Kostenlos

Horace

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

II

Le jour suivant, je lui demandai pourquoi, ayant une telle répugnance pour le droit, il ne se livrait pas à l'étude de quelque autre science. «Mon cher Monsieur, me dit-il avec une assurance qui n'était pas de son âge, et qui semblait empruntée à l'expérience d'un homme de quarante ans, il n'y a aujourd'hui qu'une profession qui conduise à tout, c'est celle d'avocat.

– Qu'est-ce donc que vous appelez tout? lui demandai-je?

– Pour le moment, me répondit-il, la députation est tout. Mais attendez un peu, et nous verrons bien autre chose!

– Oui, vous comptez sur une nouvelle révolution? Mais si elle n'arrive pas, comment vous arrangerez-vous pour être député? Vous avez donc de la fortune?

– Non pas précisément; mais j'en aurai.

– A la bonne heure. En ce cas, il s'agit pour vous d'avoir votre diplôme, et vous n'aurez pas besoin d'exercer.

Je le croyais sincèrement dans une position de fortune assez éminente pour légitimer sa confiance. Il hésita quelques instants; puis, n'osant me confirmer dans mon erreur, ni m'en tirer brusquement, il reprit: «Il faut exercer pour être connu… sans aucun doute, avant deux ans les capacités seront admises à la candidature; il faut donc faire preuve de capacité.

– Deux ans? cela me paraît bien peu; d'ailleurs il vous faut bien le double pour être reçu avocat et pour avoir fait vos preuves de capacité; encore serez-vous loin de l'âge…

– Est-ce que vous croyez que l'âge ne sera pas abaissé comme le cens, à la prochaine session, peut-être?..

– Je ne le crois pas; mais enfin, c'est une question de temps, et je crois qu'un peu plus tôt ou un peu plus tard, vous arriverez, si vous en avez la ferme résolution.

– N'est-il pas vrai, me dit-il avec un sourire de béatitude et un regard étincelant de fierté, qu'il ne faut que cela dans le monde? Et que, de si bas que l'on parte, on peut gravir aux sommités sociales, si l'on a dans le sein une pensée d'avenir?

– Je n'en doute pas, lui répondis-je; le tout est de savoir si l'on aura plus ou moins d'obstacles à renverser, et cela est le secret de la Providence.

– Non, mon cher! s'écria-t-il en passant familièrement son bras sous le mien; le tout est de savoir si l'on aura une volonté plus forte que tous les obstacles; et cela, ajouta-t-il en frappant avec force sur son thorax sonore, je l'ai!

Nous étions arrivés, tout en causant, en face de la Chambre des pairs. Horace semblait prêt à grandir comme un géant dans un conte fantastique. Je le regardai, et remarquai que, malgré sa barbe précoce, la rondeur des contours de son visage accusait encore l'adolescence. Son enthousiasme d'ambition rendait le contraste encore plus sensible. – Quel âge avez-vous donc? lui demandai-je.

– Devinez! me dit-il avec un sourire.

– Au premier abord on vous donnerait vingt-cinq ans, lui répondis-je. Mais vous n'en avez peut-être pas vingt.

– Effectivement, je ne les ai pas encore. Et que voulez-vous conclure?

– Que votre volonté n'est âgée que de deux ou trois ans, et que par conséquent elle est bien jeune et bien fragile encore.

– Vous vous trompez, s'écria Horace. Ma volonté est née avec moi, elle a le même âge que moi.

– Cela est vrai dans le sens d'aptitude et d'innéité; mais enfin je présume que cette volonté ne s'est pas encore exercée beaucoup dans la carrière politique! Il ne peut pas y avoir longtemps que vous songez sérieusement à être député; car il n'y a pas longtemps que vous savez ce que c'est qu'un député?

– Soyez certain que je l'ai su d'aussi bonne heure qu'il est possible à un enfant. A peine comprenais-je le sens des mots, qu'il y avait dans celui-là pour moi quelque chose de magique. Il y a là une destinée, voyez-vous; la mienne est d'être un homme parlementaire. Oui, oui, je parlerai et je ferai parler de moi!

– Soit! lui répondis-je, vous avez l'instrument: c'est un don de Dieu. Apprenez maintenant la théorie.

– Qu'entendez-vous par là? le droit, la chicane?

– Oh! si ce n'était que cela! Je veux dire: Apprenez la science de l'humanité, l'histoire, la politique, les religions diverses; et puis, jugez, combinez, formez-vous une certitude…

– Vous voulez dire des idées? reprit-il avec ce sourire et ce regard qui imposaient par leur conviction triomphante; j'en ai déjà, des idées, et si vous voulez que je vous le dise, je crois que je n'en aurai jamais de meilleures; car nos idées viennent de nos sentiments, et tous mes sentiments, à moi, sont grands! Oui, Monsieur, le ciel m'a fait grand et bon. J'ignore quelles épreuves il me réserve; mais, je le dis avec un orgueil qui ne pourrait faire rire que des sots, je me sens généreux, je me sens fort, je me sens magnanime; mon âme frémit et mon sang bouillonne à l'idée d'une injustice. Les grandes choses m'enivrent jusqu'au délire. Je n'en tire et n'en peux tirer aucune vanité, ce me semble; mais, je le dis avec assurance, je me sens de la race des héros!»

Je ne pus réprimer un sourire; mais Horace, qui m'observait, vit que ce sourire n'avait rien de malveillant.

«Vous êtes surpris, me dit-il, que je m'abandonne ainsi devant vous, que je connais à peine, à des sentiments qu'ordinairement on ne laisse pas percer, même devant son meilleur ami? Croyez-vous qu'on soit plus modeste pour cela?

– Non, certes, et l'on est moins sincère.

– Eh bien, donc, sachez que je me trouve meilleur et moins ridicule que tous ces hypocrites qui, se croyant in petto des demi-dieux, baissent sournoisement la tête et affectent une pruderie prétendue de bon goût. Ceux-là sont des égoïstes, des ambitieux dans le sens haïssable du mot et de la chose. Loin de laisser étaler cet enthousiasme qui est sympathique et autour duquel viennent se grouper toutes les idées fortes, toutes les âmes généreuses (et par quel autre moyen s'opèrent les grandes révolutions?), ils caressent en secret leur étroite supériorité, et, de peur qu'on ne s'en effraie, ils la dérobent aux regards jaloux, pour s'en servir adroitement le jour où leur fortune sera faite. Je vous dis que ces hommes-là ne sont bons qu'à gagner de l'argent et à occuper des places sous un gouvernement corrompu; mais les hommes qui renversent les pouvoirs iniques, ceux qui agitent les passions généreuses, ceux qui remuent sérieusement et noblement le monde, les Mirabeau, les Danton, les Pitt, allez voir s'ils s'amusent aux gentillesses de la modestie!»

Il y avait du vrai dans ce qu'il disait, et il le disait avec tant de conviction qu'il ne me vint pas dans l'idée de le contredire, quoique j'eusse dès lors par éducation, peut-être autant que par nature, l'outrecuidance en horreur. Mais Horace avait cela de particulier, qu'en le voyant et en l'écoutant, on était sous le charme de sa parole et de son geste. Quand on le quittait, on s'étonnait de ne pas lui avoir démontré son erreur; mais quand on le retrouvait, on subissait de nouveau le magnétisme de son paradoxe.

Je me séparai de lui ce jour-là, très-frappé de son originalité, et me demandant si c'était un fou ou un grand homme. Je penchais pour la dernière opinion.

«Puisque vous aimez tant les révolutions, lui dis-je le lendemain, vous avez dû vous battre, l'an dernier, aux journées de Juillet?

– Hélas! j'étais en vacances, me répondit-il; mais là aussi, dans ma petite province, j'ai agi, et si je n'ai pas couru de dangers, ce n'est pas ma faute. J'ai été de ceux qui se sont organisés en garde urbaine volontaire, et qui ont veillé au maintien de la conquête. Nous passions des nuits de faction, le fusil sur l'épaule, et si l'ancien système eût lutté, s'il eût envoyé de la troupe contre nous comme nous nous y attendions, je me flatte que nous nous serions mieux conduits que tous ces vieux épiciers qui ont été ensuite admis à faire partie de la garde nationale, lorsque le gouvernement l'a organisée. Ceux-là n'avaient pas bougé de leurs boutiques lorsque l'événement était encore incertain, et c'est nous qui faisions la ronde autour de la ville, pour les préserver d'une réaction du dehors. Quinze jours après, lorsque le danger fut éloigné, ils nous auraient passé leurs baïonnettes au travers du corps, si nous eussions crié: Vive la liberté!»

Ce jour-là, ayant causé assez longtemps avec lui, je lui proposai de rester avec moi jusqu'à l'heure du dîner, et ensuite de venir dîner rue de l'Ancienne-Comédie, chez Pinson, le plus honnête et le plus affable des restaurateurs du quartier latin.

Je le traitai de mon mieux, et il est certain que la cuisine de M. Pinson est excellente, très-saine et à bon marché: son petit restaurant est le rendez-vous des jeunes aspirants à la gloire littéraire et des étudiants rangés. Depuis que son collègue et rival Dagnaux, officier de la garde nationale équestre, avait fait des prodiges de valeur dans les émeutes, toute une phalange d'étudiants, ses habitués, avait juré de ne plus franchir le seuil de ses domaines, et s'était rejetée sur les côtelettes plus larges et les biftecks plus épais du pacifique et bienveillant Pinson.

Après dîner, nous allâmes à l'Odéon, voir madame Dorval et Lockroy, dans Antony. De ce jour, la connaissance fut faite, et l'amitié nouée complètement entre Horace et moi.

«Ainsi, lui disais-je dans un entr'acte, vous trouvez l'étude de la médecine encore plus repoussante que celle du droit?

– Mon cher, répondit-il, je vous avoue que je ne comprends rien à votre vocation. Se peut-il que vous puissiez plonger chaque jour vos mains, vos regards et votre esprit dans celle boue humaine, sans perdre tout sentiment de poésie et toute fraîcheur d'imagination?

– Il y a quelque chose de pis que de disséquer les morts, lui dis-je, c'est d'opérer les vivants: là, il faut plus de courage et de résolution, je vous assure. L'aspect du plus hideux cadavre fait moins de mal que le premier cri de douleur arraché à un pauvre enfant qui ne comprend rien au mal que vous lui faites. C'est un métier de boucher, si ce n'est pas une mission d'apôtre.

 

– On dit que le coeur se dessèche à ce métier-là, reprit Horace; ne craignez-vous pas de vous passionner pour la science au point d'oublier l'humanité, comme ont fait tous ces grands anatomistes que l'on vante, et dont je détourne les yeux comme si je rencontrais le bourreau?

– J'espère, répondis-je, arriver juste au degré de sang-froid nécessaire pour être utile, sans perdre le sentiment de la pitié et de la sympathie humaine. Pour arriver au calme indispensable, j'ai encore du chemin à faire, et je ne crois pas, d'ailleurs, que le coeur s'endurcisse.

– C'est possible, mais enfin, les sens s'énervent, l'imagination se détend, le sentiment du beau et du laid se perd; on ne voit plus de la vie qu'un certain côté matériel où tout l'idéal arrive à l'idée d'utilité. Avez-vous jamais connu un médecin poëte?

– Je pourrais vous demander également si vous connaissez beaucoup de députés poëtes? Il ne me semble pas que la carrière politique, telle que je l'envisage de nos jours, soit propre à conserver la fraîcheur de l'imagination et le fragile coloris de la poésie.

– Si la société était réformée, s'écria Horace, cette carrière pourrait être le plus beau développement pour la vigueur du cerveau et la sensibilité du coeur; mais il est certain que la route tracée aujourd'hui est desséchante. Quand je songe que pour être apte à juger des vérités sociales, où la philosophie devrait être l'unique lumière, il faut que je connaisse le Code et le Digeste; que je m'assimile Pothier, Ducaurroy et Rogron; que je travaille, en un mot, à m'abrutir, et que, afin de me mettre en contact avec les hommes de mon temps, je descende à leur niveau… oh! alors je songe sérieusement à me retirer de la politique.

– Mais, dans ce cas, que feriez-vous de cet enthousiasme qui vous dévore, de cette grandeur d'âme qui déborde en vous? Et quel aliment donneriez-vous à cette volonté de fer dont vous me faisiez un reproche de douter, il y a peu de jours?»

Il prit sa tête entre ses deux mains, appuya ses coudes sur la barre qui sépare le parterre de l'orchestre, et resta plongé dans ses réflexions jusqu'au lever de la toile; puis il écouta le troisième acte d'Antony avec une attention et une émotion très-grandes.

«Et les passions! s'écria-t-il lorsque l'acte fut fini. Pour combien comptez-vous les passions dans la vie?

– Parlez-vous de l'amour? lui répondis-je. La vie, telle que nous nous la sommes faite, admet en ce genre tout ou rien. Vouloir être à la fois amant comme Antony et citoyen comme vous, n'est pas possible. Il faut opter.

– C'est bien justement là ce que je pensais en écoutant cet Antony si dédaigneux de la société, si outré contre elle, si révolté contre tout ce qui fait obstacle à son amour… Avez-vous jamais aimé, vous?

– Peut-être. Qu'importe? Demandez à votre propre coeur ce que c'est que l'amour.

– Dieu me damne si je m'en doute, s'écria-t-il en haussant les épaules. Est-ce que j'ai jamais eu le temps d'aimer, moi? Est-ce que je sais ce que c'est qu'une femme? Je suis pur, mon cher, pur comme une oie, ajouta-t-il en éclatant de rire avec beaucoup de bonhomie; et dussiez-vous me mépriser, je vous dirai que, jusqu'à présent, les femmes m'ont fait plus de peur que d'envie. J'ai pourtant beaucoup de barbe au menton et beaucoup d'imagination à satisfaire. Eh bien! c'est là surtout ce qui m'a préservé des égarements grossiers où j'ai vu tomber mes camarades. Je n'ai pas encore rencontré la vierge idéale pour laquelle mon coeur doit se donner la peine de battre. Ces malheureuses grisettes que l'on ramasse à la Chaumière et autres bergeries immondes, me font tant de pitié, que pour tous les plaisirs de l'enfer, je ne voudrais pas avoir à me reprocher la chute d'un de ces anges déplumés. Et puis, cela a de grosses mains, des nez retroussés; cela fait des pa-ta-qu'est-ce, et vous reproche son malheur dans des lettres à mourir de rire. Il n'y a pas même moyen d'avoir avec cela un remords sérieux. Moi, si je me livre à l'amour, je veux qu'il me blesse profondément, qu'il m'électrise, qu'il me navre, ou qu'il m'exalte au troisième ciel et m'enivre de voluptés. Point de milieu: l'un ou l'autre, l'un et l'autre si l'on veut; mais pas de drame d'arrière-boutique, pas de triomphe d'estaminet! Je veux bien souffrir, je veux bien devenir fou, je veux bien m'empoisonner avec ma maîtresse ou me poignarder sur son cadavre; mais je ne veux pas être ridicule, et surtout je ne, veux pas m'ennuyer un milieu de ma tragédie et la finir par un trait de vaudeville. Mes compagnons raillent beaucoup mon innocence; ils font les don Juan sous mes yeux pour me tenter ou m'éblouir, et je vous assure qu'ils le font à bon marché. Je leur souhaite bien du plaisir; mais j'en désire un autre pour mon compte. A quoi songez-vous? ajouta-t-il en me voyant détourner la tête pour lui cacher une forte envie de rire.

– Je songe, lui dis-je, que j'ai demain à déjeuner chez moi une grisette fort aimable, à laquelle je veux vous présenter.

– Oh! que Dieu me préserve de ces parties-là! s'écria-t-il. J'ai cinq ou six de mes amis que je suis condamné à ne plus entrevoir qu'à travers le fantôme léger de leurs ménagères à la quinzaine. Je sais par coeur le vocabulaire de ces femelles. Fi, vous me scandalisez, vous que je croyais plus grave que tous ces absurdes compagnon! Je les fuis depuis huit jours pour m'attacher à vous, qui me semblez un homme sérieux, et qui, à coup sûr, avez des moeurs élégantes pour un étudiant; et voilà que vous avez une femme, vous aussi! Mon Dieu, où irai-je me cacher pour ne plus rencontrer de ces femmes-là?

– Il faudra pourtant vous risquer à voir la mienne. Je vous dis que j'y tiens, et que j'irai vous chercher si vous ne venez pas déjeuner demain avec elle chez moi.

– Si vous êtes dégoûté d'elle, je vous avertis que je ne suis pas l'homme qui vous en débarrasserai.

– Mon cher Horace, je vais vous rassurer en vous déclarant que si vous étiez tenté de la débarrasser de moi, il faudrait commencer par me couper la gorge.

– Parlez-vous sérieusement?

– Le plus sérieusement du monde.

– En ce cas, j'accepte votre invitation. J'aurai du plaisir à voir de plus près un véritable amour…

– Pour une grisette, n'est-ce pas, cela vous étonne?

– Eh bien! oui, cela m'étonne. Quant à moi, je n'ai jamais vu qu'une femme que j'aurais pu aimer, si elle avait eu vingt ans de moins. C'était une douairière de province, une châtelaine encore blonde, jadis belle, et parlant, marchant, accueillant et congédiant d'une certaine façon, auprès de laquelle toutes les femmes que j'avais vues jusque-là me semblèrent des gardeuses de dindons. Cette dame était d'une ancienne famille; elle avait la taille d'une guêpe, les mains d'une vierge de Raphaël, les pieds d'une sylphide, le visage d'une momie et la langue d'une vipère. Mais je me suis bien promis de ne jamais prendre une maîtresse belle, aimable et jeune, à moins qu'elle n'ait ces pieds et ces mains-là, et surtout ces manières aristocratiques, et beaucoup de dentelles blanches sur des cheveux blonds.

– Mon cher Horace, lui dis-je, vous êtes encore loin du temps où vous aimerez, et peut-être n'aimerez-vous jamais.

– Dieu vous entende! s'écria-t-il. Si j'aime une fois, je suis perdu. Adieu ma carrière politique; adieu mon austère et vaste avenir! Je ne sais rien être à demi. Voyons, serai-je orateur, serai-je poète, serai-je amoureux?

– Si nous commencions par être étudiants? lui dis-je.

– Hélas! vous en parlez à votre aise, répondit-il. Vous êtes étudiant et amoureux. Moi, je n'aime pas, et j'étudie encore moins!»

III

Horace m'inspirait le plus vif intérêt. Je n'étais pas absolument convaincu de cette force héroïque et de cet austère enthousiasme qu'il s'attribuait dans la sincérité de son coeur. Je voyais plutôt en lui un excellent enfant, généreux, candide, plus épris de beaux rêves que capable encore de les réaliser. Mais sa franchise et son aspiration continuelle vers les choses élevées me le faisaient aimer sans que j'eusse besoin de le regarder comme un héros. Cette fantaisie de sa part n'avait rien de déplaisant: elle témoignait de son amour pour le beau idéal. De deux choses l'une, me disais-je: ou il est appelé à être un homme supérieur, et un instinct secret auquel il obéit naïvement le lui révèle, ou il n'est qu'un brave jeune homme, qui, cette fièvre apaisée, verra éclore en lui une bonté douce, une conscience paisible, échauffée de temps à autre par un rayon d'enthousiasme.

Après tout, je l'aimais mieux sous ce dernier aspect. J'eusse été plus sûr de lui voir perdre cette fatuité candide sans perdre l'amour du beau et du bien. L'homme supérieur a une terrible destinée devant lui. Les obstacles l'exaspèrent, et son orgueil est parfois tenace et violent, au point de l'égarer et de changer en une puissance funeste celle que Dieu lui avait donnée pour le bien. D'une manière ou de l'autre, Horace me plaisait et m'attachait. Ou j'avais à le seconder dans sa force, ou j'avais à le secourir dans sa faiblesse. J'étais plus âgé que lui de cinq à six ans; j'étais doué d'une nature plus calme; mes projets d'avenir étaient assis et ne me causaient plus de souci personnel. Dans l'âge des passions, j'étais préservé des fautes et des souffrances par une affection pleine de douceur et de vérité. Je sentais que tout ce bonheur était un don gratuit de la Providence, que je ne l'avais pas mérité assez pour en jouir seul, et que je devais faire profiter quelqu'un de cette sérénité de mon âme, en la posant comme un calmant sur une autre âme irritable ou envenimée. Je raisonnais en médecin; mais mon intention était bonne, et, sauf à répéter les innocentes vanteries de mon pauvre Horace, je dirai que moi aussi, j'étais bon, et plus aimant que je ne savais l'exprimer.

La seule chose clairement absurde et blâmable que j'eusse trouvée dans mon nouvel ami, c'était cette aspiration vers la femme aristocratique, en lui, républicain farouche, mauvais juge, à coup sûr, en fait de belles manières, et dédaigneux avec exagération des formes naïves et brusques, dont il n'était certes pas lui-même aussi décrassé qu'il en avait la prétention.

J'avais résolu de lui faire faire connaissance avec Eugénie plus tôt que plus tard, m'imaginant que la vue de cette simple et noble créature changerait ses idées ou leur donnerait au moins un cours plus sage. Il la vit, et fut frappé de sa bonne grâce, mais il ne la trouva point aussi belle qu'il s'était imaginé devoir être une femme aimée sérieusement. «Elle n'est que bien, me dit-il entre deux portes. Il faut qu'elle ait énormément d'esprit. – Elle a plus de jugement que d'esprit, lui répondis-je, et ses anciennes compagnes l'ont jugée fort sotte.

Elle servit notre modeste déjeuner, qu'elle avait préparé elle-même, et cette action prosaïque souleva de dégoût le coeur altier d'Horace. Mais lorsqu'elle s'assit entre nous deux, et qu'elle lui fit les honneurs avec une aisance et une convenance parfaites, il fut frappé de respect, et changea tout à coup de manière d'être. Jusque-là il avait écrasé ma pauvre Eugénie de paradoxes fort spirituels qui ne l'avaient même pas fait sourire, ce qu'il avait pris pour un signe d'admiration. Lorsqu'il put pressentir en elle un juge au lieu d'une dupe, il devint sérieux, et prit autant de peine pour paraître grave, qu'il venait d'en prendre pour paraître léger. Il était trop tard. Il avait produit sur la sévère Eugénie une impression fâcheuse; mais elle ne lui en témoigna rien, et à peine le déjeuner fut-il achevé, qu'elle se retira dans un coin de la chambre et se mit à coudre, ni plus ni moins qu'une grisette ordinaire. Horace sentit son respect s'en aller comme il était venu.

Mon petit appartement, situé sur le quai des Augustins, était composé de trois pièces, et ne me coûtait pas moins de trois cents francs de loyer. J'étais dans mes meubles: c'était du luxe pour un étudiant. J'avais une salle à manger, une chambre à coucher, et, entre les deux, un cabinet d'étude que je décorais du nom de salon. C'est là que nous primes le café. Horace, voyant des cigares, en alluma un sans façon. – Pardon, lui dis-je en lui prenant le bras, ceci déplaît à Eugénie; je ne fume jamais que sur le balcon. Il prit la peine de demander pardon à Eugénie de sa distraction; mais au fond il était surpris de me voir traiter ainsi une femme qui était en train d'ourler mes cravates.

Mon balcon couronnait le dernier étage de la maison. Eugénie l'avait ombragé de liserons et de pots de senteur, qu'elle avait semés dans deux caisses d'oranger. Les orangers étaient fleuris, et quelques pots de violettes et de réséda complétaient les délices de mon divan. Je fis a Horace les honneurs du morceau de vieille tenture qui me servait de tapis d'Orient, et du coussin de cuir sur lequel j'appuyais mon coude pour fumer ni plus ni moins voluptueusement qu'un pacha. La vitre de la fenêtre séparait le divan de la chaise sur laquelle Eugénie travaillait dans le cabinet. De cette façon, je la voyais j'étais avec elle, sans l'incommoder de la fumée de mon tabac. Quand elle vit Horace sur le tapis au lieu de moi, elle baissa doucement et sans affectation le rideau de mousseline de la croisée entre elle et nous, feignant d'avoir trop de soleil, mais effectivement par un sentiment de pudeur qu'Horace comprit fort bien. Je m'étais assis sur une des caisses d'oranger, derrière lui. Il y avait de la place bien juste pour deux personnes et pour quatre ou cinq pots de fleurs sur cet étroit belvédère; mais nous embrassions d'un coup d'oeil la plus belle partie du cours de la Seine, toute la longueur du Louvre, jaune au soleil et tranchant sur le bleu du ciel, tous les ponts et tous les quais jusqu'à l'Hôtel-Dieu. En face de nous, la Sainte-Chapelle dressait ses aiguilles d'un gris sombre et son fronton aigu au-dessus des maisons de la Cité; la belle tour de Saint-Jacques-la-Boucherie élevait un peu plus loin ses quatre lions géants jusqu'au ciel, et la façade de Notre-Dame formait le tableau, à droite, de sa masse élégante et solide. C'était un beau coup d'oeil; d'un côté, le vieux Paris, avec ses monuments vénérables et son désordre pittoresque; de l'autre, le Paris de la renaissance, se confondant avec le Paris de l'Empire, l'oeuvre de Médicis, de Louis XIV et de Napoléon. Chaque colonne, chaque porte était une page de l'histoire de la royauté.

 

Nous venions de lire dans sa nouveauté Notre-Dame de-Paris; nous nous abandonnions naïvement, comme tout le monde alors, ou du moins comme tous les jeunes gens, au charme de poésie répandu fraîchement par cette oeuvre romantique sur les antiques beautés de notre capitale. C'était comme un coloris magique à travers lequel les souvenirs effacés se ravivaient; et, grâce au poête, nous regardions le faite de nos vieux édifices, nous en examinions les formes tranchées et les effets pittoresques avec des yeux que nos devanciers les étudiants de l'Empire et de la Restauration, n'avaient certainement pas eus. Horace était passionné pour Victor Hugo. Il en aimait avec fureur toutes les étrangetés, toutes les hardiesses. Je ne discutais point, quoique je ne fusse pas toujours de son avis. Mon goût et mon instinct me portaient vers une forme moins accidentée, vers une peinture aux contours moins âpres et aux ombres moins dures. Je le comparais à Salvator Rosa, qui a vu avec les yeux de l'imagination plus qu'avec ceux de la science. Mais pourquoi aurais-je fait contre Horace la guerre aux mots et aux figures? Ce n'est pas à dix-neuf ans qu'on recule devant l'expression qui rend une sensation plus vive, et ce n'est pas à vingt-cinq ans qu'on la condamne. Non, l'heureuse jeunesse n'est point pédante; elle ne trouve jamais de traduction trop énergique pour rendre ce qu'elle éprouve avec tant d'énergie elle-même, et c'est bien quelque chose pour un poète que de donner à sa contemplation une certaine forme assez large et assez frappante pour qu'une génération presque entière ouvre les yeux avec lui et se mette à jouir des mêmes émotions qui l'ont inspiré!

Il en a été ainsi: les plus récalcitrants d'entre nous, ceux qui avaient besoin, pour se rafraîchir la vue, de lire, en fermant Notre-Dame-de-Paris, une page de Paul et Virginie, ou, comme a dit un élégant critique, de repasser bien vite le plus cristallin des sonnets de Pétrarque, n'en ont pas moins mis sur leurs yeux délicats ces lunettes aux couleurs bigarrées qui faisaient voir tant de choses nouvelles; et après qu'ils ont joui de ce spectacle plein d'émotions, les ingrats ont prétendu que c'étaient là d'étranges lunettes. Étranges tant que vous voudrez; mais, sans ce caprice du maître, et avec vos yeux nus, auriez-vous distingué quelque chose?

Horace faisait à ma critique de minces concessions, j'en faisais de plus larges à son enthousiasme; et, après avoir discuté, nos regards, suivant au vol les hirondelles et les corbeaux qui rasaient nos têtes, allaient se reposer avec eux sur les tours de Notre-Dame, éternel objet de notre contemplation. Elle a eu sa part de nos amours, la vieille cathédrale, comme ces beautés délaissées qui reviennent de mode, et autour desquelles la foule s'empresse dès qu'elles ont retrouvé un admirateur fervent dont la louange les rajeunit.

Je ne prétends pas faire de ce récit d'une partie de ma jeunesse un examen critique de mon époque: mes forces n'y suffiraient pas; mais je ne pouvais repasser certains jours dans mes souvenirs sans rappeler l'influence que certaines lectures exercèrent sur Horace, sur moi, sur nous tous. Cela fait partie de notre vie, de nous-mêmes, pour ainsi dire. Je ne sais point séparer dans ma mémoire les impressions poétiques de mon adolescence de la lecture de René et d'Atala.

Au milieu de nos dissertations romantiques, on sonna à la porte. Eugénie m'en avertit en frappant un petit coup contre la vitre, et j'allai ouvrir. C'était un élève en peinture de l'école d'Eugène Delacroix, nommé Paul Arsène, surnommé le petit Masaccio à l'atelier où j'allais tous les jours faire un cours d'anatomie à l'usage des peintres.

«Salut au signor Masaccio, lui dis-je en le présentant à Horace, qui jeta un regard glacial sur sa blouse malpropre et ses cheveux mal peignés. Voici un jeune maître qui ira loin, à ce qu'on assure, et qui vient en attendant me chercher pour la leçon.

– Non pas encore, me répondit Paul Arsène; vous avez plus d'une heure devant vous; je venais pour vous parler de choses qui me concernent particulièrement. Auriez-vous le loisir de m'écouter?

– Certainement, répondis-je; et si mon ami est de trop, il retournera fumer sur le balcon.

– Non, reprit le jeune homme, je n'ai rien de secret à vous dire, et, comme deux avis valent mieux qu'un, je ne serai pas fâché que monsieur m'entende aussi.

– Asseyez-vous, lui dis-je en allant chercher une quatrième chaise dans l'autre chambre.

– Ne faites pas attention,» dit le rapin en grimpant sur la commode; et, ayant mis sa casquette entre son coude et son genou, il essuya d'un mouchoir à carreaux sa figure inondée de sueur et parla en ces termes, les jambes pendantes et le reste du corps dans l'altitude du Pensieroso:

«Monsieur, j'ai envie de quitter la peinture et d'entrer dans la médecine, parce qu'on me dit que c'est un meilleur état; je viens donc vous demander ce que vous en pensez.

– Vous me faites une question, lui dis-je, à laquelle il est plus difficile de répondre que vous ne pensez. Je crois toutes les professions très-encombrées, et par conséquent tous les états, comme vous dites, très-précaires. De grandes connaissances et une grande capacité ne sont pas des garanties certaines d'avenir; enfin je ne vois pas en quoi la médecine vous offrirait plus de chances que les arts. Le meilleur parti à prendre c'est celui que nos aptitudes nous indiquent; et puisque vous avez, assure-t-on, les plus remarquables dispositions pour la peinture, je ne comprends pas que vous en soyez déjà dégoûté.

– Dégoûté, moi! oh! non, répliqua le Masaccio; je ne suis dégoûté de rien du tout, et si l'on pouvait gagner sa vie à faire de la peinture, j'aimerais mieux cela que toute autre chose; mais il paraît que c'est si long, si long! Mon patron dit qu'il faudra dessiner le modèle pendant deux ans au moins avant de manier le pinceau. Et puis, avant d'exposer, il paraît qu'il faut encore travailler la peinture au moins deux ou trois ans. Et quand on a exposé, si on n'est pas refusé, on n'est souvent pas plus avancé qu'auparavant. J'étais ce matin au Musée, je croyais que tout le monde allait s'arrêter devant le tableau de mon patron; car enfin c'est un maître, et un fameux, celui-là! Eh bien! la moitié des gens qui passaient ne levaient seulement pas la tête, et ils allaient tous regarder un monsieur qui s'était fait peindre en habit d'artilleur et qui avait des bras de bois et une figure de carton. Passe pour ceux-là: c'étaient de pauvres ignorants; mais voilà qu'il est venu des jeunes gens, élèves en peinture de différents ateliers, et que chacun disait son mot: ceux-ci blâmaient, ceux-là admiraient; mais pas un n'a parlé comme j'aurais voulu. Pas un ne comprenait. Je me suis dit alors: A quoi bon faire de l'art pour un public qui n'y voit et qui n'y entend goutte. C'était bon dans les temps! Moi je vais prendre un autre métier pourvu que ça me rapporte de L'argent.