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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

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Je ne sais plus ce qui se passa. Sans doute les cris et les larmes m'eurent bientôt brisée: l'enfance n'a pas la force de souffrir. L'excès de la douleur et de l'épouvante m'anéantit et m'ôta le sentiment de tout ce qui se passait autour de moi. Je ne retrouve le souvenir qu'à dater de plusieurs jours après, lorsqu'on me mit des habits de deuil. Ce noir me fit une impression très vive. Je pleurai pour m'y soumettre; j'avais porté cependant la robe et le voile noirs des Espagnoles, mais sans doute je n'avais jamais eu de bas noirs, car ces bas me causèrent une grande terreur. Je prétendis qu'on me mettait des jambes de mort, et il fallut que ma mère me montrât qu'elle en avait aussi. Je vis le même jour ma grand'mère, Deschartres, Hippolyte et toute la maison en deuil. Il fallut qu'on m'expliquât que c'était à cause de la mort de mon père, et je dis alors à ma mère une parole qui lui fit beaucoup de mal: Mon papa, lui dis-je, est donc encore mort aujourd'hui?

J'avais pourtant compris la mort, mais apparemment je ne la croyais pas éternelle. Je ne pouvais me faire l'idée d'une séparation absolue, et je reprenais peu à peu mes jeux et ma gaîté avec l'insouciance de mon âge. De temps en temps, voyant ma mère pleurer à la dérobée, je m'interrompais pour lui dire de ces naïvetés qui la brisaient. «Mais quand mon papa aura fini d'être mort, il reviendra bien te voir?» La pauvre femme ne voulait pas me détromper complétement; elle me disait seulement que nous resterions bien longtemps comme cela à l'attendre; et elle défendait aux domestiques de me rien expliquer. Elle avait au plus haut point le respect de l'enfance, que l'on met trop de côté dans des éducations plus complètes et plus savantes.

Cependant la maison était plongée dans une morne tristesse, et le village aussi, car personne n'avait connu mon père sans l'aimer. Sa mort répandit une véritable consternation dans le pays, et les gens même qui ne le connaissaient que de vue furent vivement affectés de cette catastrophe. Hippolyte fut très ébranlé par un spectacle qu'on ne lui avait pas dérobé avec autant de soin qu'on l'avait fait pour moi. Il avait déjà neuf ans; et il ne savait pas encore que mon père était le sien. Il eut beaucoup de chagrin, mais à son chagrin l'image de la mort mêla une sorte de terreur, et il ne faisait que pleurer et crier la nuit. Les domestiques, confondant leurs superstitions et leurs regrets, prétendaient avoir vu mon père se promener dans la maison après sa mort. La vieille femme de Saint-Jean affirmait, avec serment, l'avoir vu à minuit traverser le corridor, et descendre l'escalier. Il avait son grand uniforme, disait-elle, et il marchait lentement, sans paraître voir personne. Il avait passé auprès d'elle sans la regarder et sans lui parler. Une autre l'avait vu dans l'antichambre de l'appartement de ma mère. C'était alors une grande salle nue destinée à un billard, et où il n'y avait qu'une table et quelques chaises. En traversant cette pièce le soir, une servante l'avait vu assis, les coudes appuyés sur la table et la tête dans ses mains. Il est certain que quelque voleur domestique profita ou essaya de profiter des terreurs de nos gens, car un fantôme blanc erra dans la cour pendant plusieurs nuits. Hippolyte le vit et en fut malade de peur. Deschartres le vit aussi et le menaça d'un coup de fusil: il ne revint plus.

Heureusement pour moi je fus assez bien surveillée pour ne pas entendre ces sottises, et la mort ne se présenta pas à moi sous l'aspect hideux que les imaginations superstitieuses lui ont donné. Ma grand'mère me sépara pendant quelques jours d'Hippolyte qui perdait la tête et qui, d'ailleurs, était pour moi un camarade un peu trop impétueux. Mais elle s'inquiéta bientôt de me voir trop seule et de l'espèce de satisfaction passive avec laquelle je me tenais tranquille sous ses yeux et plongée dans des rêveries, qui étaient pourtant une nécessité de mon organisation, et qu'elle ne s'expliquait point. Il paraît que je restais des heures entières assise sur un tabouret, aux pieds de ma mère ou aux siens, ne disant mot, les bras pendans, les yeux fixes, la bouche entr'ouverte, et que je paraissais idiote par momens. «Je l'ai toujours vue ainsi, disait ma mère; c'est sa nature; ce n'est pas bêtise; soyez sûre qu'elle rumine toujours quelque chose. Autrefois elle parlait tout haut en rêvassant. A présent elle ne dit plus rien, mais, comme disait son pauvre père, elle n'en pense pas moins. — C'est probable, répondait ma grand'mère; mais il n'est pas bon pour les enfans de tant rêver. J'ai vu aussi son pauvre père, enfant, tomber dans des espèces d'extases, et après cela, il a eu une maladie de langueur. Il faut que cette petite soit distraite et secouée malgré elle; nos chagrins la feront mourir si on n'y prend garde; elle les ressent, bien qu'elle ne les comprenne pas. Ma fille, il faut vous distraire aussi, ne fût-ce que physiquement. Vous êtes naturellement robuste, l'exercice vous est nécessaire. Il faut reprendre votre travail de jardinage; l'enfant y reprendra goût avec vous.»

Ma mère obéit, mais sans doute elle ne put pas d'abord y mettre beaucoup de suite. A force de pleurer, elle avait dès lors contracté d'effroyables douleurs de tête qu'elle a conservées pendant plus de vingt ans, et qui, presque toutes les semaines, la forçaient à se coucher pendant vingt-quatre heures.

Il faut que je dise ici, pour ne pas l'oublier, une chose qui me revient et que je tiens à dire, parce qu'on en a fait contre ma mère un sujet d'accusation qui est resté jusqu'à ce jour dans l'esprit de plusieurs personnes. Il paraît que le jour de la mort de mon père, ma mère s'était écriée: Et moi qui étais jalouse! A présent je ne le serai donc plus! Cette parole était profonde dans sa douleur; elle exprimait un regret amer du temps où elle se livrait à des peines chimériques, et une comparaison avec le malheur réel qui lui apportait une si horrible guérison. Soit Deschartres, qui jamais ne put se réconcilier franchement avec elle, soit quelque domestique mal intentionné, cette parole fut répétée et dénaturée. Ma mère aurait dit, avec un accent de satisfaction monstrueuse: Enfin, je ne serai donc plus jalouse! Cela est si absurde, pris dans une pareille acception et dans un jour de désespoir si violent, que je ne comprends pas que des gens d'esprit aient pu s'y tromper. Il n'y a pourtant pas longtemps (1847) que M. de Vitrolles, ancien ami de mon père, et l'homme le plus homme de l'ancien parti légitimiste, le racontait dans ce sens à un de mes amis. J'en demande pardon à M. de Vitrolles, mais on l'a indignement trompé, et la conscience humaine se révolte contre de pareilles interprétations. J'ai vu le désespoir de ma mère, et ces scènes-là ne s'oublient point.

Je reviens à moi après cette digression. Ma grand'mère, s'inquiétant toujours de mon isolement, me chercha une compagne de mon âge. Mlle Julie, sa femme de chambre, lui proposa d'amener sa nièce qui n'avait que six mois de plus que moi, et bientôt la petite Ursule fut habillée de deuil et amenée à Nohant. Aujourd'hui notre amitié, toujours plus éprouvée par l'âge, a quarante ans de date. C'est quelque chose.

J'aurai à parler souvent de cette bonne Ursule, et je commence par dire qu'elle fut pour moi d'un grand secours, dans la disposition morale et physique où je me trouvais par suite de notre malheur domestique. Le bon Dieu voulut bien me faire cette grâce que l'enfant pauvre qu'on associait à mes jeux ne fût point une âme servile. L'enfant du riche (et relativement à Ursule j'étais une petite princesse) abuse instinctivement des avantages de sa position, et quand son pauvre compagnon se laisse faire, le petit despote lui ferait volontiers donner le fouet à sa place, ainsi que cela s'est vu entre seigneurs et vilains. J'étais fort gâtée. Ma sœur, plus âgée que moi de cinq ans, m'avait toujours cédé avec cette complaisance que la raison inspire aux petites filles pour leurs cadettes. Clotilde seule m'avait tenu tête, mais, depuis quelques mois, je n'avais plus l'occasion de devenir sociable avec mes pareilles. J'étais seule avec ma mère, qui pourtant ne me gâtait pas, car elle avait la parole vive et la main leste, et mettait en pratique cette maxime que: qui aime bien châtie bien; mais, dans ces jours de deuil, soutenir contre les caprices d'un enfant une lutte de toutes les heures, était nécessairement au-dessus de ses forces. Ma grand'mère et elle avaient besoin de m'aimer et de me gâter pour se consoler de leurs peines. J'en abusais naturellement, et puis le voyage d'Espagne, la maladie et les douleurs auxquelles j'avais assisté m'avaient laissé une excitation nerveuse qui dura assez longtemps. J'étais donc irritable au dernier point, et hors de mon état normal. J'éprouvais mille fantaisies, et je ne sortais de mes contemplations mystérieuses que pour vouloir l'impossible. Je voulais qu'on me donnât les oiseaux qui volaient dans le jardin, et de rage je me roulais par terre quand on se moquait de moi. Je voulais que Weber me mît sur son cheval; ce n'était plus Léopardo, on l'avait vendu bien vite; mais on pense bien qu'on ne voulait me laisser approcher d'aucun cheval. Enfin mes désirs contrariés faisaient mon supplice. Ma grand'mère disait que cette intensité de fantaisies était une preuve d'imagination, et elle voulait distraire cette imagination malade: mais cela fut long et difficile.

Lorsque Ursule arriva, après la première joie, car elle me plut tout de suite, et je sentis, sans m'en rendre compte, que c'était un enfant très intelligent et très courageux, l'esprit de domination revint et je voulus l'astreindre à toutes mes volontés. Tout au beau milieu de nos jeux, il fallait changer celui qui lui plaisait pour celui qui me plaisait davantage, et tout aussitôt je m'en dégoûtais quand elle commençait à le préférer. Ou bien il fallait rester tranquille et ne rien dire, méditer avec moi, et si j'avais pu faire qu'elle eût mal à la tête, ce qui m'arrivait souvent, j'aurais exigé qu'elle me tînt compagnie sous ce rapport. Enfin j'étais l'enfant le plus maussade, le plus chagrin et le plus irascible qu'il soit possible d'imaginer.

 

Grâce à Dieu, Ursule ne se laissa point asservir. Elle était d'humeur enjouée, active, et si babillarde qu'on lui avait donné le surnom de Caquet bon bec, qu'elle a gardé longtemps. Elle a toujours eu de l'esprit, et ses discours faisaient souvent sourire ma grand'mère à travers ses larmes. On craignit d'abord qu'elle ne se laissât tyranniser; mais elle était trop têtue naturellement pour avoir besoin qu'on lui fît la leçon. Elle me résista on ne peut mieux, et quand je voulus jouer des mains et des griffes, elle me répondit des pieds et des dents. Elle a gardé souvenir d'une formidable bataille à laquelle nous nous défiâmes un jour. Il paraît que nous avions une querelle sérieuse à vider, et comme nous ne voulions céder ni l'une ni l'autre, nous convînmes de nous battre du mieux qu'il nous serait possible. L'affaire fut assez chaude et il y eut des marques de part et d'autre. Je ne sais qui fut la plus forte, mais le dîner étant servi sur ces entrefaites, il nous fallait comparaître et nous craignions également d'être grondées. Nous étions seules dans la chambre de ma mère. Nous nous hâtâmes de nous laver la figure pour effacer quelques petites gouttes de sang; nous nous arrangeâmes les cheveux l'une à l'autre, et nous eûmes même de l'obligeance mutuelle dans ce commun danger. Enfin, nous descendîmes l'escalier en nous demandant l'une à l'autre s'il n'y paraissait plus. La rancune s'était effacée, et Ursule me proposa de nous réconcilier et de nous embrasser, ce que nous fîmes de bon cœur, comme deux vieux soldats après une affaire d'honneur. Je ne sais pas si ce fut la dernière entre nous; mais il est certain que, soit dans la paix, soit dans la guerre, nous vécûmes dès lors sur le pied de l'égalité, et que nous nous aimions tant que nous ne pouvions vivre un instant séparées. Ursule mangeait à notre table, comme elle y a toujours mangé depuis. Elle couchait dans notre chambre et souvent avec moi dans le grand lit. Ma mère l'aimait beaucoup, et quand elle avait la migraine, elle était soulagée par les petites mains fraîches qu'Ursule passait sur son front, bien longtemps et bien doucement. J'étais un peu jalouse de ces soins qu'elle lui rendait, mais, soit animation au jeu, soit un reste de disposition fébrile, j'avais toujours les mains brûlantes, et j'empirais la migraine.

Nous restâmes deux ou trois ans à Nohant sans que ma grand'mère songeât à retourner à Paris, sans que ma mère pût se décider à ce qu'on désirait d'elle. Ma grand'mère voulait que mon éducation lui fût entièrement confiée et que je ne la quittasse plus. Ma mère ne pouvait abandonner Caroline, qui était en pension, à la vérité, mais qui bientôt devait avoir besoin qu'elle s'en occupât d'une manière suivie, et elle ne pouvait se résoudre à se séparer définitivement de l'une ou de l'autre de ses filles. Mon oncle de Beaumont vint passer un été à Nohant pour aider ma mère à prendre cette résolution qu'il jugeait nécessaire au bonheur de ma grand'mère et au mien, car, tous comptes faits, et même ma grand'mère augmentant le plus possible l'existence à laquelle ma mère pouvait prétendre, il ne restait à celle-ci que 2,500 francs de rente, et ce n'était pas de quoi donner une brillante éducation à ses deux enfans. Ma grand'mère s'attachait à moi chaque jour davantage, non pas à cause de mon petit caractère, qui était encore passablement quinteux à cette époque, mais à cause de ma ressemblance frappante avec mon père. Ma voix, mes traits, mes manières, mes goûts, tout en moi lui rappelait son fils enfant, à tel point qu'elle se faisait quelquefois en me regardant jouer, une sorte d'illusion, et que souvent elle m'appelait Maurice, et disait mon fils, en parlant de moi.

Elle tenait beaucoup à développer mon intelligence, dont elle se faisait une haute idée, je ne sais pourquoi. Je comprenais tout ce qu'elle me disait et m'enseignait, mais elle le disait si clairement et si bien, que ce n'était pas merveille. J'annonçais aussi des dispositions musicales qui n'ont jamais été suffisamment développées, mais qui la charmaient, parce qu'elles lui rappelaient l'enfance de mon père, et elle recommençait la jeunesse de sa maternité en me donnant des leçons.

J'ai souvent entendu ma mère soulever devant moi ce problème: «Mon enfant sera-t-elle plus heureuse ici qu'avec moi? Je ne sais rien, c'est vrai, et je n'aurai pas le moyen de lui en faire apprendre bien long. L'héritage de son père peut être amoindri, si sa grand'mère se désaffectionne en ne la voyant pas sans cesse. Mais l'argent et les talens font-ils le bonheur?» Je comprenais déjà ce raisonnement, et quand elle parlait de mon avenir avec mon oncle de Beaumont, qui la pressait vivement de céder, j'écoutais de toutes mes oreilles sans en avoir l'air. Il en résulta pour moi un grand mépris pour l'argent, avant que je susse ce que ce pouvait être, et une sorte de terreur vague de la richesse dont j'étais menacée. Cette richesse n'était pas grand'chose car, au net, ce devait être un jour environ 12,000 francs de rente.

Mais relativement, c'était beaucoup, et cela me faisait grand'peine, étant lié à l'idée de me séparer de ma mère. Aussi, dès que j'étais seule avec elle, je la couvrais de caresses, en la suppliant de ne pas me donner pour de l'argent à ma grand'mère. J'aimais pourtant cette bonne maman si douce, qui ne me parlait que pour me dire des choses tendres; mais cela ne pouvait se comparer à l'amour passionné que je commençais à ressentir pour ma mère, et qui a dominé ma vie jusqu'à une époque où des circonstances plus fortes que moi m'ont fait hésiter entre ces deux mères, jalouses l'une de l'autre à propos de moi, comme elles l'avaient été à propos de mon père.

Oui, je dois l'avouer, un temps est venu où, placée dans une situation anormale entre deux affections qui, de leur nature, ne se combattent point, j'ai été tour à tour victime de la sensibilité de ces deux femmes, et de la mienne propre, trop peu ménagée par elles. Je raconterai ces choses comme elles se sont accomplies, mais dans leur ordre; et je veux tâcher de commencer par le commencement. Jusqu'à l'âge de quatre ans, c'est-à-dire jusqu'au voyage en Espagne, j'avais chéri ma mère instinctivement et sans le savoir. Ainsi que je l'ai dit, je ne m'étais rendu compte d'aucune affection, et j'avais vécu comme vivent les petits enfans et comme vivent les peuples primitifs, par l'imagination. La vie du sentiment s'était éveillée en moi à la naissance de mon petit frère aveugle, en voyant souffrir ma mère. Son désespoir à la mort de mon père m'avait développée davantage dans ce sens, et je commençai à me sentir subjuguée par cette affection, quand l'idée d'une séparation vint me surprendre au milieu de mon âge d'or.

Je dis mon âge d'or, parce que c'était, à cette époque-là, le mot favori d'Ursulette. Je ne sais où elle l'avait entendu dire, mais elle me le répétait quand elle raisonnait avec moi; car elle prenait déjà part à mes peines, et, par son caractère plus encore que par les cinq ou six mois qu'elle avait de plus que moi, elle comprenait mieux le monde réel. En me voyant pleurer à l'idée de rester sans ma mère avec ma bonne maman, elle me disait: «C'est pourtant gentil d'avoir une grande maison et un grand jardin comme ça pour se promener, et des voitures, et des robes, et des bonnes choses à manger tous les jours. Qu'est-ce qui donne tout ça? C'est le richement. Il ne faut donc pas que tu pleures, car tu auras, avec ta bonne maman, toujours de l'âge d'or et toujours du richement. Et quand je vas voir maman à La Châtre, elle dit que je suis devenue difficile à Nohant, et que je fais la dame. Et moi je lui dis: Je suis dans mon âge d'or, et je prends du richement pendant que j'en ai.»

Les raisonnemens d'Ursule ne me consolèrent pas. Un jour sa tante, Mlle Julie, la femme de chambre de ma grand'mère, qui me voulait du bien et qui raisonnait à son point de vue, me dit: Voulez-vous donc retourner dans votre petit grenier, manger des haricots? Cette parole me révolta, et les haricots et le petit grenier me parurent l'idéal du bonheur et de la dignité. Mais j'anticipe un peu. J'avais peut-être déjà sept ou huit ans quand cette question de la richesse me fut ainsi posée. Avant de dire le résultat du combat que ma mère soutenait et se livrait à elle-même à propos de moi, je dois esquisser les deux ou trois années que nous passâmes à Nohant après la mort de mon père. Je ne pourrai pas le faire avec ordre, ce sera un tableau général et un peu confus, comme mes souvenirs.

D'abord, je dois dire comment vivaient ensemble ma mère et ma grand'mère, ces deux femmes aussi différentes par leur organisation qu'elles l'étaient par leur éducation et leurs habitudes. C'était vraiment les deux types extrêmes de notre sexe: l'une, blanche, blonde, grave, calme et digne dans ses manières, une véritable Saxonne de noble race, aux grands airs pleins d'aisance et de bonté protectrice, l'autre, brune, pâle, ardente, gauche et timide devant les gens du beau monde, mais toujours prête à éclater quand l'orage grondait trop fort au dedans, une nature d'Espagnole jalouse, passionnée, colère et faible, méchante et bonne en même temps. Ce n'était pas sans une mortelle répugnance que ces deux êtres, si opposés par nature et par situation, s'étaient acceptés l'un l'autre, et pendant la vie de mon père, elles s'étaient trop disputé son cœur pour ne pas se haïr un peu. Après sa mort la douleur les rapprocha, et l'effort qu'elles avaient fait pour s'aimer porta ses fruits. Ma grand'mère ne pouvait comprendre les vives passions et les violens instincts; mais elle était sensible aux grâces, à l'intelligence et aux élans sincères du cœur. Ma mère avait tout cela, et ma grand'mère l'observait souvent avec une sorte de curiosité, se demandant pourquoi mon père l'avait tant aimée. Elle découvrit bientôt à Nohant ce qu'il y avait de puissance et d'attrait dans cette nature inculte. Ma mère était une grande artiste manquée, faute de développement. Je ne sais à quoi elle eût été propre spécialement, mais elle avait pour tous les arts et pour tous les métiers une aptitude merveilleuse. Elle ne savait rien, elle n'avait rien appris. Ma grand'mère lui reprocha son orthographe barbare et lui dit qu'il ne tiendrait qu'à elle de la corriger. Elle se mit non à apprendre la grammaire, il n'était plus temps, mais à lire avec attention, et, peu après, elle écrivait presque correctement et dans un style si naïf et si joli, que ma grand'mère, qui s'y connaissait, admirait ses lettres. Elle ne connaissait pas seulement les notes, mais elle avait une voix ravissante, d'une légèreté et d'une fraîcheur incomparables, et ma grand'mère se plaisait à l'entendre chanter, toute grande musicienne qu'elle était. Elle remarquait le goût et la méthode naturelle de son chant. Puis, à Nohant, ne sachant comment remplir de longues journées, ma mère se mit à dessiner, elle qui n'avait jamais touché un crayon. Elle le fit d'instinct, comme tout ce qu'elle faisait, et après avoir copié très adroitement plusieurs gravures, elle se mit à faire des portraits à la plume et à la gouache, qui étaient ressemblans et dont la naïveté avait toujours du charme et de la grâce. Elle brodait un peu gros, mais avec une rapidité si incroyable, qu'elle fit à ma grand'mère, en peu de jours, une robe de percale brodée tout entière, du haut en bas, comme on en portait alors. Elle faisait toutes nos robes et tous nos chapeaux, ce qui n'était pas merveille, puisqu'elle avait été longtemps modiste; mais c'était inventé et exécuté avec une promptitude, un goût et une fraîcheur incomparables. Ce qu'elle avait entrepris le matin, il fallait que ce fût prêt pour le lendemain, eût-elle dû y passer la nuit: et elle portait dans les moindres choses une ardeur et une puissance d'attention qui paraissaient merveilleuses à ma grand'mère, un peu nonchalante d'esprit et maladroite de ses mains, comme l'étaient alors les grandes dames. Ma mère savonnait, elle repassait, elle raccommodait toutes nos nippes elle-même, avec plus de prestesse et d'habileté que la meilleure ouvrière de profession. Jamais je ne lui ai vu faire d'ouvrages inutiles ou dispendieux comme ceux que font les dames riches. Elle ne faisait ni petites bourses, ni petits écrans, ni aucun de ces brinborions qui coûtent plus cher quand on les fait soi-même, qu'on ne les paierait tout faits chez un marchand; mais pour une maison qui avait besoin d'économie, elle valait dix ouvrières à elle seule; et puis, elle était toujours prête à entreprendre toutes choses. Ma grand'mère avait-elle cassé sa boîte à ouvrage, ma mère s'enfermait une journée dans sa chambre, et, à dîner, elle lui apportait une boîte en cartonnage, coupée, collée, doublée et confectionnée par elle de tous points. Et il se trouvait que c'était un petit chef-d'œuvre de goût.

 

Il en était de tout ainsi. Si le clavecin était dérangé, sans connaître ni le mécanisme ni la tablature, elle remettait des cordes, elle recollait des touches, elle rétablissait l'accord. Elle osait tout et réussissait à tout: elle eût fait des souliers, des meubles, des serrures, s'il l'avait fallu. Ma grand'mère disait que c'était une fée, et il y avait quelque chose de cela. Aucun travail, aucune entreprise ne lui semblait ni trop poétique ni trop vulgaire, ni trop pénible, ni trop fastidieuse; seulement elle avait horreur des choses qui ne servent à rien, et disait tout bas que c'étaient des amusemens de vieille comtesse.

C'était donc une organisation magnifique. Elle avait tant d'esprit naturel que, quand elle n'était pas paralysée par sa timidité, qui était extrême avec certaines gens, elle en était étincelante. Jamais je n'ai entendu railler et critiquer comme elle savait le faire, et il ne faisait pas bon de lui avoir déplu. Quand elle était bien à son aise, c'était le langage incisif, comique et pittoresque de l'enfant de Paris, auquel rien ne peut être comparé chez aucun peuple du monde; et, au milieu de tout cela, il y avait des éclairs de poésie, des choses senties et dites comme on ne les dit plus quand on s'en rend compte et qu'on sait les dire.

Elle n'avait aucune vanité de son intelligence et ne s'en doutait même pas. Elle était sûre de sa beauté sans en être fière, et disait naïvement qu'elle n'avait jamais été jalouse de celle des autres, se trouvant assez bien partagée de ce côté-là. Mais ce qui la tourmentait par rapport à mon père, c'était la supériorité d'intelligence et d'éducation qu'elle supposait aux femmes du monde. Cela prouve combien elle était modeste naturellement, car les dix-neuf vingtièmes des femmes que j'ai connues dans toutes les positions sociales étaient de véritables idiotes auprès d'elle. J'en ai vu qui la regardaient par-dessus l'épaule, et qui, en la voyant réservée et craintive, s'imaginaient qu'elle avait honte de sa sottise et de sa nullité. Mais qu'elles eussent essayé de piquer l'épiderme, le volcan eût fait irruption et les eût lancées un peu loin.

Avec tout cela, il faut bien le dire, c'était la personne la plus difficile à manier qu'il y eût au monde. J'en étais venue à bout dans ses dernières années, mais ce n'était pas sans peine et sans souffrance. Elle était irascible au dernier point, et pour la calmer, il fallait feindre d'être irrité. La douceur et la patience l'exaspéraient, le silence la rendait folle, et c'est pour l'avoir trop respectée que je l'ai trouvée longtemps injuste avec moi. Il ne me fut jamais possible de m'emporter avec elle. Ses colères m'affligeaient sans trop m'offenser; je voyais en elle un enfant terrible qui se dévorait lui-même, et je souffrais trop du mal qu'elle croyait me faire. Mais je pris sur moi-même de lui parler avec une certaine sévérité, et son âme, qui avait été si tendre pour moi dans mon enfance, se laissa enfin vaincre et persuader. J'ai bien souffert pour en arriver là. Mais ce n'est pas encore ici le moment de le dire.

Il faut pourtant la peindre tout entière, cette femme qui n'a pas été connue; et l'on ne comprendrait pas le mélange de sympathie et de répulsion, de confiance et d'effroi qu'elle inspira toujours à ma grand'mère (et à moi longtemps), si je ne disais toutes les forces et toutes les faiblesses de son âme. Elle était pleine de contrastes, c'est pour cela qu'elle a été beaucoup aimée et beaucoup haïe; c'est pour cela, qu'elle a beaucoup aimé et beaucoup haï elle-même. A certains égards, j'ai beaucoup d'elle, mais en moins bon et en moins rude; je suis une empreinte très affaiblie par la nature ou très modifiée par l'éducation. Je ne suis capable ni de ses rancunes ni de ses éclats, mais, quand du mauvais mouvement je reviens au bon, je n'ai pas le même mérite, parce que mon dépit n'a jamais été de la fureur et mon éloignement jamais de la haine. Pour passer ainsi d'une passion extrême à une autre, pour adorer ce qu'on vient de maudire et caresser ce qu'on a brisé, il faut une rare puissance. J'ai vu cent fois ma mère outrager jusqu'au sang, et puis tout à coup reconnaître qu'elle allait trop loin, fondre en larmes et relever jusqu'à l'adoration ce qu'elle avait injustement foulé aux pieds.

Avare pour elle-même, elle était prodigue pour les autres. Elle lésinait sur des riens, et puis, tout à coup, elle craignait d'avoir mal agi, et donnait trop. Elle avait d'admirables naïvetés lorsqu'elle était en train de médire de ses ennemis. Si Pierret, pour user vite son dépit, ou tout bonnement parce qu'il voyait par ses yeux, enchérissait sur ses malédictions, elle changeait tout à coup. — «Pas du tout, Pierret disait-elle, vous déraisonnez: vous ne vous apercevez pas que je suis en colère, que je dis des choses qui ne sont pas justes, et que dans un instant je serai désolée d'avoir dites.»

Cela est arrivé bien souvent à propos de moi; elle éclatait en reproches terribles, et, j'ose le dire, fort peu mérités. Pierret ou quelque autre voulait-il qu'elle eût raison: — «Vous en avez menti, s'écriait-elle: ma fille est excellente, je ne connais rien de meilleur qu'elle, et vous aurez beau faire, je l'aimerai plus que vous.»

Elle était rusée comme un renard, et tout à coup naïve comme un enfant. Elle mentait sans le savoir de la meilleure foi du monde. Son imagination et l'ardeur de son sang l'emportant toujours, elle vous accusait des plus incroyables méfaits. Et puis tout à coup, elle s'arrêtait et disait:

«Mais ce n'est pas vrai ce que je dis là. Non, il n'y a pas un mot de vrai. Je l'ai rêvé!»