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Journal d'un voyageur pendant la guerre

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Mais personne ne se connaît, et les innombrables tempéraments qui se rattachent au maintien de l'ordre à tout prix repoussent en principe les innovations qu'ils cherchent en fait. Pourquoi les traiter d'ennemis quand ils ne sont que des attardés? Si vous savez fonder une société qui contienne les mauvaises ambitions sans froisser les aspirations légitimes, vous rallierez à vous tout ce qui mérite d'être rallié; cela était possible au début de la révolution actuelle. Cet appel à tous au nom de la patrie en danger a été noble et sincère. Le grand nombre a marché, ne refusant ni sa bourse, ni son temps, ni sa vie; mais l'inquiétude nous gagne, les républiques sont soupçonneuses, et depuis la capitulation de Metz nous voyons partout des traîtres. C'est l'inévitable désespérance qui suit les désastres; nous cherchons l'ennemi chez nous, parmi nous. Il y est sans doute, car la république est fatalement entraînée à trouver des résistances chaque jour plus prononcées, si elle ne sauve pas le pays de l'invasion. Le pourra-t-elle? Dans tous les cas, accuser et soupçonner est un mauvais moyen. Il faudrait nous en défendre de notre mieux, nous en défendre le plus possible, ne pas nous constituer en parti exclusif, ne pas établir dans chaque groupe une petite église, ne pas faire de catégories de vainqueurs et de vaincus, car la victoire est capricieuse, et nous serons peut-être avant peu les vaincus de nos vaincus.

Est-ce que nous allons recommencer la guerre des personnalités quand nous en avons une autre si terrible à faire? Je vois avec regret le renouvellement des fonctionnaires et des magistrats prendre des proportions colossales. J'aurais compris certains changements nécessaires dont l'appréciation eût été facile à faire, mais tous! mais les colonnes du Moniteur remplies de noms nouveaux tous les jours depuis trois mois! Y avait-il donc tant d'hommes dangereux, incorrigibles, imméritants? Quoi! pas un seul n'était capable de servir son pays à l'heure du danger? Tous étaient résolus à le livrer à l'ennemi! Je ne suis pas pessimiste au point d'en être persuadée. J'en ai connu de très-honnêtes; en a-t-on mis partout de plus honnêtes à leur place? Hélas! non, on me cite des choix scandaleux, que les républicains eux-mêmes réprouvent en se voilant la face. Le gouvernement ne peut pas tout savoir, disent-ils; c'est possible, mais le gouvernement doit savoir ou s'abstenir.

Allons-nous donner raison à ceux qui disent que la république est le sauve qui peut de tous les nécessiteux intrigants et avides qui se font un droit au pouvoir des déceptions ou des misères qu'un autre pouvoir leur a infligées? Mon Dieu, mon Dieu! la république serait donc un parti, rien de plus qu'un parti! Ce n'est donc pas un idéal, une philosophie, une religion? O sainte doctrine de liberté sociale et d'égalité fraternelle, tu reparais toujours comme un rayon d'amour et de vérité dans la tempête! Tu es tellement le but de l'homme et la loi de l'avenir que tu es toujours le phare allumé sur le vaisseau en détresse, tu es tellement la nécessité du salut qu'à tes courtes heures de clarté pure tu rallies tous les coeurs dans une commotion d'enthousiasme et d'espérance; puis tout à coup tu t'éclipses, et le navire sombre: ceux qui le gouvernent sont pris de délire, ceux qui le suivent sont pris de méfiance, et nous périssons tous dans les vertiges de l'illusion ou dans les ténèbres du doute.

Samedi 5 novembre.

Il est très-malsain d'être réduit à se passer du vote. On s'habitue rapidement à oublier qu'il est la consécration inévitable de tous nos efforts pour le maintien de la république. Les esprits ardents et irréfléchis semblent se persuader que la campagne n'apportera plus son verdict suprême à toutes nos vaines agitations. Tu es pourtant là debout et silencieux, Jacques Bonhomme! Rien ne se fera sans toi, tu le sais bien, et ta solennelle tranquillité devrait nous faire réfléchir.

Nous n'avons pas compris, dès le principe, ce qu'il y avait de terrible et de colossal dans le suffrage universel. Pour mon compte, c'est avec regret que je l'ai vu s'établir en 1848 sans la condition obligatoire de l'instruction gratuite. Mon regret persiste, mais il s'est modifié depuis que j'ai vu le vote fonctionner en se modifiant lui-même d'une manière si rapide. J'ai appris à le respecter après l'avoir craint comme un grave échec à la civilisation. On pouvait croire et on croyait qu'une population rurale, ignorante, choisirait exclusivement dans son sein d'incapables représentants de ses intérêts de clocher. Elle fit tout le contraire, elle choisit d'incapables représentants de ses intérêts généraux. Elle a marché dans ce sens, tenant à son erreur, mais entendant quand même on ne peut mieux les questions qui lui étaient posées. Elle a toujours voté pour l'ordre, pour la paix, pour la garantie du travail. On l'a trompée, on lui a donné le contraire de ce qu'elle demandait; ce qu'elle croyait être un vote de paix a été un vote de guerre. Elle a cru à une savante organisation de ses forces, on ne lui a légué que le désordre et l'impuissance. Nous lui crions maintenant:

– C'est ta faute, Jacques Bonhomme, tu expies ton erreur et ton entêtement.

Si Jacques Bonhomme avait un organe fidèle de ses idées, voici ce qu'il répondrait:

– Je suis le peuple souverain de la première République et en même temps le peuple impérialiste du second Empire. Vous croyez que je suis changé, c'est vous qui l'êtes. Quand vous étiez avec moi, je vous défendais, même dans vos plus grandes fautes, même dans vos plus funestes erreurs, comme j'ai défendu Napoléon III jusqu'au bout. Nous nous sommes brouillés, vous et moi, au lendemain de 48; vous vous battiez, vous vous proscriviez les uns les autres. On nous a dit:

» – L'empire c'est la paix.

»Nous avons voté l'empire, c'est nous qui punissons les partis, quels qu'ils soient. Nous punissons brutalement, c'est possible. D'où nous sommes, nous ne voyons pas les nuances, et d'ailleurs nous ne sommes pas assez instruits pour comprendre les principes, nous n'apprécions que le fait. Arrangez-vous pour que le fait parle en votre faveur, nous retournerons à vous.

Le fait! le paysan ne croit pas à autre chose. Tandis que nous examinons en critiques et en artistes la vie particulière, le caractère, la physionomie des hommes historiques, il n'apprécie et ne juge que le résultat de leur action. Dix années de repos et de prospérité matérielle lui donnent la mesure d'un bon gouvernement. A travers les malheurs de la guerre, il n'apercevra pas les figures héroïques. Je l'ai vu lassé et dégoûté de ses grands généraux en 1813. S'il eût été le maître alors, l'histoire eût changé de face et suivi un autre courant. S'il est revenu à la désastreuse légende napoléonienne, qu'il avait oubliée, c'est qu'à ses yeux la république était devenue un fait désastreux en 48.

Et plus que jamais, hélas! notre idéal est devenu pour lui un fait accablant; ce que le paysan souffre à cette heure, nous ne voulons pas en tenir compte, nous ne voulons pas en avoir pitié.

– Paye le désastre, toi qui l'as voté.

Voilà toute la consolation que nous savons lui donner. Mon Dieu! puisqu'il faut qu'il porte le plus lourd fardeau, n'ayons pas la cruauté de lui reprocher sa ruine et son désespoir. La république n'est pas encore une chose à sa portée; qui donc la lui aurait enseignée jusqu'ici? Elle n'a fait que disputer, souffrir, lutter jusqu'à la mort sous ses yeux, et il est le juge sans oreilles qui veut palper des preuves. Il ne se paye pas de gloire, il ne croit pas aux promesses; il lui faut la liberté individuelle et la sécurité. Il se passe volontiers des secours et des encouragements de la science; il ne les repousse plus, mais il veut accomplir lui-même et avec lenteur son progrès relatif.

– Laissez-moi mon champ, dit-il, je ne vous demande rien.

Nul n'est plus facile à gouverner, nul n'est plus impossible à persuader. Il veut avoir le droit de se tromper, même de se nuire; il est têtu, étroit, probe et fier.

Son idéal, s'il en a un, c'est l'individualisme. Il le pousse à l'excès, et longtemps encore il en sera ainsi. Il est un obstacle vivant au progrès rapide, il le subira toujours plus qu'il ne le recevra; mais ce qui est démontré le saisit. Qu'il voie bien fonctionner, il croit et fonctionne: rien sans cela. Je comprends que ce corps, qui est le nôtre, le corps physiologique de la France, gêne notre âme ardente; mais, si nous nous crevons le ventre, il ne nous poussera pas pour cela des ailes. Il faut donc en prendre notre parti, il faut aimer et respecter le paysan quand même.

Guenille, si l'on veut, ma guenille m'est chère.

Nous devons à la brutalité de ses appétits la remarquable oblitération qui s'est faite, depuis vingt ans surtout, dans notre sens moral. Nous avons donc grand sujet de nous plaindre des immenses erreurs ou l'esprit de bien-être et de conservation nous a fourvoyés. De là, chez ceux qui protestaient en vain contre ce courant troublé, un grand mépris, une sorte de haine douloureuse, une protestation que je vois grandir contre le suffrage universel. Je ne sais si je me trompe, la république nouvelle aimerait à l'ajourner indéfiniment, elle songerait même à le restreindre; elle reviendrait à l'erreur funeste qui l'a laissée brisée et abandonnée après avoir provoqué le coup d'État; pouvait-il trouver un meilleur prétexte? Encore une fois, les républicains d'aujourd'hui n'ont-ils rien appris? sont-ils donc les mêmes qu'à la veille de décembre? Espérons qu'ils ne feront pas ce que je crains de voir tenter. Le suffrage universel est un géant sans intelligence encore, mais c'est un géant. Il vous semble un bloc inerte que vous pouvez franchir avec de l'adresse et du courage. Non: c'est un obstacle de chair et de sang; il porte en lui tous les germes d'avenir qui sont en vous. C'est quelque chose de précieux et d'irritant, de gênant et de sacré, comme est un enfant lourd et paresseux que l'on se voit forcé de porter jusqu'à ce qu'il sache ou veuille marcher. Le tuerez-vous pour vous débarrasser de lui? Mais sa mort entraînerait la vôtre. Il est immortel comme la création, et on se tue soi-même en s'attaquant à la vie universelle. Puisqu'en le portant avec patience et résignation vous devez arriver à lui apprendre à marcher seul, sachez donc subir le châtiment de votre imprudence; vous qui l'avez voulu contraindre à marcher dès le jour de sa naissance. C'est là où la politique proprement dite a égaré les chefs de parti. On s'est persuadé qu'en affranchissant la volonté humaine sans retard et sans précaution, on avait le peuple pour soi. Ç'a été le contraire. Retirer ce que vous avez donné serait lâche et de mauvaise foi, et puis le moyen?

 

– Essaye donc! dit tout bas Jacques Bonhomme.

C'est que Jacques Bonhomme sait voter à présent, et ce n'est pas nous qui avons eu l'art de le lui apprendre. On l'a enrégimenté par le honteux et coupable engin des candidatures officielles, et puis peu à peu il s'est passé de lisières; il ne marche peut-être pas du bon côté, mais il marche avec ensemble et comme il l'entend. Il votait d'abord avec son maître, à présent il se soucie fort peu de l'opinion de son maître. Il a la sienne, et fait ce qu'il veut. Ce sera un grand spectacle lorsque, sortant des voies trompeuses et ne se trompant plus sur la couleur des phares, il avancera vers le but qui est le sien comme le nôtre. Aucun peuple libre ne saura voter comme le peuple de France, car déjà il est plus indépendant et plus absolu dans l'exercice de son droit que tout autre.

L'instrument créé par nous pour nous mener au progrès social est donc solide; sa force est telle que nous ne pourrions plus y porter la main. Nous avons fait trop vite une grande chose; elle est encore redoutable, parfois nuisible, mais elle existe et sa destinée est tracée, elle doit servir la vérité. Née d'un grand élan de nos âmes, elle est une création impérissable, et le jour où cette lourde machine aura mordu dans le rail, elle sera une locomotive admirable de rectitude, comme elle est déjà admirable de puissance. C'est alors qu'elle jouera dans l'histoire des peuples un rôle splendide, et fermera l'âge des révolutions violentes et des usurpations iniques. Tandis que l'imagination exaltée et la profonde sensibilité de la France, éternelles et incorrigibles, je l'espère, ouvriront toujours de nouveaux horizons à son génie, Jacques Bonhomme, toujours patient, toujours prudent, s'approchant de l'urne avec son sourire de paternité narquoise, lui dira:

– C'est trop tôt, ou c'est trop de projets à la fois; nous verrons cela aux prochaines élections. Je ne dis pas non; mais il ne me plaît pas encore. Vous êtes le cheval qui combat, je suis le boeuf qui laboure.

Il pourrait dire aussi et il dira quand il saura parler:

– Vous êtes l'esprit, je suis le corps. Vous êtes le génie, la passion, l'avenir; je suis de tous les temps, moi; je suis le bon sens, la patience, la règle. Vouloir nous séparer, détruire l'un de nous au profit de l'autre, c'est nous tuer tous les deux. Où en seriez-vous, hommes de sentiment, représentants de l'idée, si vous parveniez à m'anéantir? Vous vous arracheriez le pouvoir les uns aux autres; vos républiques et vos monarchies seraient un enchaînement de guerres civiles où vous nous jetteriez avec vous, et où, sans la liberté du vote, nous serions encore les plus forts. Cette force irrégulière, ce serait la jacquerie. Nous ne voulons plus de ces déchirements! Grâce à notre droit de citoyens, nous nous sommes entendus d'un bout de la France à l'autre, nous ne voulons plus nous battre les uns contre les autres. Nous voulons être et nous sommes le frein social, le pouvoir qui enchaîne les passions et qui décrète l'apaisement.

Et cela est ainsi déjà lourdement, brutalement peut-être, mais providentiellement. Non, non! ne touchez pas au vote, ne regrettez pas d'avoir fondé la souveraine égalité. Le peuple, c'est votre incarnation! Vous vous êtes donné un compagnon qui vous contrarie, qui vous irrite, qui vous blesse: injuste encore, il méconnaît, il renie la république, sa mère; mais, si sa mère l'égorge, vaudra-t-elle mieux que lui? A présent d'ailleurs, elle l'essayerait en vain. L'enfant est devenu trop fort. Vous auriez la guerre du simple contre le lettré, du muet contre l'avocat, comme ils disent, une guerre atroce, universelle. Le vote est l'exutoire; fermez-le, tout éclate!

Nohant, 6 novembre.

Me voilà revenue au nid. Je me suis échappée, ne voulant pas encore amener la famille; je retournerai ce soir à La Châtre, et je reviendrai demain ici. J'en suis partie il y a deux mois par une chaleur écrasante, j'y reviens par un froid très-vif. Tout s'est fait brutalement cette année. – Pauvre vieux Nohant désert, silencieux, tu as l'air fâché de notre abandon. Mon chien ne me fait pas le moindre accueil, on dirait qu'il ne me reconnaît pas: que se passe-t-il dans sa tête? Il a eu froid ces jours-ci, il me boude d'avoir tant tardé à revenir. Il se presse contre mon feu et ne veut pas me suivre au jardin. Est-ce que les chiens eux-mêmes ne caressent plus ceux qui les négligent? Au fait, s'il est mécontent de moi, comment lui persuaderais-je qu'il ne doit pas l'être? J'attise le feu, je lui donne un coussin et je vais me promener sans lui. Peut-être me pardonnera-t-il.

Le jardin que j'ai laissé desséché a reverdi et refleuri comme s'il avait le temps de s'amuser avant les gelées. Il a repoussé des roses, des anémones d'automne, des mufliers panachés, des nigelles d'un bleu charmant, des soucis d'un jaune pourpre. Les plantes frileuses sont rangées dans leur chambre d'hiver. La volière est vide, la campagne muette. Y reviendrons-nous pour y rester? La maison sera-t-elle bientôt un pauvre tas de ruines comme tant d'autres sanctuaires de famille qui croyaient durer autant que la famille? Mes fleurs seront-elles piétinées par les grands chevaux du Mecklembourg? Mes vieux arbres seront-ils coupés pour chauffer les jolis pieds prussiens? Le major Boum ou le caporal Schlag coucheront-ils dans mon lit après avoir jeté au vent mes herbiers et mes paperasses? Eh bien! Nohant à qui je viens dire bonjour, silence et recueillement où j'ai passé au moins cinquante ans de ma vie, je te dirai peut-être bientôt adieu pour toujours. En d'autres circonstances, c'eût été un adieu déchirant; mais si tout succombe avec toi, le pays, les affections, l'avenir, je ne serai point lâche, je ne songerai ni à toi ni à moi en te quittant! J'aurai tant d'autres choses à pleurer!

Nohant, 7 novembre.

J'y reviens à midi. J'installe Fadet auprès du feu, et je me mets à écrire dans ma chambre sur mes genoux, il fait trop froid dans la bibliothèque. Il boude toujours, Fadet. Il me regarde d'un air triste; peut-être est-il mécontent de ce que je reviens seule, peut-être s'imagine-t-il que je ne veux pas ramener mes petites-filles, peut-être craint-il d'être abandonné aux Prussiens, si l'on s'en va encore! Il y a là un mystère; c'est la première fois qu'il ne me dévore pas de caresses après une absence. Il fait un froid noir, mes mains se roidissent en écrivant. Que de souffrances pour ceux qui couchent dehors! Les officiers peuvent se préserver un peu; mais le simple troupier, le mobile à peine vêtu! ils ont encore des habits de toile, et déjà ils n'ont plus de souliers. Pourquoi cette misère quand nous avons fait et au delà tous les frais de leur équipement?

En ce moment, on s'occupe à La Châtre de faire des gilets de laine pour les mobilisés. Les femmes quètent, cousent et donnent. On s'ingénie pour se procurer l'étoffe, on n'en trouve qu'avec des peines infinies, les chemins de fer se refusant, par ordre, au transport des denrées qui ne sont pas directement ordonnancées par le gouvernement, ou ne voulant répondre de rien; on manque de tout. La confiance dans les administrations militaires est telle qu'on donne ces vêtements aux mobilisés de la main à la main! Tant d'autres malheureux n'ont jamais reçu, nous dit-on, les secours qui leur étaient destinés!

Pas de nouvelles aujourd'hui, calme plat au milieu de la tempête. On est tout étonné quand un jour se passe sans apporter un malheur nouveau.

Mardi 8.

L'armistice est rejeté, c'est la guerre à mort. Préparons-nous à mourir. – Fadet me fait beaucoup d'amitiés aujourd'hui. Il sait l'heure à laquelle j'arrive, il m'attendait à la porte. – Tu es fou, mon pauvre chien, tout va plus mal que jamais. J'écris quinze lettres, et je retourne à la ville par un froid atroce.

Nohant, mercredi 9.

Je reviens au son de la cloche des morts. On enterre la vieille bonne de mon fils. Hier soir, un de nos domestiques a failli se tuer; il a la figure toute maculée. Il semble que tout soit comme entraîné à prendre fin en même temps. On n'entend parler que d'accidents effroyables, de maladies foudroyantes. On dirait que la raison de vivre n'existe plus et que tout se brise comme de soi-même. D'aucun point de l'horizon, le salut ne veut apparaître; quelles ténèbres! – Paris va donc braver plus que jamais les horreurs du siége, et l'espoir de le délivrer s'éloigne! Cette fois il a tort, ou il est indignement abusé.

Jeudi 10.

Notre impuissance semble s'accuser de plus en plus. Nous avons pourtant une armée sur la Loire, mais que fait-elle? est-ce bien une armée? – Il neige déjà! la terre est toute blanche, des arbres encore bien feuillus font des taches noires de place en place. La campagne est laide aujourd'hui, sans effet, sans moelleux, sans distances. La terre devient cruelle à l'homme.

Ah! voici enfin un fait: Orléans est repris par nous; l'ennemi en fuite, poursuivi jusqu'à Artenay. La garde mobile s'est bien battue, la ville s'est défendue bravement. Pourvu que tout cela soit vrai! Si nous pouvons lutter, l'honneur commande de lutter encore; mais je ne crois pas, moi, que nous puissions lutter pour autre chose. Nous sommes trop désorganisés, il y aura un moment où tout manquera à la fois. Ceux qui sont sur le théâtre ne savent donc pas que les dessous sont sapés et ne tiennent à rien? On se soupçonne, on s'accuse, on se hait en silence. La vie ne circule pas dans les artères. Nous avons encore de la fierté, nous n'avons plus de sang.

12.

La victoire se confirme, et, comme toujours, elle s'exagère. Le général d'Aurelle de Paladines, singulier nom, est au pinacle aujourd'hui. C'est, dit-on, un homme de fer. Pauvre général! s'il ne fait pas l'impossible, il sera vite déchu. Qu'ils sont malheureux, ces hommes de guerre! Était-il bien prudent de proclamer la trahison de Bazaine? Si elle est réelle, ne valait-il pas mieux la cacher ou nous laisser dans le doute?

Dimanche 13 novembre.

Nous voici tous revenus définitivement au bercail. Définitivement!.. c'est un joli mot par le temps qui court. Mes petites sont ivres de joie de retrouver leurs chambres, leurs jouets, leur chien, leur jardin. A cet âge, un jour de joie, c'est toujours! Leur gaieté nous donne un instant de bonheur, nous n'en avons plus d'autre.

On se demande si l'on pourra supporter quelque temps encore ce désespoir général sans devenir fou, lâche ou méchant. Ceux qui sont fous, lâches ou méchants semblent moins à plaindre. Leur délire, leurs convoitises, leur passion, sont dans un état d'ébullition qui les soutient sur le flot; écumes en attendant qu'ils soient scories, ils flottent et croient qu'ils nagent!

Tout entier à l'horreur de la réflexion, celui qui aime l'humanité n'a plus le temps de s'aimer lui-même. Il n'a pas de but personnel, il n'a pas de part de butin à chercher dans les ruines, il souffre amèrement, et il s'attend à souffrir plus encore. Pauvre nature humaine, dans quel état d'épuisement ou d'exaspération vas-tu sortir de cette torture! Démence pour les uns, annihilement pour les autres… Quand nous aurons repoussé ou payé l'ennemi du dehors, que serons-nous? où trouverons-nous l'équité calme, le pardon fraternel, le désir commun de reconstruire la société? Et si nous sommes forcés de procéder à ce travail sous la menace du canon allemand! Nous ne ferons certes rien de durable, et la république subira de si fortes dépressions qu'elle sera comme une terre ravagée de la veille par les éruptions volcaniques. Comme notre sol matériel, le sol politique et social sera souillé, stérilisé peut-être!

 
18 novembre.

M. de Girardin conseille d'élire en quatre jours un président par voie de plébiscite. Certes c'est une idée, – M. de Girardin n'en manque jamais, – mais, malgré mon très-grand respect pour le suffrage universel, je crois qu'il ne devrait être appelé à résoudre les questions par oui ou par non que sur la proposition des Assemblées élues par lui. Le travail de ces élections est chaque fois pour lui un moyen de connaître et de juger la situation. Ce sera son grand mode d'instruction et de progrès quand la classe éclairée sera vraiment en progrès elle-même; mais questionner les masses à l'improviste, c'est souvent leur tendre un piége. Le dernier plébiscite l'a surabondamment prouvé. En ce moment de doute et de désespoir, nous aurions un vote de dépit contre la république, car elle porte tout le poids des malheurs de la France; les votes de dépit ne peuvent être bons. Pourtant, s'il n'y avait pas d'autre moyen d'en finir avec une situation désespérée que l'on ne voudrait pas nous avouer, mieux vaudrait en venir là que de périr.

21 novembre.

Les journaux nous saturent de la question d'Orient. On y voit le point de départ d'une guerre européenne. Eh bien! l'Europe, qui nous abandonne, sera punie en attendant qu'elle punisse à son tour. C'est dans l'ordre.

25 novembre.

Temps très-doux et même chaud. Depuis quelques jours, les circulaires ministérielles nous entretiennent de petits combats où nous aurions constamment l'avantage. La rédaction est toujours la même.

– Les mobiles ont eu de l'entrain!

Singulière expression dans des cas si graves; on dirait qu'il s'agit de parties de plaisir.

– Nous avons subi des pertes sérieuses, l'ennemi en a fait de plus considérables.

Le plus clair, c'est que, pour empêcher l'ennemi d'envahir toute la France, on le laisse se fortifier autour de Paris, et que nous arriverons trop tard au secours de Paris, si nous arrivons! On vit au jour le jour sur les incidents de cette guerre de détails, c'est une sorte de calme relatif qu'on se reproche d'avoir, et qu'on ne peut pas goûter.

26 novembre.

Bonne lettre de Paris, c'est une joie en même temps qu'une douleur poignante. Ils demandent si nous allons à leur secours!.. On dit qu'une action décisive est imminente. Il y a si longtemps qu'on le dit!

28.

Les insomnies sont dévorantes, on ne les compte plus. Après toutes mes veilles auprès de mes enfants malades au printemps, je pourrai me vanter de n'avoir guère dormi cette année. Tous ces bans qui se succèdent si rapidement me terrifient. On appelle les hommes mariés pour le 10 décembre. Plus on a de bras, plus on en demande; c'est donc que la situation s'aggrave au lieu de s'améliorer!

29.

Départ de nos mobilisés par un temps triste comme nos âmes. Nous les attendons sur la route. Toute la ville les accompagne. Ils sont très-décidés, très-patriotes, très-fiers. On s'embrasse, on rentre les larmes. Où vont-ils? que deviendront-ils? Ils ne le savent pas, ils sont prêts à tout. Il y a un reflux d'espoir et de dévouement. On croit que le salut est encore possible. Je ne sais pourquoi mon espoir est faible et de courte durée. Je n'étais plus habituée à cette sombre disposition. Je la combats de mon mieux, et, comme tout le monde, je saisis avec ardeur la moindre lueur qui se montre; mais quand elle s'efface, on retombe plus bas.

2 décembre.

Jour radieux au milieu de notre désespoir. Paris a fait, nous dit-on, une sortie magnifique, et l'armée de la Loire va vers Paris avec succès. On rêve déjà Paris débloqué, l'ennemi en déroute. Quel beau rêve! ne nous éveillons pas. Laissez-nous, discoureurs officiels! votre éloquence n'est pas à la hauteur des choses. C'est de la glace sur le feu. Il faudrait être si simple, au contraire! Nos petites-filles nous voient heureux, elles se réjouissent de la prochaine délivrance de Paris, qu'elles n'ont jamais vu, mais qui est pour elles comme une île enchantée que nos amis et nos enfants, partis hier, vont délivrer des ogres et des monstres de même sorte.

4 décembre, dimanche.

La joie n'est pas de longue durée! On nous dit que nous avons perdu toutes nos positions sur la Loire. On ne publie pas les dépêches, elles sont trop décourageantes. Il paraît qu'on avait exagéré beaucoup le succès, et nous avons encore été dupés! Pourquoi nous tromper après avoir tant crié contre les trompeurs du régime précédent? – Il fait atrocement froid. La neige épaisse et collante empêche de marcher. Cela ressemble à une campagne de Russie pour nos soldats.

5 décembre.

On nous cache une défaite sérieuse. On dit que l'armée se replie en bon ordre. Nous ne sommes pas si loin du théâtre des événements que nous ne sachions le contraire. On nous trompe, on nous trompe! comme si on pouvait tromper longtemps! Le gouvernement a le vertige.

6 décembre.

Encore plus froid, 20 degrés dans la nuit, et nos soldats couchent dans la neige! Nos mobilisés sont atrocement logés à Châteauroux dans une usine infecte, ouverte à tous les vents. Les chefs sont à l'abri et disent qu'il faut aguerrir ces enfants gâtés. Chaque nuit, il y en a une vingtaine qui ont les pieds gelés ou qui ne s'éveillent pas. Morts de froid littéralement! C'est infâme, et c'est comme cela partout! Avant de les mener à la mort, on leur fait subir les tortures de l'agonie.

7 décembre.

Ce soir, dépêche insensée! Je le sentais bien que le malheureux général qui a repris Orléans payerait cher sa courte gloire! Orléans est de nouveau aux Prussiens. Notre camp est abandonné; nous perdons un matériel immense, nos canons de marine, des munitions considérables; notre armée est en fuite. Selon le général, le ministre a manqué de savoir et de jugement; le camp était mal placé, impossible à garder, et les troupes, déclarées hier si vaillantes, ont plié et ne peuvent inspirer aucune confiance; tout cela est exposé par le ministre lui-même, mais sur un ton d'amour-propre blessé qui nous livre à tous les commentaires; il termine par cette phrase étrange:

Le public appréciera.

– Le public! c'est ainsi que ce jeune avocat parle à la France! Se croit-il sur un théâtre? Non, il a voulu dire:

La cour appréciera.

– Il se croit à l'audience! Est-ce là un langage sérieux quand on ne craint pas de tenir entre ses mains le sort de son pays? Si le général qui n'obéit pas est coupable, pourquoi ne pas insister pour qu'il obéisse? Si vous êtes certain qu'il se trompe, pourquoi lui envoyer un ordre qui l'autorise à se tromper? Mais si le camp qu'il faut abandonner d'une manière si désastreuse était dans une situation déplorable, à qui la faute? Si les armements qu'on y a accumulés avec tant de peine et de dépense tombent entre les mains de l'ennemi, quels conseils a donc pris ce jeune orateur, qui s'est imaginé apparemment, un beau matin, être le général Bonaparte? On a lieu de craindre qu'il ne soit que Napoléon IV.

Il s'en lave les mains, le public appréciera! – Il y aura donc un public seul compétent pour juger entre sa science militaire et celle d'un général qu'hier encore il nous donnait comme une trouvaille de son génie! Ou vous vous êtes cruellement trompé hier, ou vous vous trompez cruellement aujourd'hui. C'est un aveu d'ignorance ou d'étourderie que votre emphase ne vous empêche pas de faire ingénument. Je ne sais ce qu'en pensera le public, mais je sais que les familles en deuil ne vous jugeront pas avec indulgence. Général, vous seriez mis à la retraite par le chef du gouvernement; chef du gouvernement, vous vous conservez au pouvoir: voilà des inconséquences qui coûtent cher à la France!

Le résultat, c'est que deux cent mille hommes de notre armée sont en fuite, – on appelle cela maintenant se replier, – et que nous faisons une perte immense en matériel de guerre.

On parle d'une nouvelle victoire sous Paris; nous n'y croyons plus, on ne croit plus à rien, on devient fou. Nous sommes ici dans notre campagne muette, ensevelie sous la neige, comme des passagers pris dans les glaces du pôle. Nous attendons les ours blancs, mais nous n'avons pas un fusil pour les repousser. Bon public! tu es la part du diable.