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La comtesse de Rudolstadt

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Schwartz rentra pâle et désespéré, criant à la banqueroute, et se regardant comme volé, bien que les cent premiers ducats saisis sur la prisonnière eussent payé le quadruple de toute la dépense qu'elle avait faite depuis deux mois. Madame Schwartz supporta ce prétendu dommage avec la philosophie d'une tête plus forte et d'un esprit plus persévérant.

«Sans doute nous sommes pillés comme dans un bois, dit-elle; mais est-ce que tu as jamais compté sur cette prisonnière pour gagner ta pauvre vie? Je t'avais averti de ce qui t'arrive. Une comédienne! cela n'a pas d'économies. Un comédien pour mandataire? cela n'a pas d'honneur. Allons, nous avons fait une perte de deux cents ducats. Mais nous nous rattraperons sur les autres pratiques qui sont bonnes. Cela t'apprendra seulement à ne pas offrir inconsidérément tes services aux premiers venus. Je ne suis pas fâchée, Schwartz, que tu reçoives cette petite leçon. Maintenant je vais me donner le plaisir de mettre au pain sec, et même au pain moisi, cette péronnelle, qui n'a pas même l'attention de mettre un frédéric d'or dans sa poche en rentrant, pour payer la peine de la fouilleuse, et qui a l'air de regarder Gottlieb comme un imbécile sans ressources, parce qu'il ne lui fait pas la cour. Espèce, va!..»

En grommelant ainsi, et en haussant les épaules, madame Schwartz reprit le cours de ses occupations, et, se trouvant sous la cheminée auprès de Gottlieb, elle lui dit, tout en écumant ses pots:

«Qu'est-ce que tu dis de cela, toi, petit futé?»

Elle parlait ainsi pour parler, car elle savait bien que Gottlieb entendait tout de la même oreille que son chat Belzébuth.

«Mon soulier avance, mère! répondit Gottlieb avec un sourire égaré. Je vais bientôt en recommencer une nouvelle paire!

– Oui! dit la vieille en hochant la tête d'un air de pitié. Comme cela tu en fais une paire tous les jours? Continue mon garçon… cela te fera un beau revenu!.. Mon Dieu, mon Dieu!..» ajouta-t-elle en recouvrant ses marmites, et d'un ton de plainte résignée, comme si l'indulgence maternelle eût donné des entrailles pieuses à ce cœur pétrifié à tous égards.

Ce jour-là, Consuelo, ne voyant point paraître son dîner, se douta de ce qui était arrivé, bien qu'elle eût peine à croire que cent ducats eussent été absorbés en si peu de temps et par un si chétif ordinaire. Elle s'était tracé d'avance un plan de conduite à l'égard des Schwartz. N'ayant pas encore reçu une obole du roi de Prusse, et craignant fort de rester sur les promesses du passé pour tout salaire (Voltaire s'en allait payé de la même monnaie), elle savait bien que le peu d'argent qu'elle avait gagné en charmant les oreilles de quelques personnages moins avares, mais moins riches, ne la mènerait pas loin, pour peu que sa captivité se prolongeât, et que M. Schwartz ne modifiât pas ses prétentions. Elle voulait le forcer à en rabattre, et, pendant deux ou trois jours, elle se contenta du pain et de l'eau qu'il lui apportait, sans faire mine de s'apercevoir de ce changement dans son régime. Le poêle commençait à être aussi négligé que les autres soins, et Consuelo souffrit le froid sans se plaindre. Heureusement il n'était pas d'une rigueur insupportable; on était au mois d'avril, saison moins printanière en Prusse que chez nous, mais où la température commençait pourtant à s'adoucir.

Avant d'entrer en pourparler avec son tyran cupide, elle songeait à mettre ses fonds en sûreté; car elle ne pouvait pas trop se flatter de n'être pas soumise à un examen arbitraire et à une saisie nouvelle aussitôt qu'elle avouerait ses ressources. La nécessité rend clairvoyant quand elle ne peut nous rendre ingénieux. Consuelo n'avait aucun outil avec lequel elle pût creuser le bois ou soulever la pierre. Mais le lendemain, en examinant, avec la minutieuse patience dont les prisonniers sont seuls capables, tous les recoins de sa cellule, elle finit par découvrir une brique qui ne paraissait pas être aussi bien jointe au mur que les autres. A force d'en gratter les contours avec ses oncles, elle enleva l'enduit, et remarqua qu'il n'était pas formé de ciment, comme dans les autres endroits, mais d'une matière friable qu'elle présuma être de la mie de pain desséchée. Elle réussit à détacher la brique, et trouva, derrière, un petit espace, ménagé certainement par quelque prisonnier, entre cette pièce mobile et les briques adhérentes qui formaient l'épaisseur de la muraille. Elle n'en douta plus, lorsqu'en fouillant cette cachette, ses doigts y rencontrèrent plusieurs objets, véritables trésors pour un prisonnier: un paquet de crayons, un canif, une pierre à fusil, de l'amadou et plusieurs rouleaux de cette mince bougie tortillée qu'on appelle chez nous rat de cave. Ces objets n'étaient nullement altérés, le mur étant fort sec; et d'ailleurs ils pouvaient avoir été laissés là peu de jours avant sa prise de possession de la cellule. Elle y joignit sa bourse, son petit crucifix de filigrane, que plusieurs fois M. Schwartz avait regardé avec convoitise, en disant que ce joujou serait bien du goût de Gottlieb. Puis elle replaça la brique et la cimenta avec la mie de pain de son déjeuner, qu'elle noircit un peu en la frottant sur le plancher, pour lui donner la même couleur que le reste de l'enduit. Tranquille pour quelque temps sur ses moyens d'existence et sur l'emploi de ses soirées, elle attendit de pied ferme la visite domiciliaire des Schwartz, et se sentit aussi fière et aussi joyeuse que si elle eût découvert un nouveau monde.

Cependant Schwartz se lassa bientôt de ne pas trouver matière à spéculer. Dût-il faire, connue il disait, de petites affaires, mieux valait peu que rien, et il rompit le premier le silence pour demander à sa prisonnière n° 3 si elle n'avait rien désormais à lui commander. Alors Consuelo se décida à lui déclarer, non qu'elle avait de l'argent, mais qu'elle en recevait régulièrement toutes les semaines par une voie qu'il serait impossible de découvrir.

«Si pourtant cela vous arrivait, dit-elle, le résultat serait de m'empêcher de faire aucune dépense, et c'est à vous de voir si vous préférez la rigueur de votre consigne à d'honnêtes bénéfices.»

Après avoir beaucoup bataillé et avoir examiné sans succès, pendant quelques jours, les vêtements, la paillasse, le plancher, les meubles, Schwartz commença à penser que Consuelo recevait de quelque fonctionnaire supérieur de la prison même les moyens de correspondre avec l'extérieur. La corruption était partout dans la hiérarchie guichetière, et les subalternes trouvaient leur profit à ne pas contrôler leurs confrères plus puissants.

«Prenons ce que Dieu nous envoie!» dit Schwartz en soupirant.

Et il se résigna à compter toutes les semaines avec la Porporina. Elle ne le contraria point sur l'emploi des premiers fonds: mais elle régla l'avenir de manière à ne payer chaque objet que le double de sa valeur, procédé qui parut bien mesquin à madame Schwartz, mais qui ne l'empêcha pas de recevoir son salaire et de le gagner tant bien que mal.

XIX

Pour quiconque s'est attaché à la lecture des histoires de prisonniers, la simplicité de cette cachette échappant toutefois à l'avide examen des gardiens intéressés à la découvrir ne paraîtra point un fait miraculeux. Le petit secret de Consuelo ne fut pas découvert, et lorsqu'elle regarda ses trésors en rentrant de la promenade, elle les retrouva intacts. Son premier soin fut de placer son matelas devant la fenêtre dès que la nuit fut venue, d'allumer sa petite bougie, et de se mettre à écrire. Nous la laisserons parler elle-même; car nous sommes possesseur de ce manuscrit, qui est demeuré longtemps après sa mort dans les mains du chanoine ***. Nous le traduisons de l'italien.

JOURNAL DE CONSUELO,

DITE PORPORINA.

Prisonnière à Spandaw, avril 175*.

Le 2. – «Je n'ai jamais écrit que de la musique, et quoique je puisse parler facilement plusieurs langues, j'ignore si je saurais m'exprimer d'un style correct dans aucune. Il ne m'a jamais semblé que je dusse peindre ce qui occuperait mon cœur et ma vie dans une autre langue que celle de l'art divin que je professe. Des mots, des phrases, cela me paraissait si froid au prix de ce que je pouvais exprimer avec le chant! Je compterais les lettres, ou plutôt les billets que j'ai tracés à la hâte, et sans savoir comment, dans les trois ou quatre circonstances les plus décisives de ma vie. C'est donc la première fois, depuis que j'existe, que je sens le besoin de retracer par des paroles ce que j'éprouve et ce qui m'arrive. C'est même un grand plaisir pour moi de l'essayer. Illustre et vénéré Porpora, aimable et cher Haydn, excellent et respectable chanoine ***, vous, mes seuls amis, et peut-être vous aussi, noble et infortuné baron de Trenck, c'est à vous que je songe en écrivant; c'est à vous que je raconte mes revers et mes épreuves. Il me semble que je vous parle, que je suis avec vous, et que dans ma triste solitude j'échappe au néant de la mort en vous initiant au secret de ma vie. Peut-être mourrai-je ici d'ennui et de misère, quoique jusqu'à présent ma santé ni mon courage ne soient sensiblement altérés. Mais j'ignore les maux que me réserve l'avenir, et si j'y succombe, du moins une trace de moi et une peinture de mon agonie resteront dans vos mains: ce sera l'héritage de quelque prisonnier qui me succédera dans cette cellule, et qui retrouvera la cachette de la muraille où j'ai trouvé moi-même le papier et le crayon qui me servent à vous écrire. Oh! maintenant, je remercie ma mère de m'avoir fait apprendre à écrire, elle qui ne le savait pas! Oui, c'est un grand soulagement que d'écrire en prison. Mon triste chant ne perçait pas l'épaisseur de ces murailles et ne pouvait aller jusqu'à vous. Mon écriture vous parviendra un jour… et qui sait si je ne trouverai pas un moyen de vous l'envoyer bientôt? J'ai toujours compté sur la Providence.

 

Le 3. – «J'écrirai brièvement et sans m'arrêter à de longues réflexions. Cette petite provision de papier, fin comme de la soie, ne sera pas éternelle, et ma captivité le sera peut-être. Je vous dirai quelques mots chaque soir avant de m'endormir. Je veux aussi ménager ma bougie. Je ne puis écrire le jour, je risquerais d'être surprise. Je ne vous raconterai pas pourquoi j'ai été envoyée ici: je ne le sais pas, et, en tâchant de le deviner avec vous, je compromettrais peut-être des personnes qui ne m'ont pourtant rien confié. Je ne me plaindrai pas non plus des auteurs de mon infortune. Il me semble que si je me laissais aller au reproche et au ressentiment, je perdrais la force qui me soutient. Je ne veux penser ici qu'à ceux que j'aime, et à celui que j'ai aimé.

«Je chante tous les soirs pendant deux heures, et il me semble que je fais des progrès. A quoi cela me servira-t-il? Les voûtes de mon cachot me répondent; elles ne m'entendent pas… Mais Dieu m'entend, et quand j'ai composé un cantique que je lui chante dans la ferveur de mon âme, j'éprouve un calme céleste, et je m'endors presque heureuse. Il me semble que du ciel on me répond, et qu'une voix mystérieuse me chante dans mon sommeil un autre cantique plus beau que le mien, que j'essaie le lendemain de me rappeler et de chanter à mon tour. A présent que j'ai des crayons, comme il me reste un peu de papier réglé, je vais écrire mes compositions. Un jour peut-être, vous les essaierez, mes chers amis, et je ne serai pas morte tout entière.

Le 4. – «Ce matin le rouge-gorge est entré dans ma chambre, et il est resté plus d'un quart d'heure. Il y a quinze jours que je l'invite à me faire cet honneur, et enfin il s'y est décidé aujourd'hui. Il demeure dans un vieux lierre qui se traîne jusqu'à ma fenêtre, et que mes gardiens épargnent, parce qu'il donne un peu de verdure à leur porte située à quelques pieds au-dessous. Le joli petit oiseau me regardait depuis longtemps d'un air curieux et méfiant. Attiré par la mie de pain que je lui roule en forme de petits vers, et que je fais tourner dans mes doigts pour l'agacer par l'aspect d'une proie vivante, il venait légèrement, et comme porté par un coup de vent, jusque auprès de mes barreaux; mais dès qu'il s'apercevait de la tromperie, il s'en allait d'un air de reproche, et faisait entendre un petit râlement qui ressemblait à une injure. Et puis ces vilains barreaux de fer, si serrés et si noirs, à travers lesquels nous avons fait connaissance, ressemblent tant à une cage, qu'il en avait horreur. Cependant aujourd'hui, comme je ne pensais plus à lui, il s'est déterminé à les traverser, et il est venu, sans penser à moi, je le crois bien aussi, se poser sur un barreau de chaise, dans ma chambre. Je n'ai pas bougé afin de ne pas l'effaroucher, et il s'est mis à regarder autour de lui d'une manière étonnée. Il avait l'air d'un voyageur qui vient de découvrir un pays inconnu, et qui fait ses observations afin de raconter des choses merveilleuses à ses amis. C'était moi qui l'étonnais le plus, et tant que je n'ai pas remué, il a eu l'air de me trouver fort comique. Avec son grand œil rond et son bec en l'air comme un petit nez retroussé, il a une physionomie étourdie et impertinente qui est la plus spirituelle du monde. Enfin j'ai toussé un peu pour entamer la conversation, et il s'est envolé tout effrayé. Mais dans sa précipitation, il n'a pas su retrouver la fenêtre. Il s'est élevé jusqu'au plafond, et il a tourné en rond pendant une minute comme un être qui a perdu la tête. Enfin il s'est calmé, en voyant que je ne songeais pas à le poursuivre, et, fatigué de sa peur plus que de son vol, il est venu s'abattre sur le poêle. Il a paru fort agréablement surpris de cette chaleur, car c'est un oiseau très-frileux; et après avoir fait encore quelques tours au hasard, il est revenu à plusieurs reprises y réchauffer ses pieds mignons avec une secrète volupté. Il a pris courage jusqu'à becqueter mes petits vers en mie de pain qui étaient sur la table, et après les avoir secoués d'un air de mépris, et éparpillés autour de lui, il a fini, pressé de la faim sans doute, par en avaler un qu'il n'a pas trouvé trop mauvais. En ce moment M. Schwartz (mon gardien) est entré, et le cher petit visiteur a retrouvé la fenêtre pour se sauver. Mais j'espère qu'il reviendra, car il ne s'est guère éloigné de la journée, et il n'a cessé de me regarder comme pour me le promettre et me dire qu'il n'a plus si mauvaise opinion de moi et de mon pain.

«En voilà bien long sur un rouge-gorge. Je ne me croyais pas si enfant. Est-ce que la prison conduirait à l'idiotisme? ou bien y a-t-il un mystère de sympathie et d'affection entre tout ce qui respire sous le ciel? J'ai eu ici mon clavecin pendant quelques jours. J'ai pu travailler, étudier, composer, chanter… rien de tout cela ne m'a émue jusqu'ici autant que la visite de ce petit oiseau, de cet être! Oui, c'est un être, et c'est pour cela que mon cœur a battu en le voyant près de moi. Cependant mon gardien est un être aussi, un être de mon espèce; sa femme, son fils que je vois plusieurs fois le jour, la sentinelle qui se promène jour et nuit sur le rempart et qui ne me perd pas de vue, ce sont des êtres mieux organisés, des amis naturels, des frères devant Dieu; pourtant leur aspect m'est beaucoup plus pénible qu'agréable. Ce gardien me fait l'effet d'un guichet, sa femme d'un cadenas, son fils d'une pierre scellée dans le mur. Dans le soldat qui me garde je ne vois qu'un fusil braqué sur moi. Il me semble que ces gens-là n'ont rien d'humain, rien de vivant, que ce sont des machines, des instruments de torture et de mort. Si ce n'était la crainte d'être impie, je les haïrais… O mon rouge-gorge! toi, je t'aime, il n'y a pas à dire, je le sens. Explique qui pourra ce genre d'amour.»

Le 5. – «Autre événement. Voilà le billet que j'ai reçu ce matin, d'une écriture peu lisible, sur un morceau de papier fort malpropre:

«Ma sœur, puisque l'esprit te visite, tu es une sainte, j'en étais bien sûr. Je suis ton ami et ton serviteur. Dispose de moi, et commande tout ce que tu voudras à ton frère.»

«Quel est cet ami, ce frère improvisé? Impossible de deviner. J'ai trouvé cela sur ma fenêtre ce matin, en l'ouvrant pour dire bonjour au rouge-gorge. Serait-ce lui qui me l'aurait apporté? Je suis tentée de croire que c'est lui qui me l'a écrit. Tant il y a qu'il me connaît, le cher petit être, et qu'il commence à m'aimer. Il ne s'approche presque jamais de la cuisine des Schwartz, dont la lucarne exhale une odeur de graisse chaude qui monte chez moi, et qui n'est pas le moindre désagrément de mon habitation. Mais je ne désire plus d'en changer depuis que mon petit oiseau l'adopte. Il a trop bon goût pour se familiariser avec ce porte-clefs gargotier, sa méchante femme et sa laide progéniture8. C'est à moi décidément qu'il accorde sa confiance et son amitié. Il est rentré dans ma chambre aujourd'hui. Il y a déjeuné avec appétit, et quand je me suis promenée à midi sur l'esplanade, il est descendu de son lierre, et il est venu voltiger autour de moi. Il faisait entendre son petit râle, comme pour m'agacer et attirer mon attention. Le vilain Gottlieb était sur le pas de sa porte, et me regardait, en ricanant, avec ses yeux égarés. Cet être est toujours accompagné d'un affreux chat roux qui regarde mon rouge-gorge d'un œil plus horrible encore que celui de son maître. Cela me fait frémir. Je hais ce chat presque autant que madame Schwartz la fouilleuse.»

Le 6. – «Encore un billet ce matin! Voilà qui devient bizarre. Même écriture crochue, pointue, pataraffée, malpropre; même papier à sucre. Mon Lindor n'est pas un hidalgo, mais il est tendre et enthousiaste: «Chère sœur, âme élue et marquée du doigt de Dieu, tu te méfies de moi. Tu ne veux pas me parler. N'as-tu rien à me commander? Ne puis-je te servir en rien? Ma vie t'appartient. Commande donc à ton frère.» Je regarde la sentinelle. C'est un butor de soldat qui tricote son bas en se promenant de long en large, le fusil sur l'épaule. Il me regarde aussi, et semble plus disposé à m'envoyer une balle qu'un poulet. De quelque côté que je tourne les yeux, je ne vois que d'immenses murailles grises, hérissées d'orties, bordées d'un fossé, lequel est bordé lui-même d'un autre ouvrage de fortification, dont je ne sais ni le nom ni l'usage, mais qui me prive de la vue de l'étang; et sur le haut de cet ouvrage avancé, une autre sentinelle dont j'aperçois le bonnet et le bout du fusil, et dont j'entends le cri sauvage à chaque barque qui rase la citadelle: Passez au large! Si je voyais au moins ces barques, et un peu d'eau courante, et un coin de paysage! J'entends seulement le clapotement de la rame, quelquefois une chanson de pêcheur, et au loin, quand le vent souffle de ce côté, le bouillonnement des deux rivières qui se réunissent à une certaine distance de la prison. Mais d'où me viennent ces billets mystérieux et ce beau dévouement dont je ne sais que faire? Peut-être que mon rouge-gorge le sait, mais le rusé ne voudra pas me le dire.»

Le 7. – «En regardant de tous mes yeux, pendant que je me promenais sur mon rempart, j'ai aperçu une petite ouverture étroite pratiquée dans le flanc de la tour que j'habite, à une dizaine de pieds au-dessus de ma fenêtre, et presque entièrement cachée par les dernières branches du lierre qui montent jusque là. Un si petit jour ne peut éclairer la demeure d'un vivant, pensais-je en frémissant. J'ai pourtant voulu savoir à quoi m'en tenir, et j'ai essayé d'attirer Gottlieb sur le rempart en flattant sa monomanie ou plutôt sa passion malheureuse, qui est de faire des souliers. Je lui ai demandé s'il pourrait bien me fabriquer une paire de pantoufles; et, pour la première fois, il s'est approché de moi sans y être forcé, et il m'a répondu sans embarras. Mais sa manière de parler est aussi étrange que sa figure, et je commence à croire qu'il n'est pas idiot, mais fou:

« – Des souliers pour toi? m'a-t-il dit (car il tutoie tout le monde); non, je n'oserais. Il est écrit: Je ne suis pas digne de délier les cordons de ses souliers

«Je voyais sa mère à trois pas de la porte et prête à venir se mêler à la conversation. N'ayant donc pas le temps de m'arrêter à comprendre le motif de son humilité ou de sa vénération, je me suis hâtée de lui demander si, l'étage au-dessus de moi était habité, n'espérant guère, cependant, obtenir une réponse raisonnable.

« – Il n'est pas habité, m'a répondu très-judicieusement Gottlieb; il ne pourrait pas l'être, il n'y a qu'un escalier qui conduit à la plate-forme.

« – Et la plate-forme est isolée? Elle ne communique avec rien?

« – Pourquoi me demandes-tu cela, puisque tu le sais?

« – Je ne le sais pas et ne tiens guère à le savoir. C'est pour te faire parler, Gottlieb, et pour voir si tu as autant d'esprit qu'on le dit.

« – J'ai beaucoup, beaucoup d'esprit, m'a répondu le pauvre Gottlieb d'un ton grave et triste, qui contrastait avec le comique de ses paroles.

« – En ce cas, tu peux m'expliquer, ai-je repris (car les moments étaient précieux), comment cette cour est construite.

« – Demande-le au rouge-gorge, a-t-il répondu avec un étrange sourire. Il le sait, lui qui vole et qui va partout. Moi je ne sais rien, puisque je ne vais nulle part.

« – Quoi! pas même jusqu'au haut de cette tour où tu demeures? Tu ne sais pas ce qu'il y a derrière cette muraille?

« – J'y ai peut-être passé, mais je n'y ai pas fait attention. Je ne regarde presque jamais rien ni personne.

« – Cependant tu regardes le rouge-gorge; tu le vois, tu le connais.

« – Oh! lui c'est différent. On connaît bien les anges: ce n'est pas une raison pour regarder les murs.

« – C'est très-profond ce que tu dis là, Gottlieb. Pourrais-tu me l'expliquer?

« – Demande au rouge gorge, je te dis qu'il sait tout, lui; il peut aller partout, mais il n'entre jamais que chez ses pareils. C'est pourquoi il entre dans ta chambre.

« – Grand merci, Gottlieb, tu me prends pour un oiseau.

« – Le rouge-gorge n'est pas un oiseau.

« – Qu'est-ce donc?

« – C'est un ange, tu le sais.

« – En ce cas, j'en suis un aussi?

« – Tu l'as dit.

« – Tu es galant, Gottlieb.

« —Galant! a dit Gottlieb en me regardant d'un air profondément étonné; qu'est-ce que c'est que «Galant?

 

« – Tu ne connais pas ce mot-là?

« – Non.

« – Comment sais-tu que le rouge-gorge entre dans ma chambre?

« – Je l'ai vu; et d'ailleurs il me l'a dit.

« – Il te parle donc?

« – Quelquefois, a dit Gottlieb en soupirant, bien rarement! Mais hier il m'a dit: «Non! je n'entrerai jamais dans ton enfer de cuisine. Les anges n'ont pas commerce avec les méchants esprits.»

« – Est-ce que tu serais un méchant esprit, Gottlieb?

« – Oh! non, pas moi; mais…»

Ici Gotllieb a posé un doigt sur ses grosses lèvres, d'un air mystérieux.

« – Mais qui?»

«Il n'a rien répondu, mais il m'a montré son chat à la dérobée et comme s'il craignait d'en être aperçu.

« – C'est donc pour cela que tu l'appelles d'un si vilain nom? Belzébuth, je crois?

« – Chut! a repris Gottlieb, c'est son nom et il le connaît bien. Il le porte depuis que le monde existe. Mais il ne le portera pas toujours.

« – Sans doute; quand il sera mort!

« – Il ne mourra pas, lui! Il ne peut pas mourir, et il en est bien fâché, parce qu'il ne sait pas qu'un jour viendra où il sera pardonné.»

«Ici nous fûmes interrompus par l'approche de madame Schwartz, qui s'émerveillait de voir Gottlieb causer enfin librement avec moi. Elle en était toute joyeuse, et me demanda si j'étais contente de lui.

« – Très-contente, je vous assure. Gottlieb est fort intéressant, et j'aurai maintenant du plaisir à le faire parler.

« – Ah! Mademoiselle, vous nous rendrez grand service, car le pauvre enfant n'a personne à qui causer, et avec nous c'est comme un fait exprès, il ne veut pas desserrer les dents. Es-tu original, mon pauvre Gottlieb, et têtu! voilà que tu causes très-bien avec mademoiselle, que tu ne connais pas, tandis qu'avec tes parents…»

«Gottlieb tourna aussitôt les talons et disparut dans la cuisine, sans paraître avoir entendu seulement la voix de sa mère.

« – Voilà comme il fait toujours! s'écria madame Schwartz; quand son père ou moi lui adressons la parole, on jurerait, vingt-neuf fois sur trente, qu'il est devenu sourd. Mais enfin, que vous disait-il donc, Mademoiselle? De quoi, diantre, pouvait-il vous parler si longtemps?

« – Je vous avoue que je ne l'ai pas bien compris, répondis-je. Il faudrait savoir à quoi se rapportent ses idées. Laissez-moi le faire causer de temps en temps sans le déranger, et quand je serai au fait, je vous expliquerai ce qui se passe dans sa tête.

« – Mais enfin, Mademoiselle, il n'a pas l'esprit dérangé?

« – Je ne le pense pas,» ai-je répondu; et j'ai fait là un gros mensonge, que Dieu me le pardonne!

Mon premier mouvement a été d'épargner l'illusion de cette pauvre femme, qui est une méchante sorcière, à la vérité, mais qui est mère, et qui a le bonheur de ne pas voir la folie de son fils. Cela est toujours fort étrange. Il faut que Gottlieb, qui m'a montré si naïvement ses bizarreries, ait une folie silencieuse avec ses parents. En y songeant, je me suis imaginé que je tirerais peut-être de la simplicité de ce malheureux quelques renseignements sur les autres habitants de ma prison, et que je découvrirais, par le hasard de ses réponses, l'auteur de mes billets anonymes. Je veux donc m'en faire un ami, d'autant plus que ses sympathies me paraissent soumises à celles du rouge-gorge, et que, décidément, le rouge-gorge m'honore de la sienne. Il y a de la poésie dans l'esprit malade de ce pauvre enfant! Le petit oiseau un ange, le chat un méchant esprit qui sera pardonné! Qu'est-ce que tout cela? Il y a dans ces têtes germaniques, même les plus détraquées, un luxe d'imagination que j'admire.

«Tant il y a que madame Schwartz est fort contente de ma condescendance, et que me voilà très-bien avec elle pour le moment. Les billevesées de Gottlieb me seront une distraction. Pauvre être! Celui-là, depuis aujourd'hui que je le connais, il ne m'inspire plus d'éloignement. Un fou, cela ne doit pas être méchant dans ce pays-ci, où les gens d'esprit et de haute raison sont si loin d'être bons!

«Le 8. – Troisième billet sur ma fenêtre.

«Chère sœur, la plate-forme est isolée; mais l'escalier qui y monte communique avec un autre corps de bâtiment au bout duquel se trouve l'appartement d'une dame qui est prisonnière comme toi. Son nom est un mystère, mais le rouge-gorge te le dira si tu l'interroges. Voilà, au reste, ce que tu voulais savoir du pauvre Gottlieb, et ce qu'il ne pouvait t'apprendre.»

«Quel est donc cet ami qui sait, qui voit, qui entend tout ce que je fais et tout ce que je dis? Je m'y perds. Il est donc invisible? Tout cela me paraît si merveilleux que je m'en amuse sérieusement. Il me semble que, comme dans mon enfance, je vis au milieu d'un conte de fées, et que mon rouge-gorge va parler tout d'un coup. Mais s'il est vrai de dire de ce charmant petit lutin qu'il ne lui manque que la parole, il n'est que trop certain qu'elle lui manque absolument, ou que je ne puis comprendre son langage. Le voilà tout à fait habitué à moi. Il entre dans ma chambre, il en sort, il y revient, il est chez lui. Je remue, je marche, il ne s'enfuit plus qu'à la portée du bras, et il revient aussitôt. S'il aimait beaucoup le pain, il m'aimerait davantage, car je ne puis me faire illusion sur la cause de son attachement pour moi. C'est la faim, et un peu aussi le besoin et le désir de se réchauffer à mon poêle. Si je peux réussir à attraper une mouche (elles sont encore si rares!), je suis certaine qu'il viendra la prendre dans mes doigts; car déjà il examine de très-près les morceaux que je lui présente, et si la tentation était plus forte, il mettrait de côté toute cérémonie. Je me souviens maintenant d'avoir entendu dire à Albert qu'il ne fallait, pour apprivoiser les animaux les plus craintifs, pour peu qu'ils eussent une étincelle d'intelligence, que quelques heures d'une patience à toute épreuve. Il avait rencontré une zingara, prétendue sorcière, qui ne restait pas un jour entier dans un même coin de la forêt, sans que quelques oiseaux vinssent se poser sur elle. Elle passait pour avoir un charme, et elle prétendait recevoir d'eux, comme Apollonius de Tyane, dont Albert m'a raconté aussi l'histoire, des révélations sur les choses cachées. Albert assurait que tout son secret c'était la patience avec laquelle elle avait étudié les instincts de ces petites créatures, outre une certaine affinité de caractère qui se rencontre souvent entre des êtres de notre espèce et des êtres d'une espèce particulière. A Venise, on élève beaucoup d'oiseaux, on en a la passion, et je la conçois maintenant. C'est que cette belle ville, séparée de la terre, a quelque chose d'une prison. On y excelle dans l'éducation des rossignols. Les pigeons, protégés par une loi spéciale, et presque vénérés par la population, y vivent librement sur les vieux édifices, et sont si familiers que, dans les rues et sur les places, il faut se déranger pour ne pas les écraser en marchant. Les goëlands du port se posent sur les bras des matelots. Aussi il y a à Venise des oiseleurs fameux. J'ai été fort liée, quand j'étais moi-même un enfant, avec un enfant du peuple qui faisait ce trafic, et à qui il suffisait de confier une heure l'oiseau le plus farouche pour qu'il vous le rendît aussi apprivoisé que s'il eût été élevé dans la domesticité. Je m'amuse à répéter ces expériences sur mon rouge-gorge, et le voilà qui se familiarise de minute en minute. Quand je suis dehors, il me suit, il m'appelle; quand je me mets à ma fenêtre, il accourt et vient à moi. M'aimerait-il? pourrait-il m'aimer? Moi, je sens que je l'aime; mais lui, il me connaît et ne me craint pas, voilà tout. L'enfant au berceau n'aime pas autrement sa nourrice, sans doute. Un enfant! quelle tendresse cela doit inspirer! Hélas! je crois qu'on n'aime, passionnément que ce qui ne peut guère nous le rendre. L'ingratitude et le dévouement, ou tout au moins l'indifférence et la passion, c'est là l'éternel hyménée des êtres. Anzoleto, tu ne m'a pas aimée… Et toi, Albert, qui m'aimais tant, je t'ai laissé mourir… Me voilà réduite à aimer un rouge-gorge! et je me plaindrais de n'avoir pas mérité mon sort! Vous croyez peut-être, mes amis, que j'ose plaisanter sur un pareil sujet! Non. Ma tête s'égare peut-être dans la solitude; mon cœur, privé d'affections, se consume, et ce papier est trempé de mes larmes.

8Consuelo donnait quelques détails, dans un paragraphe précédent, sur la famille Schwartz. On a supprimé de son manuscrit tout ce qui serait une répétition pour le lecteur.