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Journal d'un voyageur pendant la guerre

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– Je ne sais, me dit-elle, pourquoi je me suis sentie effrayée par ce brouillard et l'isolement. On a maintenant des idées noires qu'on n'avait jamais. On s'imagine que tout homme qui paraîtrait doit être un espion qui prépare notre ruine, ou un bandit chassé des villes qui cherche fortune sur les chemins.

Cette idée m'est quelquefois venue aussi dans ces derniers temps. On a cru que les inutiles et les nuisibles chassés de Paris allaient inonder les provinces. On a signalé effectivement à Nohant un passage de mendiants d'allure suspecte et de langage impérieux quelques jours après notre départ; mais tout cela s'est écoulé vite, et jamais les campagnes n'ont été plus tranquilles. C'est peut-être un mauvais signe. Peut-être les bandits, pour trouver à vivre, se sont-ils faits tous espions et pourvoyeurs de l'ennemi. On dit que les trahisons abondent, et on ne voit presque plus de mendiants. Il est vrai que la peur des espions prussiens s'est répandue de telle sorte que les étrangers les plus inoffensifs, riches ou pauvres, sont traqués partout, chassés ou arrêtés sans merci. Il ne fait pas bon de quitter son endroit, on risque de coucher en prison plus souvent qu'à l'auberge.

Ces terreurs sont de toutes les époques agitées. Mon fils me rappelait tantôt qu'il y a une vingtaine d'années il avait été arrêté à Boussac précisément; j'avais oublié les détails, il les raconte à la veillée. Ils étaient partis trois, juste comme les trois Prussiens vus en imagination ces jours-ci sur les pierres jaumâtres, et c'est aux pierres jaumâtres qu'ils avaient été faire une excursion. Autre coïncidence bizarre, un des deux compagnons de mon fils était Prussien.

– Comment? dit Léonie, un Prussien!

– Un Prussien dont l'histoire mérite bien d'être racontée. C'était le docteur M… qui, à l'âge de dix-neuf ou vingt ans, avait été condamné à être roué vif pour cause politique. Les juges voulurent bien, à cause de sa jeunesse, prononcer qu'il serait roué de haut en bas. Le roi fit grâce, c'est-à-dire qu'il commua la peine en celle de la prison à perpétuité, et quelle prison! Après dix ans de carcere duro, – je ne sais comment cela s'appelle en allemand, – M… fut compris dans une sorte d'amnistie et accepta l'exil avec joie. Il vint en France où il passa plusieurs années, dont une chez nous, et c'est à cette époque qu'en compagnie de Maurice Sand et d'Eugène Lambert, ce digne et cher ami faillit encore tâter de la prison… à Boussac! A cette époque-là, on ne songeait guère aux Prussiens. Une série inexpliquée d'incendies avait mis en émoi, on s'en souvient, une partie de la France. On voyait donc partout des incendiaires et on arrêtait tous les passants. Justement M… avait sur lui un guide du voyageur, et les deux autres prenaient des croquis tout le long du chemin. Ils avaient tiré de leurs sacoches un poulet froid, un pain et une bouteille de vin; ils avaient déjeuné sur la grosse pierre du mont Barlot, ils avaient même allumé un petit feu de bruyères pour invoquer les divinités celtiques, et Lambert y avait jeté les os du poulet pour faire honneur, disait-il, aux mânes du grand chef que l'on dit enseveli sous la roche. On les observait de loin, et, comme ils rentraient pour coucher à leur auberge, ils furent appréhendés par six bons gendarmes et conduits devant le maire, qui en reconnaissant mon fils se mit à rire. Il n'en eut pas moins quelque peine à délivrer ses compagnons; les bons gendarmes étaient de mauvaise humeur. Ils objectaient que le maire pouvait bien reconnaître un des suspects, mais qu'il ne pouvait répondre des deux autres. Je crois que le sous-préfet dut s'en mêler et les prendre sous sa protection.

J'ai enfin dormi cette nuit. L'orage a passé ici sans donner une goutte d'eau, tout est plus sec que jamais. L'eau à boire devient tous les jours plus rare et plus trouble. Le soleil brille toujours plus railleur, et le vent froid achève la besogne. Ce climat-ci est sain, mais il me fait mal, à moi; j'adore les hauteurs, mais je ne puis vivre que dans les creux abrités. Peut-être aussi l'eau devient-elle malfaisante; tous mes amis me trahissent, car j'aime l'eau avec passion, et le vin me répugne.

Nous lisons tout au long la relation de Jules Favre, son entrevue avec M. de Bismarck. C'est une belle page d'histoire; c'est grand, c'est ému; puis le talent du narrateur aide à la conviction. Bien dire, c'est bien sentir. Il n'y a donc pas de paix possible! Une voix forte crie dans le haut de l'âme:

– Il faut vaincre.

– Une voix dolente gémit au fond du coeur:

– Il faut mourir!

30 septembre.

Les enfants nous forcent à paraître tranquilles. Ils jouent et rient autour de nous. Aurore vient prendre sa leçon, et pour récompense elle veut que je lui raconte des histoires de fées. Elle n'y croit pas, les enfants de ce temps-ci ne sont dupes de rien; mais elle a le goût littéraire, et l'invention la passionne. Je suis donc condamnée à composer pour elle, chaque jour pendant une heure ou deux, les romans les plus inattendus et les moins digérés. Dieu sait si je suis en veine! L'imagination est morte en moi, et l'enfant est là qui questionne, exige, réveille la défunte à coups d'épingle. L'amusement de nos jours paisibles me devient un martyre. Tout est douleur à présent, même ce délicieux tête-à-tête avec l'enfance qui retrempe et rajeunit la vieillesse. N'importe, je ne veux pas que la bien-aimée soit triste, ou que, livrée à elle-même, elle pense plus que son âge ne doit penser. Je me fais aider un peu par elle en lui demandant ce qu'elle voit dans ce pays de rochers et de ravins, qui ressemble si peu à ce qu'elle a vu jusqu'à présent. Elle y place des fées, des enfants qui voyagent sous la protection des bons esprits, des animaux qui parlent, des génies qui aiment les animaux et les enfants. Il faut alors raconter comme quoi le loup n'a pas mangé l'agneau qui suivait la petite fille, parce qu'une fée très-blonde est venue enchaîner le loup avec un de ses cheveux qu'il n'a jamais pu briser. Une autre fois il faut raconter comment la petite fille a dû monter tout en haut de la montagne pour secourir une fourmi blanche qui lui était apparue en rêve, et qui lui avait fait jurer de venir la sauver du bec d'une hirondelle rouge fort méchante. Il faut que le voyage soit long et circonstancié, qu'il y ait beaucoup de descriptions de plantes et de cailloux. On demande aussi du comique. Les nains de la caverne doivent être fort drôles. Heureusement l'avide écouteuse se contente de peu. Il suffit que les nains soient tous borgnes de l'oeil droit comme les calenders des Mille et une Nuits, ou que les sauterelles de la lande soient toutes boiteuses de la jambe gauche, pour que l'on rie aux éclats. Ce beau rire sonore et frais est mon payement; l'enfant voit quelquefois des larmes dans mes yeux, mais, comme je tousse beaucoup, je mets tout sur le compte d'un rhume que je n'ai pas.

Encore une fois, nous sommes au pays des légendes. J'aurais beau en fabriquer pour ma petite-fille, les gens d'ici en savent plus long. Ce sont les facteurs de la poste qui, après avoir distribué les choses imprimées, rapportent les on dit du bureau voisin. Ces on dit, passant de bouche en bouche, prennent des proportions fabuleuses. Un jour nous avons tué d'un seul coup trois cent mille Prussiens; une autre fois le roi de Prusse est fait prisonnier; mais la croyance la plus fantastique et la plus accréditée chez le paysan, c'est que son empereur a été trahi à Sedan par ses généraux, qui étaient tous républicains!

1er octobre 1870.

Je suis tout à fait malade, et mon bon Darchy arrive en prétendant comme toujours qu'il vient par hasard. Mes enfants l'ont averti, et, pour ne pas les contrarier, je feins d'être dupe. Au reste, sitôt que le médecin arrive, la peur des médicaments fait que je me porte bien. Il sait que je les crains et qu'ils me sont nuisibles. Il me parle régime, et je suis d'accord avec lui sur les soins très-simples et très-rationnels qu'on peut prendre de soi-même; mais le moyen de penser à soi à toute heure dans le temps où nous sommes.

Nous faisons nos paquets. Léonie transporte toute sa maison à Boussac. Ce sera l'arrivée d'une smala.

Boussac, dimanche 2 octobre.

C'est une smala en effet. Sigismond nous attend les bras ouverts au seuil du château; ce seuil est une toute petite porte ogivale, fleuronnée, qui ouvre l'accès du gigantesque manoir sur une place plantée d'arbres et des jardins abandonnés. Notre aimable hôte a travaillé activement et ingénieusement à nous recevoir. La sous-préfecture n'avait que trois lits, peu de linge et de la vaisselle cassée. Des personnes obligeantes ont prêté ou loué le nécessaire, nous apportons le reste. On prend possession de ce bizarre séjour, ruiné au dehors, rajeuni et confortable au dedans.

Confortable en apparence! Il y a une belle salle à manger où l'on gèle faute de feu, un vaste salon assez bien meublé où l'on grelotte au coin du feu, des chambres immenses qui ont bon air, mais où mugissent les quatre vents du ciel. Toutes les cheminées fument. On est très-sensible aux premiers froids du soir après ces journées de soleil, et nous disons du mal des châtelains du temps passé, qui amoncelaient tant de pierres pour être si mal abrités; mais on n'a pas le temps d'avoir froid. Sigismond attend demain Nadaud, qui a donné sa démission de préfet de la Creuse, et qui est désigné comme candidat à la députation par le parti populaire et le parti républicain du département. Il représente, dit-on, les deux nuances qui réunissent ici, au lieu de les diviser, les ouvriers et les bourgeois avancés. Sigismond a fait en quelques jours un travail prodigieux. Il a fait déblayer la salle des gardes, qui était abandonnée à tous les animaux de la création, où les chouettes trônaient en permanence dans les bûches et les immondices de tout genre entassées jusqu'au faîte. On ne pouvait plus pénétrer dans cette salle, qui est la plus vaste et la plus intéressante du château. Elle est à présent nettoyée et parfumée de grands feux de genévrier allumés dans les deux cheminées monumentales surmontées de balustrades découpées à jour. Le sol est sablé. Une grande estrade couverte de tapis attend l'orateur, des fauteuils attendent les dignitaires de l'endroit. Toute la garde nationale peut être à l'abri sous ce plafond à solives noircies. Nous visitons ce local, qui ne nous avait jamais été ouvert, et qui est un assez beau vestige de la féodalité. Il est bâti comme au hasard ainsi que tout le château, où les notions de symétrie paraissent n'avoir jamais pénétré. Le carré est à angles inégaux, le plafond s'incline en pente très-sensible. Les deux cheminées sont dissemblables d'ornements, ce qui n'est point un mal; l'une occupe le fond, l'autre est située sur le côte, dont on n'a nullement cherché le milieu. Les portes sont, comme toujours, infiniment petites, eu égard à la dimension du vaisseau. Les fenêtres sont tout à fait placées au hasard. Malgré ces vices volontaires ou fortuits de construction, l'ensemble est imposant et porte bien l'empreinte de la vie du moyen âge. Une des cheminées qui a cinq mètres d'ouverture et autant d'élévation présente une singularité. Sous le manteau, près de l'âtre, s'ouvre un petit escalier qui monte dans l'épaisseur du mur. Où conduisait-il? Au bout de quelques marches, il rencontre une construction plus récente qui l'arrête.

 
3 octobre.

Ma petite chambre, si confortable, en apparence, est comme les autres lézardée en mille endroits. Dans le cabinet de toilette, le vent éteint les bougies à travers les murs. L'alcôve seule est assez bien close, et j'y dors enfin; le changement me réussit toujours.

Dans la nuit pourtant je me rappelle que j'ai oublié au salon une lettre à laquelle je tiens. Le salon est là, au bout d'un petit couloir sombre. J'allume une bougie, j'y pénètre. Je referme la porte derrière moi sans la regarder. Je trouve sur la cheminée l'objet cherché. Le grand feu qu'on avait allumé dans la soirée continue de brûler, et jette une vive lueur. J'en profite pour regarder à loisir les trois panneaux de tapisserie du xve siècle qui sont classés dans les monuments historiques. La tradition prétend qu'ils ont décoré la tour de Bourganeuf durant la captivité de Zizime. M. Adolphe Joanne croit qu'ils représentent des épisodes du roman de la Dame à la licorne. C'est probable, car la licorne est là, non passante ou rampante comme une pièce d'armoirie, mais donnant la réplique, presque la patte, à une femme mince, richement et bizarrement vêtue, qu'escorte une toute jeune fillette aussi plate et aussi mince que sa patronne. La licorne est blanche et de la grosseur d'un cheval. Dans un des tableaux, la dame prend des bijoux dans une cassette; dans un autre, elle joue de l'orgue; dans un troisième, elle va en guerre, portant un étendard aux plis cassants, tandis que la licorne tient sa lance en faisant la belle sur son train de derrière. Cette dame blonde et ténue est très-mystérieuse, et tout d'abord elle a présenté hier à ma petite-fille l'aspect d'une fée. Ses costumes très-variés sont d'un goût étrange, et j'ignore s'ils ont été de mode ou s'ils sont le fait du caprice de l'artiste. Je remarque une aigrette élevée qui n'est qu'un bouquet des cheveux rassemblés dans un ruban, comme une queue à pinceau plantée droit sur le front. Si nous étions encore sous l'empire, il faudrait proposer cette nouveauté aux dames de la cour, qui ont cherché avec tant de passion dans ces derniers temps des innovations désespérées. Tout s'épuisait, la fantaisie du costume comme les autres fantaisies. Comment ne s'est-on pas avisé de la queue de cheveux menaçant le ciel? Il faut venir à Boussac, le plus petit chef-lieu d'arrondissement qui soit en France, pour découvrir ce moyen de plaire. En somme, ce n'est pas plus laid que tant de choses laides qui ont régné sans conteste, et d'ailleurs l'harmonie de ces tons fanés de la tapisserie rend toujours agréable ce qu'elle représente.

Ayant assez regardé la fée, je veux retourner à ma chambre. Le salon a cinq portes bien visibles. Celle que j'ouvre d'abord me présente les rayons d'une armoire. J'en ouvre une autre et me trouve en présence de sa majesté Napoléon III, en culotte blanche, habit de parade, la moustache en croc, les cheveux au vent, le teint frais et l'oeil vif: âge éternel, vingt-cinq ans. C'est le portrait officiel de toutes les administrations secondaires. La peinture vaut bien cinquante francs, le cadre un peu plus. Ce portrait ornait le salon. C'est le sous-préfet sortant qui, au lendemain de Sedan, a eu peur d'exciter les passions en laissant voir l'image de son souverain. Sigismond voulait la remettre à son clou, disant qu'il n'y a pas de raison pour détruire un portrait historique; mais celui-ci est si mauvais et si menteur qu'il ne mérite pas d'être gardé, et je lui ai conseillé de le laisser où l'a mis son prédécesseur, c'est-à-dire dans un passage où personne ne lui dira rien. En attendant, ce portrait n'est pas placé dans la direction de ma chambre, et je referme la porte entre lui et moi. La troisième porte conduit à l'escalier en vis qui remplit la tour pentagonale. La quatrième donne sur la salle à manger; la cinquième mène à la chambre de mon fils. Me voilà stupéfaite, cherchant une sixième porte dont je ne devine pas l'emplacement et qui doit être la mienne. Le château serait-il enchanté? Après bien des pas perdus dans cette grande salle, je découvre enfin une porte invraisemblablement placée dans la boiserie sur un des pans de la profonde embrasure d'une fenêtre, et je me réintègre dans mon appartement sans autre aventure.

A neuf heures, on déjeune avec Nadaud, que Sigismond a été chercher dès sept heures au débarcadère de La Vaufranche. Je l'avais vu, il y a quelques années, lors d'un voyage qu'il fit en France. Il a vieilli, ses cheveux et sa barbe ont blanchi, mais il est encore robuste. C'est un ancien maçon, élevé comme tous les ouvriers, mais doué d'une remarquable intelligence. Doux, grave et ferme, exempt de toute mauvaise passion, il fut élu en 1848 à la Constituante par ses compatriotes de la Creuse. En Berry, comme partout, ce que l'on dédaigne le plus, c'est le voisin. Aussi a-t-on fort mauvaise opinion chez nous du Marchois. On l'accuse d'être avide et trompeur; mais on reconnaît que, quand il est bon et sincère, il ne l'est pas à demi. Nadaud est un bon dans toute la force du mot. Exilé en 1852, il passa en Angleterre, où il essaya de reprendre la truelle; mais les maçons anglais lui firent mauvais accueil et lui surent méchant gré de proscrire de ses habitudes l'ivresse et le pugilat. Ils se méfièrent de cet homme sobre, recueilli dans un silence modeste, dont ils ne comprenaient d'ailleurs pas la langue. Ils comprenaient encore moins le rôle qu'il avait joué en France; ils lui eussent volontiers cherché querelle. Il se retira dans une petite chambre pour apprendre l'anglais tout seul. Il l'apprit si bien qu'en peu de temps il le parla comme sa propre langue, et ouvrit des cours d'histoire et de littérature française en anglais, s'instruisant, se faisant érudit, critique et philosophe avec une rapidité d'intuition et un acharnement de travail extraordinaires chez un homme déjà mûr. Sa dignité intérieure rayonne doucement dans ses manières, qui sont celles d'un vrai gentleman. Il ne dit pas un mot, il n'a pas une pensée qui soient entachés d'orgueil ou de vanité, de haine ou de ressentiment, d'ambition ou de jalousie. Il est naïf comme les gens sincères, absolu comme les gens convaincus. On peut le prendre pour un enfant quand il interroge, on sent revenir la supériorité de nature quand il répond. Il était arrivé d'Angleterre en habit de professeur: il a repris le paletot de l'ouvrier; mais ce n'est ni un ouvrier ni un monsieur comme l'entend le préjugé: c'est un homme, et un homme rare qu'on peut aborder sans attention, qu'on ne quitte pas sans respect.

Boussac étant une des stations de sa tournée électorale, c'est pour le mettre en rapport avec les hommes du pays que Sigismond a préparé la grande salle aux gardes. Boussac y entasse ses mille cinquante habitants; les gens de la campagne affluent sur la place du château, qui domine le ravin; les enfants grimpent sur les balustrades vertigineuses. Tous les maires des environs sont plus ou moins assis à l'intérieur. Les pompiers sont sous les armes, la garde nationale, organisée tant bien que mal, maintient l'ordre, et Nadaud parle d'une voix douce qui se fait bien entendre. Il est timide au début, il se méfie de lui-même; il m'avait fait promettre de ne pas l'écouter, de ne pas le voir parler. J'ai tenu parole. Il est venu ensuite causer avec moi dans ma chambre. C'est dans l'intimité qu'on se connaît, et je crois maintenant que je le connais bien. Il est digne de représenter les bonnes aspirations du peuple et du tiers. Nous nous sommes résumés ainsi: n'ayons pas d'illusions qui passent, ayons la foi qui demeure.

A trois heures, on l'a convoqué à une nouvelle séance publique. Tout le monde des environs n'était pas arrivé pour la première, et les gens de l'endroit voulaient encore entendre et comprendre. Il leur parlait une langue ancienne qui leur paraissait nouvelle, bravoure, dévouement et sacrifice; il n'était plus question de cela depuis vingt ans. On ne parlait que du rendement de l'épi et du prix des bestiaux. «Il faut savoir ce que veut de nous cet homme qui est un pauvre, un rien du tout, comme nous, et qui ne paraît pas se soucier de nos petits intérêts.» Je n'ai pas assisté non plus à la reprise de cet enseignement de famille; Sigismond me le raconte. La première audition avait été attentive, étonnée, un peu froide. Nadaud parle mal au commencement; il a un peu perdu l'habitude de la langue française, les mots lui viennent en anglais, et pendant quelques instants il est forcé de se les traduire à lui-même. Cet embarras augmente sa timidité naturelle; mais peu à peu sa pensée s'élève, l'expression arrive, l'émotion intérieure se révèle et se communique. Il a donc gagné sa cause ici, et l'on s'en va en disant:

– C'est un homme tout à fait bien.

Simple éloge, mais qui dit tout.

Le soir venu, il remonte en voiture avec Sigismond et une escorte improvisée de garde nationale à cheval. Les pompiers et les citoyens font la haie avec des flambeaux. On se serre les mains; Nadaud prononce encore quelques paroles affectueuses et d'une courtoisie recherchée. La voiture roule, les cavaliers piaffent; ceux qui restent crient vive l'ouvrier! La noire façade armoriée du manoir de Jean de Brosse ne s'écroule pas à ce cri nouveau du xixe siècle. Les chouettes, stupéfiées par la lumière, reprennent silencieusement leur ronde dans la nuit grise.

4 octobre.

En somme, nous avons parlé doctrine et nullement politique. Est-il, ce que les circonstances réclament impérieusement, un homme pratique? Je ne sais. Je ne serais pas la personne capable de le juger. Les opinions sont si divisées qu'en voulant faire pour le mieux on doit se heurter a tout et peut-être heurter tout le monde.

Le beau temps, qui est aujourd'hui synonyme de temps maudit, continue à tout dessécher. L'eau est encore plus rare ici qu'à Saint-Loup; on va la chercher à une demi-lieue sur une côte rocheuse où les chevaux ont grand'peine à monter et à descendre les tonneaux. Nous l'économisons, quoiqu'elle ne le mérite guère; elle est blanche et savonneuse.

Promenade dans les ravins. Je craignais de les trouver moins jolis d'en bas que d'en haut. Ils sont charmants partout et à toute heure: c'est un adorable pays. Après avoir longé la rivière, nous avons remonté au manoir par un escalier étourdissant: une centaine de mètres en zigzag, tantôt sur le roc, tantôt sur des gradins de terre soutenus par des planches, tantôt sur de vieilles dalles avec une sorte de rampe; ailleurs un fil de fer est tendu d'un arbre à l'autre en cas de vertige. A chaque étage, de belles croupes de rochers ou de petits jardins en pente rapide, des arbres de temps en temps faisant berceau sur l'abîme. Ces gentils travaux sont, je crois, l'ouvrage des gendarmes, qui vivent dans une partie réservée du château et se livrent au jardinage et à l'élevage des lapins. Ce sont peut être les mêmes gendarmes qui ont autrefois arrêté Maurice. Quoi qu'il en soit, nous vivons aujourd'hui en bons voisins, et ils nous permettent d'admirer leurs légumes. Mes petites-filles grimpent très-bien et sans frayeur cette échelle au flanc du précipice. Moi je m'en tire encore bien, mais je suis éprouvée par cet air trop vif. On ne place pas impunément son nid, sans transition, à trois cents mètres plus haut que d'habitude.

 

Nous avons fait une trouvaille au fond du ravin. Sous un massif d'arbres, il y a à nos pieds une maisonnette rouge que nous ne voyions pas; c'est un petit établissement de bains, très-rustique, mais très-propre. Outre l'eau de la Creuse, qui n'est pas tentante en ce moment, la bonne femme qui dirige toute seule son exploitation possède un puits profond et abondant encore; l'eau est belle et claire. Nous nous faisons une fête de nous y plonger demain; nous n'espérions pas ce bien-être à Boussac. Ces Marchois nous sont décidément très-supérieurs.

5 octobre

Grâce au bain, à la belle vue et surtout aux excellents amis qui nous comblent de soins et d'affection, nous resterions volontiers ici à attendre la fin de l'épidémie, qui ne cesse pas à Nohant: les nouvelles que nous en recevons sont mauvaises; mais nous avons un homme avec nous, un homme inoccupé qui veut retourner au moins à La Châtre pour n'avoir pas l'air de fuir le danger commun, puisque le danger approche. Il voulait nous mener, mère, femme et enfants, dans le Midi; nous disions oui, pensant qu'il y viendrait avec nous, et attendrait là qu'on le rappelât au pays en cas de besoin. Par malheur, les événements vont vite, et quiconque s'absente en ce moment a l'air de déserter. Comme à aucun prix nous ne voulons le quitter avant qu'on ne nous y oblige, nous renonçons au Midi, et nous nous occupons, par correspondance, de louer un gîte quelconque à La Châtre.

6 octobre

A force d'être poëte à Boussac, on est très-menteur; on vient nous dire ce matin que la peste noire est dans la ville, la variole purpurale, celle qui nous a fait quitter Nohant. On s'informe; la nouvelle fait des petits. Il y a des cadavres exposés devant toutes les portes; c'est là, – à deux pas, vous verrez bien! – Maurice ne voit rien, mais il s'inquiète pour nous et veut partir. Comme nous comptions partir en effet dimanche, je consens, et je reboucle ma malle; mais Sigismond nous traite de fous, il interroge le maire et le médecin. Personne n'est mort depuis huit jours, et aucun cas de variole ne s'est manifesté. Je défais ma malle, et j'apprends une autre nouvelle tout aussi vraie, mais plus jolie. La nuit dernière, trois revenants, toujours trois, sont venus chanter sur le petit pont de planches qui est juste au-dessous de ma fenêtre, et que je distingue très-bien par une éclaircie des arbres; ils ont même fait entendre, assure-t-on, une très-belle musique. Et moi qui n'ai rien vu, rien entendu! J'ai dormi comme une brute, au lieu de contempler une scène de sabbat par un si beau clair de lune, et dans un site si bien fait pour attirer les ombres!

7 octobre.

Promenade à Chissac, c'est le domaine de Sigismond, dans un pays charmant. Prés, collines et torrents. La face du mont Barlot, opposée à celle que nous voyons de Boussac, ferme l'horizon. Nous suivons les déchirures d'un petit torrent perdu sous les arbres, et nous faisons une bonne pause sous des noyers couverts de mésanges affairées et jaseuses que nous ne dérangeons pas de leurs occupations. Ce serait un jour de bonheur, si l'on pouvait être heureux à présent. Est-ce qu'on le sera encore? Il me semble qu'on ne le sera plus; on aura perdu trop d'enfants, trop d'amis! – Et puis on s'aperçoit qu'on pense à tout le monde comme à soi-même, que tout nous est famille dans cette pauvre France désolée et brisée!

Les nouvelles sont meilleures ce soir. Le Midi s'apaise, et sur le théâtre de la guerre on agit, on se défend. Et puis le temps a changé, les idées sont moins sombres. J'ai vu, à coup sur, de la pluie pour demain dans les nuages, que j'arrive à très-bien connaître dans cette immensité de ciel déployée autour de nous. L'air était souple et doux tantôt; à présent, un vent furieux s'élève: c'est le vent d'ouest. Il nous détend et nous porte à l'espérance.

8 octobre.

La tempête a été superbe cette nuit. D'énormes nuages effarés couraient sur la lune, et le vent soufflait sur le vieux château comme sur un navire en pleine mer. Depuis Tamaris, où nous avons essuyé des tempêtes comparables à celle-ci, je ne connaissais plus la voix de la bourrasque. A Nohant, dans notre vallon, sous nos grands arbres, nous entendons mugir; mais ici c'est le rugissement dans toute sa puissance, c'est la rage sans frein. Les grandes salles vides, délabrées et discloses, qui remplissent la majeure partie inhabitée du bâtiment, servent de soufflets aux orgues de la tempête, les tours sont les tuyaux. Tout siffle, hurle, crie ou grince. Les jalousies de ma chambre se défendent un instant; bientôt elles s'ouvrent et se referment avec le bruit du canon. Je cherche une corde pour les empêcher d'être emportées dans l'espace. Je reconnais que je risque fort de les suivre en m'aventurant sur le balcon. J'y renonce, et comme tout désagrément qu'on ne peut empêcher doit être tenu pour nul, je m'endors profondément au milieu d'un vacarme prodigieusement beau.

Nous faisons nos paquets, et nous partons demain sans savoir si nous trouverons un gîte à La Châtre. Les lettres mettent trois ou quatre jours pour faite les dix lieues qui nous séparent de notre ville. Ce n'est pas que la France soit déjà désorganisée par les nécessités de la guerre, cela a toujours été ainsi, et on ne saura jamais pourquoi. – Ce soir, je dis adieu de ma fenêtre au ravissant pays de Boussac et à ses bons habitants, qui m'ont paru, ceux que j'ai vus, distingués et sympathiques. J'ai passé trois semaines dans ce pays creusois, trois semaines des plus amères de ma vie, sous le coup d'événements qui me rappellent Waterloo, qui n'ont pas la grandeur de ce drame terrible, et qui paraissent plus effrayants encore. Toute une vie collective remise en question! – On dit que cela peut durer longtemps encore. L'invasion se répand, rien ne semble préparé pour la recevoir. Nous tombons dans l'inconnu, nous entrons dans la phase des jours sans lendemain; nous nous faisons l'effet de condamnés à mort qui attendent du hasard le jour de l'exécution, et qui sont pressés d'en finir parce qu'ils ne s'intéressent plus à rien. Je ne sais si je suis plus faible que les autres, si l'inaction et un état maladif m'ont rendue lâche. J'ai fait bon visage tant que j'ai pu; je me suis abstenue de plaintes et de paroles décourageantes, mais je me suis sentie, pour la première fois depuis bien des années, sans courage intérieur. Quand on n'a affaire qu'à soi-même, il est facile de ne pas s'en soucier, de s'imposer des fatigues, des sacrifices, de subir des contrariétés, de surmonter des émotions. La vie ordinaire est pleine d'incidents puérils dont on apprend avec l'âge à faire peu de cas; on est trahi ou leurré, on est malade, on échoue dans de bonnes intentions, on a des séries d'ennuis, des heures de dégoût. Que tout cela est aisé à surmonter! On vous croit stoïque parce que vous êtes patient, vous êtes tout simplement lassé de souffrir des petites choses. On a l'expérience du peu de durée, l'appréciation du peu de valeur de ces choses; on se détache des biens illusoires, on se réfugie dans une vie expectante, dans un idéal de progrès dont on se désintéresse pour son compte, mais dont on jouit pour les autres dans l'avenir. Oui, oui, tout cela est bien facile et n'a pas de mérite. Ce qu'il faudrait, c'est le courage des grandes crises sociales, c'est la foi sans défaillance, c'est la vision du beau idéal remplaçant à toute heure le sens visuel des tristes choses du présent; mais comment faire pour ne pas souffrir de ce qui est souffert dans le monde, à un moment donné, avec tant de violence et dans de telles proportions? Il faudrait ne point aimer, et il ne dépend pas de moi de n'avoir pas le coeur brisé.