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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

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Je ne me souviens pas d'avoir éprouvé la moindre frayeur dans toutes ces rencontres. La peur est de deux sortes. Il y en a une qui tient au tempérament, une autre à l'imagination. Je ne connus jamais la première, mon organisation m'ayant douée d'un sang-froid tout semblable à celui de mon père. Ce mot de sang-froid exprime positivement la tranquillité que nous tenons d'une disposition physique, et dont par conséquent nous n'avons pas à tirer vanité. Quant à la frayeur qui résulte d'une excitation maladive de l'imagination et qui n'a pour aliment que de fantômes, j'en fus obsédée pendant toute mon enfance. Mais quand l'âge et la raison eurent dissipé ces chimères, je retrouvai l'équilibre de mes facultés et ne connus jamais aucun genre de peur.

Nous arrivâmes à Nohant dans les derniers jours d'août. J'étais retombée dans ma fièvre, je n'avais plus faim, la gale faisait de progrès. Une petite bonne espagnole, que nous avions prise en route et qui s'appelait Cécilia, commençait aussi à ressentir les effets de la contagion, et ne me touchait qu'avec répugnance. Ma mère était à peu près guérie déjà, mais mon pauvre petit frère, dont les boutons ne paraissaient plus, était encore plus malade et plus accablé que moi. Nous étions l'un et l'autre deux masses inertes, brûlantes, et je n'avais pas plus conscience que lui de ce qui s'était passé autour de moi depuis le naufrage dans la Gironde.

Je repris mes sens en entrant dans la cour de Nohant. Ce n'était pas aussi beau, à coup sûr, que le palais de Madrid, mais cela me fit le même effet, tant une grande maison est imposante pour les enfans élevés dans de petites chambres.

Ce n'était pas la première fois que je voyais ma grand'mère, mais je ne me souviens pas d'elle avant ce jour-là. Elle me parut aussi très grande, quoiqu'elle n'eût que cinq pieds, et sa figure blanche et rosée, son air imposant, son invariable costume, composé d'une robe de soie brune à taille longue et à manches plates, qu'elle n'avait pas voulu modifier selon les exigences de la mode de l'Empire, sa perruque blonde et crêpée en touffe sur le front, son petit bonnet rond avec une cocarde de dentelle au milieu, firent d'elle pour moi un être à part, et qui ne ressemblait à rien de ce que j'avais vu.

C'était la première fois que nous étions reçues à Nohant, ma mère et moi. Après que ma grand'mère eut embrassé mon père, elle voulut embrasser ma mère aussi; mais celle-ci l'en empêcha en lui disant:

— Ah! ma chère maman, ne touchez ni à moi ni à ces pauvres enfans. Vous ne savez pas quelles misères nous avons subies, nous sommes tous malades.

Mon père, qui était toujours optimiste, se mit à rire, et me mettant dans les bras de ma grand'mère:

— Figure-toi, lui dit-il, que ces enfans ont une petite éruption de boutons, et que Sophie, qui a l'imagination très frappée, s'imagine qu'ils ont la gale.

— Gale ou non, dit ma grand'mère en me serrant contre son cœur, je me charge de celui-là. Je vois bien que ces enfans sont malades, ils ont la fièvre très fort tous les deux; ma fille allez vite vous reposer avec votre fils, car vous avez fait là une campagne au dessus des forces humaines. Moi, je soignerai la petite. C'est trop de deux enfans sur les bras, dans l'état où vous êtes.

Elle m'emporta dans sa chambre, et, sans aucun dégoût de l'état horrible où j'étais, cette excellente femme, si délicate et si recherchée pourtant, me déposa sur son lit. Ce lit et cette chambre, encore frais à cette époque, me firent l'effet d'un paradis. Les murs étaient tendus de toile de perse à grands ramages; tous les meubles étaient du temps de Louis XV. Le lit, en forme de corbillard, avec de grands panaches aux quatre coins, avait de doubles rideaux et une quantité de lambrequins découpés, d'oreillers et de garnitures dont le luxe et la finesse m'étonnèrent. Je n'osais m'installer dans un si bel endroit, car je me rendais compte du dégoût que je devais inspirer, et j'en avais déjà ressenti l'humiliation. Mais on me la fit vite oublier par les soins et les caresses dont je fus l'objet. La première figure que je vis après celle de ma grand'mère, fut un gros garçon de neuf ans qui entra avec un énorme bouquet de fleurs, et qui vint me le jeter à la figure d'un air amical et enjoué. Ma grand'mère me dit: «C'est Hippolyte, embrassez-vous, mes enfans.» Nous nous embrassâmes sans en demander davantage, et je passai bien des années avec lui, sans savoir qu'il était mon frère: c'était l'enfant de la petite maison.

Mon père le prit par le bras et le conduisit à ma mère, qui l'embrassa, le trouva superbe, et lui dit: «Eh bien! il est à moi aussi, comme Caroline est à toi.» Et nous fûmes élevés ensemble, tantôt sous ses yeux, tantôt sous ceux de ma grand'mère.

Deschartres m'apparut aussi ce jour-là pour la première fois. Il avait des culottes courtes, des bas blancs, des guêtres de nankin, un habit noisette très long et très carré, et une casquette à soufflet. Il vint gravement m'examiner, et, comme il était très bon médecin, il fallut bien le croire quand il déclara que j'avais la gale; mais la maladie avait perdu son intensité, et ma fièvre ne venait que d'un excès de fatigue. Il recommanda à mes parens de nier cette gale que nous apportions, afin de ne pas jeter l'effroi et la consternation dans la maison. Il déclara devant les domestiques que c'était une petite éruption fort innocente, et elle ne se communiqua qu'à deux autres enfans, qui, surveillés et soignés à temps, furent promptement guéris, sans savoir de quel mal.

Pour moi, au bout de deux heures de repos sur le lit de ma grand'mère, dans cette chambre fraîche et aérée où je n'entendais plus l'agaçant bourdonnement des moustiques de l'Espagne, je me sentis si bien que j'allai courir dans le jardin avec Hippolyte. Je me souviens qu'il me tenait par la main avec une sollicitude extrême, croyant qu'à chaque pas j'allais tomber. J'étais un peu humiliée qu'il me crût si petite fille, et je lui montrai bientôt que j'étais un garçon très résolu. Cela le mit à l'aise, et il m'initia à plusieurs jeux fort agréables, entre autres à celui de faire ce qu'il appelait des pâtés à la crotte. Nous prenions du sable fin ou du terreau, que nous trempions dans l'eau, et que nous dressions, après l'avoir bien pétri, sur de grandes ardoises, en lui donnant la forme de gâteaux. Ensuite il portait tout cela furtivement dans le four, et comme il était fort taquin déjà, il se réjouissait de la colère des servantes qui, en venant retirer le pain et les galettes, juraient et jetaient dehors nos étranges ragoûts cuits à point.

Je n'avais jamais été malicieuse, car, de ma nature, je ne suis point fine. Fantasque et impérieuse, parce que j'étais fort gâtée par mon père, je n'avais de préméditation et de dissimulation en rien. Hippolyte vit bientôt mon faible, et pour me punir de mes caprices et de mes colères, il se mit à me taquiner cruellement. Il me dérobait mes poupées et les enterrait dans le jardin, puis il y mettait une petite croix, et me les faisait déterrer. Il les pendait aux branches la tête en bas, et leur faisait endurer mille supplices que j'avais la simplicité de prendre au sérieux et qui me faisaient répandre de véritables larmes. Aussi, j'avoue que je le détestais fort souvent. Mais je n'ai jamais été capable de rancune, et quand il venait me chercher pour jouer, je ne savais pas lui résister.

Ce grand jardin et ce bon air de Nohant m'eurent bientôt rendu la santé. Ma mère me bourrait toujours de soufre, et je me soumettais à ce traitement, parce qu'elle avait sur moi un ascendant de persuasion complet. Pourtant, ce soufre m'était odieux, et je lui disais de me fermer les yeux et de me pincer le nez pour me le faire avaler. Pour me débarrasser ensuite de ce goût, je cherchais les alimens les plus acides, et ma mère, qui avait toute une médecine d'instinct ou de préjugé dans la tête, croyait que les enfans ont la divination de ce qui leur convient. Voyant que je rongeais toujours des fruits verts, elle mit des citrons à ma disposition, et j'en étais si avide que je les mangeais avec la peau et les pepins, comme on mange des fraises. Ma grande faim était passée, et pendant cinq ou six jours, je me nourris exclusivement de citron. Ma grand'mère s'effrayait de cet étrange régime, mais, cette fois, Deschartres m'observant avec attention, et voyant que j'allais de mieux en mieux, pensa que la nature m'avait fait deviner effectivement ce qui devait me sauver.

Il est certain que je fus promptement guérie, et que je n'ai jamais fait d'autre maladie. Je ne sais si la gale est, en effet, comme le disaient nos soldats, un brevet de santé; mais il est certain que, toute ma vie, j'ai pu soigner des maladies réputées contagieuses, et de pauvres galeux dont personne n'osait approcher, sans que j'aie attrapé un bouton. Il me semble que je soignerais impunément des pestiférés, et je pense qu'à quelque chose malheur est bon, moralement du moins, car je n'ai jamais vu de misères physiques dont je n'aie pu vaincre en moi le dégoût. Ce dégoût est violent cependant, et j'ai été souvent, bien souvent, près de m'évanouir en voyant des plaies et des opérations repoussantes. Mais j'ai toujours pensé alors à ma gale et au premier baiser de ma grand'mère, et il est certain que la volonté et la foi peuvent dominer les sens, quelque affectés qu'ils soient.

Mais tandis que je reprenais à vue d'œil, mon pauvre petit frère Louis dépérissait rapidement. La gale avait disparu, mais la fièvre le rongeait. Il était livide et ses pauvres yeux éteints avaient une expression de tristesse indicible. Je commençai à l'aimer en le voyant souffrir. Jusque-là je n'avais pas fait grande attention à lui; mais quand il était étendu sur les genoux de ma mère, si languissant et si faible qu'elle osait à peine le toucher, je devenais triste avec elle, et comprenais vaguement l'inquiétude, la chose que les enfans sont le moins portés à ressentir. Ma mère s'attribuait le dépérissement de son enfant. Elle craignait que son lait ne lui fût un poison, et elle s'efforçait de reprendre de la santé pour lui en donner. Elle passait toutes ses journées au grand air avec l'enfant couché à l'ombre, auprès d'elle, dans des coussins et des châles bien arrangés. Deschartres lui conseilla de faire beaucoup d'exercice afin d'avoir de l'appétit, et de réparer la qualité de son lait par de bons alimens. Elle commença aussitôt un petit jardin dans un angle du grand jardin de Nohant, au pied d'un gros poirier qui existe encore.

 

Cet arbre a toute une histoire si bizarre qu'elle ressemble à un roman, et que je ne l'ai sue que longtemps après.

Le 8 septembre, un vendredi, le pauvre petit aveugle, après avoir gémi longtemps sur les genoux de ma mère, devint froid; rien ne put le réchauffer; il ne remuait plus. Deschartres vint, l'ôta des bras de ma mère; il était mort. Triste et courte existence dont, grâce à Dieu, il ne s'est pas rendu compte.

Le lendemain on l'enterra; ma mère me cacha ses larmes. Hippolyte fut chargé de m'emmener au jardin toute la journée. Je sus à peine et ne compris que faiblement et dubitativement ce qui se passait dans la maison. Il paraît que mon père fut vivement affecté, et que cet enfant, malgré son infirmité, lui était tout aussi cher que les autres. Le soir, après minuit, ma mère et mon père, retirés dans leur chambre, pleuraient ensemble, et il se passa entre eux une scène étrange que ma mère m'a racontée avec détail une vingtaine d'années plus tard. J'y avais assisté en dormant.

Dans sa douleur, et l'esprit frappé des reflexions de ma grand'mère, mon père dit à ma mère: «Ce voyage d'Espagne nous aura été bien funeste, ma pauvre Sophie. Lorsque tu m'écrivais que tu voulais venir m'y rejoindre, et que je te suppliais de n'en rien faire, tu croyais voir là une preuve d'infidélité ou de refroidissement de ma part; et moi, j'avais le pressentiment de quelque malheur. Qu'y avait-il de plus téméraire et de plus insensé que de courir ainsi, grosse à pleine ceinture, à travers tant de dangers, de privations, de souffrances et de terreurs de tous les instans? C'est un miracle que tu y aies résisté; c'est un miracle qu'Aurore soit vivante. Notre pauvre garçon n'eût peut-être pas été aveugle s'il était né à Paris. L'accoucheur de Madrid m'a expliqué que, par la position de l'enfant dans le sein de la mère, les deux poings fermés et appuyés contre les yeux, la longue pression qu'il a dû éprouver par ta propre position dans la voiture, avec ta fille souvent assise sur tes genoux, a nécessairement empêché les organes de la vue de se développer.»

— «Tu me fais des reproches, maintenant, dit ma mère, il n'est plus temps. Je suis au désespoir. Quant au chirurgien, c'est un menteur et un scélérat. Je suis persuadée que je n'ai pas rêvé, quand je lui ai vu écraser les yeux de mon enfant.»

Ils parlèrent longtemps de leur malheur, et peu à peu ma mère s'exalta beaucoup dans l'insomnie et dans les larmes. Elle ne voulait pas croire que son fils fût mort de dépérissement et de fatigue; elle prétendait que, la veille encore, il était en pleine voie de guérison, et qu'il avait été surpris par une convulsion nerveuse. «Et maintenant, dit-elle en sanglotant, il est dans la terre, ce pauvre enfant! Quelle horrible chose que d'ensevelir ainsi ce qu'on aime, et de se séparer pour toujours du corps d'un enfant qu'un instant auparavant on soignait et on caressait avec tant d'amour! On vous l'ôte, on le cloue dans une bière, on le jette dans un trou! On le couvre de terre, comme si l'on craignait qu'il n'en sortît! Ah! c'est horrible, et je n'aurais pas dû me laisser arracher ainsi mon enfant. J'aurais dû le garder, le faire embaumer!

— Et quand on songe, dit mon père, que l'on enterre souvent des gens qui ne sont pas morts! Ah! il est bien vrai que cette manière d'ensevelir les cadavres, est ce qu'il y a de plus sauvage au monde.

— Les sauvages! dit ma mère, ils le sont moins que nous. Ne m'as-tu pas raconté qu'ils étendent leurs morts sur des claies, et qu'ils les suspendent, desséchés, sur des branches d'arbres? J'aimerais mieux voir le berceau de mon petit enfant mort, accroché à un des arbres du jardin, que de penser qu'il va pourrir dans la terre! Et puis, ajouta-t-elle, frappée de la réflexion qui était venue à mon père, s'il n'était pas mort, en effet! Si on avait pris une convulsion pour l'agonie! si M. Deschartres s'était trompé? Car, enfin, il me l'a ôté, il m'a empêché de le frotter encore, de le réchauffer, disant que je hâtais sa mort. Il est si rude, ton Deschartres! Il me fait peur, et je n'ose lui résister! Mais c'est peut-être un ignorant qui n'a pas su distinguer une léthargie de la mort. Tiens, je suis si tourmentée que j'en deviens folle, et que je donnerais tout au monde pour ravoir mon enfant mort ou vivant.»

Mon père combattit d'abord cette pensée, mais, peu à peu, elle le gagna aussi, et regardant à sa montre: «Il n'y a pas de temps à perdre, dit-il; il faut que j'aille chercher cet enfant. Ne fais pas de bruit, ne réveillons personne; je te réponds que dans une heure tu l'auras.»

Il se lève, s'habille, ouvre doucement les portes, va prendre une bêche et court au cimetière qui touche à notre maison et qu'un mur sépare du jardin. Il s'approche de la terre fraîchement remuée et commence à creuser. Il faisait sombre, et mon père n'avait pas pris de lanterne; il ne put voir assez clair pour distinguer la bière qu'il découvrait, et ce ne fut que quand il l'eut débarrassée en entier, étonné de la longueur de son travail, qu'il la reconnut trop grande pour être celle de l'enfant. C'était celle d'un homme de notre village qui était mort peu de jours auparavant. Il fallut creuser à côté, et là, en effet, il retrouva le petit cercueil. Mais, en travaillant à le retirer, il appuya fortement le pied sur la bière du pauvre paysan, et cette bière, entraînée par le vide plus profond qu'il avait fait à côté, se dressa devant lui, le frappa à l'épaule, et le fit tomber dans la fosse. Il a dit ensuite à ma mère qu'il avait éprouvé un instant de terreur et d'angoisse inexprimable en se trouvant poussé par ce mort, et renversé dans la terre sur la dépouille de son fils. Il était brave, on le sait du reste, et il n'avait aucun genre de superstition. Pourtant, il eut un mouvement de terreur et une sueur froide lui vint au front. Huit jours après, il devait prendre place à côté du paysan dans cette même terre qu'il avait soulevée pour en arracher le corps de son fils.

Il recouvra vite son sangfroid, et répara si bien le désordre que personne ne s'en aperçut jamais.

Il rapporta le petit cercueil à ma mère, et l'ouvrit avec empressement. Le pauvre enfant était bien mort, mais ma mère se plut à lui faire elle-même une dernière toilette. On avait profité de son premier abattement pour l'en empêcher. Maintenant, exaltée et comme ranimée par ses larmes, elle frotta de parfums ce petit cadavre, elle l'enveloppa de son plus beau linge, et le replaça dans son berceau pour se donner la douloureuse illusion de le regarder dormir encore.

Elle le garda ainsi caché et enfermé dans sa chambre toute la journée du lendemain; mais la nuit suivante toute vaine espérance étant dissipée, mon père écrivit avec soin le nom de l'enfant et la date de sa naissance et de sa mort sur un papier qu'il plaça entre deux vitres, et qu'il ferma avec de la cire à cacheter tout autour.

Etranges précautions qui furent prises avec une apparence de sangfroid, sous l'empire d'une douleur exaltée. L'inscription ainsi placée dans le cercueil, ma mère couvrit l'enfant de feuilles de roses, et le cercueil fut recloué et porté dans le jardin, à l'endroit que ma mère cultivait elle-même, et enseveli au pied du vieux poirier.

Dès le lendemain, ma mère se remit avec ardeur au jardinage, et mon père l'y aida. On s'étonna de leur voir prendre cet amusement puéril, en dépit de leur tristesse. Eux seuls savaient le secret de leur amour pour ce coin de terre. Je me souviens de l'avoir vu cultiver par eux pendant le peu de jours qui séparèrent cet étrange incident de la mort de mon père. Ils y avaient planté de superbes reines-marguerites qui y ont fleuri pendant plus d'un mois. Au pied du poirier, ils avaient élevé une butte de gazon avec un petit sentier en colimaçon pour que j'y pusse monter et m'y asseoir. Combien de fois j'y suis montée, en effet! Combien j'y ai joué et travaillé sans me douter que c'était un tombeau! Il y avait autour de jolies allées sinueuses, bordées de gazon, des plates-bandes de fleurs et des bancs; c'était un jardin d'enfant, mais complet, et qui s'était créé là comme par magie, mon père, ma mère, Hippolyte et moi y travaillant sans relâche pendant cinq ou six journées, les dernières de la vie de mon père, les plus paisibles peut-être qu'il ait goûtées, et les plus tendres dans leur mélancolie. Je me souviens qu'il apportait sans cesse de la terre et du gazon, et qu'en allant chercher ces fardeaux, il nous mettait, Hippolyte et moi, dans la brouette, prenant plaisir à nous regarder, et faisant quelquefois semblant de nous verser pour nous voir crier ou rire, selon notre humeur du moment.

Quinze ans plus tard, mon mari fit changer la disposition générale de notre jardin; déjà le petit jardin de ma mère avait disparu depuis longtemps. Il avait été abandonné pendant mon séjour au couvent et planté de figuiers. Le poirier avait grossi et il fut question de l'ôter parce qu'il se trouvait rentré un peu dans une allée dont on ne pouvait changer l'alignement. J'obtins grâce pour lui. On creusa l'allée et une plate-bande de fleurs se trouva placée sur la sépulture de l'enfant. Quand l'allée fut finie, assez longtemps après, même, le jardinier dit un jour, d'un air mystérieux, à mon mari et à moi, que nous avions bien fait de respecter cet arbre. Il avait envie de parler et ne se fit pas beaucoup prier pour nous dire le secret qu'il avait découvert. Quelques années auparavant, en plantant ses figuiers, sa bêche avait heurté contre un petit cercueil. Il l'avait dégagé de la terre, examiné et ouvert. Il y avait trouvé les ossemens d'un petit enfant. Il avait cru d'abord que quelque infanticide avait été caché en ce lieu, mais il avait trouvé le carton écrit intact entre les deux vitres, et il y avait lu les noms du pauvre petit Louis, et les dates si rapprochées de sa naissance et de sa mort. Il n'avait guère compris, lui, dévôt et superstitieux, par quelle fantaisie on avait ôté de la terre consacrée ce corps qu'il avait vu porter au cimetière; mais enfin il en avait respecté le secret. Il s'était borné à le dire à ma grand'mère, et il nous le disait maintenant pour que nous avisassions à ce qu'il y avait à faire. Nous jugeâmes qu'il n'y avait rien à faire du tout. Faire reporter ces ossemens dans le cimetière, c'eût été ébruiter un fait que tout le monde n'eût pas compris et qui, sous la Restauration, eût pu être exploité contre ma famille par les prêtres. Ma mère vivait, et son secret devait être gardé et respecté. Ma mère m'a raconté le fait ensuite et a été satisfaite que les ossemens n'eussent pas été dérangés.

L'enfant resta donc sous le poirier, et le poirier existe encore. Il est même fort beau, et, au printemps, il étend un parasol de fleurs rosées sur cette sépulture ignorée. Je ne vois pas le moindre inconvénient à en parler aujourd'hui. Ces fleurs printanières lui sont un ombrage moins sinistre que le cyprès des tombeaux. L'herbe et les fleurs sont le véritable mausolée des enfans et quant à moi, je déteste les monumens et les inscriptions. Je tiens cela de ma grand'mère qui n'en voulut jamais pour son fils chéri, disant avec raison que les grandes douleurs n'ont point d'expression, et que les arbres et les fleurs sont les seuls ornemens qui n'irritent pas la pensée.

Il me reste à raconter des choses bien tristes, et quoiqu'elles ne m'aient point affectée au-delà des facultés très limitées qu'un enfant peut avoir pour la douleur, je les ai toujours vues si présentes aux souvenirs et aux pensées de ma famille, que j'en ai ressenti le contre-coup toute ma vie.

Quand le petit jardin mortuaire fut à peu près établi, l'avant-veille de sa mort, mon père engagea ma grand'mère à faire abattre les murs qui entouraient le grand jardin, et, dès qu'elle y eut consenti, il se mit à l'ouvrage, à la tête des ouvriers. Je le vois encore au milieu de la poussière, un pic de fer à la main, faisant crouler ces vieux murs qui tombaient presque d'eux-mêmes avec un bruit dont j'étais effrayée.

 

Mais les ouvriers finirent l'ouvrage sans lui. Le vendredi 17 septembre, il monta son terrible cheval pour aller faire visite à nos amis de La Châtre. Il y dîna et y passa la soirée. On remarqua qu'il se forçait un peu pour être enjoué comme à l'ordinaire, et que, par momens, il était sombre et préoccupé. La mort récente de son enfant lui revenait dans l'âme, et il faisait généreusement son possible pour ne pas communiquer sa tristesse à ses amis. C'était ceux-là même avec lesquels il avait joué, sous le Directoire, Robert, chef de brigands. Il dînait chez M. et Mme Duvernet.

Ma mère était toujours jalouse, et surtout, comme il arrive dans cette maladie, des personnes qu'elle ne connaissait pas. Elle eut du dépit de voir qu'il ne rentrait pas de bonne heure, ainsi qu'il le lui avait promis, et montra naïvement son chagrin à ma grand'mère. Déjà elle lui avait confessé cette faiblesse, et déjà ma grand'mère l'avait raisonnée. Ma grand'mère n'avait pas connu les passions, et les soupçons de ma mère lui paraissaient fort déraisonnables. Elle eût dû y compatir un peu pourtant, elle qui avait porté la jalousie dans l'amour maternel: mais elle parlait à son impétueuse belle fille un langage si grave, que celle-ci en était souvent effrayée. Elle la grondait même, toujours dans une forme douce et mesurée, mais avec une certaine froideur qui l'humiliait et la réduisait sans la guérir.

Ce soir-là, elle réussit à la mater complétement, en lui disant que, si elle tourmentait ainsi Maurice, Maurice se dégoûterait d'elle, et chercherait peut-être alors, hors de son intérieur, le bonheur qu'elle en aurait chassé. Ma mère pleura, et, après quelques révoltes, se soumit pourtant, et promit de se coucher tranquillement, de ne pas aller attendre son mari sur la route, enfin de ne pas se rendre malade, elle qui avait été récemment éprouvée par tant de fatigue et de chagrin. Elle avait encore beaucoup de lait; elle pouvait, au milieu de ses agitations morales, faire une maladie, éprouver des accidens qui lui ôteraient tout d'un coup sa beauté et les apparences de la jeunesse. Cette dernière considération la frappa plus que toute la philosophie de ma grand'mère. Elle céda à cet argument. Elle voulait être belle pour plaire à son mari. Elle se coucha et s'endormit comme une personne raisonnable. Pauvre femme, quel réveil l'attendait!

Vers minuit, ma grand'mère commençait pourtant à s'inquiéter sans en rien dire à Deschartres, avec qui elle prolongeait sa partie de piquet, voulant embrasser son fils avant de s'endormir. Enfin minuit sonna, et elle était retirée dans sa chambre, lorsqu'il lui sembla entendre dans la maison un mouvement inusité. On agissait avec précaution pourtant, et Deschartres, appelé par Saint-Jean, était sorti avec le moins de bruit possible; mais quelques portes ouvertes, un certain embarras de la femme de chambre qui avait vu appeler Deschartres sans savoir de quoi il s'agissait, mais qui, à la physionomie de Saint-Jean, avait pressenti quelque chose de grave, et, plus que tout cela l'inquiétude déjà éprouvée, précipitèrent l'épouvante de ma grand'mère. La nuit était sombre et pluvieuse, et j'ai déjà dit que ma grand'mère, quoique d'une belle et forte organisation, soit par faiblesse naturelle des jambes, soit par mollesse excessive dans sa première éducation, n'avait jamais pu marcher. Quand elle avait fait lentement le tour de son jardin, elle était accablée pour tout le jour. Elle n'avait marché qu'une fois en sa vie pour aller surprendre son fils à Passy en sortant de prison. Elle marcha pour la seconde fois le 17 septembre 1808. Ce fut pour aller relever son cadavre à une lieue de la maison, à l'entrée de La Châtre. Elle partit seule, en petits souliers de prunelle, sans châle, comme elle se trouvait en ce moment-là. Comme il s'était passé un peu de temps avant qu'elle ne surprît dans la maison l'agitation qui l'avait avertie, Deschartres était arrivé avant elle. Il était déjà près de mon pauvre père; il avait déjà constaté la mort.

Voici comment ce funeste accident était arrivé:

Au sortir de la ville, cent pas après le pont qui en marque l'entrée, la route fait un angle. En cet endroit, au pied du treizième peuplier, on avait laissé, ce jour-là, un monceau de pierres et de gravats. Mon père avait pris le galop en quittant le pont. Il montait le fatal Leopardo. Weber, à cheval aussi, le suivait à dix pas en arrière. Au détour de la route, le cheval de mon père heurta le tas de pierres dans l'obscurité. Il ne s'abattit pas, mais, effrayé et stimulé sans doute par l'éperon, il se releva par un mouvement d'une telle violence, que le cavalier fut enlevé et alla tomber à dix pieds en arrière. Weber n'entendit que ces mots: «A moi, Weber!.. je suis mort!» Il trouva son maître étendu sur le dos. Il n'avait aucune blessure apparente; mais il s'était rompu la colonne vertébrale. Il n'existait plus!

Je crois qu'on le porta dans l'auberge voisine et que des secours lui vinrent promptement de la ville, pendant que Weber, en proie à une inexprimable terreur, était venu au galop chercher Deschartres. Il n'était plus temps, mon père n'avait pas eu le temps de souffrir. Il n'avait eu que celui de se rendre compte de la mort subite et implacable qui venait le saisir au moment où sa carrière militaire s'ouvrait enfin devant lui brillante et sans obstacle, où, après une lutte de huit années, sa mère, sa femme et ses enfans, enfin acceptés les uns par les autres, et réunis sous le même toit, le combat terrible et douloureux de ses affections allait cesser et lui permettre d'être heureux.

Au lieu fatal, terme de sa course désespérée, ma pauvre grand'mère tomba comme suffoquée sur le corps de son fils. Saint-Jean s'était hâté de mettre les chevaux à la berline et il arriva pour y placer Deschartres, le cadavre et ma grand'mère, qui ne voulut pas s'en séparer. C'est Deschartres qui m'a raconté, dans la suite, cette nuit de désespoir, dont ma grand'mère n'a jamais pu parler. Il m'a dit que tout ce que l'âme humaine peut souffrir sans se briser, il l'avait souffert durant ce trajet où la pauvre mère, pâmée sur le corps de son fils, ne faisait entendre qu'un râle semblable à celui de l'agonie.

Je ne sais pas ce qui se passa jusqu'au moment où ma mère apprit cette effroyable nouvelle. Il était six heures du matin, et j'étais déjà levée. Ma mère s'habillait: elle avait une jupe et une camisole blanches, et elle se peignait. Je la vois encore au moment où Deschartres entra chez elle sans frapper, la figure si pâle et si bouleversée, que ma mère comprit tout de suite. «Maurice! s'écria-t-elle; où est Maurice?» Deschartres ne pleurait pas. Il avait les dents serrées, il ne pouvait prononcer que des paroles entrecoupées: «Il est tombé... non, n'y allez pas, restez ici... Pensez à votre fille... Oui, c'est grave, très grave...» Et enfin, faisant un effort qui pouvait ressembler à une cruauté brutale, mais qui était tout à fait indépendant de la réflexion, il lui dit avec un accent que je n'oublierai de ma vie: «Il est mort!» Puis il eut comme une espèce de rire convulsif, s'assit, et fondit en larmes.

Je vois encore dans quel endroit de la chambre nous étions. C'est celle que j'habite encore et dans laquelle j'écris le récit de cette lamentable histoire. Ma mère tomba sur une chaise derrière le lit. Je vois sa figure livide, ses grands cheveux noirs épars sur sa poitrine, ses bras nus que je couvrais de baisers; j'entends ses cris déchirans. Elle était sourde aux miens et ne sentait pas mes caresses. Deschartres lui dit: «Voyez donc cette enfant, et vivez pour elle.»