère à la conversation. Consuelo se sentait fort intimidée et même un peu effrayée de son tête-à-tête avec l'inconnu. Cependant lorsqu'elle vit qu'il n'y avait plus aucun danger à rompre le silence, elle crut devoir lui exprimer sa reconnaissance et sa joie; mais elle n'en obtint aucune réponse. Il s'était placé vis-à-vis d'elle, en signe de respect; il lui prit la main, et la serra dans les siennes, sans dire un seul mot; puis il se renfonça dans le coin de la voiture; et Consuelo, qui avait espéré engager la conversation, n'osa insister contre ce refus tacite. Elle désirait vivement savoir à quel ami généreux et dévoué elle était redevable de son salut; mais elle éprouvait pour lui, sans le connaître, un sentiment instinctif de respect mêlé de crainte, et son imagination prêtait à cet étrange compagnon de voyage toutes les qualités romanesques que comportait la circonstance. Enfin la pensée lui vint que c'était un agent subalterne des invisibles, peut-être un fidèle serviteur qui craignait de manquer aux devoirs de sa condition en se permettant de lui parler la nuit dans le tête-à-tête.

Au bout de deux heures de course rapide, on s'arrêta au milieu d'un bois fort sombre; le relais qu'on y devait trouver n'était pas encore arrivé. L'inconnu s'éloigna un peu pour voir s'il approchait, ou pour dissimuler son impatience et son inquiétude. Consuelo mit pied à terre aussi, et se promena sur le sable d'un sentier voisin avec Karl, à qui elle avait mille questions à faire.

«Grâce à Dieu, Signora, vous voilà vivante, lui dit ce fidèle écuyer.

– Et toi-même, cher Karl?

– On ne peut mieux, puisque vous êtes sauvée.

– Et Gottlieb, comment se trouve-t-il?

– Je présume qu'il se trouve bien dans son lit à Spandaw.

– Juste ciel! Gottlieb est donc resté? Il va donc payer pour nous?

– Il ne paiera ni pour lui-même, ni pour personne. L'alarme donnée, je ne sais par qui, j'ai couru pour vous rejoindre à tout hasard, voyant bien que c'était le moment de risquer le tout pour le tout. J'ai rencontré l'adjudant Nanteuil, c'est-à-dire le recruteur Mayer, qui était fort pâle…

– Tu l'as rencontré, Karl? Il était debout, il marchait?

– Pourquoi non?

– Il n'était donc pas blessé?

– Ah! si fait: il m'a dit qu'il s'était un peu blessé en tombant dans l'obscurité sur un faisceau d'armes. Mais je n'y ai pas fait grande attention, et lui ai demandé vite où vous étiez. Il n'en savait rien, il avait perdu la tête. Je crus même voir qu'il avait l'intention de nous trahir; car la cloche d'alarme que j'avais entendue, et dont j'avais bien reconnu le timbre, est celle qui part de son alcôve et qui sonne pour son quartier. Mais il paraissait s'être ravisé; car il savait bien, le drôle, qu'il y avait beaucoup d'argent à gagner en vous délivrant. Il m'a donc aidé à détourner l'orage, en disant à tous ceux que nous rencontrions que c'était ce somnambule de Gottlieb qui avait encore une fois causé une fausse alerte. En effet, comme si Gottlieb eût voulu lui donner raison, nous le trouvâmes endormi dans un coin, de ce sommeil singulier dont il est pris souvent au beau milieu du jour, là où il se trouve, fût-ce sur le parapet de l'esplanade. On eût dit que l'agitation de sa fuite le faisait dormir debout, ce qui est, ma foi, bien merveilleux, à moins qu'il n'ait bu par mégarde à souper quelques gouttes du breuvage que j'ai versé à pleins bords à ses chers parents! Ce que je sais, c'est qu'on l'a enfermé dans la première chambre venue pour l'empêcher de s'aller promener sur les glacis, et que j'ai jugé à propos de le laisser là jusqu'à nouvel ordre. On ne pourra l'accuser de rien, et ma fuite expliquera suffisamment la vôtre. Les Schwartz dormaient trop bien de leur côté pour entendre la cloche, et personne n'aura été voir si votre chambre était ouverte ou fermée. Ce ne sera donc que demain que l'alarme sera sérieuse. M. Nanteuil m'a aidé à la dissiper, et je me suis mis à votre recherche, en feignant de retourner à mon dortoir. J'ai eu le bonheur de vous trouver à trois pas de la porte que nous devions franchir pour nous sauver. Les guichetiers de par là étaient tous gagnés. D'abord j'ai été bien effrayé de vous trouver presque morte. Mais morte ou vivante, je ne voulais pas vous laisser là. Je vous ai portée sans encombre dans la barque qui nous attendait le long du fossé. Et alors… il m'est arrivé une petite aventure assez désagréable que je vous raconterai une autre fois, Signora… Vous avez eu assez d'émotions comme cela aujourd'hui, et ce que je vous dirais pourrait vous causer un peu de saisissement.

– Non, non, Karl, je veux tout savoir, je suis de force à tout entendre.

– Oh! je vous connais, Signora! vous me blâmerez. Vous avez votre manière de voir. Je me souviens de Roswald, où vous m'avez empêché…

– Karl, ton refus de parler me tourmenterait cruellement. Parle, je t'en conjure, je le veux.

– Eh bien, Signora, c'est un petit malheur, après tout; et s'il y a péché, cela ne regarde que moi. Comme je vous passais dans la barque sous une arcade basse, bien lentement pour ne pas faire trop de bruit avec mes rames dans cet endroit sonore, voilà que sur le bout d'une petite jetée qui se trouve là et qui barre à demi l'arcade, je suis arrêté par trois hommes qui me prennent au collet tout en sautant dans la barque. Il faut vous dire que la personne qui voyage avec vous dans la voiture, et qui était déjà des nôtres, ajouta Karl en baissant la voix, avait eu l'imprudence de remettre les deux tiers de la somme convenue à Nanteuil, en traversant la dernière poterne. Nanteuil, pensant qu'il pouvait bien s'en contenter et regagner le reste en nous trahissant, s'était aposté là avec deux vauriens de son espèce pour vous rattraper. Il espérait se défaire d'abord de votre protecteur et de moi, afin que personne ne put parler de l'argent qu'il avait reçu. Voilà pourquoi, sans doute, ces garnements se mirent en devoir de nous assassiner. Mais votre compagnon de voyage, Signora, tout paisible qu'il en a l'air, est un lion dans le combat. Je vous jure que je m'en souviendrai longtemps. En deux tours de bras, il se débarrassa d'un premier coquin en le jetant dans l'eau; le second, intimidé, ressauta sur la chaussée, et se tint à distance pour voir comment finirait la lutte que j'avais avec l'adjudant. Ma foi, Signora, je ne m'en acquittai pas avec autant de grâce que sa brillante Seigneurie… dont j'ignore le nom. Cela dura bien une demi-minute, ce qui ne me fait pas honneur; car ce Nanteuil, qui est ordinairement fort comme un taureau, paraissait mou et affaibli, comme s'il eût eu peur, ou comme si la blessure dont il m'avait parlé lui eût donné du souci. Enfin, le sentant lâcher prise, je l'enlevai et lui trempai un peu les pieds dans l'eau. Sa Seigneurie me dit alors: «Ne le tuez pas, c'est inutile.» Mais moi, qui l'avais bien reconnu, et qui savais comme il nage, comme il est tenace, cruel, capable de tout, moi qui avais senti ailleurs la force de ses poings, et qui avais de vieux comptes à régler avec lui, je n'ai pas pu me retenir de lui donner un coup de ma main fermée sur la tête… coup qui le préservera d'en recevoir et d'en appliquer jamais d'autres, Signora! Que Dieu fasse paix à son âme et miséricorde à la mienne? Il s'enfonça dans l'eau tout droit comme un soliveau, dessina un grand rond, et ne reparut pas plus que s'il eût été de marbre. Le compagnon que Sa Seigneurie avait renvoyé de notre barque par le même chemin avait fait un plongeon, et déjà il était au bord de la jetée, où son camarade, le plus prudent des trois, l'aidait à tâcher de reprendre pied. Ce n'était pas facile; la levée est si étroite dans cet endroit-là que l'un entraînait l'autre, et qu'ils retombaient à l'eau tous les deux. Pendant qu'ils se débattaient en jurant l'un contre l'autre, et faisaient une petite partie de natation, moi je faisais force de rames, et j'eus bientôt gagné un endroit où un second rameur, brave pêcheur de son métier, m'avait donné parole de venir m'aider d'un ou deux coups d'aviron pour traverser l'étang. Bien m'a pris, du reste, Signora, de m'être exercé au métier de marin sur les eaux douces du parc de Roswald. Je ne savais pas, le jour où je fis partie, sous vos yeux, d'une si belle répétition, que j'aurais un jour l'occasion de soutenir pour vous un combat naval, un peu moins magnifique, mais un peu plus sérieux. Cela m'a traversé la mémoire quand je me suis trouvé en pleine eau, et voilà qu'il m'a pris un fou rire… mais un fou rire bien désagréable! Je ne faisais pas le moindre bruit, du moins je ne m'entendais pas. Mais mes dents claquaient dans ma bouche, j'avais comme une main de fer sur la gorge, et la sueur me coulait du front, froide comme glace!.. Ah! je vois bien qu'on ne tue pas un homme aussi tranquillement qu'une mouche. Ce n'est pourtant pas le premier, puisque j'ai fait la guerre; mais c'était la guerre! Au lieu que comme cela dans un coin, la nuit, derrière un mur, sans se dire un mot, cela ressemble à un meurtre prémédité. Et pourtant c'était le cas de légitime défense! Et encore ce n'eût pas été le premier assassinat que j'aurais prémédité!.. Vous vous en souvenez, Signora? Sans vous… je l'aurais fait! Mais je ne sais si je ne m'en serais pas repenti après. Ce qu'il y a de sûr, c'est que j'ai ri d'un vilain rire sur l'étang… Et encore à présent, je ne peux pas m'empêcher… Il était si drôle en s'enfonçant tout droit dans le fossé! comme un roseau qu'on plante dans la vase! et quand je n'ai plus vu que sa tête près de disparaître, sa tête aplatie par mon poing… miséricorde! qu'il était laid! Il m'a fait peur!.. Je le vois encore!»

 

Consuelo, craignant l'effet de cette terrible émotion sur le pauvre Karl, chercha à surmonter la sienne propre pour le calmer et le distraire. Karl était né doux et patient comme un véritable serf bohémien. Cette vie tragique, où la destinée l'avait jeté, n'était pas faite pour lui; et en accomplissant des actes d'énergie et de vengeance, il éprouvait l'horreur du remords et les terreurs de la dévotion. Consuelo le détourna de ses pensées lugubres, pour donner peut-être aussi le change aux siennes propres. Elle aussi s'était armée cette nuit-là pour le meurtre. Elle aussi avait frappé et fait couler quelques gouttes du sang de la victime impure. Une âme droite et pieuse ne saurait aborder la pensée et concevoir la résolution de l'homicide sans maudire et déplorer les circonstances qui placent l'honneur et la vie sous la sauvegarde du poignard. Consuelo était navrée et atterrée, et elle n'osait plus se dire que sa liberté méritât d'être achetée au prix du sang, même de celui d'un scélérat.

«Mon pauvre Karl, dit-elle, nous avons fait l'office du bourreau cette nuit! cela est affreux. Console-toi par l'idée que nous n'avions ni résolu ni prévu ce à quoi la nécessité nous a poussés. Parle-moi de ce seigneur qui a travaillé si généreusement à ma délivrance. Tu ne le connais donc pas?

– Nullement, Signora, je l'ai vu ce soir pour la première fois, et je ne sais pas son nom.

– Mais où nous mène-t-il, Karl?

– Je ne sais pas, Signora. Il m'est défendu de m'en informer; et je suis même chargé, d'autre part, de vous dire que si vous faisiez en route la moindre tentative pour savoir où vous êtes et où vous allez, on serait forcé de vous abandonner en chemin. Il est certain qu'on ne nous veut que du bien: je suis donc résolu, pour ma part, à me laisser conduire comme un enfant.

– As-tu vu la figure de ce seigneur?

– Je l'ai aperçue, au reflet d'une lanterne, au moment où je vous déposais dans la barque. C'est une belle figure, Signora, je n'en ai jamais vu de plus belle. On dirait un roi.

– Rien que cela, Karl? Est-il jeune?

– Quelque chose comme trente ans.

– Quelle langue te parle-t-il?

– Le franc bohême, la vraie langue du chrétien! Il ne m'a dit que quatre ou cinq mots. Mais quel plaisir cela m'eût fait de les entendre dans ma langue… si ce n'eût été dans un vilain moment! «Ne le tue pas, c'est inutile.» Oh! il se trompait, c'était grandement nécessaire, n'est-ce pas, Signora?

– Qu'a-t-il dit, lui, quand tu as pris ce terrible parti?

– Je crois, Dieu me pardonne! qu'il ne s'en est pas aperçu. Il s'était jeté au fond de la barque où vous étiez comme morte; et, dans la crainte que vous ne fussiez atteinte de quelque coup, il vous faisait un rempart de son corps. Et quand nous nous sommes trouvés en sûreté, en pleine eau, il vous a soulevée dans ses bras, il vous a enveloppée d'un bon manteau qu'il avait apporté pour vous apparemment, et il vous soutenait contre son cœur, comme une mère qui tient son enfant. Oh! il parait grandement vous chérir, Signora! Il est impossible que vous ne le connaissiez pas.

– Je le connais peut-être, mais puisque je n'ai pu venir à bout d'apercevoir son visage!..

– Voilà qui est singulier, qu'il se cache de vous! Au reste, rien ne doit étonner de la part de ces gens-là.

– Quelles gens, dis-moi?

– Ceux qu'on appelle les chevaliers, les masques noirs, les invisibles. Je n'en sais pas plus long que vous sur leur compte, Signora, bien que depuis deux mois ils me conduisent par la lisière et me mènent pas à pas à vous secourir et à vous sauver.»

Le bruit amorti du galop des chevaux sur l'herbe se fit entendre. En deux minutes, l'attelage fut renouvelé, ainsi que le postillon qui n'appartenait pas à l'ordonnance royale, et qui échangea à l'écart quelques paroles rapides avec l'inconnu. Celui-ci vint présenter la main à Consuelo, qui rentra avec lui dans la voiture. Il s'y assit au fond, à la plus grande distance d'elle possible; mais il n'interrompit le silence solennel de la nuit que pour faire sonner deux heures à sa montre. Le jour était encore loin de paraître, quoiqu'on entendit le chant de la caille dans les bruyères et l'aboiement lointain des chiens de ferme. La nuit était magnifique, la constellation de la grande ourse s'élargissait en se renversant sur l'horizon. Le roulement de la voiture étouffa les voix harmonieuses de la campagne, et on tourna le dos aux grandes étoiles boréales. Consuelo comprit qu'elle marchait vers le sud. Karl, sur le siège de la voiture, s'efforçait de repousser le spectre de Mayer, qu'il croyait voir flotter à tous les carrefours de la forêt, au pied des croix, ou sous les grands sapins des futaies, il ne songeait donc guère à remarquer vers quelles régions sa bonne ou sa mauvaise étoile le dirigeait.

XXI

La Porporina, jugeant que c'était un parti pris, chez son compagnon, de ne point échanger une seule parole avec elle, crut ne pouvoir mieux faire que de respecter le vœu bizarre qu'il semblait observer, à l'exemple des antiques chevaliers errants. Pour échapper aux sombres images et aux tristes réflexions que le récit de Karl lui suggérait, elle s'efforça de ne penser qu'à l'avenir inconnu qui s'ouvrait devant elle; et peu à peu elle tomba dans une rêverie pleine de charmes. Peu d'organisations privilégiées ont seules le don de commander à leur pensée dans l'état d'oisiveté contemplative. Consuelo avait eu souvent, et principalement durant les trois mois d'isolement qu'elle venait de passer à Spandaw, l'occasion d'exercer cette faculté, accordée d'ailleurs, moins aux heureux de ce monde qu'à ceux qui disputent leur vie au travail, aux persécutions et aux dangers. Car il faut bien reconnaître le mystère providentiel des grâces d'état; sans quoi la force et la sérénité de certains infortunés paraîtrait impossible à ceux qui n'ont guère connu le malheur.

Notre fugitive se trouvait, d'ailleurs, dans une situation assez bizarre pour donner lieu à beaucoup de châteaux en Espagne. Ce mystère qui l'enveloppait comme un nuage, cette fatalité qui l'attirait dans un monde fantastique, cette sorte d'amour paternel qui l'environnait de miracles, c'en était bien assez pour charmer une jeune imagination riche de poésie. Elle se rappelait ces paroles de l'Écriture que, dans ses jours de captivité, elle avait mises en musique.

«J'enverrai vers toi un de mes anges qui te portera dans ses bras, afin que ton pied ne heurte point la pierre…

«… Je marche dans les ténèbres, et j'y marche sans crainte, parce que le Seigneur est avec moi.»

Ces mots avaient désormais un sens plus clair et plus divin pour elle. Dans un temps où l'on ne croit plus à la révélation directe et à la manifestation sensible de la Divinité, la protection et le secours du ciel se traduisent sous la forme d'assistance, d'affection et de dévouement de la part de nos semblables. Il y a quelque chose de si doux à abandonner la conduite de sa propre destinée à qui nous aime, et à se sentir, pour ainsi dire, porté par autrui! C'est un bonheur si grand qu'il nous corromprait vite, si nous ne nous combattions nous-mêmes pour ne pas en abuser. C'est le bonheur de l'enfant, dont les songes dorés ne sont troublés, sur le sein maternel, par aucune des appréhensions de la vie réelle.

Ces pensées, qui se présentaient comme un rêve à Consuelo, au sortir subit et imprévu d'une existence si cruelle, la bercèrent d'une sainte volupté, jusqu'à ce que le sommeil vint les noyer et les confondre dans cette sorte de repos de l'âme et du corps qu'on pourrait appeler un néant senti et savouré. Elle avait totalement oublié la présence de son muet compagnon de voyage, lorsqu'elle se réveilla tout près de lui, la tête appuyée sur son épaule. Elle ne pensa pas d'abord à se déranger; elle venait de rêver qu'elle voyageait en charrette avec sa mère, et le bras qui la soutenait lui semblait être celui de la Zingara. Un réveil plus complet lui fit sentir la confusion de son inadvertance; mais le bras de l'inconnu semblait être devenu une chaîne magique. Elle fit à la dérobée de vaines tentatives pour s'en dégager; l'inconnu paraissait dormir lui-même et avoir reçu machinalement sa compagne dans ses bras lorsque la fatigue et le mouvement de la voiture l'y avaient fait glisser. Il avait joint ses deux mains ensemble autour de la taille de Consuelo, comme pour se préserver lui-même de la laisser tomber à ses pieds en s'endormant. Mais son sommeil n'avait pas relâché la force de ses doigts entrelacés, et il eût fallu, en essayant de les détacher, le réveiller complètement. Consuelo ne l'osa pas. Elle espéra que de lui-même il lui rendrait sa liberté sans le savoir, et qu'elle pourrait retourner à sa place sans paraître avoir remarqué positivement toutes ces circonstances délicates de leur tête-à-tête.

Mais en attendant que l'inconnu s'endormît plus profondément, Consuelo, que le calme de sa respiration et l'immobilité de son repos avaient rassurée, se rendormit elle-même, vaincue par l'épuisement qui succède aux grandes agitations. Lorsqu'elle se réveilla de nouveau, la tête de son compagnon s'était penchée sur la sienne, son masque s'était détaché, leurs joues se touchaient, leurs haleines se confondaient. Elle fit un mouvement brusque pour se retirer, sans songer à regarder les traits de l'inconnu, ce qui, d'ailleurs, eût été assez difficile vu l'obscurité qui régnait au dehors et surtout dans la voiture. L'inconnu rapprocha Consuelo de sa poitrine, dont la chaleur embrasa magnétiquement la sienne, et lui ôta la force et le désir de s'éloigner. Cependant il n'y avait rien de violent ni de brutal dans l'étreinte douce et brûlante de cet homme. La chasteté ne se sentait ni effrayée ni souillée par ses caresses; et Consuelo, comme si un charme eût été jeté sur elle, oubliant la retenue, on pourrait même dire la froideur virginale dont elle n'avait jamais été tentée de se départir, même dans les bras du fougueux Anzoleto, rendit à l'inconnu le baiser enthousiaste et pénétrant qu'il cherchait sur ses lèvres.

 

Comme tout était bizarre et insolite chez cet être mystérieux, le transport involontaire de Consuelo ne parut ni le surprendre, ni l'enhardir, ni l'enivrer. Il la pressa encore lentement contre son cœur; et quoique ce fût avec une force extraordinaire, elle ne ressentit pas la douleur qu'une violente pression cause toujours à un être délicat. Elle n'éprouva pas non plus l'effroi et la honte qu'un si notable oubli de sa pudeur accoutumée eût dû lui apporter après un instant de réflexion. Aucune pensée ne vint troubler la sécurité ineffable de cet instant d'amour senti et partagé comme par miracle. C'était le premier de sa vie. Elle en avait l'instinct, ou plutôt la révélation; et le charme en était si complet, si profond, si divin, que rien ne semblait pouvoir jamais l'altérer. L'inconnu lui paraissait un être à part, quelque chose d'angélique dont l'amour la sanctifiait. Il passa légèrement le bout de ses doigts, plus doux que le tissu d'une fleur, sur les paupières de Consuelo, et à l'instant elle se rendormit comme par enchantement. Il resta éveillé cette fois, mais calme en apparence, comme s'il eût été invincible, comme si les traits de la tentation n'eussent pu pénétrer son armure. Il veillait en entraînant Consuelo vers des régions inconnues, tel qu'un archange emportant sous son aile un jeune séraphin anéanti et consumé par le rayonnement de la Divinité.

Le jour naissant et le froid du malin tirèrent enfin Consuelo de cette espèce de léthargie. Elle se trouva seule dans la voiture, et se demanda si elle avait rêvé qu'elle aimait. Elle essaya de baisser une des jalousies: mais elles étaient toutes fermées par un verrou extérieur ou par un ressort dont elle ne connaissait pas le jeu. Elle pouvait recevoir l'air et voir courir en lignes brisées et confuses les marges blanches ou vertes du chemin; mais elle ne pouvait rien discerner dans la campagne, ni par conséquent faire aucune observation, aucune découverte sur la route qu'elle tenait. Il y avait quelque chose d'absolu et de despotique dans la protection étendue sur elle. Cela ressemblait à un enlèvement, elle commença à en prendre souci et frayeur.

L'inconnu disparu, la pauvre pécheresse sentit arriver enfin toutes les angoisses de la honte, toute la stupeur de l'étonnement. Il n'était peut-être pas beaucoup de filles d'Opéra (comme on appelait alors les cantatrices et les danseuses) qui se fussent tourmentées pour un baiser rendu dans les ténèbres à un inconnu fort discret, surtout avec la garantie donnée par Karl à la Porporina que c'était un jeune homme d'une prestance et d'une figure admirables. Mais cet acte de folie était tellement en dehors des mœurs et des idées de la bonne et sage Consuelo, qu'elle en fut profondément humiliée. Elle en demanda pardon aux mânes d'Albert, et rougit jusqu'au fond de l'âme d'avoir été infidèle de cœur à son souvenir d'une façon si brusque, et avec si peu de réflexion et de dignité. Il faut, pensa-t-elle, que les évènements tragiques de la soirée et la joie de ma délivrance m'aient donné un accès de délire. Autrement, comment aurais-je pu me figurer que j'éprouvais de l'amour pour un homme qui ne m'a pas adressé un seul mot, dont je ne sais pas le nom, et dont je n'ai pas seulement vu les traits! Cela ressemble aux plus honteuses aventures de bal masqué, à ces ridicules surprises des sens dont la Corilla s'accusait devant moi, et dont je ne pouvais pas concevoir la possibilité pour une autre femme qu'elle. Quel mépris cet homme doit avoir conçu pour moi! S'il n'a pas abusé de mon égarement, c'est que j'étais sous la garantie de son honneur, ou bien qu'un serment le lie sans doute à des devoirs plus respectables, ou bien enfin qu'il m'a justement dédaignée! Puisse-t-il avoir compris ou deviné que ce n'était de ma part qu'un accès de fièvre, qu'un transport au cerveau!

Consuelo avait beau se faire tous ces reproches, elle ne pouvait se défendre d'une amertume plus grande encore que toutes les railleries de sa conscience: le regret d'avoir perdu ce compagnon du voyage qu'elle ne se sentait le droit ni la force d'accuser ou de maudire. Il restait au fond de sa pensée comme un être supérieur investi d'une puissance magique, peut-être diabolique, mais à coup sûr irrésistible. Elle en avait peur, et pourtant elle désirait n'en être pas si brusquement et à jamais séparée.

La voiture se mit au pas, et Karl vint ouvrir la jalousie. «Si vous voulez marcher un peu, Signora, lui dit-il, monsieur le chevalier vous y engage. La montée est rude pour les chevaux, et nous sommes en plein bois; il parait qu'il n'y a pas de danger.»

Consuelo s'appuya sur l'épaule de Karl, et sauta sur le sable sans lui donner le temps de baisser le marchepied. Elle espérait voir son compagnon de voyage, son amant improvisé. Elle le vit en effet, mais à trente pas devant elle, le dos tourné par conséquent, et toujours drapé de ce vaste manteau gris qu'il paraissait décidé à garder le jour comme la nuit. Sa démarche et le peu qu'on apercevait de sa chevelure et de sa chaussure annonçait une grande distinction, et l'élégance d'un homme soigneux de rehausser par une toilette galante, comme on disait alors, les avantages de sa personne. La poignée de son épée, recevant les rayons du soleil levant, brillait à son flanc comme une étoile, et le parfum de la poudre que les gens de bon ton choisissaient alors avec la plus grande recherche, laissait derrière lui, dans l'atmosphère du matin, la trace embaumée d'un homme comme il faut.

Hélas! mon Dieu, pensa Consuelo, c'est peut-être quelque fat, quelque seigneur de contrebande, ou quelque noble orgueilleux. Quel qu'il soit, il me tourne le dos ce matin, et il a bien raison!

«Pourquoi l'appelles-tu le chevalier? demanda-t-elle à Karl en continuant tout haut ses réflexions.

– C'est parce que je l'entends appeler ainsi par les postillons.

– Le chevalier de quoi?

– M. le chevalier tout court. Mais pourquoi cherchez-vous à le savoir, Signora? Puisqu'il désire vous rester inconnu, il me semble qu'il vous rend d'assez grands services au péril de sa vie, pour que vous ayez l'obligeance de rester tranquille à cet égard. Quant à moi, je voyagerais bien dix ans avec lui sans lui demander où il me mène. Il est si beau, si brave, si bon, si gai!..

– Si gai? cet homme-là est gai?

– Certes. Il est si content de vous avoir sauvée, qu'il ne peut s'en taire. Il me fait mille questions sur Spandaw, sur vous, sur Gottlieb, sur moi, sur le roi de Prusse. Moi, je lui dis tout ce que je sais, tout ce qui m'est arrivé, même l'aventure de Roswald! Cela fait tant de bien de parler le bohémien et d'être écouté par un homme d'esprit qui vous comprend, au lieu que tous ces ânes de Prussiens n'entendent que leur chienne de langue.