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Jacques

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XLVI.
DE JACQUES A SYLVIA

De la ferme de Blosse.

Les affaires qui m'ont attiré ici ne sont qu'un prétexte. J'ai été frappé d'un malheur inattendu; il m'a été impossible d'en parler, même à toi. Je suis parti sans rien faire paraître de ma douleur; j'ai voulu mettre entre moi et elle une quinzaine de lieues, pour me forcer d'agir avec réflexion. Lorsque les communications qu'on peut avoir ensemble exigent un intervalle de quelques heures, la violence ne l'emporte pas sur la volonté aussi aisément. Voici ce que j'ai à t'apprendre.

Samedi soir, tu te rappelles que je te laissai à la maison de Rémi, pour aller parler aux gardes forestiers de la côte Saint-Jean. Nous devions, toi marchant plus lentement que moi, et m'attendant, si tu arrivais la première, nous rejoindre au carrefour du grand ormeau; mais, par une singulière combinaison du hasard, tu te trompas de sentier et arrivas tout droit au château, tandis que je me hâtais de t'aller retrouver au lieu convenu. Il faisait fort sombre, tu t'en souviens, et un peu de pluie avait rendu l'herbe humide; le bruit des pas s'y trouvait entièrement amorti. J'arrivai donc sans être remarqué de ceux qui étaient là. Ils étaient deux, Fernande et un homme. Ils se donnèrent un baiser, et ils se séparèrent en disant demain; ils avaient échangé quelques paroles à voix basse où j'avais saisi un seul mot: bracelet. L'homme disparut après avoir sauté par-dessus la haie du taillis, Fernande appela à plusieurs reprises Rosette, qui était apparemment assez loin, car elle se fit attendre, puis elles partirent ensemble, et je les suivis en me tenant à une certaine distance. Fernande avait l'air parfaitement calme en rentrant au salon, et quand je lui demandai où elle avait été, elle me répondit qu'elle n'était pas sortie du parc, avec une assurance étonnante. Je l'accompagnai jusqu'à sa chambre, et j'attendis qu'elle eût ôté ses bracelets; tandis qu'elle passait dans son cabinet de toilette, je les examinai: l'un des deux avait été évidemment changé; quoiqu'il fût exactement pareil à l'autre, quoiqu'il portât mon chiffre, il n'avait pas une petite marque que le bijoutier de Genève à qui je les ai commandés avait mise à l'un et à l'autre. Je souhaitai le bonsoir à Fernande avec calme et sans rien témoigner de mon émotion: elle me jeta les bras autour du cou avec sa tendresse accoutumée, et me reprocha, comme elle fait tous les jours, de ne pas l'aimer assez. Le matin, elle entra dans ma chambre et m'accabla de caresses auxquelles je me dérobai en inventant un prétexte pour sortir précipitamment. Alors je sentis qu'il était au-dessus de mes forces de dissimuler l'horreur que me causait cette femme. Je partis dans la journée.

Il y a plusieurs jours que j'avais remarqué quelque chose d'extraordinaire dans la conduite de Fernande. Cette histoire de voleur ou de revenant, dont la maison était remplie, me paraissait expliquer, jusqu'à un certain point, son émotion au moindre bruit. Je voyais son trouble; son agitation, et à Dieu ne plaise que j'accueillisse l'ombre d'un soupçon! Lorsque, attirés par ses cris, nous la trouvâmes enfermée dans sa chambre, l'idée ne me vint pas qu'un homme pût avoir été assez hardi pour tenter de la séduire sans qu'elle m'eût averti, dès le premier jour, de ses tentatives. Je la vis ensuite errer dans le parc, écrire plus souvent que de coutume, avoir de fréquents conciliabules avec Rosette, déployer tout à coup plus d'activité et de gaieté que je ne lui en avais vu depuis longtemps, et surtout passer d'un excès de pusillanimité à une sorte de hardiesse. Que le ciel m'écrase si l'idée me vint de l'observer pour trouver une explication à ces bizarreries! Elle que j'ai connue si naïve, si chaste, si vraie! elle qui s'accusait de torts qu'elle n'avait pas et de fautes qu'elle n'avait pas commises! Infortunée! qui a pu la corrompre et la flétrir si vite?

Il faut qu'elle ait dans le coeur quelque odieux germe d'impudence et de perfidie; il faut que sa mère, en la parant de toutes les grâces de la candeur, lui ait versé dans l'âme une goutte de ce poison que distillent ses veines; ou il faut que l'homme qui a réussi à la dominer en si peu de jours ait dans le souffle quelque chose d'infernal, et qu'il soit impossible à une femme de toucher ses lèvres sans être avilie et endurcie au mal au même instant. Il y a, je le sais, des libertins si pervers, qu'ils semblent doués d'un pouvoir surnaturel, et qu'entre leurs mains l'innocence se change en infamie, comme par miracle. Il y a aussi des femmes qui naissent avec l'instinct de l'effronterie. Dans les années de leur première inexpérience, cette impudeur se voile sous les grâces de la jeunesse et ressemble à la confiante sincérité de l'enfance; mais, dès leur premier pas dans le vice, tout leur devient mensonge et bassesse. J'ai vu tout cela, et pourtant je n'aurais jamais pu soupçonner Fernande; et me voici aussi surpris, aussi atterré de stupeur, que s'il s'était opéré quelque révolution dans le cours des astres.

À présent il s'agit de savoir ce que j'ai à faire. Pour moi, je ne suis pas embarrassé de ce que je deviendrai: le mépris est l'appui le plus fort sur lequel puisse se reposer une âme désolée; je partirai, et ne la reverrai que lorsque mes enfants seront en âge de recevoir l'impression funeste de son exemple et de ses leçons; alors je les lui retirerai et je lui assurerai une existence riche et indépendante. O Dieu! ô Dieu! était-ce ainsi que j'avais rêvé son avenir et le mien? Mais elle a menti sans pâlir, elle m'a embrassé sans honte et sans confusion, elle m'a reproché de ne pas l'aimer assez, le jour où elle me trompait! Qui pouvait prévoir que c'était là un coeur vil, avec lequel il n'y aurait pas d'autre parti à prendre que l'oubli?

Je n'attends de toi qu'un service: c'est que tu ne fasses paraître aucune émotion et que tu l'observes attentivement pendant plusieurs jours. Je crois qu'elle aime ses enfants; il m'a semblé qu'elle redoublait pour eux de soins et de te adresse, depuis qu'elle a trouvé dans une autre affection que la mienne le bonheur dont elle était avide. Pourtant je veux savoir si je ne me trompe pas, et si ce nouvel amour ne lui fera pas oublier et mépriser les lois sacrées de la nature. Hélas! j'en suis maintenant à la croire capable de tous les crimes! Observe-la, entends-tu? et si mes enfants doivent souffrir de sa passion, condamne-la sans pitié; je veux alors les reprendre sur-le-champ, et partir avec eux sans aucune explication.

Mais non, ce serait trop cruel. Elle peut les négliger pendant quelques jours sans cesser de les aimer; lui arracher ses enfants au berceau! ses enfants, qu'elle allaite encore! Pauvre femme! ce serait un trop rude châtiment. C'est une mauvaise et ignoble nature de femme; mais elle a au moins pour eux l'amour que les animaux ont pour leur famille. Je les lui laisserai, et tu resteras auprès d'eux; tu veilleras sur eux, n'est-ce pas? Adieu. J'attends ta réponse par le courrier que je t'envoie. Dis à Fernande que mes affaires me retiennent encore ici, et que je fais demander des nouvelles de mon fils que j'ai laissé souffrant. Mes pauvres enfants!

XLVII.
DE SYLVIA A JACQUES

Tu te trompes, sur l'âme de notre père! je jure que tu te trompes: Fernande n'est pas coupable; l'homme que tu as vu n'est pas son amant, c'est le mien, c'est Octave. Je l'ai vu, je sais qu'il est ici, et que c'est lui qui rôde autour de la maison. Je le croyais parti; mais si tu as vu un homme parler à Fernande, ce ne peut être que lui. Il se sera adressé à elle pour qu'elle le réconcilie avec moi. Le baiser que tu as entendu aura été déposé sur sa main. Octave n'est pas un grand caractère, et il me reste peu d'amour pour lui; mais c'est au moins un honnête homme, et je le sais incapable de chercher à séduire ta femme. Quant à elle, il est impossible qu'elle se laisse séduire ainsi et qu'elle sache mentir avec cet aplomb. Je ne sais rien encore; ce qui se passe me semble bizarre, et je ne me chargerai pas de t'en donner l'explication à présent. Je ne sais comment ils peuvent être déjà amis, mais ils ne sont point amants, j'en réponds. Je connais, non leur conduite actuelle, mais leur âme. Ne juge donc pas, tiens-toi tranquille, attends; demain tu sauras tout, j'espère. Je suis fâchée de ne pouvoir te donner une explication plus satisfaisante aujourd'hui, mais je ne veux point questionner Fernande; je ne veux pas qu'elle se doute de tes soupçons. Tout ce que je puis oser te dire, c'est qu'elle ne les mérite pas. Adieu, Jacques; tâche de dormir cette nuit. Quoi qu'il arrive, je ferai ce que tu voudras; ma vie t'appartient.

XLVIII.
DE FERNANDE A OCTAVE

Courage! mon ami, courage! j'ai parlé enfin à Sylvia, et j'espère; j'ai trouvé une occasion favorable. Vous m'aviez tellement recommandé de ne rien précipiter, que je tremblais d'agir trop vite; mais, d'un autre côté, je craignais de ne jamais retrouver un moment aussi propice. Jamais je n'avais vu Sylvia aussi prévenante, aussi bonne, aussi expansive avec moi; elle semblait désirer de m'entendre. Elle est venue dans ma chambre hier soir, et m'a demandé pourquoi j'étais triste. Je le lui ai dit: Jacques lui avait écrit de Blosse pour avoir des nouvelles des enfants, et il ne m'avait pas adressé une ligne. Je ne peux pas m'offenser de cette préférence si marquée pour Sylvia, mais je puis m'affliger du tort qu'elle me fait. Je le lui ai dit ingénument. Elle m'a embrassée avec effusion en me disant: «Est-il possible, ma pauvre enfant, que je sois un sujet de chagrin pour toi, moi qui espérais contribuer à ton bonheur, et l'entretenir, sinon l'augmenter, par ma tendresse? Eh quoi! Fernande, crois-tu donc que je sois une femme aux yeux de Jacques? – Non, lui ai-je répondu; je sais, ou du moins je crois savoir que tu es sa soeur, mais je n'en suis que plus sûre de mon malheur: il t'aime mieux que moi. – Non, Fernande! non, s'est-elle écriée. S'il en était ainsi, j'estimerais et j'aimerais moins Jacques. Tu es ce qu'il a de plus cher au monde, tu es son amante, la mère de ses enfants. Et tu l'aimes par-dessus tout, n'est-il pas vrai? – Par-dessus tout, ai-je répondu. – Et tu n'as jamais eu un tort grave envers lui? – Jamais, ai-je dit avec assurance, j'en prends Dieu à témoin. – En ce cas, tu n'as rien à craindre, a-t-elle repris; il est vrai que Jacques est sévère et inexorable dans de certaines occasions, mais il est doux et tolérant pour les petites fautes. Sois sûre, Fernande, que ton sort est bien beau, et que, si tu en es mécontente, tu es ingrate. Hélas! que ne donnerais-je pas pour changer avec toi? Tu peux aimer de toutes les forces de ton âme, tu peux vénérer l'objet de ton amour, tu peux t'abandonner tout entière; c'est un bonheur que je n'ai jamais goûté. – Est-il bien vrai, me suis-je écriée en passant un bras autour de son cou; n'as-tu jamais aimé? – J'ai aimé un être que je n'ai point possédé et que je ne posséderai jamais, a-t-elle dit, parce qu'il n'existe pas. Tous les hommes que j'ai essayé d'aimer lui ressemblaient de loin, mais, vus de près, ils redevenaient eux-mêmes, et je ne les aimais plus du moment où je les connaissais. – Oh! mon Dieu, lui ai-je dit, tu as donc essayé bien des fois? – Oui, bien des fois, m'a-t-elle répondu en riant, et presque toujours mon amour était fini la veille du jour que j'avais fixé pour en faire l'aveu; deux fois seulement il a été plus loin; la seconde même, il a supporté quelques épreuves assez graves, et, après s'être presque éteint, il s'est parfois presque rallumé, mais pas assez pour employer tout ce que mon âme se sent de force pour aimer. – Ce n'est donc pas par froideur et par impuissance de coeur que tu veux te vouer à la solitude? – Non, c'est tout le contraire, c'est par excès de richesse et d'énergie. Je me sens dans l'âme une soif ardente d'adorer à genoux quelque être sublime et je ne rencontre que des êtres ordinaires; je voudrais faire un dieu de mon amant, et je n'ai affaire qu'à des hommes.»

 

Alors, la voyant si bien en train de causer, je l'ai interrogée plus particulièrement sur son dernier amour, et lui ai fait beaucoup de questions sur votre caractère. Elle m'a dit que vous étiez le premier des hommes qu'elle ait connus, et le dernier des amants qu'elle ait rêvés. «Mais, m'a-t-elle dit tout à coup, est-ce que Jacques ne t'en a jamais parlé? – Jamais. – Est-ce qu'il ne t'a pas lu quelquefois mes lettres depuis ton mariage? – Jamais. – Il a eu tort, a-t-elle repris; mais toi, ne penses-tu rien de son caractère et de sa figure? Ne l'as-tu jamais vu rôder dans le parc? Ne trouves-tu pas qu'il joue du hautbois avec beaucoup d'expression? – Ah! méchante Sylvia! me suis-je écriée; tu savais donc bien qu'il est ici? – Et que t'a-t-il dit? a-t-elle repris en riant, car il t'a écrit.» Alors je me suis jetée dans ses bras et presque à ses pieds, et je lui ai parlé avec tout le dévouement et toute l'ardeur de l'amitié que je vous ai vouée. En m'écoutant, son visage avait une étrange expression de plaisir et d'intérêt. Oh! je l'espère, Octave, elle vous aime plus qu'elle ne le dit, plus qu'elle ne le pense. Elle m'interrompit pour me demander quel jour je vous avais vu pour la première fois et comment vous m'aviez abordée. Cela m'embarrassa un peu; cependant je lui racontai à peu près tout, et je lui demandai à mon tour comment elle savait nos relations. «Parce que j'ai vu par hasard un billet à ton adresse dans les mains de Rosette, et que j'ai reconnu le caractère de la suscription… Ne pourrais-tu me montrer un de ces billets? a-t-elle ajouté; je serais curieuse de voir de quelle façon il parle de moi.» J'ai couru chercher l'avant-dernier1, où il est exclusivement question d'elle. Elle l'a lu très-vite, et me l'a rendu en souriant; elle s'est promenée dans l'appartement avec quelque agitation, comme fait Jacques quand il hésite à prendre un parti, puis elle m'a dit en prenant son bougeoir: «Adieu, Fernande; donne-moi deux ou trois jours pour te répondre touchant ce que je compte faire d'Octave; pour aujourd'hui, je souhaite qu'il dorme aussi bien que moi.» Mais quoiqu'elle affectât un ton moqueur, il y avait sur son visage un rayonnement inaccoutumé. Elle m'embrassa si affectueusement, et me dit des choses si bonnes et si tendres pour mon compte, que je la crois enchantée de ma conduite; elle ne demandait qu'à écouter votre avocat pour vous absoudre. Espérez, Octave, espérez; à présent qu'elle sait nos manoeuvres, il est inutile que nous nous voyions à son insu. Attendons un peu; si je vois que sa miséricorde fasse d'heureux progrès, je vous ferai venir ici, et vous vous jetterez à ses pieds. Mais je crois qu'elle veut consulter Jacques auparavant; laissez-la faire, puisque cela est inévitable. O mon ami! que je serais fière et heureuse si je réussissais à vous rendre le bonheur! Est-il encore possible pour moi? La conduite froide de Jacques à mon égard me désespère et me décourage presque d'aimer. Je tâcherai de vivre d'amitié; votre joie remplira mon âme et me tiendra lieu de celle que je ne goûte plus.

XLIX.
DE SYLVIA A JACQUES

Je te l'ai dit, Jacques, tu t'es trompé; Fernande est pure comme le cristal; le coeur de cette enfant est un trésor de candeur et de naïveté. Pourquoi t'es-tu fait tant souffrir? Ne sais-tu pas qu'en de certaines occasions il faut refuser le témoignage même des yeux et des oreilles? Pour moi, il y a encore des circonstances inexplicables dans cette aventure, celle du bracelet, par exemple. Je n'ai pu trouver un moyen d'interroger Fernande à cet égard; il eût fallu laisser percer tes remarques et tes soupçons, et il ne faut pas que Fernande se doute jamais que tu l'as condamnée sans l'entendre.

Mais comme son innocence dans tout le reste est aussi évidente pour moi que le soleil, aussi prouvée que l'existence du monde, je crois pouvoir assurer que tu t'es trompé en croyant entendre le mot de bracelet, et que la marque du bijoutier n'a jamais existé que sur l'un des deux. S'il y a quelque mystère à cet égard entre eux, sois sûr qu'il est aussi puérilement innocent que le reste. Reviens, je te raconterai tout, je te donnerai sur tout les explications les plus satisfaisantes. Je sais ce qu'ils s'écrivaient, j'ai vu les lettres; je sais ce qu'ils se disaient, Fernande m'a tout dit avec candeur: ce sont deux enfants. Fernande eût agi d'une manière imprudente avec un autre homme qu'Octave; mais Octave a l'ingénuité et toute la loyauté d'un Suisse. Reviens, nous parlerons de tout cela. Ne me demande pas pourquoi je ne t'ai pas dit qu'Octave était ici; je le savais, je l'avais reconnu sous un déguisement à la dernière chasse au sanglier que nous avons faite. Il eût fallu, pour te faire comprendre sa conduite étrange et romanesque, t'avouer que je t'avais fait un petit mensonge en te disant qu'Octave avait renoncé à moi, et que nos liens étaient rompus d'un mutuel accord. Il est bien vrai que j'avais rompu les miens, mais sans le consulter, et sans savoir à quel point il souffrirait de ce parti. Tu me mandais que ma présence te devenait nécessaire. J'aimais encore Octave, mais sans enthousiasme et sans passion. Ce que j'aime le mieux au monde, c'est toi, Jacques, tu le sais; ma vie t'appartient; je te dois tout, je n ai pas d'autre devoir, pas d'autre bonheur en ce monde que de le servir. J'ai donc quitté Genève sans hésiter, et, pour prévenir des explications inutiles et pénibles, je suis partie sans voir Octave et sans lui faire d'adieux. Je savais que cette nouvelle séparation lui ferait beaucoup de mal; je savais que mon affection ne pouvait jamais lui faire de bien, et qu'il souffrirait moins, s'il parvenait à y renoncer, que s'il continuait cette lutte entre l'espoir et le découragement, à laquelle il est livré depuis plus d'un an. Je croyais que cette rupture serait d'autant plus facile que je ne lui disais point où j'allais, et que le temps qu'il perdrait à me chercher serait autant de gagné pour se consoler. Je t'ai dit qu'il m'avait laissée partir sans regret, parce que tu te serais imaginé que je venais de te faire un sacrifice, et cette idée aurait gâté le bonheur que tu éprouvais à me voir. Non, ce n'était pas un sacrifice bien grand, mon ami; je n'ai réellement plus d'amour pour Octave. Il est vrai qu'il m'est cher encore comme un ami, comme un enfant adoptif, et que, dans le secret de mon coeur, j'ai pleuré sa douleur, et demandé à Dieu de l'alléger en me la donnant; mais combien je suis dédommagée aujourd'hui de ces peines secrètes, en voyant que je te suis utile et que j'ai fait quelque bien à Fernande.

D'ailleurs, tout est réparé: Octave a découvert ma retraite; il est venu chanter et soupirer sous mon balcon, comme un amant de Séville ou de Grenade; il a conté ses chagrins à Fernande, et l'a conjurée d'intercéder pour lui. Que pourrais-je refuser à Fernande? Reviens; et, pour que les choses se passent convenablement, charge-toi de nous présenter l'un à l'autre et de l'inviter à demeurer quelque temps avec nous. Je prends sur moi de le faire partir sans cris et sans reproches; car je ne prévois pas que l'envie me vienne de vous quitter pour le suivre.

L.
DE SYLVIA A OCTAVE

Vous êtes un fou, et vous avez failli nous faire bien du mal. Ne vous voyant plus reparaître, j'avais espéré que vous étiez parti, tandis que vous vous amusiez à jouer avec le repos et l'honneur d'une famille. Êtes-vous si étranger aux choses de ce monde? Vous qui me reprochez sans cesse de mépriser trop le côté réel de la vie, ne savez-vous pas que la plus pure des relations entre un homme et une femme peut être mal interprétée, même par les personnes les plus douces et les plus honnêtes? Vous qui m'avez blâmée avec tant d'amertume quand j'exposais ma réputation aux doutes des indifférents par une conduite trop indépendante, comment êtes-vous assez irréfléchi ou assez égoïste pour exposer aujourd'hui Fernande aux soupçons de son mari? Heureusement il n'en a point été ainsi, et Jacques ne s'est aperçu de rien; mais j'ai découvert les enfantillages de votre conduite. Tout autre que moi aurait jugé sur les apparences; heureusement je vous sais honnête homme, et je connais la sainteté du coeur de Fernande. Mais que doivent penser les domestiques et les paysans que vous mettez dans la confidence de vos rendez-vous puérils? L'homme chez qui vous demeurez et la femme de chambre qui accompagne Fernande aux Quatre-Sentiers, croyez-vous qu'ils jugent vos entretiens innocents et qu'ils gardent bien scrupuleusement le secret? Tous ces mystères sont d'ailleurs inutiles: que ne m'écriviez-vous directement? ou, si vous pensiez avoir besoin d'un avocat, que ne vous adressiez-vous à Jacques, qui a pour vous de l'amitié, et qui a sur mon esprit bien plus d'influence que Fernande? Je ne conçois pas cette niaiserie de n'oser pas vous présenter vous-même; il faut promptement terminer et réparer vos imprudences. Habillez-vous comme tout le monde demain, et venez dîner avec nous. Jacques vous invitera à passer quelque temps au château; vous devez accepter. Mais, écoutez, Octave.

Je n'ai point d'amour pour vous; j'ai cru en avoir autrefois, peut-être même en ai-je eu. Depuis longtemps je ne sens plus que de l'amitié dans mon coeur; n'en soyez pas blessé, et croyez que ce que je vous ai dit est très-réel et très-sincère. Je n'ai d'amour pour aucun autre et je ne crois pas en avoir jamais. Cessez d'attribuer à un caprice ou à une tristesse passagère la résolution que j'ai prise de ne plus être votre maîtresse. Les embrassements de l'amour ne sont beaux qu'entre deux êtres qui le ressentent; c'est profaner l'amitié que de les lui imposer. Quels plaisirs purs pourriez-vous goûter dans mes bras désormais, sachant que je ne vous y reçois que par dévouement? Cessez donc d'y songer, et soyons frères. Je ne vous retire qu'un plaisir devenu stérile; ce n'est pas moi, c'est vous qui avez détruit ce que vous m'inspiriez d'enthousiasme et de passion. Mais ne revenons pas sur d'inutiles reproches; ce n'est pas votre faute si je me suis trompée. Je puis vous dire que l'amitié et l'estime ont survécu dans mon âme à l'amour, et que rarement une femme peut rendre ce témoignage à l'homme qu'elle connaît aussi intimement que je vous connais. Si vous dédaignez mon amitié et si vous la refusez, il est inutile de rester longtemps ici; quelques jours suffiront pour réparer vos étourderies; si vous l'acceptez, au contraire, nous serons tous heureux de vous garder parmi nous le plus que nous pourrons, et la tendresse de mon affection fraternelle s'efforcera de vous faire oublier la dureté de ma franchise.

 
1Le lecteur ne doit pas oublier que beaucoup de lettres ont été supprimées de cette collection. Les seules que l'éditeur ait cru devoir publier sont celles qui établissent certains faits et certains sentiments nécessaires à la suite et à la clarté des biographies; celles qui ne servaient qu'à confirmer ces faits, ou qui les développaient avec la prolixité des relations familières, ont été retranchées avec discernement. (Note de l'éditeur.)