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L'Uscoque

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– Comment! s'écria Ezzelin en haussant les épaules, on ne sait pas même où le prendre quand on a affaire à lui?

– C'est la vérité, dit Léontio, et votre seigneurie doit comprendre qu'ici chacun désire avoir affaire au gouverneur le moins possible. Ce qui peut arriver de moins fâcheux dans la situation d'esprit où il est, c'est qu'il ne donne aucune espèce d'ordres. Lorsque son abattement cesse, c'est pour faire place à une activité désordonnée, qui pourrait nous devenir funeste si le lieutenant qui commande la galère ne savait éluder ses ordres avec autant de prudence que d'adresse. Mais toute son habileté ne peut aboutir qu'à nous préserver des folles manoeuvres que, du haut de son donjon, messer Orio lui commande. Votre seigneurie sourirait de compassion si elle voyait notre gouverneur, armé de pavillons de diverses couleurs, essayer de faire connaître à cette distance ses bizarres intentions à son navire. Heureusement, quand on feint de ne pas le comprendre, et qu'il est entré dans d'effroyables colères, il perd la mémoire de ce qui s'est passé. D'ailleurs le lieutenant Marc Mazzani est un homme de courage, qui ne craindrait pas d'affronter sa furie, plutôt que d'aventurer la galère dans les écueils vers lesquels messer Orio lui prescrit souvent de la diriger. Je suis certain qu'il brûle du désir de donner la chasse aux pirates, et que quelque jour il la leur donnera tout de bon, sans s'inquiéter de ce que messer Orio pourra penser de sa désobéissance. —Quelque jour! … pourra penser! … s'écria Ezzelin, de plus en plus outré de ce qu'il entendait. Voilà, en effet, un bien grand courage et un empressement bien utile jusqu'à présent! Fi! monsieur le commandant, je ne conçois pas que des hommes subissent le joug d'un aliéné, et qu'ils n'aient pas encore eu l'idée, au lieu d'éluder ses ordres imbéciles, de lui lier les pieds et les mains, de le jeter dans une barque sur un matelas, et de le conduire à Corfou, pour que l'amiral, son oncle, le fasse soigner comme il l'entendra. Allons, trêve à ces détails inutiles; faites-moi la grâce, messer Léontio, d'aller demander pour moi une audience à Soranzo, et, s'il me la refuse, de me montrer le chemin de ses appartements; car je ne sortirai d'ici, je vous le jure, qu'après avoir tâté le pouls à son honneur ou à son délire.

Léontio hésitait encore.

«Allez donc, monsieur, lui dit Ezzelino avec force. Que craignez-vous? N'ai-je pas ici une galère, si la vôtre est désemparée? Et si vos trois cents hommes ont peur d'un seul qui est malade, n'en ai-je pas soixante qui n'ont peur de personne? Je prends sur moi toute la responsabilité de ma détermination, et je vous promets de vous défendre, s'il le faut, contre votre chef. Je n'aurais pas cru qu'un vieux militaire comme vous eût besoin, pour faire son devoir, de la protection d'un jeune homme comme moi.»

Ezzelino, resté seul, se promena avec agitation dans la salle. Le soleil était couché et le jour baissait. Le ciel éteignait peu à peu sa pourpre brûlante dans les flots de la mer d'Ionie. Les rivages dentelés de la Carnie encadraient la scène immense qui se déployait autour de l'île. Le comte s'arrêta devant l'étroite croisée à double ogive fleurie qui dominait, à une élévation de plus de cent pieds, ce tableau splendide. Ce château, dont les murailles lisses tombaient sur un rocher à pic toujours battu des vagues, semblait prendre ses racines profondes dans l'abîme et vouloir s'élancer jusqu'aux nues. Son isolement sur cet écueil lui donnait un aspect audacieux et misérable à la fois. Ezzelino, tout en admirant cette situation pittoresque, sentit comme une sorte de vertige, et se demanda si une telle résidence n'était pas bien propre à exalter jusqu'au délire un esprit impressionnable comme devait l'être celui de Soranzo. L'inaction, la maladie et le chagrin lui parurent, dans un pareil séjour, des tortures pires que la mort, et une sorte de pitié vint adoucir l'indignation qui jusque-là avait rempli son âme.

Mais il résista à cet instinct d'un âme trop généreuse, et, comprenant l'importance du devoir qu'il s'était imposé, il s'arracha à sa contemplation, et reprit sa marche rapide le long de la grande salle.

Un affreux silence, indice de terreur et de désespoir, régnait dans cette demeure guerrière, où le bruit des armes et le cri des sentinelles eussent dû, à toute heure, se mêler à la voix des vents et des ondes. On n'y entendait que le cri des oiseaux de mer qui s'abattaient, à l'entrée de la nuit, par troupes nombreuses, sur les récifs et les flots qui se brisaient solennellement en élevant une grande plainte monotone dans l'espace.

Ce lieu avait été témoin jadis d'une grande scène de gloire et de carnage. Autour de ces écueils Curzolari (les antiques Échinades), l'héroïque bâtard de Charles-Quint, don Juan d'Autriche, avait donné le premier signal de la grande bataille de Lépante, et anéanti les forces navales de la Turquie, de l'Égypte et de l'Algérie. La construction du château remontait à cette époque; il portait le nom de San-Silvio, peut-être parce qu'il avait été bâti ou occupé par le comte Silvio de Porcia, l'un des vainqueurs de la campagne. Sur les parois de la salle, Ezzelin vit, à la dernière lueur du jour, trembloter les grandes silhouettes des héros de Lépante, peints à fresque assez grossièrement, dans des proportions colossales, et revêtus de leurs puissantes armures de guerre. On y voyait le généralissime Veniers, qui, à l'âge de soixante-seize ans, fit des prodiges de valeur; le provéditeur Barbarigo, le marquis de Santa Cruz, les vaillants capitaines Loredano et Malipiero, qui tous deux perdirent la vie dans cette sanglante journée; enfin le célèbre Bragadino, qui avait été écorché vif quelques mois avant la bataille par ordre de Mustapha, et qui était représenté dans toute l'horreur de son supplice, la tête ceinte d'une auréole de martyr et le corps à demi dépouillé de sa peau. Ces fresques étaient peut-être l'oeuvre de quelque soldat artiste blessé au combat de Lépante. L'air de la mer en avait fait tomber une partie; mais ce qui en restait avait encore un aspect formidable, et ces spectres héroïques, mutilés et comme flottants dans le crépuscule, firent passer dans l'âme d'Ezzelino des émotions de terreur religieuse et d'enthousiasme patriotique.

Quelle fut sa surprise lorsqu'il fut tiré de son austère rêverie par les sons d'un luth! Une voix de femme, suave et pleine d'harmonie, quoique un peu voilée par le chagrin ou la souffrance, vint s'y mêler, et lui fit entendre distinctement ces vers d'une romance vénitienne bien connue de lui:

 
Vénus est la belle déesse,
Venise est la belle cité.
Doux astre, ville enchanteresse,
Perles d'amour et de beauté,
Vous vous couchez dans l'onde amère,
Le soir, comme dans vos berceaux;
Car vous êtes soeurs, et pour mère
Vous eûtes l'écume des flots.
 

Ezzelino n'eut pas un instant de doute sur cette romance et sur cette voix.

«Giovanna!» s'écria-t-il en s'élançant à l'autre bout de la salle, et en soulevant d'une main tremblante l'épais rideau de tapisserie qui obstruait la croisée du fond.

Cette croisée donnait sur l'intérieur du château, sur une de ces parties ceintes de bâtiments que dans nos édifices français du moyen âge on appelait le préau. Ezzelino vit une petite cour dont l'aspect contrastait avec tout le reste de l'île et du château. C'était un lieu de plaisance bâti récemment à la manière orientale, et dans lequel on avait semblé vouloir chercher un refuge contre l'aspect fatigant des flots et l'âpreté des brises marines. Sur une assez large plate-forme quadrangulaire, on avait rapporté des terres végétales, et les plus belles fleurs de la Grèce y croissaient à l'abri des orages. Ce jardin artificiel était rempli d'une indicible poésie. Les plantes qu'on y avait acclimatées de force avaient une langueur et des parfums étranges, comme si elles eussent compris les voluptés et la souffrance d'une captivité volontaire. Un soin délicat et assidu semblait présider à leur entretien. Un jet d'eau de roche murmurait au milieu dans un bassin de marbre de Paros. Autour de ce parterre régnait une galerie de bois de cèdre découpée dans le goût moresque avec une légèreté et une simplicité élégantes. Cette galerie laissait entrevoir, au-dessous et au-dessus de ses arcades, les portes cintrées et les fenêtres en rosaces des appartements particuliers du gouverneur; des portières de tapisseries d'Orient et des tendines de soie écarlate en dérobaient la vue intérieure aux regards du comte. Mais à peine eut-il, d'une voix émue et pénétrante, répété le nom de Giovanna, qu'un de ces rideaux se souleva rapidement. Une ombre blanche et délicate se dessina sur le balcon, agita son voile comme pour donner un signe de reconnaissance, et, laissant retomber le rideau, disparut au même instant. Le comte fut forcé d'abandonner la fenêtre, Léontio venait lui rendre compte de son message; mais Ezzelino avait reconnu Giovanna, et il écoutait à peine la réponse du vieux commandant.

Léontio vint annoncer que le gouverneur était réellement en course aux environs de l'île; mais, soit qu'il eût mis pied à terre quelque part dans les rochers de la plage de Garnie, soit qu'il se fût engagé dans les nombreux îlots qui entourent l'île principale de Curzolari, on ne découvrait nulle part son esquif à l'aide de la lunette.

«Il est fort étrange, dit Ezzelin, que dans ces courses aventureuses il ne rencontre point les pirates.

– Cela est étrange, en effet, repartit le commandant. On dit qu'il y a un Dieu pour les hommes ivres et pour les fous. Je gage que si messer Orio était dans son bon sens et connaissait le danger auquel il s'expose en allant ainsi presque seul, sur une barque, côtoyer des écueils infestés de brigands, il aurait déjà trouvé dans ces courses la mort qu'il semble chercher, et qui de son côté semble le fuir.

 

– Vous ne m'aviez pas dit, messer Léontio, interrompit Ezzelin qui ne l'écoutait pas, que la signora Soranzo fût ici.

– Votre seigneurie ne me l'avait pas demandé, répondit Léontio. Elle est ici depuis deux mois environ, et je pense qu'elle y est venue sans le consentement de son époux; car, à son retour de l'expédition de Patras, soit qu'il ne l'attendît pas, soit que, dans sa folie, il eût oublié qu'elle dût venir le rejoindre, messer Orio lui a fait un accueil très-froid. Cependant il l'a traitée avec les plus grands égards; et puisque votre seigneurie a jeté les yeux sur la partie du château que l'on découvre de cette fenêtre, elle a pu voir qu'on y a construit, avec une célérité presque magique, un logement de bois à la manière orientale, très-simple à la vérité, mais beaucoup plus agréable que ces grandes salles froides et sombres dans le goût de nos pères. Le jeune esclave turc que messer Soranzo a ramené de Patras a donné le plan et présidé à tous les détails de ce harem improvisé, où il n'y a qu'une sultane, il est vrai, mais plus belle à elle seule que les cinq cents femmes réunies du sultan. On a fait ici tout ce qui était possible, et même un peu plus, comme l'on dit, pour rendre supportable à la nièce de l'illustre amiral le séjour de cette lugubre demeure.»

Ezzelin laissait parler le vieux commandant sans l'interrompre. Il ne savait à quoi se résoudre. Il désirait et craignait tout à la fois de voir Giovanna. Il ne savait comment interpréter le signe qu'elle lui avait fait de sa fenêtre. Peut-être avait-elle besoin, dans sa triste situation, d'une protection respectueuse et désintéressée. Il allait se décider à lui faire demander une entrevue par Léontio, lorsqu'une femme grecque, qui était au service de Giovanna, vint de sa part le prier de se rendre auprès d'elle. Ezzelin prit avec empressement son chapeau qu'il avait jeté sur une table, et se disposait à suivre l'envoyée, lorsque Léontio, s'approchant de lui et lui parlant à voix basse, le conjura de ne point répondre à cet appel de la signora, sous peine d'attirer sur lui et sur elle-même la colère de Soranzo.

«Il a défendu sous les peines les plus sévères, ajouta Léontio, de laisser aucun Vénitien, quels que soient son rang et son âge, pénétrer dans ses appartements intérieurs; et comme il est également défendu à la signora de franchir l'enceinte des galeries de bois, je déclare que cette entrevue peut être également funeste à votre seigneurie, à la signora Soranzo et à moi.

– Quant à vos craintes personnelles, répondit Ezzelin d'un ton ferme, je vous ai déjà dit, monsieur, que vous pouviez passer à bord de ma galère et que vous y seriez en sûreté; et quant à la signora Soranzo, puisqu'elle est exposée à de tels dangers, il est temps qu'elle trouve un homme capable de l'y soustraire, et résolu à le tenter.»

En parlant ainsi, il fit un geste expressif qui écarta promptement Léontio de la porte vers laquelle il s'était précipité pour lui barrer le passage.

«Je sais, dit celui-ci en se retirant, le respect que je dois au rang que votre seigneurie occupe dans la république et dans l'armée; je la supplie donc de constater au besoin que j'ai obéi à ma consigne, et qu'elle a pris sur elle de l'outre-passer.»

La servante grecque ayant pris, dans une niche de l'escalier, une lampe d'argent qu'elle y avait déposée, conduisit Ezzelin, à travers un dédale de couloirs, d'escaliers et de terrasses, jusqu'à la plate-forme qui servait de jardin. L'air tiède du printemps hâtif et généreux de ces climats soufflait mollement dans ce site abrité de toutes parts. De beaux oiseaux chantaient dans une volière, et des parfums exquis s'exhalaient des buissons de fleurs pressées et suspendues en festons à toutes les colonnes. On eût pu se croire dans un de ces beaux cortile des palais vénitiens, où les roses et les jasmins, acclimatés avec art, semblent croître et vivre dans le marbre et la pierre.

L'esclave grecque souleva le rideau de pourpre de la porte principale, et le comte pénétra dans un frais boudoir de style byzantin, décoré dans le goût de l'Italie.

Giovanna était couchée sur des coussins de drap d'or brodés en soie de diverses couleurs. Sa guitare était encore dans ses mains, et le grand lévrier blanc d'Orio, couché à ses pieds, semblait partager son attente mélancolique. Elle était toujours belle, quoique bien différente de ce qu'elle avait été naguère. Le brillant coloris de la santé n'animait plus ses traits, et l'embonpoint de sa jeunesse avait été dévoré par le souci. Sa robe de soie blanche était presque du même ton que son visage, et ses grands bracelets d'or flottaient sur ses bras amaigris. Il semblait qu'elle eût déjà perdu cette coquetterie et ce soin de sa parure qui, chez les femmes, est la marque d'un amour partagé. Les bandeaux de perles de sa coiffure s'étaient détachés et tombaient avec ses cheveux dénoués sur ses épaules d'albâtre, sans qu'elle permît à ses esclaves de les rajuster. Elle n'avait plus l'orgueil de la beauté. Un mélange de faiblesse languissante et de vivacité inquiète se trahissait dans son attitude et dans ses gestes. Lorsque Ezzelin entra, elle semblait brisée de fatigue, et ses paupières veinées d'azur ne sentaient pas l'éventail de plumes qu'une esclave moresque agitait sur son front; mais, au bruit que fit le comte en s'approchant, elle se souleva brusquement sur ses coussins, et fixa sur lui un regard où brillait la fièvre. Elle lui tendit les deux mains à la fois pour serrer la sienne avec force; puis elle lui parla avec enjouement, avec esprit, comme si elle l'eût retrouvé à Venise au milieu d'un bal. Un instant après, elle étendit le bras pour prendre, des mains de l'esclave, un flacon d'or incrusté de pierres précieuses, qu'elle respira en pâlissant, comme si elle eût été près de défaillir; puis elle passa ses doigts nonchalants sur les cordes de son luth, fit à Ezzelin quelques questions frivoles dont elle n'écouta pas les réponses; enfin, se soulevant et s'accoudant sur le rebord d'une étroite fenêtre placée derrière elle, elle attacha ses regards sur les flots noirs où commençait à trembler le reflet de l'étoile occidentale, et tomba dans une muette rêverie. Ezzelin comprit que le désespoir était en elle.

Au bout de quelques instants, elle fit signe à ses femmes de se retirer, et lorsqu'elle fut seule avec Ezzelin, elle ramena sur lui ses grands yeux bleus cernés d'un bleu encore plus sombre, et le regarda avec une singulière expression de confiance et de tristesse. Ezzelin, jusque-là mortellement troublé de sa présence et de ses manières, sentit se réveiller en lui cette tendre pitié qu'elle semblait implorer. Il fit quelques pas vers elle; elle lui tendit de nouveau la main, et l'attirant à ses pieds sur un coussin:

«O mon frère! lui dit-elle, mon noble Ezzelin! vous ne vous attendiez pas sans doute à me retrouver ainsi! Vous voyez sur mes traits les ravages de la souffrance; ah! votre compassion serait plus grande si vous pouviez sonder l'abîme de douleur qui s'est creusé dans mon âme!

– Je le devine, madame, répondit Ezzelin; et puisque vous m'accordez le doux et saint nom de frère, comptez que j'en remplirai tous les devoirs avec joie. Donnez-moi vos ordres, je suis prêt à les exécuter fidèlement.

– Je ne sais ce que vous voulez dire, mon ami, reprit Giovanna; je n'ai point d'ordres à vous donner, si ce n'est d'embrasser pour moi votre soeur Argiria, le bel ange, de me recommander à ses prières et de garder mon souvenir, afin de vous entretenir de moi quand je ne serai plus. Tenez, ajouta-t-elle en détachant de sa chevelure d'ébène une fleur de laurier-rose à demi flétrie, donnez-lui ceci en mémoire de moi, et dites-lui de se préserver des passions; car il y a des passions qui donnent la mort, et cette fleur en est l'emblème: c'est une fleur-reine, on en couronne les triomphateurs; mais elle est, comme l'orgueil, un poison subtil.

– Et cependant, Giovanna, ce n'est pas l'orgueil qui vous tue, dit Ezzelin en recevant ce triste don; l'orgueil ne tue que les hommes; c'est l'amour qui tue les femmes.

– Mais ne savez-vous pas, Ezzelin, que, chez les femmes, l'orgueil est souvent le mobile de l'amour? Ah! nous sommes des êtres sans force et sans vertu, ou plutôt notre faiblesse et notre énergie sont également inexplicables! Quand je songe à la puérilité des moyens qu'on emploie pour nous séduire, à la légèreté avec laquelle nous laissons la domination de l'homme s'établir sur nous, je ne comprends pas l'opiniâtreté de ces attachements si prompts à naître, si impossibles à détruire. Tout à l'heure je redisais une romance que vous devez vous rappeler, puisque c'est vous qui l'avez composée pour moi. Eh bien! en la chantant, je songeais à ceci, que la naissance de Vénus est une fiction d'un sens bien profond. A son début, la passion est comme une écume légère que le vent ballotte sur les flots. Laissez-la grandir, elle devient immortelle. Si vous en aviez le temps, je vous prierais d'ajouter à ma romance un couplet où vous exprimeriez cette pensée; car je la chante souvent, et bien souvent je pense à vous, Ezzelin. Croiriez-vous que tout à l'heure, lorsque vous avez prononcé mon nom de la fenêtre de la galerie, votre voix ne m'a pas laissé le moindre doute? Et quand je vous ai aperçu dans le crépuscule, mes yeux n'ont pas hésité un instant à vous reconnaître. C'est que nous ne voyons pas seulement avec les yeux du corps. L'âme a des sens mystérieux, qui deviennent plus nets et plus perçants à mesure que nous déclinons rapidement vers une fin prématurée. Je l'avais souvent ouï dire à mon oncle. Vous savez ce qu'on raconte de la bataille de Lépante. La veille du jour où la flotte ottomane succomba sous les armes glorieuses de nos ancêtres autour de ces écueils, les pêcheurs des lagunes entendirent autour de Venise de grands cris de guerre, des plaintes déchirantes, et les coups redoublés d'une canonnade furieuse. Tous ces bruits flottaient dans les ondes et planaient dans les cieux. On entendait le choc des armes, le craquement des navires, le sifflement des boulets, les blasphèmes des vaincus, la plainte des mourants; et cependant aucun combat naval ne fut livré cette nuit-là, ni sur l'Adriatique, ni sur aucune autre mer. Mais ces âmes simples eurent comme une révélation et une perception anticipée de ce qui arriva le lendemain à la clarté du soleil, à deux cents lieues de leur patrie. C'est le même instinct qui m'a fait savoir la nuit dernière que je vous verrais aujourd'hui; et ce qui vous paraîtra fort étrange, Ezzelin, c'est que je vous ai vu exactement dans le costume que vous avez maintenant, et pâle comme vous l'êtes. Le reste de mon rêve est sans doute fantastique, et pourtant je veux vous le dire. Vous étiez sur votre galère aux prises avec les pirates, et vous déchargiez votre pistolet à bout portant sur un homme dont il m'a été impossible de voir la figure, mais qui était coiffé d'un turban rouge. En ce moment la vision a disparu.

– Cela est étrange, en effet,» dit Ezzelin en regardant fixement Giovanna, dont l'oeil était clair et brillant, la parole animée, et qui semblait sous l'inspiration d'une sorte de puissance divinatoire.

Giovanna remarqua son étonnement, et lui dit:

«Vous allez croire que mon esprit est égaré. Il n'en est rien cependant. Je n'attache point à ce rêve une grande importance, et je n'ai point la puissance des sibylles. Combien ne m'eût-elle pas été précieuse en ces heures d'inquiétude dévorante qui se renouvellent sans cesse pour moi, et qui me tuent lentement! Hélas! dans ces périls auxquels Soranzo s'expose chaque jour, c'est en vain que j'ai interrogé de toute la puissance de mes sens et de toute celle de mon âme l'horreur des ténèbres ou les brumes de l'horizon; ni dans mes veilles désolées, ni dans mes songes funestes, je n'ai trouvé le moindre éclaircissement au mystère de sa destinée. Mais avant d'en finir avec ces visions qui sans doute vous font sourire, laissez-moi vous dire que l'homme au turban rouge de mon rêve vous a fait, en s'effaçant dans les airs, un signe de menace. Laissez-moi vous dire aussi, et pardonnez-moi cette faiblesse, que j'ai senti, au moment où la vision a disparu, une terreur que je n'avais pas éprouvée tant que le tableau de ce combat avait été devant mes yeux; ne méprisez pas tout à fait les appréhensions d'un esprit plus chagrin que malade. Il me semble qu'un grand péril vous menace de la part des pirates, et je vous supplie de ne pas vous remettre en mer sans avoir engagé mon époux à vous donner une escorte jusqu'à la sortie de nos écueils. Promettez-moi de le faire.

– Hélas! madame, répondit Ezzelin avec un triste sourire, quel intérêt pouvez-vous prendre à mon sort? Que suis-je pour vous? Votre affection ne m'a point élu époux; votre confiance ne veut pas m'accepter pour frère; car vous refusez mes secours, et pourtant j'ai la certitude que vous en avez besoin.

 

– Ma confiance et mon affection sont à vous comme à un frère; mais je ne comprends pas ce que vous me dites quand vous me parlez de secours. Je souffre, il est vrai; je me consume dans une agonie affreuse, mais vous n'y pouvez rien, mon cher Ezzelin; et puisque nous parlons de confiance et d'affection, Dieu seul peut me rendre celles de Soranzo!

– Vous avouez que vous avez perdu son amour, madame; n'avouerez-vous point que vous avez à sa place hérité de sa haine?»

Giovanna tressaillit, et, retirant sa main avec épouvante:

«Sa haine! s'écria-t-elle, qui donc vous a dit qu'il me haïssait? Oh! quelle parole avez-vous dite, et qui vous a chargé de me porter le coup mortel? Hélas! vous venez de m'apprendre que je n'avais pas encore souffert, et que son indifférence était encore pour moi du bonheur.»

Ezzelin comprit combien Giovanna aimait encore ce rival que, malgré lui, il venait d'accuser. Il sentit, d'une part, la douleur qu'il causait à cette femme infortunée, et de l'autre, la honte d'un rôle tout à fait opposé à son caractère; il se hâta de rassurer Giovanna, et de lui dire qu'il ignorait absolument les sentiments d'Orio à son égard, mais elle eût bien de la peine à croire qu'il eût parlé ainsi par sollicitude et sous forme d'interrogation.

«Quelqu'un ici vous aurait-il parlé de lui et de moi? lui répéta-t-elle plusieurs fois en cherchant à lire sa pensée dans ses yeux. Serait-ce mon arrêt que vous avez prononcé sans le savoir, et suis-je donc la seule ici à ignorer qu'il me hait? Oh! je ne le croyais pas!»

En parlant ainsi, elle fondit en larmes; et le comte, qui, malgré lui, avait senti l'espérance se réveiller dans son coeur, sentit aussi que son coeur se brisait pour toujours. Il fit un effort magnanime sur lui-même pour consoler Giovanna, et pour prouver qu'il avait parlé au hasard. Il l'interrogea affectueusement sur sa situation. Affaiblie par ses pleurs et vaincue par la noblesse des sentiments d'Ezzelin, elle s'abandonna à plus d'expansion qu'elle n'avait résolu peut-être d'en avoir.

«O mon ami! lui dit-elle, plaignez-moi, car j'ai été insensée en choisissant pour appui cet être superbe qui ne sait point aimer! Orio n'est point comme vous un homme de tendresse et de dévouement; c'est un homme d'action et de volonté. La faiblesse d'une femme ne l'intéresse pas, elle l'embarrasse. Sa bonté se borne à la tolérance; elle ne s'étend pas jusqu'à la protection. Aucun homme ne devrait moins inspirer l'amour, car aucun homme ne le comprend et ne l'éprouve moins. Et cependant cet homme inspire des passions immenses, des dévouements infatigables. On ne l'aime ni ne le hait à demi, vous le savez; et vous savez aussi sans doute que, pour les hommes de cette nature, il en est toujours ainsi. Plaignez-moi donc; car je l'aime jusqu'au délire, et son empire sur moi est sans bornes. Vous voyez, noble Ezzelin, que mon malheur est sans ressources. Je ne me fais point illusion, et vous pouvez me rendre cette justice, que j'ai toujours été sincère avec vous comme avec moi-même. Orio mérite l'admiration et l'estime des hommes, car il a une haute intelligence, un noble courage et le goût des grandes choses; mais il ne mérite ni l'amitié ni l'amour, car il ne ressent ni l'un ni l'autre; il n'en a pas besoin, et tout ce qu'il peut pour les êtres qui l'aiment, c'est de se laisser aimer. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit à Venise, le jour où j'ai eu le courage egoïste de vous ouvrir mon coeur, et de vous avouer qu'il m'inspirait un amour passionné, tandis que vous ne m'inspiriez qu'un amour fraternel.

– Ne rappelons pas ce jour de triste mémoire, dit Ezzelin; quand la victime survit au supplice, chaque fois que son souvenir l'y reporte, elle croit le subir encore.

– Ayez le courage de vous rappeler ces choses avec moi, reprit Giovanna; nous ne nous reverrons peut-être plus, et je veux que vous emportiez la certitude de mon estime pour vous, et du repentir que j'ai gardé de ma conduite à votre égard.

– Ne me parlez pas de repentir, s'écria Ezzelin attendri; de quel crime, ou seulement de quelle faute légère êtes-vous coupable? N'avez-vous pas été franche et loyale avec moi? N'avez-vous pas été douce et pleine de pitié, en me disant vous-même ce que tout autre à votre place m'eût fait signifier par ses parents et sous le voile de quelque prétexte spécieux! Je me souviens de vos paroles: elles sont restées gravées dans mon coeur pour mon éternelle consolation et en même temps pour mon éternel regret. «Pardonnez-moi, avez-vous dit, le mal que je vous fais, et priez Dieu que je n'en sois pas punie; car je n'ai plus ma volonté, et je cède à une destinée plus forte que moi.»

– Hélas! hélas! dit Giovanna, oui c'était une destinée! Je le sentais déjà, car mon amour est né de la peur, et, avant que je connusse à quel point cette peur était fondée, elle régnait déjà sur moi. Tenez, Ezzelin, il y a toujours eu en moi un instinct de sacrifice et d'abnégation, comme si j'eusse été marquée, en naissant, pour tomber en holocauste sur l'autel de je ne sais quelle puissance avide de mon sang et de mes larmes. Je me souviens de ce qui se passait en moi lorsque vous me pressiez de vous épouser, avant le jour fatal où j'ai vu Soranzo pour la première fois. «Hâtons-nous, me disiez-vous; quand on s'aime, pourquoi tarder à être heureux? Parce que nous sommes jeunes tous deux, ce n'est pas une raison pour attendre. Attendre, c'est braver Dieu, car l'avenir est son trésor; et ne pas profiter du présent, c'est vouloir d'avance s'emparer de l'avenir. Les malheureux doivent dire: Demain! et les heureux: Aujourd'hui! Qui sait ce que nous serons demain? Qui sait si la balle d'un Turc ou une vague de la mer ne viendra pas nous séparer à jamais? Et vous-même, pouvez-vous assurer que demain vous m'aimerez comme aujourd'hui?» Un vague pressentiment vous faisait ainsi parler sans doute, et vous disait de vous hâter. Un pressentiment plus vague encore m'empêchait de céder, et me disait d'attendre. Attendre quoi? Je ne savais pas; mais je croyais que l'avenir me réservait quelque chose, puisque le présent me laissait désirer.

– Vous aviez raison, dit le comte, l'avenir vous réservait l'amour.

– Sans doute, reprit Giovanna avec amertume, il me réservait un amour bien différent de ce que j'éprouvais pour vous. J'aurais tort de me plaindre, car j'ai trouvé ce que je cherchais. J'ai dédaigné le calme, et j'ai trouvé l'orage. Vous rappelez-vous ce jour où j'étais assise entre mon oncle et vous? Je brodais, et vous me lisiez des vers. On annonça Orio Soranzo. Ce nom me fit tressaillir, et en un instant tout ce que j'avais entendu dire de cet homme singulier me revint à la mémoire. Je ne l'avais jamais vu, et je tremblai de tous mes membres quand j'entendis le bruit de ses pas. Je n'aperçus ni son magnifique costume, ni sa haute taille, ni ses traits empreints d'une beauté divine, mais seulement deux grands yeux noirs pleins à la fois de menace et de douceur, qui s'avançaient vers moi fixes et étincelants. Fascinée par ce regard magique, je laissai tomber mon ouvrage, et restai clouée sur mon fauteuil, sans pouvoir ni me lever ni détourner la tête. Au moment où Soranzo, arrivé près de moi, se courba pour me baiser la main, ne voyant plus ces deux yeux qui m'avaient jusque-là pétrifiée, je m'évanouis. On m'emporta, et mon oncle, s'excusant sur mon indisposition, le pria de remettre sa visite à un autre jour. Vous vous retirâtes aussi sans comprendre la cause de mon évanouissement.