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Histoire de ma Vie, Livre 2 (Vol. 5 - 9)

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Je m'endormis donc dans une situation d'esprit que je n'avais pas connue depuis longtemps; mais à sept heures du matin Deschartres entra dans ma chambre, et, en ouvrant les yeux, je vis un malheur dans les siens. «Votre grand'mère est perdue, je le crains, me dit-il. Elle a voulu se lever cette nuit. Elle a été prise d'une attaque d'apoplexie et de paralysie. Elle est tombée et n'a pu se relever. Julie vient de la trouver par terre froide, immobile, sans connaissance. Elle est couchée, réchauffée et un peu ranimée; mais elle ne se rend compte de rien et ne peut faire aucun mouvement. J'ai envoyé chercher le docteur Decerfz. Je vais la saigner. Venez vite à mon aide.»

Nous passâmes la journée à la soigner. Elle recouvra ses esprits, se rappela être tombée, se plaignit seulement des contusions qu'elle s'était faites, s'aperçut qu'elle avait tout un côté mort depuis l'épaule jusqu'au talon, mais n'attribua cet engourdissement qu'à la courbature de la chute. La saignée lui rendit cependant un peu d'aisance dans les mouvemens qu'on l'aidait à faire, et vers le soir il y eut un mieux si sensible, que je me rassurai et que le docteur partit en me tranquillisant; mais Deschartres ne se flattait pas. Elle me demanda de lui lire son journal après dîner et parut l'entendre. Puis elle demanda VIII p. 116 des cartes et ne put les tenir dans sa main. Alors elle commença à divaguer et à se plaindre de ce que nous ne voulions pas la soulager en lui faisant une application de la dame de pique sur le bras. Effrayée, je dis tout bas à Deschartres: «C'est le délire? — Hélas, non! me répondit-il; elle n'a pas de fièvre, c'est l'enfance

Cet arrêt tomba sur moi pire que l'annonce de la mort. J'en fus si bouleversée que je sortis de la chambre et m'enfuis dans le jardin, où je tombai à genoux dans un coin, voulant prier et ne pouvant pas. Il faisait un temps d'une beauté et d'une tranquillité insolentes. Je crois que j'étais en enfance moi-même dans ce moment-là, car je m'étonnais machinalement que tout semblât sourire autour de moi pendant que j'avais la mort dans l'âme. Je rentrai vite. «Du courage! me dit Deschartres, qui devenait bon et tendre dans la douleur. Il ne faut pas que vous soyez malade; elle a besoin de nous!»

Elle passa la nuit à divaguer doucement. Au jour, elle s'endormit profondément jusqu'au soir. Ce sommeil apoplectique était un nouveau danger à combattre. Le docteur et Deschartres l'en tirèrent avec succès; mais elle s'éveilla aveugle. Le lendemain elle voyait, mais les objets placés à droite lui paraissaient transportés à gauche. Un autre jour elle bégaya et perdit la mémoire des mots. Enfin, après une série de phénomènes étranges et de crises imprévues, VIII p. 117 elle entra en convalescence. Sa vie était momentanément sauvée. Elle avait des heures lucides. Elle souffrait peu, mais elle était paralytique, et son cerveau affaibli et brisé entrait véritablement dans la phase de l'enfance signalée par Deschartres. Elle n'avait plus de volonté, mais des velléités continuelles et impossibles à satisfaire. Elle ne connaissait plus ni la réflexion ni le courage. Elle voyait mal, n'entendait presque plus. Enfin sa belle intelligence, sa belle âme étaient mortes.

Il y eut beaucoup de phases différentes dans l'état de ma pauvre malade. Au printemps, elle fut mieux. Durant l'été, nous crûmes un instant à une guérison radicale, car elle retrouva de l'esprit, de la gaîté et une sorte de mémoire relative. Elle passait la moitié de sa journée sur son fauteuil. Elle se traînait, appuyée sur nos bras, jusque dans la salle à manger, où elle mangeait avec appétit. Elle s'asseyait dans le jardin, au soleil; elle écoutait encore quelquefois son journal et s'occupait même de ses affaires et de son testament avec sollicitude pour tous les siens. Mais à l'entrée de l'automne, elle retomba dans une torpeur constante et finit sans souffrance et sans conscience de sa fin, dans un sommeil léthargique, le 25 décembre 1821.

J'ai beaucoup vécu, beaucoup pensé, beaucoup changé dans ces dix mois, pendant lesquels ma grand'mère ne recouvra, dans ses meilleurs VIII p. 118 momens, qu'une demi-existence. Aussi raconterai-je comment la mienne pivota autour du lit de la pauvre moribonde, sans vouloir trop attrister mes lecteurs des détails douloureux d'une lente et inévitable destruction.

VIII p. 119

CHAPITRE DIX-SEPTIEME

Tristesses, promenades et rêveries. — Luttes contre le sommeil. — Premières lectures sérieuses. — Le Génie du christianisme et l'Imitation de Jésus-Christ. — La vérité absolue, la vérité relative. — Scrupules de conscience. — Hésitation entre le développement et l'abrutissement de l'esprit. — Solution. — L'abbé de Prémord. — Mon opinion sur l'esprit des jésuites. — Lectures métaphysiques. — La guerre des Grecs. — Deschartres prend parti pour le Grand-Turc. — Leibnitz. — Grande impuissance de mon cerveau: victoire de mon cœur.

Si ma destinée m'eût fait passer immédiatement de la domination de ma grand'mère à celle d'un mari ou à celle du couvent, il est possible que, soumise toujours à des influences acceptées, je n'eusse jamais été moi-même. Il n'y a guère d'initiative dans une nature endormie comme la mienne, et la dévotion sans examen qui allait si bien à ma langueur d'esprit, m'eût interdit de demander à ma raison la sanction de ma foi. Les petits efforts, insensibles en apparence, mais continuels, de ma grand'mère pour m'ouvrir les yeux ne produisaient qu'une sorte de réaction intérieure. Un mari voltairien comme elle eût fait pis encore. Ce n'était pas par l'esprit que je pouvais être modifiée; n'ayant pas d'esprit VIII p. 120 du tout, j'étais insensible à la raillerie, que, d'ailleurs, je ne comprenais pas toujours.

Mais il était décidé par le sort que, dès l'âge de dix-sept ans, il y aurait pour moi un temps d'arrêt dans les influences extérieures, et que je m'appartiendrais entièrement pendant près d'une année, pour devenir, en bien ou en mal, ce que je devais être à peu près tout le reste de ma vie.

Il est rare qu'un enfant de famille, un enfant de mon sexe surtout, se trouve abandonnée si jeune à sa propre gouverne. Ma grand'mère paralysée n'eut plus, même dans ses momens les plus lucides, la moindre pensée de direction morale ou intellectuelle à mon égard. Toujours tendre et caressante, elle s'inquiétait encore quelquefois de ma santé; mais toute autre préoccupation, même celle de mon mariage, qu'elle ne pouvait plus traiter par lettres, sembla écartée de son souvenir.

Ma mère ne vint pas, malgré ma prière, disant que l'état de ma grand'mère pouvait se prolonger indéfiniment, et qu'elle ne devait pas quitter Caroline. Je dus me rendre à cette bonne raison et accepter la solitude.

Deschartres, abattu d'abord, puis résigné, sembla changer entièrement de caractère avec moi. Il me remit, bon gré mal gré, tous ses pouvoirs, exigea que je tinsse la comptabilité de la maison, que tous les ordres vinssent de VIII p. 121 moi, et me traita comme une personne mûre, capable de diriger les autres et soi-même.

C'était beaucoup présumer de ma capacité, et cependant bien lui en prit, comme on le verra par la suite.

Je n'eus pas de grandes peines à me donner pour maintenir l'ordre établi dans la maison. Tous les domestiques étaient fidèles. Comme fermier, Deschartres continuait à diriger les travaux de la campagne, auxquels il m'eût été impossible de rien entendre, malgré tous ses efforts antérieurs pour m'y faire prendre goût. J'étais née amateur, et rien de plus.

Ce pauvre Deschartres, voyant que l'état de ma grand'mère, en me privant de mon unique et de ma plus douce société intellectuelle, me jetait dans un ennui et dans un découragement profonds, que je maigrissais à vue d'œil, et que ma santé s'altérait sensiblement, fit tout son possible pour me distraire et me secouer. Il me donna Colette en toute propriété, et même, pour me rendre le goût de l'équitation, que je perdais avec mon activité, il m'amena toutes les pouliches et tous les poulains de ses domaines, me priant, après les avoir essayés, de m'en servir pour varier mes plaisirs. Ces essais lui coûtèrent plus d'une chute sur le pré, et il fut forcé de convenir que, sans rien savoir, j'étais plus solide que lui qui se piquait de théorie. Il était si raide et si compassé à cheval, qu'il s'y fatiguait vite, VIII p. 122 et j'allais trop vite aussi pour lui. Il me donna donc pour écuyer, ou plutôt pour page, le petit André, qui était solide comme un singe attaché à un poney; et, me suppliant de ne point passer un jour sans promenade, il nous laissa courir les champs de compagnie.

Revenant toujours à Colette, à l'adresse et à l'esprit de laquelle rien ne pouvait être comparé, je pris donc l'habitude de faire tous les matins huit ou dix lieues en quatre heures, m'arrêtant quelquefois dans une ferme pour prendre une jatte de lait, marchant à l'aventure, explorant le pays au hasard, passant partout, même dans les endroits réputés impossibles, et me laissant aller à des rêveries sans fin, qu'André, très bien stylé par Deschartres, ne se permettait pas interrompre par la moindre réflexion. Il ne retrouvait son esprit naturel que lorsque je m'arrêtais pour manger, parce que j'exigeais qu'il s'assît alors, comme par le passé, à la même table que moi chez les paysans, et là, résumant les impressions de la promenade, il m'égayait de ses remarques naïves et de son parler berrichon. A peine remis en selle, il redevenait muet, consigne que je n'aurais pas songé à lui imposer, mais que je trouvais fort agréable, car cette rêverie au galop, ou cet oubli de toutes choses que le spectacle de la nature nous procure, pendant que le cheval au pas, abandonné à lui-même, s'arrête pour brouter les buissons sans VIII p. 123 qu'on s'en aperçoive; cette succession lente ou rapide de paysages, tantôt mornes, tantôt délicieux; cette absence de but, ce laisser passer du temps qui s'envole, ces rencontres pittoresques de troupeaux ou d'oiseaux voyageurs; le doux bruit de l'eau qui clapote sous les pieds des chevaux; tout ce qui est repos ou mouvement, spectacle des yeux ou sommeil de l'âme dans la promenade solitaire, s'emparait de moi et suspendait absolument le cours de mes réflexions et le souvenir de mes tristesses.

 

Je devins donc tout à fait poète, et poète exclusivement par les goûts et le caractère, sans m'en apercevoir et sans le savoir. Où je ne cherchais qu'un délassement tout physique, je trouvai une intarissable source de jouissances morales que j'aurais été bien embarrassée de définir, mais qui me ranimait et me renouvelait chaque jour davantage.

Si l'inquiétude ne m'eût ramenée auprès de ma pauvre malade, je me serais oubliée, je crois, des jours entiers dans ses courses; mais comme je sortais de grand matin, presque toujours à la première aube, aussitôt que le soleil commençait à me frapper sur la tête, je reprenais au galop le chemin de la maison. Je m'apercevais souvent alors que le pauvre André était accablé de fatigue; je m'en étonnais toujours, car je n'ai jamais vu la fin de mes forces à cheval, où je crois que les femmes, par leur position en selle VIII p. 124 et la souplesse de leurs membres, peuvent, en effet, tenir beaucoup plus longtemps que les hommes.

Je cédais cependant quelquefois Colette à mon petit page, afin de le reposer, par la douceur de son allure, et je montais ou la vieille jument normande qui avait sauvé la vie à mon père dans plus d'une bataille par son intelligence et la fidélité de ses mouvemens, ou le terrible général Pepe, qui avait des coups de reins formidables, mais je n'en étais pas plus lasse au retour, et je rentrais beaucoup plus éveillée et active que je n'étais partie.

C'est grâce à ce mouvement salutaire que je sentis tout à coup ma résolution de m'instruire cesser d'être un devoir pénible et devenir un attrait tout-puissant par lui-même. D'abord, sous le coup du chagrin et de l'inquiétude, j'avais essayé de tromper les longues heures que je passais auprès de ma malade, en lisant des romans de Florian, de Mme de Genlis et de Van der Velde. Ces derniers me parurent charmans; mais ces lectures, entrecoupées par les soins et les anxiétés que m'imposait ma situation de garde-malade, ne laissèrent presque rien dans mon esprit, et à mesure que la crainte de la mort s'éloignait pour faire place en moi à une mélancolique et tendre habitude de soins quasi-maternels, je revins à des lectures plus sérieuses, qui bientôt m'attachèrent passionnément.

VIII p. 125 J'avais eu d'abord à lutter contre le sommeil, et je puisais sans cesse dans la tabatière de ma bonne maman pour ne pas succomber à l'atmosphère sombre et tiède de sa chambre. Je pris aussi beaucoup de café noir sans sucre et même de l'eau-de-vie quelquefois, pour ne pas m'endormir, quand elle voulait causer toute la nuit; car il lui arrivait de temps en temps de prendre la nuit pour le jour, et de se fâcher de l'obscurité et du silence où nous voulions, disait-elle, la tenir; Julie et Deschartres essayèrent quelquefois d'ouvrir les fenêtres, pour lui montrer qu'il faisait nuit en effet. Alors elle s'affligeait profondément, disant qu'elle était bien sûre que nous étions en plein midi, et qu'elle devenait aveugle, puisqu'elle ne voyait pas le soleil.

Nous pensâmes qu'il valait mieux lui céder en toute chose et détourner surtout la tristesse. Nous allumions donc beaucoup de bougies derrière son lit et lui laissions croire qu'elle voyait la clarté du jour. Nous nous tenions éveillés autour d'elle, et prêts à lui répondre quand, à tout moment, elle sortait de sa somnolence pour nous parler.

Les commencemens de cette existence bizarre me furent très pénibles. J'avais un impérieux besoin du peu de sommeil que je m'étais accordé précédemment. Je grandissais encore. Mon développement, contrarié par ce genre de vie, devenait une angoisse nerveuse indicible. VIII p. 126 Les excitans, que j'abhorrais comme antipathiques à ma tendance calme, me causaient des maux d'estomac et ne me réveillaient pas.

Mais la reprise de l'équitation imposée par Deschartres m'ayant fait en peu de jours une santé et une force nouvelles, je pus veiller et travailler sans stimulans comme sans fatigue, et c'est alors seulement que, sentant changer en moi mon organisation physique, je trouvai dans l'étude un plaisir et une facilité que je ne connaissais pas.

C'était mon confesseur, le curé de La Châtre, qui m'avait prêté le Génie du Christianisme. Depuis six semaines je n'avais pu me décider à le rouvrir, l'ayant fermé sur une page qui marquait une si vive douleur dans ma vie. Il me le redemanda. Je le priai d'attendre encore un peu et me résolus à le recommencer pour le lire en entier avec réflexion, ainsi qu'il me le recommandait.

Chose étrange, cette lecture destinée par mon confesseur à river mon esprit au catholicisme, produisit sur moi l'effet tout contraire de m'en détacher pour jamais. Je dévorai le livre, je l'aimai passionnément, fond et forme, défauts et qualités. Je le fermai, persuadée que mon âme avait grandi de cent coudées; que cette lecture avait été pour moi un second effet du Tolle, lege de saint Augustin; que désormais j'avais acquis une force de persuasion à toute VIII p. 127 épreuve, et que non-seulement je pouvais tout lire, mais encore que je devais étudier tous les philosophes, tous les profanes, tous les hérétiques, avec la douce certitude de trouver dans leurs erreurs la confirmation et la garantie de ma foi.

Un instant renouvelée dans mon ardeur religieuse, que l'isolement et la tristesse de ma situation avaient beaucoup refroidie, je sentis ma dévotion se redorer de tout le prestige de la poésie romantique. La foi ne se fit plus sentir comme une passion aveugle, mais comme une lumière éclatante. Jean Gerson m'avait tenue longtemps sous la cloche, doucement pesante, de l'humilité d'esprit, de l'anéantissement de toute réflexion, de l'absorption en Dieu et du mépris pour la science humaine, avec un salutaire mélange de crainte de ma propre faiblesse. L'Imitation de Jésus-Christ n'était plus mon guide. Le saint des anciens jours perdait son influence; Chateaubriand l'homme de sentiment et d'enthousiasme, devenait mon prêtre et mon initiateur. Je ne voyais pas le poète sceptique, l'homme de la gloire mondaine, sous ce catholique dégénéré des temps modernes.

Ceci ne fut point ma faute, et je ne songeai pas à m'en confesser. Le confesseur lui-même avait mis le poison dans mes mains. Je m'en étais nourrie de confiance. L'abîme de l'examen était ouvert, et je devais y descendre, non comme VIII p. 128 Dante, sur le tard de la vie, mais à la fleur de mes ans et dans toute la clarté de mon premier réveil.

Hélas! toi seul es logique, toi seul es réellement catholique, pécheur converti, assassin de Jean Huss, coupable et repentant Gerson! C'est toi qui as dit:

«Mon fils, ne vous laissez point toucher par la beauté et la finesse des discours des hommes. Ne lisez jamais ma parole dans l'intention d'être plus habile ou plus sage. Vous profiterez plus à détruire le mal en vous-même qu'à approfondir des questions difficiles.

«Après beaucoup de lectures et de connaissances, il en faut toujours revenir à un seul principe: C'est moi qui donne la science aux hommes, et j'accorde aux petits une intelligence plus claire que les hommes n'en peuvent communiquer.

«Un temps viendra où Jésus-Christ, le maître des maîtres, le seigneur des anges, paraîtra pour entendre les leçons de tous les hommes, c'est-à-dire pour examiner la conscience de chacun. Alors, la lampe à la main, il visitera les recoins de Jérusalem, et ce qui était caché dans les ténèbres sera mis au jour, et les raisonnemens des hommes n'auront point de lieu.

«C'est moi qui élève un esprit humble, au point qu'il pénètre en un moment plus de VIII p. 129 secrets de la vérité éternelle, qu'un autre n'en apprendrait dans les écoles en dix années d'étude. — J'instruis sans bruit de paroles, sans mélange d'opinions, sans faste d'honneur et sans agitation d'argumens...

«Mon fils, ne sois point curieux, et ne te charge point de soins inutiles.

«Qu'est-ce que ceci ou cela vous regarde? Pour vous, suivez-moi!

«En effet, que vous importe que celui-ci soit de telle ou telle humeur, que celui-là agisse ou parle de telle ou telle manière?

«Vous n'avez point à répondre pour les autres. Vous rendrez compte pour vous-même. De quoi vous embarrassez-vous donc?

«Je connais tous les hommes; je vois tout ce qui se passe sous le soleil, et je sais l'état de chacun en particulier, ce qu'il pense, ce qu'il désire, à quoi tendent ses desseins...

«Ne vous mettez point en peine de choses qui sont une source de distractions et de grands obscurcissemens de cœur.......

«Apprenez à obéir, poussière que vous êtes! apprenez, terre et boue, à vous abaisser sous les pieds de tout le monde...........

«Demeure ferme et espère en moi, car que sont des paroles, sinon des paroles? Elles frappent l'air, mais elles ne blessent point la pierre.....................

«L'homme a pour ennemis ceux de sa propre VIII p. 130 maison, et il ne faut point ajouter foi à ceux qui diront: Le Christ est ici, ou il est là!....

«Ne te réjouis en aucune chose, mais dans le mépris de toi-même et dans l'accomplissement de ma seule volonté....

«Quitte-toi toi-même, et tu me trouveras. Demeure sans choix et sans propriété d'aucune chose, et tu gagneras ainsi beaucoup.

«Tu t'abandonneras ainsi toujours, à toute heure, dans les petites choses comme dans les grandes. Je n'excepte rien. Je veux, en tout, te trouver dégagé de tout.

«Quitte-toi, résigne-toi. Donne tout pour tout. Ne cherche rien, ne reprends rien, et tu me posséderas. Tu auras la liberté du cœur et les ténèbres ne t'offusqueront plus.

«Que tes efforts, et tes prières, et tes désirs aient pour but de te dépouiller de toute propriété, et de suivre nu, Jésus-Christ nu, de mourir à toi-même et de vivre éternellement à moi...

«Rougissez, Sidon, dit la mer!.. Rougissez donc, serviteurs paresseux et plaintifs, de voir que les gens du monde sont plus ardens pour leur perte que vous ne l'êtes pour votre salut!»

Voilà, non pas le véritable esprit de l'Évangile, mais la véritable loi du prêtre, la vraie prescription de l'Église orthodoxe: «Quitte-toi, abîme-toi, méprise-toi; détruis ta raison, confonds ton jugement; fuis le bruit des paroles VIII p. 131 humaines. Rampe, et fais-toi poussière sous la loi du mystère divin; n'aime rien, n'étudie rien, ne sache rien, ne possède rien, ni dans tes mains, ni dans ton âme. Deviens une abstraction fondue et prosternée dans l'abstraction divine; méprise l'humanité, détruis la nature; fais de toi une poignée de cendres, et tu seras heureux. Pour avoir tout, il faut tout quitter.» Ainsi se résume ce livre à la fois sublime et stupide, qui peut faire des saints, mais qui ne fera jamais un homme.

J'ai dit sans aigreur et sans dédain, j'espère, les délices de la dévotion contemplative. Je n'ai point combattu en moi le souvenir tendre et reconnaissant de l'éducation monastique. J'ai jugé le passé de mon cœur avec mon cœur. Je chéris et bénis encore les êtres qui m'ont plongée dans ces extases par le doux magnétisme de leur angélique simplicité. On me pardonnera bien, par la suite, à quelque croyance qu'on appartienne, de me juger moi-même et d'analyser l'essence des choses dont on m'a nourrie.

Si on ne me le pardonnait pas, je n'en serais pas moins sincère. Ce livre n'est pas une protestation systématique. Dieu me garde d'altérer pour moi, par un parti pris d'avance, le charme de mes propres souvenirs; mais c'est l'histoire de ma vie, et, dans tout ce que j'en veux dire, je veux être vraie.

Je n'hésiterai donc pas à le dire: Le catholicisme de Jean Gerson est anti-évangélique, et, VIII p. 132 pris au pied de la lettre, c'est une doctrine d'abominable égoïsme. Je m'en aperçus le jour où je le comparai, non avec le Génie du Christianisme, qui est un livre d'art, et nullement un livre de doctrine, mais avec toutes les pensées que ce livre d'art me suggéra. Je sentis qu'il y avait une lutte ouverte en moi, et complète, entre l'esprit et le résultat de ces deux lectures. D'un côté, l'annihilation absolue de l'intelligence et du cœur en vue du salut personnel; de l'autre, le développement de l'esprit et du sentiment, en vue de la religion commune.

 

Je relus alors l'Imitation dans l'exemplaire que m'avait donné Marie Alicia, et qui est encore là sous mes yeux, avec le nom, écrit de cette main chérie et vénérée. — Je savais par cœur ce chef-d'œuvre de forme et d'éloquente concision. Il m'avait charmée et persuadée de tous points; mais la logique est puissante dans le cœur des enfans. Ils ne connaissent pas le sophisme et les capitulations de conscience. L'Imitation est le livre du cloître par excellence, c'est le code du tonsuré. Il est mortel à l'âme de quiconque n'a pas rompu avec la société des hommes et les devoirs de la vie humaine. Aussi avais-je rompu, dans mon âme et dans ma volonté, avec les devoirs de fille, de sœur, d'épouse et de mère; je m'étais dévouée à l'éternelle solitude en buvant à cette source de béate personnalité.

En le relisant après le Génie du Christianisme, VIII p. 133 il me sembla entièrement nouveau, et je vis toutes les conséquences terribles de son application dans la pratique de la vie. Il me commandait d'oublier toute affection terrestre, d'éteindre toute pitié dans mon sein, de briser tous les liens de la famille, de n'avoir en vue que moi-même et de laisser tous les autres au jugement de Dieu. Je commençai à être effrayée et à me repentir sérieusement d'avoir marché entre la famille et le cloître sans prendre un parti décisif. Trop sensible au chagrin de mes parens ou au besoin qu'ils pouvaient avoir de moi, j'avais été irrésolue, craintive. J'avais laissé mon zèle se refroidir, ma résolution vaciller et se changer en un vague désir mêlé d'impuissans regrets. J'avais fait de nombreuses concessions à ma grand'mère, qui voulait me voir instruite et lettrée. J'étais le serviteur paresseux et plaintif, qui ne se veut point dégager de toute affection charnelle et de toute condescendance particulière. J'avais donc répudié la doctrine, à partir du jour où, cédant aux ordres de mon directeur, j'étais devenue gaie, affectueuse, obligeante avec mes compagnes, soumise et dévouée envers mes parens. Tout était coupable en moi, même mon admiration pour sœur Hélène, même mon amitié pour Marie Alicia, même ma sollicitude pour ma grand'mère infirme... Tout était criminel dans ma conscience et dans ma conduite. — Ou bien le livre, le divin livre avait menti.

VIII p. 134 Pourquoi donc alors le docte et savant abbé de Prémord, qui me voulait aimante et charitable, pourquoi ma douce mère Alicia, qui repoussait l'idée de ma vocation religieuse, m'avaient-ils donné et recommandé ce livre? Il y avait là une inconséquence énorme; car, sans m'amener à la pratique véritable de l'insensibilité pour les autres, le livre m'avait fait du mal. Il m'avait tenue dans un juste milieu entre l'inspiration céleste et les sollicitudes terrestres. Il m'avait empêchée d'embrasser avec franchise les goûts de la vie domestique et les aptitudes de la famille. Il m'avait amenée à une morne révolte intérieure, dont ma soumission passive était la manifestation, trop cruelle si elle eût été comprise! J'avais trompé ma grand'mère par le silence, quand elle croyait m'avoir convaincue. Et qui sait si ses chagrins, ses susceptibilités, ses injustices n'avaient pas rencontré en moi une cause secrète qui les légitimait, encore qu'elle l'ignorât? Elle avait souvent trouvé mes caresses froides et mes promesses évasives. Peut-être avait-elle senti en moi, sans pouvoir s'en rendre compte, un obstacle à la sécurité de sa tendresse.

De plus en plus épouvantée par mes réflexions, je m'affligeai profondément de la faiblesse de mon caractère et de l'obscurcissement de mon esprit, qui ne m'avaient pas permis de suivre une route évidente et droite. J'étais d'autant plus désolée que je m'avisais de cela alors qu'il VIII p. 135 était trop tard pour le réparer, et au lendemain du malheureux jour où ma grand'mère avait perdu la faculté de comprendre mon retour à ses idées sur mon présent et mon avenir.

Tout était consommé maintenant; qu'elle vécût infirme de corps et d'âme pendant un an ou dix, ma place assidue était bien marquée à ses côtés; mais pour la suite de mon existence, il me fallait faire un choix entre le ciel et la terre; ou la manne d'ascétisme dont je m'étais à moitié nourrie était un aliment pernicieux dont il fallait à tout jamais me débarrasser, ou bien le livre avait raison, je devais repousser l'art et la science, et la poésie et le raisonnement, et l'amitié et la famille, passer les jours et les nuits, en extase et en prières auprès de ma moribonde, et de là, divorcer avec toutes choses et m'envoler vers les lieux saints pour ne jamais redescendre dans le commerce de l'humanité.

Voici ce que Chateaubriand répondait à ma logique exaltée:

«Les défenseurs des chrétiens tombèrent (au dix-huitième siècle) dans une faute qui les avait déjà perdus. Ils ne s'aperçurent pas qu'il ne s'agissait plus de discuter tel ou tel dogme, puisqu'on rejetait absolument les bases. En partant de la mission de Jésus-Christ, et remontant de conséquence en conséquence, ils établissaient sans doute fort solidement les vérités de la foi; mais cette manière d'argumenter, VIII p. 136 bonne au dix-septième siècle, lorsque le fond n'était point contesté, ne valait plus rien de nos jours. Il fallait prendre la route contraire, passer de l'effet à la cause, ne pas prouver que le christianisme est excellent parce qu'il vient de Dieu, mais qu'il vient de Dieu parce qu'il est excellent.............. Il fallait prouver que, de toutes les religions qui ont jamais existé, la religion chrétienne est la plus poétique, la plus humaine, la plus favorable à la liberté, aux arts et aux lettres. On devait montrer qu'il n'y a rien de plus divin que sa morale; rien de plus aimable, de plus pompeux que ses dogmes, sa doctrine et son culte. On devait dire qu'elle favorise le génie, épure le goût, développe les passions vertueuses, donne de la vigueur à la pensée... qu'il n'y a point de honte à croire avec Newton et Bossuet, Pascal et Racine; enfin il fallait appeler tous les enchantemens de l'imagination et tous les intérêts du cœur au secours de cette même religion contre laquelle on les avait armés...

«Mais, n'y a-t-il pas de danger à envisager la religion sous un jour parfaitement humain? Et pourquoi? Notre religion craint-elle la lumière? Une grande preuve de sa céleste origine, c'est qu'elle souffre l'examen le plus sévère et le plus minutieux de la raison. Veut-on qu'on nous fasse éternellement le reproche de cacher nos dogmes dans une nuit sainte, de VIII p. 137 peur qu'on découvre la fausseté? Le christianisme sera-t-il moins vrai parce qu'il paraîtra plus beau? Bannissons une frayeur pusillanime. Par excès de religion, ne laissons pas la religion périr. Nous ne sommes plus dans le temps où il était bon de dire: Croyez, et n'examinez pas. On examinera malgré nous, et notre silence timide, augmentant le triomphe des incrédules, diminuera le nombre des fidèles.»

On voit que la question était bien nettement posée devant mes yeux. D'une part, abrutir en soi-même tout ce qui n'est pas la contemplation immédiate de Dieu seul; de l'autre chercher autour de soi et s'assimiler tout ce qui peut donner à l'âme des élémens de force et de vie pour rendre gloire à Dieu. L'alpha et l'oméga de la doctrine. «Soyons boue et poussière; soyons flamme et lumière. — N'examinez rien si vous voulez croire. — Pour tout croire, il faut tout examiner.» A qui entendre?