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Jacques

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LI.
DE JACQUES A SYLVIA

Je serai demain auprès de toi; aujourd'hui je suis malade. Je me suis senti comme foudroyé par la fièvre en lisant ta lettre; jusque-là j'étais si agité que je ne sentais pas mon mal; aussitôt que mon être moral a été guéri, mon être physique s'est aperçu du choc terrible qu'il avait reçu, et il a semblé vouloir se dissoudre. Pendant quelques heures j'ai cru que j'allais mourir, et je songeais à te faire appeler, quand une saignée, que le médecin du village voisin m'a faite à propos, est venue me soulager; je serai tout à fait bien demain. Ne prends point d'inquiétude et ne dis rien à Fernande.

Je l'ai accusée injustement, j'ai été coupable envers elle; je ne lui en demanderai point pardon, ces sortes d'aveux aggravent le mal; mais je réparerai ma faute. Je sens que mon affection pour elle n'a rien perdu de sa ferveur, et que la souffrance n'a point affaibli les facultés aimantes de mon coeur. J'ignore si je puis encore appeler amour le sentiment que Fernande a pour moi; j'en doute, car elle a bien souffert de cet amour, et je ne crois pas qu'elle puisse, comme moi, souffrir sans se dégoûter. Pour moi, il me semble que je suis le même qu'au jour où je l'ai pressée dans mes bras pour la première fois; la même chaleur sainte et bienfaisante entretient la jeunesse de mon coeur; je suis aussi dévoué, aussi sûr de moi, aussi calme pour supporter les douleurs journalières qu'engendre l'intimité. Je ne sens pas la moindre amertume contre le passé, pas le moindre ennui du présent, pas le moindre découragement devant l'avenir; oui, je l'aime encore comme je l'aimais; seulement je suis un peu moins heureux.

Octave me paraît fort extravagant en tout ceci; mais c'est peut-être son caractère, et alors il n'y a pas de reproche à lui faire. Tu as raison de penser qu'il faut couper court promptement à ce manège puéril, et réparer, aux yeux de nos gens, le mauvais effet qu'il a dû produire. Il n'y a pas d'explication possible à leur donner; il y en aurait qu'il ne faudrait pas en prendre la peine. Mais une prompte bonne intelligence entre nous quatre, et Octave assis à notre table pendant une ou plusieurs semaines, répondront victorieusement à tous les mauvais commentaires.

Tu t'excuses de m'avoir caché ton sacrifice; car c'en était un, Sylvia. Je connais ton coeur; je sais ce que ton noble orgueil et ta paisible fermeté cachent de tendresse et de compassion; je sais que tu as dû pleurer les larmes d'Octave, et que tu ne l'as pas affligé sans déchirer ton âme. Tu dis que ce que tu as de plus cher au monde, c'est moi. Bonne Sylvia! ce que tu as de plus cher au monde, tu ne l'as pas encore rencontré. Le rencontreras-tu jamais, et, si cela arrive, sera-ce pour ton bonheur ou pour ton malheur?

Quant à Octave, je te supplie d'avoir beaucoup de douceur et de bonté avec lui; il est bien assez à plaindre de ne pouvoir être aimé de toi; épargne-lui les reproches. Pour moi, quelque étrange qu'ait été son procédé en s'adressant à ma femme plutôt qu'à moi, je lui témoignerai l'amitié et l'estime qu'il mérite. A demain donc! tu m'as sauvé, Sylvia; sans toi je partais, j'abandonnais Fernande; j'étais à jamais criminel et malheureux. Pauvre Fernande! brave Sylvia! oh! je vais être encore bien heureux, je le sens. Et mes enfants que je croyais ne plus revoir que dans cinq ou six ans, mes chers enfants que je vais couvrir de douces larmes!

LII.
DE FERNANDE A CLÉMENCE

Pour le coup, mon amie, je ne puis ni me fâcher, ni m'affliger de ta lettre; elle est burlesque, voilà tout. Je suis tentée de croire que tu es gravement malade, et que tu m'as écrit dans l'accès de la fièvre. S'il en était ainsi, je serais bien triste; et je souhaite me tromper, d'autant plus que je ne voudrais pas perdre une si bonne occasion de rire. L'immuable raison et l'auguste bon sens ont donc aussi leurs jours de sommeil et de divagation! Chère Clémence, ton état m'inquiète, et je te conjure de présenter ton pouls au médecin.

Malgré tous tes beaux pronostics et tes obligeantes condamnations, rien de ce que tu as prévu n'est arrivé. Je ne suis pas plus amoureuse de M. Octave que M. Octave n'est amoureux de moi. Nous nous aimons beaucoup et très-sincèrement, il est vrai; mais je n'ai d'amour que pour Jacques, et Octave n'a d'amour que pour Sylvia. Il la connaissait si bien, et il m'avait si peu trompée, que Sylvia m'a confirmé mot pour mot tout ce qu'il m'avait dit de leurs amours et de leurs querelles. J'ai obtenu qu'elle lui rendît au moins son amitié, et ce matin Jacques m'a aidé à les réconcilier. J'étais un peu inquiète de Jacques, qui a passé quatre jours à la ferme de Blosse, et qui ne m'a pas écrit pendant tout ce temps, bien qu'il envoyât tous les jours un courrier à Sylvia; enfin, ils m'ont avoué ce matin que Jacques avait été très-malade et presque mourant pendant plusieurs heures. Il est encore d'une pâleur mortelle; jamais je ne l'ai vu si beau qu'avec cet air abattu et mélancolique. Il y a dans ses manières une langueur et dans ses regards une tendresse qui me rendraient folle de lui si je ne l'étais déjà. Mais je te demande pardon; cela est en contradiction ouverte avec ce que ta sagesse et ta pénétration ont décrété. Heureusement Jacques n'a pas apposé sa signature à ces majestueux arrêts, et jamais je ne l'ai vu si expansif et si tendre avec moi. En vérité, les beaux jours de notre passion sont revenus, ne t'en déplaise, ma chère Clémence.

Pour continuer ce récit, je te dirai donc que j'avais donné rendez-vous à Octave, et que pendant le déjeuner, le son du hautbois s'est fait entendre sous la fenêtre. Il fallait voir la figure des domestiques! «Le revenant, le revenant en plein jour! disaient-ils d'un air stupéfait. – Allons, Fernande, m'a dit Jacques en souriant, va chercher ton protégé;» et, comme Octave achevait son chant, Sylvia et mon mari ont battu des mains en riant. J'ai quitté la table et j'ai mis ma serviette sur la tête d'Octave pour en faire un revenant. Il est entré ainsi d'un air mystérieux, et je l'ai conduit aux pieds de Sylvia, qui lui a découvert la figure, et lui a donné un soufflet sur une joue et un baiser sur l'autre. Jacques l'a embrassé et l'a invité à rester avec nous tant qu'il voudrait, en lui promettant de rendre Sylvia plus humaine pour lui. Octave était ému et timide comme un enfant; il s'efforçait d'être gai, mais il regardait Sylvia avec une expression de crainte et de joie. Moi, qui ai bonne espérance de tout cela, et qui ai retrouvé aujourd'hui Jacques si aimable pour moi, j'étais transportée au point de pleurer comme une niaise à chaque mot qu'on disait de part et d'autre. Enfin, nous avons fait déjeuner Octave, qui n'avait pas mangé de la journée et qui s'est mis à dévorer. Il était assis entre Sylvia et moi; Jacques fumait près de la fenêtre, et nous ne nous parlions plus qu'avec les yeux; mais que de joie et de bien-être nous avions tous dans le coeur! Sylvia plaisantait un peu Octave sur ce grand appétit, qui n'avait rien, disait-elle, du héros de roman. Il s'en vengeait en lui baisant les mains, et de temps en temps il pressait la mienne; il me l'a baisée aussi en se levant de table, et Jacques, s'approchant de nous, lui a dit en m'embrassant: «Je vous remercie d'avoir de l'amitié pour elle, Octave; c'est un ange, et vous l'avez deviné.» Le reste de la journée s'est passé à courir et à faire de la musique. Le berceau de mes enfants est toujours auprès de nous, que nous nous mettions au piano ou que nous soyons assis dans le jardin. Octave a comblé mes jumeaux de caresses et de petits soins; il aime les enfants à la folie, et trouve les miens charmants; il les endort au son du hautbois d'une manière magique, comme tu dis, et Jacques se plaît beaucoup à voir opérer le magicien. Enfin, nous avons eu un jour bien beau et bien pur. Nous allons avoir, j'espère, une vie un peu différente de celle que, dans ta riante imagination, tu m'avais préparée. Je suis vraiment désolée d'avoir à te contrarier, ma bonne Clémence, en te déclarant que cette fois ton grand savoir est en défaut, et que je ne suis pas encore perdue. Je te remercie de l'arrêt irrévocable par lequel tu me condamnes à l'être avant peu; la prédiction me paraît charitable et l'expression fort belle; mais je te demanderai la permission d'attendre encore quelques jours avant de me laisser choir dans le précipice. Et toi, Clémence, quand te maries-tu? Est-ce que tu ne t'ennuies pas un peu du célibat? Es-tu toujours bien contente d'être au couvent à vingt-cinq ans? N'est-ce pas une bien belle chose d'être veuve, indépendante et sans amour? J'envie ton sort! Tu ne te perdras pas; tu t'es mise derrière la grille et sous les verrous pour être plus sûre de ton bonheur et de ta vertu; tu sais qu'ainsi gardés ils ne s'échapperont pas. Permets-moi d'aimer encore mon mari quelques années avant d'entrer dans cette auguste permanence. Adieu, ma belle; bien du plaisir! Je vais tacher de prendre goût à ton sort, et de me détacher des affections humaines, pour entrer dans l'impassibilité du néant intellectuel.

LIII.
D'OCTAVE A HERBERT

Je ne sais pas trop ce qui se passe dans ma tète; je ne dors pas, j'ai la fièvre, je suis comme un homme qui commence à s'énamourer; mais de qui serais-je amoureux, si ce n'est de Syivia? Pourtant je n'en sais rien; je vis auprès de deux femmes charmantes, et il me semble être également épris de toutes deux. Je suis ému, content, actif; je m'amuse de tout: j'ai des envies de rire comme un enfant et des envies de gambader comme un jeune chien. Peut-être que j'ai enfin trouvé la manière de vivre qui me convient. Ne rien faire d'obligatoire; m'occuper doucement de dessin et de musique, habiter un beau et tranquille pays avec d'aimables amis, aller à la chasse, à la pêche, voir autour de moi des êtres heureux du même bonheur et remplis des mêmes goûts; oui, cela est une douce et sainte vie.

 

Je t'avouerai que je commençais à devenir sérieusement amoureux de Fernande lorsque heureusement Sylvia a découvert le roman et l'a terminé avec quelques reproches et une poignée de main. Elle a bien fait: ce roman me montait trop au cerveau; ces rendez-vous, ces forêts, ces nuits d'été, ces billets, ces douces confidences, Fernande affligée de la froideur de son mari, et répandant ses belles larmes dans mon sein, tout cela devenait trop enivrant pour ma pauvre tête. Je ne pensais pas plus à Sylvia que si elle n'eût jamais existé, et je fuyais toutes les occasions de réussir dans ma prétendue entreprise. Je ne saurais avoir beaucoup de remords de toutes les folies qui m'ont passé par l'esprit durant ces jours de bonheur et d'imprudence. Quel autre à ma place n'eût fait pis? Mais je suis un scélérat fort ingénu, et je trouve mon bonheur dans la pensée et dans l'espoir du crime plutôt que dans le crime lui-même. J'ai horreur des plaisirs qu'il faut acheter par des perfidies et payer par des remords. Attirer Fernande à un rendez-vous et baiser doucement ses mains, en m'entendant appeler son ami et son frère, me semblait beaucoup plus agréable que de recevoir les embrassements de la passion et du désespoir… Je n'ai jamais séduit personne, et je ne crois pas que les reproches et les terreurs d'une femme rendent bien heureux; et puis il y a un étrange plaisir à protéger et à respecter une pudeur qui se confie et s'abandonne à vous! L'idée que j'étais le maître de bouleverser cette âme naïve et de ravir ce trésor suffisait à mon orgueil; je goûtais un raffinement de vanité à la voir se livrer, et à ne pas vouloir abuser de sa confiance.

Cependant je commençais à être trop ému; je ne savais plus ce que je disais, et si Fernande n'a pas deviné ce qui se passait en moi, il faut qu'elle soit aussi pure qu'une vierge. Je crois en effet qu'elle est ainsi, et cela augmente mon respect, mon enthousiasme, dirai-je mon amour? Eh bien, oui, pense de moi ce que tu voudras, je suis amoureux d'elle au moins autant que de Sylvia. Qu'est-ce que cela fait? Je ne serai plus l'amant de Sylvia, et je ne chercherai jamais à être celui de Fernande. Sylvia m'a déclaré formellement, clairement et obstinément, que nous serions désormais amis, et rien de plus. Je ne sais si c'est un parti pris ou une épreuve à laquelle elle veut me soumettre; pour moi, je suis un peu las de ses caprices, et je sens que le dépit m'aidera puissamment à m'en consoler. Ce qu'il y a de certain, c'est que Sylvia se trompe si elle me croit d'humeur à accepter son pardon plus tard; je renonce à son amour, et le mien achèvera de s'éteindre avant qu'elle ait pris soin de le rallumer.

Malgré cette passion étrange et les rapports un peu problématiques que nous avons ensemble, il est impossible d'avoir une existence plus douce que la nôtre. Jacques, Sylvia et Fernande sont des amis d'élite certainement, des intelligences pures et dégagées de tous les préjugés, de toutes les considérations étroites et vulgaires. Sylvia va trop loin dans cette indépendance pour rendre un amant heureux; mais, à ne la contempler qu'à la lumière de l'amitié, c'est un être d'une originalité sublime. Jacques a beaucoup de ses idées et de ses sentiments; mais il est moins absolu, et son caractère est plus aimable et plus doux. Je ne le connaissais pas, je l'avais mal jugé; la manière dont il m'a accueilli, la confiance qu'il me témoigne, la loyauté avec laquelle il accepte ma prétendue amitié pour sa femme, ont quelque chose de si noble et de si grand que je me mépriserais du jour où je songerais à le trouver ridicule. Trahir cette confiance, c'est une idée qui me fait horreur, une tentation que je n'ai pas besoin de combattre. L'amour que Fernande a pour lui, et que j'admire comme un des côtés les plus divins de son âme, suffit pour la préserver à jamais. Je ne sais pas comment je ferai pour me séparer d'elle, pour renoncer à passer mes jours à ses côtés, mais il est certain que je m'en séparerai sans lui laisser d'amertume et sans emporter de remords.

Je voudrais trouver un moyen de m'établir dans leurs environs et de les voir tous les jours sans demeurer chez eux, et sans dépendre d'un caprice de Sylvia, qui peut m'éloigner demain du toit qu'elle habite sans que j'aie rien à dire, puisque je suis censé n'y être que pour elle et d'après sa permission. Il y a une jolie petite maison qui a servi autrefois de presbytère, et qui est dans une situation délicieuse, à une demi-lieue dans la montagne; si je pouvais faire déguerpir le vieux militaire qui l'occupe en lui payant le double de son loyer, je serais le plus heureux et le mieux logé des hommes. Envoie-moi une petite somme que mon régisseur te portera, et toute la musique qui est dans ma chambre. Si je m'établis dons mon presbytère, je veux que tu viennes passer le reste de la belle saison avec moi. Tu es un peu amoureux de Sylvia, quoique tu ne t'en sois jamais vanté. Nous vivrons tous deux de chasse, de pèche, de musique et d'amour contemplatif.

LIV.
DE FERNANDE A CLÉMENCE

Non, mon amie, non, je ne suis pas en colère; il est possible que j'aie eu un moment d'aigreur et d'ironie en te répondant: ta lettre était si dure et si cruelle! mais je le jure que la mienne a suffi pour épancher tout mon dépit, et qu'après l'avoir écrite je n'ai pas plus pensé à notre querelle que s'il ne se fût rien passé. Si j'ai été trop loin dans ma réponse, pardonne-moi, et, une autre fois, ménage-moi un peu plus. Vraiment, je n'avais pas mérité des leçons si dures; je m'étais conduite un peu follement, il est vrai; mais mon coeur était resté si étranger aux sentiments que tu me supposes, que, cette fois, je ne pouvais accepter ton arrêt comme une vérité utile. Il me semblait voir dans ta manière de me traiter une sorte de mépris que je ne pouvais pas et que je ne devais pas supporter. Pour l'amour de Dieu, n'en parlons plus jamais! Tu m'as boudée bien longtemps, et tu as attendu trois lettres de moi pour me dire enfin que tu étais fâchée. J'espère que tu verras dans ma persévérance à t'écrire une amitié à l'épreuve des mortifications de l'amour-propre: il en doit être ainsi. Oublie donc toute rancune, et reviens à moi comme je reviens à toi, sincèrement et avec joie.

Tu me montres tant d'indifférence et tu te déclares si étrangère désormais à ce qui me concerne, que je n'ose presque plus t'en parler. Cependant je veux te forcer à reprendre notre correspondance telle qu'elle était. Il m'était si agréable de te raconter toute ma vie, semaine par semaine! Il me semblait avoir allégé mes chagrins de moitié quand je te les avais confiés; il est vrai qu'à présent je n'ai plus de chagrins. Jamais je n'ai été plus heureuse et plus tranquille. Toutes les petites blessures que nous nous faisions, Jacques et moi, sont à jamais cicatrisées; rien ne nous fait plus souffrir: nous nous entendons sur tout, nous nous devinons. J'étais bien coupable envers lui, et je ne conçois plus, comment j'ai pu l'accuser si souvent, lui qui n'a qu'une pensée et qu'un voeu dans l'âme, mon bonheur. Tout cela me semble un rêve aujourd'hui, et je ne peux m'expliquer ce que j'étais alors; peut-être que nous étions trop seuls vis-à-vis l'un de l'autre et trop inoccupés. Un peu de société et de distraction est nécessaire a mon âge et même à celui de Jacques; car il est aussi plus heureux depuis que nous vivons en famille. Je t'ai dit qu'Octave s'était installé à une demi-lieue d'ici, dans une petite habitation charmante où nous allons tous lui demander à déjeuner une ou deux fois par semaine. Pour lui, il vient tous les jours nous trouver. Il a eu cet été, pendant deux mois, un de ses amis, M. Herbert, un brave Suisse plein de franchise et de douceur. Nous ne faisions que chasser, manger, rire, aller en bateau, chanter; et quelles bonnes nuits de sommeil après toute cette fatigue et cette gaieté! Sylvia est l'âme de nos plaisirs. Je ne sais dans quels termes elle est avec Octave; il ne se plaint pas d'elle, et, quoiqu'ils se prétendent amis seulement, je crois fort qu'ils sont plus amants que jamais. Sylvia devient tous les jours plus belle et plus aimable; elle est si forte, si active, qu'elle nous entraîne dans son activité comme dans un tourbillon. Elle est toujours éveillée la première, et c'est elle qui arrange la journée et décrète nos amusements; elle en prend si bien sa part qu'elle nous force à nous amuser autant qu'elle. Jacques, avec son sang-froid, est le plus comique et le plus amusant de nous tous; il fait toutes sortes de drôleries et d'espiègleries avec une gravité imperturbable, et sa manière d'être fou est si douce, si gentille et si peu bruyante, qu'on ne s'en lasse jamais. Octave est plus turbulent, il est si jeune! il saute, il court, il joue dans nos prés comme un poulain échappé. Son ami Herbert, quand il était ici, était chargé de la lecture pendant que nous dessinions ou que nous brodions les jours de pluie ou de trop grande chaleur. Au milieu de ce bonheur, mes enfants poussent comme de petits champignons; c'est à qui les aimera le plus. Jamais je n'ai vu d'enfants si gâtés et si caressés; Octave est celui de tous que ma fille préfère; il se couche par terre sur le tapis où elle se roule au soleil, et pendant des heures entières elle s'amuse à passer ses petites mains dans les longs cheveux blonds de son ami. Sylvia est la favorite de mon fils; elle le tient sur ses genoux en jouant du piano avec une main, et il l'écoute comme s'il comprenait le langage des notes; de temps en temps il se tourne vers elle avec un sourire d'admiration et cherche à parler; mais il ne fait entendre que des sons inarticulés, qui, au dire de Sylvia, sont des réponses très-précises et très-logiques au langage du piano. Il faut voir ses interprétations et la traduction qu'elle fait de ses moindres gestes, et le sérieux, le recueillement avec lequel Jacques écoute tout cela. Ah! nous sommes bien enfants tous, et bien heureux!

Depuis qu'Herbert est parti et que le froid commence à se faire sentir, nous sommes un peu plus sédentaires. Nous avons encore pourtant de belles journées d'automne, et nos soirées ont pris une tournure de mélancolie délicieuse. Sylvia improvise au piano, et, pendant ce temps, nous sommes assis tout pensifs autour de l'âtre où pétille le sarment. Sylvia ne s'approche jamais du feu; elle est d'un tempérament sanguin, et craint toujours que le sang ne lui monte à la tête. Mon vieux fumeur de Jacques va et vient par la chambre, et de temps en temps donne un baiser à sa soeur et à moi; puis il tape sur l'épaule d'Octave en lui disant: «Est-ce que tu es triste?» Octave relève la tête, et nous nous apercevons quelquefois que son visage est couvert de larmes. C'est l'effet des improvisations étranges et tour à tour tristes et folles de Sylvia. Alors Jacques et Octave se racontent les divers rêves poétiques qu'ils ont faits pendant le chant et les modulations de piano. Il est étrange de voir comme les mêmes notes et les mêmes sons agissent différemment sur les nerfs de chacun d'eux; quelquefois Jacques est à cheval sur la bête de l'Apocalypse quand Octave est endormi sur la paille d'une prison; d'autres fois c'est Jacques qui est atterré de tristesse dans quelque désert épouvantable, tandis qu'Octave vole avec les sylphes autour du calice des fleurs au clair de la lune. Bien n'est plus amusant que d'entendre les fantaisies qui leur passent par l'esprit. Sylvia s'en mêle rarement: c'est la fée qui évoque les apparitions et qui les contemple sans émotion et en silence, comme des choses qu'elle est habituée à gouverner. Ce qui l'amuse le plus, c'est de voir l'effet de la musique sur le chien de chasse d'Octave, et d'interpréter les singuliers gémissements qui lui échappent à de certaines phrases d'harmonie; elle prétend qu'elle a trouvé l'accord et la combinaison des sons qui agissent sur la fibre de ce vaporeux animal, et que ses sensations sont beaucoup plus vives et plus poétiques que celles de ces messieurs. Tu ne saurais t'imaginer combien ces folies nous occupent et nous divertissent. Quand on est plusieurs à s'aimer comme nous faisons, toutes les idées, tous les goûts deviennent communs à tous, et il s'établit une sympathie si vive et si complète, qu'une seule âme semble animer plusieurs corps.

Adieu, mon amie, écris-moi donc; et, comme tu as pris autrefois part à mes chagrins, prends part à ma joie.