Kostenlos

Journal d'un voyageur pendant la guerre

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Encore une nomination honteuse dans les journaux; l'impudeur est en progrès.

25 janvier.

Succès de Garibaldi à Dijon. Il y a là, je ne sais où, mais sous les ordres du héros de l'Italie, un autre Italien moins enfant, moins crédule, moins dupe de certains associés, le doux et intrépide Frapolli, grand-maître de la maçonnerie italienne, qui, dès le commencement de la guerre, est venu nous apporter sa science, son dévouement, sa bravoure. Personne ne parle de lui, c'est à peine si un journal l'a nommé. Il n'a pas écrit une ligne, il ne s'est même pas rappelé à ses amis. Modeste, pur et humain comme Barbès, il agit et s'efface, – et il y a eu dans certains journaux des éloges pour de certains éhontés qu'on a nommés à de hauts grades en dépit des avertissements de la presse mieux renseignée. Malheur! tout est souillé, tout tombe en dissolution. Le mépris de l'opinion semble érigé en système.

26 janvier.

Encore une levée, celle des conscrits par anticipation. On a des hommes à n'en savoir que faire, des hommes qu'il faut payer et nourrir, et qui seront à peine bons pour se battre dans six mois; ils ne le seront jamais, si on continue à ne pas les exercer et à ne les armer qu'au moment de les conduire au feu. Mon troisième petit-neveu vient de s'engager.

27.

Visites de jeunes officiers de mobilisés, enfants de nos amis du Gard. Ils sont en garnison dans le pays on ne peut plus mal, et ne faisant absolument rien, comme les autres. Châteauroux regorge de troupes de toutes armes qui vont et viennent, on ne saura certainement jamais pourquoi. A La Châtre, on a de temps en temps un passage annoncé; on commande le pain, il reste au compte des boulangers. L'intendance a toujours un règlement qui lui défend de payer. D'autres fois la troupe arrive à l'improviste, on n'a reçu aucun avis, le pain manque. Heureusement les habitants de La Châtre pratiquent l'hospitalité d'une manière admirable; ils donnent le pain, la soupe, le vin, la viande à discrétion: ils coucheraient sur la paille plutôt que de ne pas donner de lit à leur hôte. Ils n'ont pas été épuisés; mais dans les villes à bout de ressources les jeunes troupes souffrent parfois cruellement, et on s'étonne de leur résignation. Le découragement s'en mêle. Subir tous les maux d'une armée en campagne et ne recevoir depuis trois et quatre mois aucune instruction militaire, c'est une étrange manière de servir son pays en l'épuisant et s'épuisant soi-même.

Un peu de fantaisie vient égayer un instant notre soirée, c'est une histoire qui court le pays. Trois Prussiens (toujours trois!) ont envahi le département, c'est-à-dire qu'ils en ont franchi la limite pour demander de la bière et du tabac dans un cabaret. De plus, ils ont demandé le nom de la localité. En apprenant qu'ils étaient dans l'Indre, ils se sont retirés en toute hâte, disant qu'il leur était défendu d'y entrer, et que ce département ne serait pas envahi à cause du château de Valençay, le duc ayant obtenu de la Prusse, où ses enfants sont au service du roi, qu'on respecterait ses propriétés.

Il y a déjà quelque temps que cette histoire court dans nos villages. Les habitants de Valençay ont dit que si les Prussiens respectaient seulement les biens de leur seigneur et ravageaient ceux du paysan, ils brûleraient le château.

Il y a quelque chose qu'on dit être vrai au fond de ce roman, c'est que le duc de Valençay aurait écrit de Berlin à son intendant d'emballer et de faire partir les objets précieux, et que, peu après, il aurait donné l'ordre de tout laisser en place. Qu'on lui ait promis en Prusse de respecter son domaine seigneurial, cela est fort possible; mais que cette promesse se soit étendue au département, c'est ce que nous ne croirons jamais, malgré la confiance qu'elle inspire aux amateurs de merveilleux.

28 janvier.

Lettres de Paris du 15. Morère est bien vivant, Dieu merci! Par une chance inespérée, à cette date nous n'avions ni morts ni malades parmi nos amis; mais depuis treize jours de bombardement, de froid et peut-être de famine de plus! – Mon bon Plauchut m'écrit qu'il mange sa paillasse, c'est-à-dire que le pain de Paris est fait de paille hachée. Il me donne des nouvelles de tous ceux qui m'intéressent. Il m'en donne aussi de mon pied-à-terre de Paris, qui a reçu un obus dans les reins. Le 15, on jouait François le Champi au profit d'une ambulance. Cette pièce, jouée pour la première fois en 49, sous la République, a la singulière destinée d'être jouée encore sous le bombardement. Une bergerie!

Mes pauvres amis sont héroïques, ils ne veulent pas se plaindre, ils ne veulent souffrir de rien. J'ai des nouvelles des Lambert. Leur cher petit enfant mord à belles dents dans les mets les plus étranges. On a été forcé de l'emporter la nuit dans un autre quartier. Les bombes leur sifflaient aux oreilles. Berton, père et fils, ont été de toutes les sorties comme volontaires. D'autres excellents artistes sont aussi sur la brèche, les hommes aux remparts, les femmes aux ambulances. Tous sont déjà habitués aux obus et les méprisent. Les gamins courent après. Paris est admirable, on est fier de lui!

28 au soir.

Mais les exaltés veulent le mâter, le livrer peut-être. Il y a encore eu une tentative contre l'Hôtel-de-Ville, et cette fois des gardes nationaux insurgés ont tiré sur leurs concitoyens. Ce parti, si c'en est un, se suicide. De telles provocations dans un pareil moment sont criminelles et la première pensée qui se présente à l'esprit est qu'elles sont payées par la Prusse. On saura plus tard si ce sont des fous ou des traîtres. Quels qu'ils soient, ils tuent, ils provoquent la tuerie: ce ne sont pas des Français, ou ce ne sont pas des hommes.

On parle d'armistice et même de capitulation. Ces émeutes rendent peut-être la catastrophe inévitable. Les journaux anglais annoncent la fin de la guerre. Le gouvernement de Bordeaux s'en émeut et nous défend d'y croire. Ne lui en déplaise, nous n'y croyons que trop. La misère doit sévir à Paris. On a beau nous le cacher, nos amis ont beau nous le dissimuler, cela devient évident. Le bois manque, le pain va manquer. L'exaltation des clubs va servir de prétexte à ce qui reste de bandits à Paris, – et il en reste toujours, – pour piller les vivres et peut-être les maisons. La majorité de la garde nationale paraît irritée et blâme la douceur du général Trochu. Le général Vinoy est nommé gouverneur de Paris à sa place. Est-ce l'énergie, est-ce la patience qui peuvent sauver une pareille situation? – Elle est sans exemple dans l'histoire. Les Prussiens sont-ils appelés à la résoudre en brûlant Paris? On ne ferme pas l'oeil de la nuit, on voudrait être mort jusqu'à demain, – et peut-être que demain ce sera pire!

Dimanche 29 janvier.

C'en est fait! Paris a capitulé, bien qu'on ne prononce pas encore ce mot-là. Un armistice est signé pour vingt et un jours. Convocation d'une assemblée de députés à Bordeaux: c'est Jules Favre qui a traité à Versailles. On va procéder à la hâte aux élections. On ne sait rien de plus. Y aura-t-il ravitaillement pour le pauvre Paris affamé? car il est affamé, la chose est claire à présent! La paix sortira-t-elle de cette suspension d'armes? Pourrons-nous communiquer avec Paris? A quelles conditions a-t-on obtenu ce sursis au bombardement? Il est impossible que l'ennemi n'ait pas exigé la reddition d'un ou de plusieurs forts. Il n'y a pas d'illusion à conserver. Cela devait finir ainsi! L'émeute a dû être plus grave qu'on ne l'a avoué. Les Prussiens en profitent. Malheureux agitateurs! que le désastre, la honte et le désespoir du pays vous étouffent, si vous avez une conscience!

Le désordre et le dégoût où l'on a jeté la France rendaient notre perte inévitable. Mais fallait-il laisser dire à nos ennemis:

– Ce peuple insensé se livre lui-même! Les haines qui le divisent ont fait plus que nos boulets, plus que la famine elle-même!

Ah! mécontents de Paris, vous qui accusez vos chefs de trahison, et vous aussi qui les abandonnez parce qu'ils veulent épargner la vie des émeutiers, si les choses sont comme elles paraissent, vous êtes tous bien coupables, mais si malheureux qu'on vous plaint tous et qu'on tâchera d'arracher de son coeur cette page de votre histoire pour ne se rappeler que cinq mois de patience, d'union, d'héroïsme véritable!

On vous plaint et on vous aime tous quand même: vous n'êtes plus écrasés par les bombes, vos pauvres enfants vont avoir du pain. On respire en dépit d'une douleur profonde, et on veut la paix, – oui, la paix au prix de notre dernier écu, pourvu que vous échappiez à cette torture! Quant à moi, il était au-dessus de mes forces de la contempler plus longtemps, et j'avoue qu'en ce moment je suis irritée contre ceux qui reprochent à votre gouvernement d'avoir cédé devant l'horreur de vos souffrances. On réfléchira demain, aujourd'hui on pleure et on aime: arrière ceux qui maudissent!

janvier.

A présent nous savons pourquoi Paris a dû subir si brusquement son sort. Encore une fois nous n'avons plus d'armée! Tandis que celles de l'Ouest et du Nord sont en retraite, celle de l'Est est en déroute. Le malheureux Bourbaki, harcelé, dit-on, par les exigences, les soupçons et les reproches de la dictature de Bordeaux, s'est brûlé la cervelle. Aucune dépêche ne nous en a informés, les journaux que nous pouvons nous procurer le disent timidement dans un entrefilet. Mais on le sait trop à Versailles, et devant l'évidence Jules Favre a dû perdre tout espoir.

 

Ce nouveau drame est navrant. Celui-là ne trahissait pas qui s'est tué pour ne pas survivre à la défaite!

31 janvier.

Dépêche officielle. —Alea jacta est! La dictature de Bordeaux rompt avec celle de Paris. Il ne lui manquait plus, après avoir livré par ses fautes la France aux Prussiens, que d'y provoquer la guerre civile, par une révolte ouverte contre le gouvernement dont il est le délégué! Peuple, tu te souviendras peut-être cette fois de ce qu'il faut attendre des pouvoirs irresponsables! Tu en as sanctionné un qui t'a jeté dans cet abîme, tu en as subi un autre que tu n'avais pas sanctionné du tout et qui l'y plonge plus avant, grâce au souverain mépris de tes droits. Deux malades, un somnambule et un épileptique, viennent de consommer ta perte. Relève-toi, si tu peux!

«L'occupation des forts de Paris par les Prussiens, dit cette curieuse dépêche, semble indiquer que la capitale a été rendue en tant que place forte. La convention qui est intervenue semble avoir surtout pour objet la formation et la nomination d'une assemblée.

«La politique soutenue et pratiquée par le ministre de l'intérieur et de la guerre est toujours la même: guerre à outrance, résistance jusqu'à complet épuisement!»

Entends-tu et comprends-tu, pauvre peuple? Le complet épuisement est prévu, inévitable, et le voilà décrété!

«Employez donc toute votre énergie, dit la dépêche en s'adressant à ses préfets, à maintenir le moral des populations!»

Le moyen est sublime! Promettez-leur le complet épuisement! Voilà tout ce que vous avez à leur offrir. Eh bien! c'est déjà fait. Vous avez tout pris, et cela ne vous a servi à rien. Il faut aviser au moyen de vider deux fois chaque bourse vide et de tuer une seconde fois chaque homme mort!

Viennent ensuite des ordres relatifs à la discipline.

«Les troupes devront être exercées tous les jours pendant de longues heures pour s'aguerrir.»

Il est temps d'y songer, à présent que celles qui savaient se battre sont prisonnières ou cernées, et que celles qui ne savent rien sont démoralisées par l'inaction et décimées par les maladies! Ferez-vous repousser les pieds gelés que la gangrène a fait tomber dans vos campements infects? Ressusciterez-vous les infirmes, les phthisiques, les mourants que vous avez fait partir et qui sont morts au bout de vingt-quatre heures? Rétablirez-vous la discipline dont vous vous êtes préoccupé tout récemment et que vous avez laissée périr comme une chose dont l'élément civil n'avait aucun besoin?

Mais voici le couronnement du mépris pour les droits de la nation: Après avoir décrété la guerre à outrance, le ministre de l'intérieur et de la guerre, l'homme qui n'a pas reculé devant cette double tâche, ajoute:

– Enfin, il n'est pas jusqu'aux élections qui ne puissent et ne doivent être mises à profit.

Et puis, tout de suite, vient l'ordre d'imposer la volonté gouvernementale, j'allais dire impériale, aux électeurs de la France.

– Ce qu'il faut à la France, c'est une assemblée qui veuille la guerre et soit décidée à tout.

«Le membre du gouvernement qui est attendu arrivera sans doute demain matin. Le ministre, – c'est de lui-même que parle M. Gambetta, —le ministre s'est fixé un délai qui expire demain à trois heures

C'est-à-dire que, si l'on tarde à lui céder, il passera outre et régnera seul. Le tout finit par un refrain de cantate:

– Donc, patience! fermeté! courage! union et discipline!

Voilà comme M. Gambetta entend ces choses! Quand il a apposé beaucoup de points d'exclamation au bas de ses dépêches et circulaires, il croit avoir sauvé la patrie.

Nous voilà bien et dûment avertis que Paris ne compte pas, que c'est une place forte comme une autre, qu'on peut ne pas s'en soucier et continuer l'épuisement rêvé par la grande âme du ministre pendant que l'ennemi, maître des forts, réduira en cendre la capitale du monde civilisé. Il n'entre pas dans la politique, si modestement suivie et pratiquée par le ministre, de s'apitoyer sur une ville qui a eu la lâcheté de succomber sans son aveu!

Ce déplorable enivrement d'orgueil qui conduit un homme, fort peu guerrier, à la férocité froide et raisonnée, est une note à prendre et à retenir. Voilà ce que le pouvoir absolu fait de nous! Dépêchez-vous de vous donner des maîtres, pauvres moutons du Berry!

1er février.

Aujourd'hui le ministre refait sa thèse. Il change de ton à l'égard de Paris. C'est une ville sublime, qui ne s'est défendue que pour lui donner le temps de sauver la France, et il nous assure qu'elle est sauvée, vu qu'il a formé «des armées jeunes encore, mais auxquelles il n'a manqué jusqu'à présent que la solidité qu'on n'acquiert qu'à la longue.»

Il absout Paris, mais il accuse le gouvernement de Paris, dont apparemment il ne relève plus.

– On a signé à notre insu, sans nous avertir, sans nous consulter, un armistice dont nous n'avons connu que tardivement la coupable légèreté, qui livre aux troupes prussiennes des départements occupés par nos soldats, et qui nous impose l'obligation de rester trois semaines au repos pour réunir, dans les tristes circonstances où se trouve le pays, une assemblée nationale. Cependant personne ne vient de Paris, et il faut agir.

On s'imagine qu'après avoir ainsi tancé la légèreté coupable de son gouvernement, le ministre va lui résister? Il l'avait annoncé hier, il s'était fixé un délai. Le délai est expiré, et il n'ose! Il va obéir et s'occuper d'avoir une assemblée vraiment nationale. Pardonnons-lui une heure d'égarement, passons-lui encore cette proclamation illisible, impertinente, énigmatique. Espérons qu'il n'aura pas de candidats officiels, bien qu'il semble nous y préparer. Espérons que, pour la première fois depuis une vingtaine d'années, le suffrage universel sera entièrement libre, et que nous pourrons y voir l'expression de la volonté de la France.

Ce retard du délégué de Paris, qui offense et irrite le délégué de Bordeaux, nous inquiète, nous autres. Paris aurait-il refusé de capituler malgré l'occupation des forts? Paris croit-il encore que nos armées sont à dix lieues de son enceinte? On l'a nourri des mensonges du dehors, et c'est là un véritable crime. Nos anxiétés redoublent. Peut-être qu'au lieu de manger on s'égorge. – Le ravitaillement s'opère pourtant, et on annonce qu'on peut écrire des lettres ouvertes et envoyer des denrées.

2 février.

J'ai écrit quinze lettres, arriveront-elles? – Il fait un temps délicieux; j'ai écrit la fenêtre ouverte. Les bourgeons commencent à se montrer, le perce-neige sort du gazon ses jolies clochettes blanches rayées de vert. Les moutons sont dans le pré du jardin, mes petites-filles les gardent en imitant, à s'y tromper, les cris et appels consacrés des bergères du pays. Ce serait une douce et heureuse journée, s'il y avait encore de ces journées-là; mais le parti Gambetta nous en promet encore de bien noires. Il a pris le mot d'ordre; il veut la guerre à outrance et le complet épuisement. Pour quelques-uns, c'est encore quelques mois de pouvoir; pour les désintéressés, c'est la satisfaction sotte d'appartenir au parti qui domine la situation et fait trembler la volaille, c'est-à-dire les timides du parti opposé; – mais le paysan et l'ouvrier ne tremblent pas tant qu'on se l'imagine! Le paysan surtout est très-calme, il sourit et se prépare à voter, quoi? – La paix à outrance peut-être; on l'y provoque en le traitant de lâche et d'idiot. L'autre jour, un vieux disait:

– Ils s'y prennent comme ça? On leur fera voir qu'on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre.

Ce qu'il y a de certain, c'est qu'ils se prononceront ici en masse contre le complet épuisement, et ils n'auront pas tort.

– Avec quoi, disent-ils, nourrira-t-on ceux que l'ennemi a ravagés, si on ravage le reste?

Ils n'ignorent pas que les provinces défendues souffrent autant des nationaux que des ennemis, et, comme le vol des prétendus fournisseurs et le pillage des prétendus francs-tireurs entrent à présent sans restriction et sans limite dans nos prétendus moyens de défense, ils ne veulent plus se défendre avec un gouvernement qui ne les préserve de rien et les menace de tout.

Vendredi 3 février.

Le mal augmente. La menace se dessine. Le ministre de Bordeaux décrète de son chef des incompatibilités que la République ne doit pas connaître. Il exclut non-seulement de l'éligibilité les membres de toutes les familles déchues du trône, mais encore les anciens candidats officiels, les anciens préfets de l'Empire, auxquels, par une logique d'un nouveau genre, il substitue les siens. On ne pourra pas élire les préfets d'il y a six mois; en revanche, on pourra élire les préfets actuellement en fonctions! C'est le coup d'État de la folie; il y a des gens pour l'admirer et en accepter les conséquences. – Que fait donc le gouvernement de Paris, qui, on le sait, ne veut pas accepter cette modification à la première, à la plus sacrée des lois républicaines? L'ennemi l'empêche-t-il de communiquer avec la délégation? Ce serait de la part de M. de Bismarck une nouvelle et sanglante perfidie que de vouloir outrager et avilir le suffrage universel.

Beaucoup de préfets n'oseront pas, j'espère, afficher l'outrage au peuple sur les murs des villes. Ce serait le signal de grands désordres. Les maires ne l'oseront pas dans les campagnes. Dieu nous préserve des colères de la réaction, si stupidement provoquées et si cruellement aveugles quand elles prennent leur revanche! Que la soupape de sûreté s'ouvre vite, que le gouvernement de Paris répare la faute de son ex-collègue, et que le peuple vote librement! Tout est perdu sans cela. Une guerre civile, et c'est maintenant que la paix avec l'étranger devient à jamais honteuse pour la France.

Vendredi soir.

Enfin! Jules Simon est arrivé à Bordeaux avec un décret signé de tous les membres du gouvernement de Paris, donnant un démenti formel aux prétentions du délégué. Se prononcera-t-il aussi contre la mesure qui vient de faire un si grand scandale, et dont le ministre de la justice a endossé la cruelle responsabilité? L'atteinte portée ces jours-ci à l'inamovibilité de la magistrature a été pour nous, qui aimons et respectons Crémieux, une douloureuse stupéfaction. Certes les magistrats frappés par cette mesure n'ont pas nos sympathies; mais détruire un principe pour punir quelques coupables, et se résoudre à un tel acte au moment de perdre le pouvoir, c'est inexplicable de la part d'un homme dont l'intelligence et la droiture d'intentions n'ont jamais été mises en doute, que je sache. Que s'est-il donc passé? Cette verte vieillesse s'est-elle affaissée tout d'un coup sous la pression des exaltés?

Le parti Gambetta était donc fermement convaincu que la guerre commençait, qu'il fallait entrer dans la voie des grandes mesures dictatoriales pour donner un nouvel élan à la France, et qu'on avait un an de lutte acharnée, ou une prochaine série de grandes victoires pour arriver au consulat?

A Paris, on est triste, mais résigné; il n'y a pas eu le moindre trouble, bien qu'on l'ait beaucoup donné à entendre pour nous effrayer. Il y a un système à la fois réactionnaire et républicain pour nous brouiller avec Paris; les meneurs des deux partis s'y acharnent.

Nous apprenons enfin que l'armée de Bourbaki a passé en Suisse au moment d'être cernée et détruite. L'ignorait-on à Bordeaux? A coup sûr, M. de Bismarck ne l'a pas laissé ignorer à Paris.

Le pauvre général Bourbaki n'est pas mort, bien qu'il se soit mis réellement une balle dans la tête. Les uns disent qu'il est légèrement blessé, d'autres qu'il l'est mortellement. Quoi qu'il en soit, il a voulu mourir; c'est le seul général qui ait manqué de philosophie devant la défaite. Tous les autres se portent bien. Tant mieux pour ceux qui se sont bien battus!

4 février.

Les feuilles poussent aux arbres, mais nos beaux blés sont rentrés sous terre. La campagne, si charmante chez nous en cette saison, est d'un ton affreux. Des espaces immenses sont rasés par la gelée. Il est dit que nous perdrons tout, même l'espérance. M. de Bismarck nous envoie des dépêches! Il déclare qu'il n'admet pas les incompatibilités de M. Gambetta. C'est lui qui nous protége contre notre gouvernement. C'est la scène grotesque passant à travers le drame sombre.

 

Lettres du Midi. Ils sont effrayés. Le coup d'État les menace, disent-ils, de grands malheurs. Beaucoup de bons républicains vont voter pour les conservateurs. C'est une combinaison fortuite amenée par la situation.

Ici tout se passera en douceur comme de coutume, mais la liste républicaine aura si peu de voix que le parti Gambetta payera cher la faute de son chef. Il y a là des noms aimés; mais, pour défendre le système qu'ils s'obstinent à représenter, il faudrait fausser sa propre conscience, et peu de gens estimables s'y décideront. Il y en aura pourtant; il y a toujours des politiques purs qui font bon marché de leurs scrupules et de leurs répugnances pour obéir à un système convenu; c'est même cela qu'ils appellent la conduite politique. J'avoue que j'ai toujours eu de l'aversion pour cette stratégie de transaction.

Dans sa proclamation dernière, M. Gambetta disait, en finissant, une parole énigmatique:

– Pour atteindre ce but sacré (la guerre à outrance représentée par le choix des candidats), il faut y dévouer nos coeurs, nos volontés, notre vie, et, sacrifice difficile peut-être, laisser là nos préférences. Aux armes! aux armes! etc.

Le parti entend sans doute son chef à demi-mot. Pour nous, simples mortels sans malice, nous nous posons des questions devant le texte mystérieux. Ne serait-ce pas l'annonce d'une évolution politique comme celle de ces républicains du Midi qui m'écrivaient hier:

«Devant l'ennemi du suffrage universel, nous passerons à l'ennemi de l'ennemi!»

M. Gambetta, passant à l'alliance avec les rouges qu'il a contenus jusqu'ici dans les villes agitées par eux, serait plus logique; jusqu'ici ses préférences ont été pour ses confrères de Paris qui lui ont confié nos destinées, faisant en cela, selon nous, acte d'énorme légèreté. A présent, le dictateur va sans doute donner sa confiance et son appui aux ennemis d'hier, et je ne vois pas pourquoi ils ne s'entendraient pas, puisqu'ils sont aussi friands que lui de dictature et de coups d'État.

5 février.

Ni lettres, ni journaux pour personne; on est en si grande défiance qu'on croit ce silence commandé. On s'inquiète de ce qui se passe à Bordeaux entre Jules Simon et la dictature.

6.

Pas plus de nouvelles qu'hier; nous n'avons que les journaux d'avant-hier, qui disent que l'armistice, mal réglé ou mal compris, a amené de nouveaux malheurs pour nos troupes. Nous sommes inquiets d'une partie de nos mobilisés qui a été conduite au feu, comme nous le redoutions, sans avoir appris à tenir un fusil, et qui s'est trouvée à l'affaire de la reprise du faubourg de Blois. Ils s'y sont jetés comme des fous, traversant la Loire en désordre sur un pont miné, tombant dans la rivière, sortant de là en riant pour aller droit aux Prussiens embusqués dans les maisons, tirant au hasard leurs mauvais fusils qui éclataient dans leurs mains, et vers le soir se tuant les uns les autres faute de se reconnaître et faute de direction. Le lendemain, nos pauvres enfants étaient cernés; la retraite leur était absolument coupée, et ils attendaient l'écrasement final lorsque, après six heures d'attente dans la boue, l'arme au pied, leur colonel fut obligé de leur laisser connaître l'armistice, mais en leur déclarant qu'il ne l'acceptait pas. Si Gambetta dure, ce colonel intelligent sera décoré ou général. – Avec de tels chefs, l'épuisement désiré ira vite, et le pouvoir de ceux qui sacrifient ainsi la jeunesse d'un pays ne sera pas d'aussi longue durée qu'ils l'espèrent.

Mardi 7 février.

On raconte enfin la lutte entre Jules Simon et M. Gambetta; elle a été vive, et tous les journaux qui se sont permis de publier le décret du gouvernement de Paris relatif à la liberté des élections ont été saisis à Bordeaux. Le coup d'État est complet!

Une lettre nous apprend ce soir que Jules Simon l'emporte, qu'il a dû montrer une fermeté qui n'a pas été sans péril pour lui, que M. Gambetta se décide à donner sa démission, et que le décret de Paris qui annule le sien sera publié demain.

Demain! c'est le jour du vote! On aura commencé à voter, et dans beaucoup de localités on aura fini de voter sans savoir qu'on est libre de choisir son candidat; mais en revanche les préfets en fonctions pourront être élus dans les localités qu'ils administrent encore. On promène déjà partout des listes officielles qu'on appelle listes républicaines. Ainsi le premier appel au peuple fait par cette république-là aura suivi la forme impériale et admis des incompatibilités inconnues sous l'empire. C'est une honte! mais qu'elle retombe sur ceux qui l'acceptent!

Rendons justice au gouvernement de Paris, il a fait cette fois son devoir autant qu'il l'a pu, et oublions vite ce mauvais rêve d'un coup de dictature avorté. Le vote sera libre quand même, grâce à la ferme volonté que montrent les masses d'exercer leur droit dans toute son étendue.

Il y a ici diverses listes de conciliation qui ne nuiront pas à la principale, la liste dite libérale, celle de la paix, comme l'appellent les paysans. L'autre, c'est celle de la guerre. Ils ne s'y tromperont pas.

Aucun symptôme de bonapartisme ni de cléricalisme dans les esprits autour de nous. Je ne connais aucun des candidats qui représentent pour eux le vote pour la paix; je vis cloîtrée, je ne vois même presque jamais les paysans de la nouvelle génération.

Ils ont beaucoup grandi en fierté et en bien-être, ces paysans de vingt à quarante ans; ils ne demandent jamais rien. Quand on les rencontre, ils n'ôtent plus leur chapeau. S'ils vous connaissent, ils viennent à vous et vous tendent la main. Tous les étrangers qui s'arrêtent chez nous sont frappés de leur bonne tenue, de leur aménité et de l'aisance simple, amicale et polie de leur attitude. Vis-à-vis des personnes qu'ils estiment, ils sont, comme leurs pères, des modèles de savoir-vivre; mais plus que leurs pères, qui en avaient déjà le sentiment, ils ont la notion et la volonté de l'égalité: c'est le droit de suffrage qui leur a fait monter cet échelon. Ceux qui les traitent tout bas de brutes n'oseraient les braver ouvertement. Il n'y ferait pas bon.

Il y a bien eu quelques menaces dans quelques communes d'alentour. Dans la nôtre et dans les plus voisines, nous savons qu'il y a eu accord et engagement pris d'observer le plus grand calme, de n'échanger avec personne un seul mot irrité ou irritant, de ne pas s'enivrer, de partir tous ensemble et de revenir de même, sans se mêler à aucune querelle, à aucune discussion. Ils ont tous leur bulletin en poche. Ceux qui ne savent pas lire connaissent au moins certaines lettres qui les guident, ou, s'ils ne les connaissent pas, ils en remarquent la forme et l'arrangement avec la sûreté d'observation qui aide le sauvage à retrouver sa direction dans la forêt vierge. Ils ne disent jamais chez nous d'avance pour qui ils voteront, ils se soucient fort peu des noms propres à l'heure qu'il est. Ils ne connaissent pas plus que moi les candidats qui passent pour représenter leur opinion. S'ils font quelques questions, c'est sur la profession et la situation des candidats; le mot avocat les met en défiance. Avocat est une injure au village. Ils aiment les gros industriels, les agriculteurs éclairés, en général tous ceux qui réussissent dans leurs entreprises. Ils rejettent certains noms qu'ils aiment personnellement en disant:

– Que voulez-vous? il n'a pas su faire ses affaires, il ne saurait pas faire celles des autres!

Et ceci est une question d'ordre, d'économie, de sagesse et d'intelligence, ce n'est pas une question de clocher. Le paysan n'a rien à gagner chez nous au changement de personnes. Étant d'un des départements les plus noirs sur la carte de l'instruction, il est au moins préservé de l'ambition par son ignorance. Il n'aspire à aucun emploi, il sait qu'il n'y en a pas pour qui ne sait pas lire. Il ne désire pas sortir de son pays, où il est propriétaire, c'est-à-dire un citoyen égal aux autres, pour aller dans des villes où son ignorance le placerait au-dessous de beaucoup d'autres. L'instruction partielle n'a d'ailleurs pas toujours de bons résultats, elle détache l'homme de son état et de son milieu parce qu'elle le différencie de ses égaux. Il faut qu'elle soit donnée à tous pour être un bien commun dont personne n'ait lieu d'abuser.

Enfin! nous verrons demain si tout se passera sans désordre et sans vexation. On est très-bon dans notre pays, et nous avons un excellent sous-préfet, qui, sous l'Empire tout comme aujourd'hui, a professé et professe un grand respect pour la liberté des opinions. Si on se querelle, ce ne sera pas sa faute.