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Journal d'un voyageur pendant la guerre

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8 décembre.

On ne parle plus de Paladines ni de son armée. Le gouvernement lance des accusations capitales, et, n'osant y donner suite, passe à d'autres exercices. Il nous annonce des succès sous toutes réserves, mais Rouen est pris; on dit qu'il s'est livré pour de l'argent. Eh bien! je n'en crois rien. Il y a un patriotisme furieux et insulteur qui n'a plus de prise sur moi. Si Rouen s'est livré, c'est qu'on ne l'a pas aidé à se défendre, c'est peut-être qu'on l'a indignement trompé.

De notre côté, l'ennemi revient sur Vierzon et sur Bourges; si ces villes ouvertes et dégarnies ne démontent pas les batteries prussiennes à coups de pierres, dira-t-on qu'elles se sont vendues? – Je commence à m'indigner, à me mettre en colère sérieusement, moi qui ai puisé dans la vieillesse une bonne dose de patience; je ne peux souffrir que, pour ne pas avouer les fautes de son parti, on calomnie son pays avec cette merveilleuse facilité. Étrange patriotisme que celui qui outrage la France devant l'ennemi!

Ce soir on décommande la levée des hommes mariés. Pourquoi l'avoir décrétée?

9 décembre.

Petite dépêche rendant compte d'un petit engagement à Bois-le-Duc. Le général d'Aurelle de Paladines a donné sa démission, ou on la lui a fait donner. On a nommé quatre généraux. Les Prussiens sont à Vierzon depuis hier; cela, on n'en parle pas, mais les passants qui fuient, entassés avec leurs meubles dans des omnibus, le disent sur la route.

10.

Grande panique. Des gens de Salbris et d'Issoudun passent devant notre porte, emmenant sur des charrettes leurs enfants, leurs meubles et leurs denrées. Ils disent qu'on se bat à Reuilly. Les restes de l'armée de la Loire sont ralliés, mais on ne sait où; Bourbaki est à Nevers pour se mettre à la tête de quatre-vingt mille hommes venant du Midi ou de cette déroute, on ne sait.

11 décembre.

Le ministre de la guerre va, dit-on, à l'armée de la Loire pour la commander en personne. J'espère que c'est une plaisanterie de ses ennemis; ce qu'il y a de certain, c'est que le gouvernement de Tours se sauve à Bordeaux: c'est le cinquième acte qui commence. Le public va bientôt apprécier; la panique continue. Maurice va aux nouvelles pour savoir s'il faut faire partir la famille. Nous avons des voisins qui font leurs paquets, mais c'est trop tôt; nos mobiles sont toujours à Châteauroux sans armes et sans aucun commencement d'instruction; on ne les y laisserait pas, si l'ennemi venait droit sur eux, à moins qu'on ne les oublie, ce qui est fort possible. Les nouvelles de Paris sont très-alarmantes, ils ont dû repasser la Marne; que peuvent-ils faire, si nous ne faisons rien?

12 décembre.

Dégel. Après tant de neige, c'est un océan de boue. Autre lit pour nos soldats!

13.

La panique reprend et redouble autour de nous. Depuis que nous sommes personnellement menacés, nous sommes moins agités, je ne sais pourquoi. Je tiens à achever un travail auquel je n'avais pas l'esprit ces jours-ci, et qui s'éclaircit à mesure que je compte les heures qui me restent. Tout le monde est soldat à sa manière; je suis, à la tête de mon encrier, de ma plume, de mon papier et de ma lampe, comme un pauvre caporal rassemblant ses quatre hommes à l'arrière-garde. – Les Prussiens ont occupé Vierzon sans faire de mal; ils y ont vendu des cochons volés; ils entendent le commerce. Le général Chanzy se bat vigoureusement du côté de Blois, cela paraît certain. Châteauroux est encombré de fuyards dans un état déplorable. Les Prussiens n'auraient fait que traverser Rouen. Le gouvernement est à Bordeaux.

14 décembre.

On dit que l'ennemi est en route en partie sur Bourges, et que de l'autre côté il bombarde Blois. Les Prussiens paraissent vouloir descendre la Loire jusqu'à Nevers, traverser le centre pour se reformer à Poitiers, c'est-à-dire envahir une nouvelle zone entre le Midi et Paris. Nous devons avoir eu encore une grosse défaite entre Vierzon et Issoudun; on n'en parle pas, mais il y a tant de fuyards et dans un tel état d'indiscipline qu'on suppose un nouveau malheur. Nous sommes sans journaux et sans dépêches; le gouvernement est en voyage. Ce soir, un journal nous arrive de Bordeaux; il ne nous parle que de l'installation de ces messieurs.

15.

Nous aurions repris Vierzon; mais qu'en sait-on? De Blois, on ne sait rien. Le général Chanzy donne encore de l'espérance. Il paraît être résolu, bien armé et avoir de bonnes troupes. Bourbaki serait à Bourges, occupé à rallier les fuyards du corps d'armée du centre de la Loire: On dit qu'ils ont tellement ravagé la campagne qu'il ne reste plus un arbre autour de Bourges. C'était un riche pays maraîcher; espaliers et légumes seraient rasés comme par le feu. On annonce ce soir que Bourbaki est reparti avec cette armée reformée à la hâte et sans résistance. Ils veulent bien se battre, ces pauvres troupiers, ils veulent surtout se battre. Ce qu'ils ne supportent pas, ce que les Prussiens les plus soumis ne supporteraient pas mieux, c'est la famine, la misère, la cruauté du régime qu'on leur impose. – Au lieu de se rapprocher de Paris, Bourbaki aurait l'intention d'aller couper la retraite aux Prussiens vers la frontière. Seraient-ils en retraite? Et on nous le cacherait! Il y a dans l'atroce drame qui se joue l'élément burlesque obligé.

Passage de M. Cathelineau à Châteauroux à la tête d'un beau corps de francs-tireurs qui disent leurs prières devant les populations, bien qu'ils ne soient ni Vendéens ni Bretons, et qu'ils ne se soient pas encore battus.

16.

Calme plat, silence absolu. Le repos est dans l'air. Le temps est rose et gris, les blés poussent à perte de vue. Il ne passe personne, on ne voit pas une poule dans les champs. Cette tranquillité extraordinaire nous frappe tellement que nous nous demandons si la guerre est finie, s'il y a eu guerre, si nous ne rêvons pas depuis quatre mois. – Nous serons peut-être envahis demain.

Ce soir, une petite dépêche. Romorantin a été traversé et rançonné. Nos mobiles ont donné dans une escarmouche et tiré quelques coups de fusil.

17 décembre.

Un mot d'Alexandre Dumas pour m'apprendre la mort de son père. Il était le génie de la vie, il n'a pas senti la mort. Il n'a peut-être pas su que l'ennemi était à sa porte et assistait à sa dernière heure, car on dit que Dieppe est occupé. – Absence totale de nouvelles. A la Châtre, on est consterné, on croit avoir entendu le canon hier dans la soirée. Dans la campagne, on l'a entendu aussi. Je crois que ç'a dû être un tonnerre sourd, le ciel était noir comme de l'encre. Il a passé dans la nuit environ trois mille déserteurs de toutes armes. Ils ont couché emmi les champs, jetant leurs fusils, leurs bidons, et envoyant paître leurs officiers.

18.

Même absence de nouvelles officielles. Le gouvernement s'installe à Bordeaux. Chanzy tenait encore il y a trois jours autour de Vendôme, battant fort bien les Prussiens, à ce qu'on assure et ceci paraît sérieux. Le sous-préfet d'Issoudun a fait savoir que Vierzon était occupé pour la troisième fois par l'ennemi. Bourbaki se serait replié sur Issoudun, renonçant à défendre le centre et se portant sur l'est. De toute façon, l'ennemi est fort près de nous. On s'y habitue, bien qu'on n'ait pas la consolation de pouvoir lui opposer la moindre résistance. Il passera ici comme un coup de vent sur un étang. Je regarde mon jardin en attendant qu'on mette les arbres la racine en l'air, je dîne en attendant que nous n'ayons plus de pain, je joue avec mes enfants en attendant que nous les emportions sur nos épaules, car on réquisitionne les chevaux, même les plus nécessaires, et je travaille en attendant que mes griffonnages allument les pipes de ces bons Prussiens.

19.

Le temps se remet au froid. Pas plus de nouvelles qu'auparavant. Un journal insinue qu'il se passe de grandes choses: c'est bien mauvais signe! Toute la Normandie est envahie. Ils ont ravagé le plus beau pays de France. La Touraine est de plus en plus menacée. Il est difficile de se persuader que tout aille bien.

26.

Même silence. Nous sommes si inquiets que nous lirions de l'officiel avec plaisir. Sommes-nous perdus, qu'on ne trouve rien à dire?

21 décembre.

On parle de nouveaux troubles à Paris. Le parti de la Commune songe-t-il encore à ses affaires au milieu de l'agonie de la France? Il paraît que sa doctrine est de s'emparer du pouvoir de vive force. La dictature est la furie du moment, et jamais la pitoyable impuissance des pouvoirs sans contrôle n'a été mieux démontrée. S'il nous faut en essayer de nouveaux, la France se fâchera; elle garde le silence sombre des explosions prochaines. Ce qui résulte des mouvements de Belleville, – on les appelle ainsi, – c'est qu'une école très-pressée de régner à son tour nous menace de nouvelles aventures. Ces expériences coûtent trop cher. La France n'en veut plus. Elle prouve, par une patience vraiment admirable, qu'elle réprouve la guerre civile: elle sait aussi qu'il n'y en aura pas, parce qu'elle ne le veut pas; mais aux premières élections elle brisera les républicains ambitieux, et peut-être, hélas! la république avec eux. En tout cas, elle n'admettra plus de gouvernement conquis à coups de fusil, pas plus de 2 décembre que de 31 octobre. C'est se faire trop d'illusions que de se croire maîtres d'une nation comme la nôtre parce qu'on a enfoncé par surprise les portes de l'Hôtel-de-Ville et insulté lâchement quelques hommes sans défense. Je ne connais pas les théories de la Commune moderne, je ne les vois exposées nulle part; mais si elles doivent s'imposer par un coup de main, fussent-elles la panacée sociale, je les condamne au nom de tout ce qui est humain, patient, indulgent même mais jaloux de liberté et résolu à mourir plutôt que d'être converti de force à une doctrine, quelle qu'elle soit.

 

Le mépris des masses, voilà le malheur et le crime du moment. Je ne puis guère me faire une opinion nette sur ce qui se passe aujourd'hui dans ce monde fermé qui s'appelle Paris; il nous paraît encore supérieur à la tourmente. Nous ignorons s'il est content de ses mandataires. Toutes les lettres que nous en recevons sont exclusivement patriotiques. Si quelque plainte s'échappe, c'est celle d'être gouverné trop mollement. C'est un malheur sans doute, mais on ne peut se défendre de respecter une dictature scrupuleuse, humaine et patiente. Il est si facile d'être absolu, si rare et si malaisé d'être doux dans une situation violente et menacée! Je crois encore ce gouvernement composé d'hommes de bien. Ont-ils l'habileté, la science pratique? On le saura plus tard; à présent nous ne voulons pas les juger, c'est un sentiment général. La crise atroce qu'ils subissent nous les rend sacrés. D'ailleurs il me semble qu'ils professent avec nous le respect de la volonté générale, puisque après l'émeute ils ont soumis leur réélection au plébiscite de Paris. C'est aller aussi loin que possible dans cette voie, c'est aller jusqu'au danger de sanctionner tous les autres plébiscites.

Le principe radicalement contraire semble gouverner l'esprit de la Commune, et, symptôme plus grave, plus inquiétant, gouverner l'esprit du parti républicain qui régit à cette heure le reste de la France, bien qu'il soit l'ennemi déclaré et très-irrité de la Commune.

Ce parti, que nous pouvons mieux juger, puisqu'il nous entoure, se sépare chaque jour ouvertement du peuple, dans les villes parce que l'ouvrier est plus ardent que lui, dans les campagnes parce que le paysan l'est moins. Il est donc forcé de réprimer l'émeute dans les centres industriels, de redouter et d'ajourner le vote dans toute la France agricole. Il est contraint à se défendre des deux côtés à la fois, sous peine de tomber et d'abandonner la tâche qu'il a assumée sur lui de sauver le territoire. Malheureuse République, c'est trop d'ennemis sur les bras! Dans quel jour d'ivresse nous t'avons saluée comme la force virile d'une nation en danger! Nous ne pouvions prévoir que tu essayerais de te passer de la sanction du peuple ou que tu te verrais forcée de t'en passer. – Ce qui est certain aujourd'hui, c'est que la délégation et ses amis personnels désirent s'en passer, et qu'ils y travailleront au lendemain de la pacification, quelle qu'elle soit.

Puissé-je faire un mauvais rêve! mais je vois reparaître sans modification les théories d'il y a vingt ans. Des théories qui ne cèdent rien à l'épreuve du temps et de l'expérience sont pleines de dangers. S'il est vrai que le progrès doive s'accomplir par l'initiative de quelques-uns, s'il est vrai qu'il parte infailliblement du sein des minorités, il n'en est pas moins vrai que la violence est le moyen le plus sauvage et le moins sûr pour l'imposer. Que les majorités soient généralement aveugles, nul n'en doute; mais qu'il faille les opprimer pour les empêcher d'être oppressives, c'est ce que je ne comprends plus. Outre que cela me paraît chimérique, je crois voir là un sophisme effrayant; tout ce que, depuis le commencement du rôle de la pensée dans l'histoire du monde, la liberté a inspiré à ses adeptes pour flétrir la tyrannie, on peut le retourner contre ce sophisme. Aucune tyrannie ne peut être légitime, pas même celle de l'idéal. On sait des gens qui se croient capables de gouverner le monde mieux que tout le monde, et qui ne craindraient pas de passer par-dessus un massacre pour s'emparer du pouvoir. Ils sont pourtant très-doux dans leurs moeurs et incapables de massacrer en personne, mais ils chauffent le tempérament irascible d'un groupe plus ou moins redoutable, et se tiennent prêts à profiter de son audace. Je ne parle pas de ceux qui sont poussés à jouer ce rôle par ambition, vengeance ou cupidité. De ceux-là, je ne m'occupe pas; mais de très-sincères théoriciens accepteraient les conséquences de ce dilemme: «la république ne pouvant s'établir que par la dictature, tous les moyens sont bons pour s'emparer de la dictature quand on veut avec passion fonder ou sauver la république.»

– C'est une passion sainte, ajoutent-ils, c'est le feu sacré, c'est le patriotisme, c'est la volonté féconde sans laquelle l'humanité se traînera éternellement dans toutes les erreurs, dans toutes les iniquités, dans toutes les bassesses. Le salut est dans nos mains; périsse la liberté du moment pour assurer l'égalité et la fraternité dans l'avenir! Égorgeons notre mère pour lui infuser un nouveau sang!

Cela est très-beau selon vous, gens de tête et main, mais cela répugnera toujours aux gens de coeur; en outre cela est impraticable. On ne fait pas revivre ce qu'on a tué, et le peuple d'aujourd'hui, fils de la liberté, n'est pas disposé à laisser consommer le parricide. D'ailleurs cette théorie n'est pas neuve; elle a servi, elle peut toujours servir à tous les prétendants: il ne s'agit que de changer certains mots et d'invoquer comme but suprême le bonheur et la gloire des peuples; mais, comme malgré tout le seul prétendant légitime, c'est la république, que n'eussions-nous pas donné pour qu'elle fût le sauveur! Il y avait bien des chances pour qu'elle le fût en s'appuyant sur le vote de la France. La France dira un jour à ces hommes malheureux qu'ils ont eu tort de douter d'elle, et qu'il eût fallu saisir son heure. Ils l'ont condamnée sans l'entendre, ils l'ont blessée; s'ils succombent, elle les abandonnera, peut-être avec un excès d'ingratitude: les revers ont toujours engendré l'injustice.

Mon appréciation n'est sans doute pas sans réplique. Quand l'histoire de ces jours confus se fera, peut-être verrons-nous que la république a subi une fatalité plutôt qu'obéi à une théorie. L'absence de communication matérielle entre Paris et la France nous a interdit aux uns et aux autres de nous mettre en communication d'idées; probablement le gouvernement de Paris a été mal renseigné par celui de Tours, parce que celui de Tours a été mal éclairé par son entourage. En septembre, on était très-patriote dans la région intermédiaire de l'opinion, et c'est toujours là qu'est le nombre. Malheureusement autour des pouvoirs nouveaux il y a toujours un attroupement d'ambitions personnelles et de prétendues capacités qui obstrue l'air et la lumière. Le parti républicain est spécialement exposé aux illusions d'un entourage qui dégénère vite en camaraderie bruyante, et tout d'un coup la bohème y pénètre et l'envahit. La bohème n'a pas d'intérêt à voir s'organiser la défense; elle n'a pas d'avenir, elle n'est point pillarde par nature, elle profite du moment, ne met rien dans ses poches, mais gaspille le temps et trouble la lucidité des hommes d'action.

Que l'ajournement indéfini du vote soit une faute volontaire ou inévitable, la théorie qui consiste à s'en passer ou à le mutiler règne en fait et subsiste en réalité. Sera-t-elle exposée catégoriquement quand nous aurons repris possession de nous-mêmes? Professée dans des clubs qui souvent sont des coteries, elle n'a pas de valeur, il lui faut la grande lumière; sera-t-elle posée dans des journaux, discutée dans des assemblées? – Il faudra bien l'aborder d'une manière ou de l'autre, ou elle doit s'attendre à être persécutée comme une doctrine ésotérique, et si elle a des adeptes de valeur, ils se devront à eux-mêmes de ne pas la tenir secrète. Peut-être des journaux de Paris qu'il ne nous est pas donné de lire ont-ils déjà démasqué leurs batteries.

Qui répondra à l'attaque? Les partisans du droit divin plaideront-ils la cause du droit populaire? Ils en sont bien capables, mais l'oseront-ils? Les orléanistes, qui sont en grande force par leur tenue, leur entente et leur patiente habileté, accepteront-ils cette épreuve du suffrage universel pour base de leurs projets, eux qui ont été renversés par la théorie du droit sans restriction et sans catégories? On verra alors s'ils ont marché avec le temps. Malheureusement, s'ils sont conséquents avec eux-mêmes, ils devront vouloir épurer le régime parlementaire et rétablir le cens électoral. Les républicains qui placent leur principe au-dessus du consentement des nations se trouveraient donc donner la main aux orléanistes et aux cléricaux? Le principe contraire serait donc confié à la défense des bonapartistes exclusivement? Il ne faudrait pourtant pas qu'il en fût ainsi, car le bonapartisme a abusé du peuple après l'avoir abusé, et c'est à lui le premier qu'était réservé le châtiment inévitable de s'égarer lui-même après avoir égaré les autres. Il pouvait fonder sur la presque unanimité des suffrages une société nouvelle vraiment grande. Il a fait fausse route dès le début, la France l'a suivi, elle s'est brisée. Serait-elle assez aveugle pour recommencer?

Ceux qui croient la France radicalement souillée pensent qu'on peut la ressaisir par la corruption. J'ai meilleure opinion de la France, et si je me méfiais d'elle à ce point, je ne voudrais pas lui faire l'honneur de lui offrir la république. J'ai entendu dire par des hommes prêts à accepter des fonctions républicaines:

– Nous sommes une nation pourrie. Il faut que l'invasion passe sur nous, que nous soyons écrasés, ruinés, anéantis dans tous nos intérêts, dans toutes nos affections; nous nous relèverons alors! le désespoir nous aura retrempés, nous chasserons l'étranger et nous créerons chez nous l'idéal.

C'était le cri de douleur d'hommes très-généreux, mais quand cette conviction passe à l'état de doctrine, elle fait frissonner. C'est toujours le projet d'égorger la mère pour la rajeunir. Grâce au ciel, le fanatisme ne sauve rien, et l'alchimie politique ne persuade personne. Non, la France n'est pas méprisable parce que vous la méprisez; vous devriez croire en elle, y croire fermement, vous qui prétendez diriger ses forces. Vous vous présentez comme médecins, et vous crachez sur le malade avant même de lui avoir tâté le pouls. Tout cela, c'est le vertige de la chute. Il y a bien de quoi égarer les cerveaux les plus solides, mais tâchons de nous défendre et de nous ressaisir. Républicains, n'abandonnons pas aux partisans de l'Empire la défense du principe d'affranchissement proclamé par nous, exploité par eux; ne maudissons pas l'enfant que nous avons mis au monde, parce qu'il a agi en enfant. Redressez ses erreurs, faites-les lui comprendre, vous qui avez le don de la parole, la science des faits, le sens de la vie pratique. Ce n'est pas aux artistes et aux rêveurs de vous dire comment on influence ses contemporains dans le sens politique. Les rêveurs et les artistes n'ont à vous offrir que l'impressionnabilité de leur nature, certaine délicatesse d'oreille qui se révolte quand vous touchez à faux l'instrument qui parle aux âmes. Nous n'espérons pas renverser des théories qui ne sont pas les nôtres, qui se piquent d'être mieux établies; mais nous nous croyons en rapport, à travers le temps et l'espace, avec une foule de bonnes volontés qui interrogent leur conscience et qui cherchent sincèrement à se mettre d'accord avec elle. Ces volontés-là défendront la cause du peuple, le suffrage universel; elles chercheront avec vous le moyen de l'éclairer, de lui faire comprendre que l'intérêt de tous ne se sépare pas de l'intérêt de chacun. N'y a-t-il pas des moyens efficaces et prompts pour arriver à ce but? Certes vous eussiez dû commencer par donner l'éducation, mais peut-être l'ignorant l'eût-il refusée. Il ne tenait pas à son vote alors, et quand on lui disait qu'il en serait privé s'il ne faisait pas instruire ses enfants, il répondait:

– Peu m'importe.

Aujourd'hui ce n'est plus de même, le dernier paysan est jaloux de son droit et dit:

– Si on nous refuse le vote, nous refuserons l'impôt.

C'est un grand pas de fait. Donnez-lui l'instruction, il est temps. Fondez une véritable république, une liberté sincère, sans arrière-pensée, sans récrimination surtout. Ne mettez aucun genre d'entrave à la pensée, décrétez en quelque sorte l'idéal, dites sans crainte qu'il est au-dessus de tout; mais entendez-vous bien sur ce mot au-dessus, et ne lui donnez pas un sens arbitraire. La république est au-dessus du suffrage universel uniquement pour l'inspirer; elle doit être la région pure où s'élabore le progrès, elle doit avoir pour moyens d'application le respect de la liberté et l'amour de l'égalité, elle n'en peut avouer d'autres, elle n'en doit pas admettre d'autres. Si elle cherche dans la conspiration, dans la surprise, dans le coup d'Etat ou le coup de main, dans la guerre civile en un mot, l'instrument de son triomphe, elle va disparaître pour longtemps encore, et les hommes égarés qui l'auront perdue ne la relèveront jamais.

 

Il en coûte à l'orgueil des sectaires de se soumettre au contrôle du gros bon sens populaire. Ils ont généralement l'imagination vive, l'espérance obstinée. Ils ont généralement autour d'eux une coterie ou une petite église qu'ils prennent pour l'univers, et qui ne leur permet pas de voir et d'entendre ce qui se passe, ce qui se dit et se pense de l'autre côté de leur mur. La plaie qui ronge les cours, la courtisanerie les porte fatalement à une sorte d'insanité mentale. L'enthousiasme prédomine, et le jugement se trouble. Cette courtisanerie est d'autant plus funeste qu'elle est la plupart du temps désintéressée et sincère. J'ai travaillé toute ma vie à être modeste; je déclare que je ne voudrais pas vivre quinze jours entourée de quinze personnes persuadées que je ne peux pas me tromper. J'arriverais peut-être à me le persuader à moi-même.

La contradiction est donc nécessaire à la raison humaine, et quand une de nos facultés étouffe les autres, il n'y a qu'un remède pour nous, remettre en équilibre, c'est qu'au nom d'une faculté opposée nous soyons contenus, corrigés au besoin. La grandeur, la beauté, le charme de la France, c'est l'imagination; c'est par conséquent son plus grand péril, la cause de ses excès, de ses déchirements et de ses chutes. Quand nous avons demandé avec passion le suffrage universel, qui est vraiment un idéal d'égalité, nous avons obéi à l'imagination, nous avons acclamé cet idéal sans rien prévoir des lourdes réalités qui allaient le tourner contre nos doctrines; ce fut notre nuit du 4 août. Il s'est mis tout d'un coup à représenter l'égoïsme et la peur; il a proclamé l'empire pour se débarrasser de l'anarchie dont nos dissentiments le menaçaient. Il n'a pas voulu limiter le pouvoir auquel il se livrait; tout au contraire il l'a exagéré jusqu'à lui donner un blanc-seing pour toutes les erreurs où il pourrait tomber. Cet aveuglement qui vous irrite aujourd'hui, c'est pourtant la preuve d'une docilité que la république sera heureuse de rencontrer quand elle sera dans le vrai.

Avons-nous d'ailleurs le droit de dire que les masses veulent toujours, obstinément et sans exception, le repos à tout prix? La guerre d'Italie, cette généreuse aventure que nous payons si cher aujourd'hui, ne l'a-t-il pas consentie sans hésitation, n'a-t-il pas donné des flots de sang pour la délivrance de ce peuple qui ne peut nous en récompenser, et qui d'ailleurs ne s'en soucie pas? Les masses qui, par confiance ou par engouement, font de pareils sacrifices, de si coûteuses imprudences, ne sont donc pas si abruties et si rebelles à l'enthousiasme. Ce reste d'attachement légendaire pour une dynastie dont le chef lui avait donné tant de fausse gloire et fait tant de mal réel n'est-il pas encore une preuve de la bonté et de la générosité du peuple? Maudire le peuple, c'est vraiment blasphémer. Il vaut mieux que nous.

En ce moment, j'en conviens, il ne représente pas l'héroïsme, il aspire à la paix; il voit sans illusion les chances d'une guerre où nous paraissons devoir succomber. Il n'est pas en train de comprendre la gloire; sur quelques points, il trahit même le patriotisme. Il aurait bien des excuses à faire valoir là où l'indiscipline des troupes et les exactions des corps francs lui ont rendu la défense aussi préjudiciable et plus irritante que l'invasion. Entre deux fléaux, le malheureux paysan a dû chercher quelquefois le moindre sans le trouver.

Généralement il blâme l'obstination que nous mettons à sauver l'honneur; il voudrait que Paris eût déjà capitulé, il voit dans le patriotisme l'obstacle à la paix. Si nous étions aussi foulés, aussi à bout de ressources que lui, le patriotisme nous serait peut-être passablement difficile. Là où l'honneur résiste à des épreuves pareilles à celles du paysan, il est sublime.

Pauvre Jacques Bonhomme! à cette heure de détresse et d'épuisement, tu es certainement en révolte contre l'enthousiasme, et, si l'on t'appelait à voter aujourd'hui, tu ne voterais ni pour l'empire, qui a entamé la guerre, ni pour la république, qui l'a prolongée. T'accuse et te méprise qui voudra. Je te plains, moi, et en dépit de tes fautes je t'aimerai toujours! Je n'oublierai jamais mon enfance endormie sur tes épaules, cette enfance qui te fut pour ainsi dire abandonnée et qui te suivit partout, aux champs, à l'étable, à la chaumière. Ils sont tous morts, ces bons vieux qui m'ont portée dans leurs bras, mais je me les rappelle bien, et j'apprécie aujourd'hui jusqu'au moindre détail la chasteté, la douceur, la patience, l'enjouement, la poésie, qui présidèrent à cette éducation rustique au milieu de désastres semblables à ceux que nous subissons aujourd'hui. J'ai trouvé plus tard, dans des circonstances difficiles, de la sécheresse et de l'ingratitude. J'en ai trouvé partout ailleurs et plus choquantes, moins pardonnables! J'ai pardonné à tous et toujours. Pourquoi donc bouderais-je le paysan parce qu'il ne sent pas et ne pense pas comme moi sur certaines choses? Il en est d'autres essentielles sur lesquelles on est toujours d'accord avec lui, la probité et la charité, deux vertus qu'autour de moi je n'ai jamais vues s'obscurcir que rarement et très-exceptionnellement. Et quand il en serait autrement, quand au fond de nos campagnes, où la corruption n'a guère pénétré, le paysan mériterait tous les reproches qu'une aristocratie intellectuelle trop exigeante lui adresse, ne serait-il pas innocenté par l'état d'enfance où on l'a systématiquement tenu? Quand on compare le budget de la guerre à celui de l'instruction publique, on n'a vraiment pas le droit de se plaindre du paysan, quoi qu'il fasse.

22 décembre.

Froid, neige et verglas, c'est-à-dire torture ou mort pour ceux qui n'ont pas d'abri, peut-être pour les pauvres de Paris, car on dit que le combustible va manquer. – On déménage Bourges de son matériel. – Petits combats dans la Bourgogne. Garibaldi est là et annonce sa démission. Je m'étonne qu'il ne l'ait pas déjà donnée, car, s'il y a des héros dans ces corps de volontaires, il y a aussi, et malheureusement en grand nombre, d'insignes bandits qui sont la honte et le scandale de cette guerre. – Toujours sans nouvelles de nos armées, tranquillité mortelle!

23, 24 décembre.

Depuis deux jours, bonnes nouvelles de Paris, de l'armée du Nord et de celle de la Loire. On est si malheureux, on voit un si effroyable gaspillage d'hommes et d'argent, qu'on doute de ce qui devrait réjouir. Quelle triste veillée de Noël! Je fais des robes de poupée et des jouets pour le réveil de mes petites-filles. On n'a plus le moyen de leur faire de brillantes surprises, et l'arbre de Noël des autres années exige une fraîcheur de gaieté que nous n'avons plus. Je taille et je couds toute la nuit pour que le père Noël ne passe pas sur leur sommeil de minuit les mains vides. Nous étions encore si heureux l'année dernière! Nos meilleurs amis étaient là, on soupait ensemble, on riait, on s'aimait. Si quelqu'un eût pu lire dans un avenir si proche et le prédire, c'eût été comme la foudre tombant sur la table.

25, dimanche.

La neige tombe à flots. Ma nièce et son fils aîné viennent dîner, on tâche de se distraire, puisque les bonnes nouvelles ne sont pas encore démenties ou suivies de malheurs nouveaux; mais on retombe toujours dans l'effroi du lendemain.

26.

Les communications sont rétablies entre Vierzon et Châteauroux. On saura peut-être enfin ce qui s'est passé par là.

27.

On ne le sait pas. Le froid augmente.

28.

Lettre de Paris du 22. Ils disent qu'ils peuvent manger du cheval pendant quarante-cinq jours encore.

29 décembre.

Il paraît; on assure, on nous annonce sous toutes réserves, – c'est toujours la même chose. Les journaux en disent trop ou pas assez. Ils ne nous rassurent pas, et ce qu'ils donnent à entendre suffit pour mettre l'ennemi au courant de tous nos mouvements. Le combat de Nuits a été sérieux, sans résultats importants, – comme tous les autres!