Kostenlos

Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Je le gardai quelques jours et je l'aimai passionnément; mais je crois bien que la privation de sa mère le fit mourir, car un matin je ne le revis plus, et on me dit qu'il s'était sauvé. On me consola en m'assurant qu'il retrouverait sa mère et qu'il serait heureux dans les bois.

Notre séjour à Madrid dura tout au plus deux mois, et pourtant il me parut extrèmement long. Je n'avais aucun enfant de mon âge pour me distraire, et j'étais souvent seule pendant une grande partie de la journée. Ma mère était forcée de sortir avec mon père et de me confier à une servante madrilène qu'on lui avait recommandée comme très sûre, et qui pourtant prenait la clef des champs aussitôt que mes parens étaient dehors. Mon père avait un domestique nommé Weber, qui était bien le meilleur homme du monde, et qui venait souvent me garder à la place de Térésa; mais ce brave Allemand, qui ne savait presque pas de mots français, me parlait un langage inintelligible, et il sentait si mauvais, que sans me rendre compte de la cause de mon malaise, je tombais en défaillance quand il me portait dans ses bras. Il n'osait pas trahir le peu de soin que ma bonne prenait de moi, et quant à moi, je ne songeais nullement à me plaindre. Je croyais Weber chargé de veiller sur moi, et je n'avais qu'un désir, c'est qu'il restât dans l'antichambre et me laissât seule dans l'appartement. Aussi ma première parole était de lui dire: Weber, je t'aime bien, va-t'en. Et Weber, docile comme un Allemand, s'en allait en effet. Quand il vit que je me tenais fort tranquille dans ma solitude, il lui arriva souvent de m'y enfermer et d'aller voir ses chevaux, qui probablement le recevaient mieux que moi. Je connus donc pour la première fois le plaisir, étrange pour un enfant, mais vivement senti par moi, de me trouver seule, et, loin d'en être contrariée ou effrayée, j'avais comme du regret en voyant revenir la voiture de ma mère. Il faut que j'aie été bien impressionnée par mes propres contemplations, car je me les rappelle avec une grande netteté, tandis que j'ai oublié mille circonstances extérieures probablement beaucoup plus intéressantes. Dans celles que j'ai rapportées, les souvenirs de ma mère ont entretenu ma mémoire; mais dans ce que je vais dire je ne puis être aidée de personne.

Aussitôt que je me voyais seule dans ce grand appartement que je pouvais parcourir librement, je me mettais devant la psyché et j'y essayais des poses de théâtre; puis je prenais mon lapin blanc et je voulais le contraindre à en faire autant; ou bien je faisais le simulacre de l'offrir en sacrifice aux dieux, sur un tabouret qui me servait d'autel. Je ne sais pas où j'avais vu, soit sur la scène, soit dans une gravure quelque chose de semblable. Je me drapais dans ma mantille pour faire la prêtresse, et je suivais tous mes mouvemens. On pense bien que je n'avais pas le moindre sentiment de coquetterie: mon plaisir venait de ce que, voyant ma personne et celle du lapin dans la glace, j'arrivais, avec l'émotion du jeu, à me persuader que je jouais une scène à quatre, soit deux petites filles et deux lapins. Alors le lapin et moi nous adressions, en pantomime, des saluts, des menaces, des prières, aux personnages de la psyché. Nous dansions le bolero avec eux, car, après les danses du théâtre, les danses espagnoles m'avaient charmée, et j'en singeais les poses et les grâces avec la facilité qu'ont les enfans à imiter ce qu'ils voient faire. Alors j'oubliais complétement que cette figure dansant dans la glace fût la mienne, et j' étais étonnée qu'elle s'arrêtât quand je m'arrêtais.

Quand j'avais assez dansé et mimé ces ballets de ma composition, j'allais rêver sur la terrasse. Cette terrasse, qui s'étendait sur toute la façade du palais, était fort large et fort belle. La balustrade était en marbre blanc, si je ne me trompe pas, et devenait si chaude au soleil que je ne pouvais y toucher. J'étais trop petite pour voir par dessus, mais, dans l'intervalle des balustres, je pouvais distinguer tout ce qui se passait sur la place. Dans mes souvenirs, cette place est magnifique. Il y avait d'autres palais ou de grandes belles maisons tout autour, mais je n'y vis jamais la population, et je ne crois pas l'avoir aperçue, durant tout le temps que je restai à Madrid. Il est probable qu'après l'insurrection du 2 mai, on ne laissa plus circuler les habitans autour du palais du général en chef. Je n'y vis donc jamais que des uniformes français et quelque chose de plus beau encore pour mon imagination, les Mamelucks de la garde dont un poste occupait l'édifice situé en face de nous. Ces hommes cuivrés, avec leurs turbans et leur riche costume oriental, formaient des groupes que je ne pouvais me lasser de regarder. Ils amenaient boire leurs chevaux à un grand bassin situé au milieu de la place, et c'était un coup d'œil dont, sans m'en rendre compte, je sentais vivement la poésie.

A ma droite, tout un côté de la place était occupé par une église d'une architecture massive; du moins, elle se retrace ainsi à ma mémoire, et surmontée d'une croix plantée dans un globe doré. Cette croix et ce globe étincelant au coucher du soleil, se détachant sur un ciel plus bleu que je ne l'avais jamais vu, sont un spectacle que je n'oublierai jamais, et que je contemplais jusqu'à ce que j'eusse dans les yeux ces boules rouges et bleues que, par un excellent mot, dérivé du latin, nous appelons dans notre langage du Berry les orblutes. Ce mot devrait passer dans la langue moderne: il doit avoir été français, quoique je ne l'aie trouvé dans aucun auteur. Il n'a point d'équivalent, et il exprime parfaitement un phénomène que tout le monde connaît, et qui ne s'exprime que par des périphrases inexactes.

Ces orblutes m'amusaient beaucoup, et je ne pouvais pas m'en expliquer la cause toute naturelle. Je prenais plaisir à voir flotter devant mes yeux ces brûlantes couleurs qui s'attachaient à tous les objets et qui persistaient lorsque je fermais les yeux. Quand l'orblute est bien complète, elle vous représente exactement la forme de l'objet qui l'a causée. C'est une sorte de mirage. Je voyais donc le globe et la croix de feu se dessiner partout où se portaient mes regards, et je m'étonne d'avoir tant répété impunément ce jeu assez dangereux pour les yeux d'un enfant.

Mais je découvris bientôt sur la terrasse un autre phénomène dont jusque-là je n'avais eu aucune idée. La place était souvent déserte, et, même en plein jour, un morne silence régnait dans le palais et aux environs. Un jour, ce silence m'effraya et j'appelai Weber, que je vis passer sur la place. Weber ne m'entendit pas; mais une voix toute semblable à la mienne répéta le nom de Weber à l'autre extrémité du balcon.

Cette voix me rassura; je n'étais plus seule. Mais, curieuse de savoir qui s'amusait à me contrefaire, je rentrai dans l'appartement croyant y trouver quelqu'un. J'y étais absolument seule comme à l'ordinaire. Je revins sur la terrasse et j'appelai ma mère. La voix répéta le mot d'une façon très douce, mais très nette, et cela me donna beaucoup à penser. Je grossis ma voix, j'appelai mon propre nom qui me fut rendu aussitôt, mais plus confusément. Je le répétai sur un ton plus faible, et la voix revint faible, mais bien plus distincte et comme si l'on me parlait à l'oreille. Je n'y comprenais rien; j'étais persuadée que quelqu'un était avec moi sur la terrasse; mais, ne voyant personne et regardant à toutes les fenêtres qui étaient fermées, j'étudiai ce prodige avec un plaisir extrême.

L'impression la plus étrange pour moi était d'entendre mon propre nom répété avec ma propre voix. Alors il me vint à l'esprit une explication bizarre; c'est que j'étais double et qu'il y avait autour de moi un autre moi que je ne pouvais pas voir et qui me voyait toujours, puisqu'il me répondait toujours. Cela s'arrangea aussitôt dans ma cervelle comme une chose qui devait être, qui avait toujours été, et dont je ne m'étais pas encore aperçue. Je comparai ce phénomène à celui de mes orblutes, qui m'avait d'abord étonnée tout autant, et auquel je m'étais habituée sans le comprendre. J'en conclus que toutes choses et toutes gens avaient leur reflet, leur double, leur autre moi, et je souhaitai vivement de voir le mien. Je l'appelai cent fois, je lui disais toujours de venir auprès de moi. Il répondait: Viens là, viens donc, et il me semblait s'éloigner ou se rapprocher quand je changeais de place. Je le cherchai et l'appelai dans l'appartement, il ne me répondit plus. J'allai à l'autre bout de la terrasse. Il fut muet. Je revins vers le milieu, et, depuis ce milieu jusqu'à l'extrémité de l'église, il me parla et répondit à mon viens donc par un viens donc tendre et inquiet. Mon autre moi se tenait donc dans un certain endroit de l'air ou de la muraille, mais comment l'atteindre et comment le voir? Je devenais folle sans m'en douter.

Je fus interrompue par l'arrivée de ma mère, et je ne saurais dire pourquoi, loin de la questionner, je lui cachai ce qui m'agitait si fort. Il faut croire que les enfans aiment le mystère de leurs rêveries, et il est certain que je n'avais jamais voulu demander l'explication de mes orblutes. Je voulais découvrir le problème toute seule, ou peut-être bien avais-je été déçue de quelque autre illusion par des explications qui m'en avaient ôté le charme secret. Je gardai le silence sur ce nouveau prodige, et pendant plusieurs jours, oubliant les ballets, je laissai mon pauvre lapin dormir tranquille, et la psyché répéter l'image immobile des grands personnages représentés dans les tableaux. J'avais la patience d'attendre que je fusse seule pour recommencer mon expérience. Mais enfin ma mère étant rentrée sans que j'y fisse attention, et m'entendant m'égosiller, vint surprendre le secret de mon amour pour le grand soleil de la terrasse. Il n'y avait plus à reculer: je lui demandai où était le quelqu'un qui répétait toutes mes paroles, et elle me dit: C'est l'écho.

 

Bien heureusement pour moi, elle ne m'expliqua pas ce que c'était que l'écho. Elle n'avait peut-être jamais songé à s'en rendre compte; elle me dit que c'était une voix qui était dans l'air, et l'inconnu garda pour moi sa poésie. Pendant plusieurs autres jours, je pus continuer à jeter mes paroles au vent. Cette voix de l'air ne m'étonnait plus, mais me charmait encore. J'étais satisfaite de pouvoir lui donner un nom, et de lui crier: «Echo, es-tu là? m'entends-tu? Bonjour, écho!»

Tandis que la vie de l'imagination est si développée chez les enfans, la vie du sentiment est-elle plus tardive? Je ne me souviens pas d'avoir songé à ma sœur, à ma bonne tante, à Pierret ou à ma chère Clotilde, durant mon séjour à Madrid. J'étais pourtant déjà capable d'aimer, puisque j'avais déjà une si vive tendresse pour certaines poupées et pour certains animaux. Je crois que l'indifférence avec laquelle les enfans quittent les personnes qui leur sont chères tient à l'impossibilité où ils sont d'apprécier la durée du temps. Quand on leur parle d'un an d'absence, ils ne savent pas si un an est beaucoup plus long qu'un jour, et on leur établirait inutilement la différence par des chiffres. Je crois que les chiffres ne disent rien du tout à leur esprit. Lorsque ma mère me parlait de ma sœur, il me semblait que je l'avais quittée la veille, et pourtant le temps me semblait long. Il y a dans le défaut d'équilibre des facultés de l'enfant mille contradictions qu'il nous est difficile d'expliquer après que l'équilibre est établi.

Je crois que la vie du sentiment ne se révéla à moi qu'au moment où ma mère accoucha à Madrid. On m'avait bien annoncé l'arrivée prochaine d'un petit frère ou d'une petite sœur, et depuis plusieurs jours je voyais ma mère étendue sur une chaise longue. Un jour on m'envoya jouer sur la terrasse et on ferma les portes vitrées de l'appartement. Je n'entendis pas la moindre plainte, ma mère supportait très courageusement le mal physique et mettait ses enfans au monde très promptement; pourtant cette fois elle souffrit plusieurs heures, mais on ne m'éloigna d'elle que peu d'instans, après lesquels mon père me rappela et me montra un petit enfant; j'y fis à peine attention. Ma mère était étendue sur un canapé; elle avait la figure si pâle et les traits tellement contractés, que j'hésitai à la reconnaître. Puis je fus prise d'un grand effroi et je courus l'embrasser en pleurant. Je voulais qu'elle me parlât, qu'elle répondît à mes caresses, et comme on m'éloignait encore pour lui laisser du repos, je me désolai longtemps, croyant qu'elle allait mourir et qu'on voulait me la cacher. Je retournai pleurer sur la terrasse, et on ne put m'intéresser au nouveau-né.

Ce pauvre petit garçon avait des yeux d'un bleu-clair fort singuliers. Au bout de quelques jours, ma mère se tourmenta de la pâleur de ses prunelles, et j'entendis souvent mon père et d'autres personnes prononcer avec anxiété le mot cristallin. Enfin, au bout d'une quinzaine, il n'y avait plus à en douter, l'enfant était aveugle. On ne voulut pas le dire à ma mère positivement. On la laissa dans une sorte de doute. On émettait timidement devant elle l'espérance que ce cristallin se reformerait dans l'œil de l'enfant. Elle se laissa consoler, et le pauvre infirme fut aimé et choyé avec autant de joie que si son existence n'eût pas été un malheur pour lui et pour les siens. Ma mère le nourrissait, et il n'avait guère que deux semaines lorsqu'il fallut se remettre en route pour la France, à travers l'Espagne en feu.

CHAPITRE TROISIEME

Dernière lettre de mon père. — Souvenirs d'un bombardement et d'un champ de bataille. — Misère et maladie. — La soupe à la chandelle. — Embarquement et naufrage. —Leopardo.— Arrivée à Nohant. — Ma grand'mère. — Hippolyte. — Deschartres. — Mort de mon frère. — Le vieux poirier. — Mort de mon père. — Le revenant. — Ursule. — Une affaire d'honneur. — Première notion de la richesse et de la pauvreté. — Portrait de ma mère.

Lettre de mon père à sa mère
«Madrid, 12 juin 1808.

«Après de longues souffrances, Sophie est accouchée ce matin d'un gros garçon qui siffle comme un perroquet. La mère et l'enfant se portent à merveille. Avant la fin du mois, le prince part pour la France. Le médecin de l'empereur, qui a soigné Sophie, dit qu'elle sera en état de voyager dans douze jours avec son enfant. Aurore se porte très bien. J'emballerai le tout dans une calèche que je viens d'acquérir à cet effet, et nous prendrons la route de Nohant où je compte bien arriver vers le 20 juillet, par la fraîcheur, et rester le plus longtemps possible. Cette idée, ma bonne mère, me comble de joie. Je me nourris de l'espoir assuré de notre réunion, du charme de notre intérieur, sans affaires, sans inquiétudes, sans distractions pénibles! Il y a si longtemps que je désire ce bonheur complet!

«Le prince m'a dit hier qu'il allait passer quelque temps à Baréges avant que d'aller à sa destination. De mon côté, j'allongerai ma courroie jusque vers les eaux de Nohant, auxquelles nous ferons subir préalablement le miracle des noces de Cana. Je crois que Deschartres se chargera volontiers du prodige.

«Je réserve le baptême de mon nouveau-né pour les fêtes de Nohant. Belle occasion pour sonner les cloches et faire danser le village. Le maire inscrira mon fils au nombre des Français, car je ne veux point qu'il ait jamais rien à démêler avec les notaires et les prêtres castillans.

«Je ne conçois pas que mes deux dernières lettres aient été interceptées. Elles étaient d'une bêtise à leur faire trouver grâce devant la police la plus rigide. Je te faisais la description d'un sabre africain dont j'ai fait l'acquisition. Il y avait deux pages d'explications et de citations. Tu verras cette merveille, ainsi que l'indomptable Leopardo d'Andalousie, que je prierai Deschartres d'équiper un peu, après avoir toutefois frappé d'avance une réquisition sur tous les matelas de la commune, pour garnir le manége qu'il aura choisi.

«Adieu, ma bonne mère, je te manderai le jour de mon départ et celui de mon arrivée. J'espère que ce sera plus tôt encore que je ne te le dis. Sophie partage vivement mon impatience de t'embrasser. Aurore veut partir à l'instant même, et, s'il était possible, nous serions déjà en route.»

* * *

Cette lettre si gaie, si pleine de contentement et d'espérance, est la dernière que ma grand'mère ait reçue de son fils. On verra bientôt à quelle épouvantable catastrophe allaient aboutir tous ces projets de bonheur, et combien peu de jours étaient comptés à mon pauvre père pour savourer cette réunion tant rêvée et si chèrement achetée des objets de son affection. On comprendra, par la nature de cette catastrophe, ce qu'il y a de fatal et d'effrayant dans les plaisanteries de cette lettre à propos de l'indomptable Leopardo d'Andalousie.

C'était Ferdinand VII, le prince des Asturies, alors plein de prévenances pour Murat et ses officiers, qui avait fait don de ce terrible cheval à mon père, à la suite d'une mission que celui-ci avait remplie, je crois, près de lui, à Aranjuez. Ce fut un présent funeste et dont ma mère, par une sorte de fatalisme ou de pressentiment, se méfiait et s'effrayait, sans pouvoir décider mon père à s'en défaire au plus vite, bien qu'il avouât que c'était le seul cheval qu'il ne pût monter sans une sorte d'émotion. C'était pour lui une raison de plus pour vouloir s'en rendre maître, et il trouvait du plaisir à le vaincre. Pourtant, il lui arriva une fois de dire: «Je ne le crains pas, mais je le monte mal, parce que je m'en méfie, et il le sent.»

Ma mère prétendait que Ferdinand le lui avait donné avec l'espérance qu'il le tuerait. Elle prétendait aussi que, par haine contre les Français, le chirurgien de Madrid qui l'avait accouchée avait crevé les yeux de son enfant. Elle s'imaginait avoir vu, dans l'accablement qui suivit le paroxysme de sa souffrance, ce chirurgien appuyer ses deux pouces sur les deux yeux du nouveau-né, et qu'il avait dit entre ses dents: celui-là ne verra pas le soleil de l'Espagne.

Il est possible que ce fut une hallucination de ma pauvre mère, et, pourtant, au point où en étaient les choses à cette époque, il est également possible que le fait se soit accompli, comme elle avait cru le voir, dans un moment rapide où le chirurgien se serait trouvé seul dans l'appartement avec elle, et comptant sans doute qu'elle était hors d'état de le voir et de l'entendre; mais on pense bien que je ne prends pas sur moi la responsabilité de cette terrible accusation.

On a vu, dans la lettre de mon père, qu'il ne s'aperçut pas d'abord de la cécité de cet enfant, et j'ai souvenance d'avoir entendu Deschartres la constater à Nohant hors de sa présence et de celle de ma mère. On redoutait encore alors de leur enlever un faible et dernier espoir de guérison.

Ce fut dans la première quinzaine de juillet que nous partîmes. Murat allait prendre possession du trône de Naples. Mon père avait un congé. J'ignore s'il accompagna Murat jusqu'à la frontière et si nous voyageâmes avec lui. Je me souviens que nous étions en calèche, et je crois que nous suivions les équipages de Murat. Mais je n'ai aucun souvenir de mon père jusqu'à Bayonne.

Ce que je me rappelle le mieux, c'est l'état de souffrance, de soif, de dévorante chaleur et de fièvre où je fus tout le temps de ce voyage. Nous avancions très lentement à travers les colonnes de l'armée. Il me revient maintenant que mon père devait être avec nous, parce que, comme nous suivions un chemin assez étroit dans des montagnes, nous vîmes un énorme serpent qui le traversait presque en entier d'une ligne noire. Mon père fit arrêter, courut en avant et le coupa en deux avec son sabre. Ma mère avait voulu en vain le retenir, elle avait peur, selon son habitude.

Pourtant, une autre circonstance me fait penser qu'il n'était avec nous que par intervalles et qu'il rejoignait Murat de temps en temps. Cette circonstance est assez frappante pour s'être gravée dans ma mémoire. Mais comme la fièvre me tenait encore dans un assoupissement presque continuel, ce souvenir est isolé de tout ce qui pourrait me faire préciser l'événement dont je fus témoin. Étant un soir à une fenêtre avec ma mère, nous vîmes le ciel encore éclairé par le soleil couchant, traversé de feux croisés, et ma mère me dit: Tiens, regarde, c'est une bataille, et ton père y est peut-être.

Je ne me faisais pas d'idée de ce que c'était qu'une bataille véritable. Ce que je voyais me représentait un immense feu d'artifice, quelque chose de riant et de triomphal, une fête ou un tournoi. Le bruit du canon et les grandes courbes de feu me réjouissaient. J'assistais à cela comme à un spectacle, en mangeant une pomme verte. Je ne sais à qui ma mère dit alors: «Que les enfans sont heureux de ne rien comprendre!»

Comme je ne sais pas quelle route les opérations de la guerre nous forcèrent de suivre, je ne saurais dire si cette bataille fut celle de Medina del Rio-Seco, ou un épisode moins important de la belle campagne de Bessières. Mon père, attaché à la personne de Murat, n'avait point affaire sur ce champ de bataille, et il n'est pas probable qu'il y fût. Mais ma mère s'imaginait qu'il pouvait avoir été envoyé en mission.

Que ce fût l'affaire de Rio-Seco ou la prise de Torquemada, il est certain que notre voiture avait été mise en réquisition pour porter des blessés ou des personnes plus précieuses que nous, et que nous fîmes un bout de chemin en charrette avec des bagages, des vivandières et des soldats malades. Il est certain aussi que nous longeâmes le champ de bataille, le lendemain ou le surlendemain, et que je vis un endroit tout couvert de débris informes, assez semblable, en grand, au carnage de poupées, de chevaux et de chariots que j'exécutais avec Clotilde à Chaillot et dans la maison de la rue Grange-Batelière. Ma mère se cachait le visage et l'air était infecté. Nous ne passions pas assez près de ces objets sinistres pour que je pusse me rendre compte de ce que c'était, et je demandais pourquoi on avait semé là tant de chiffons. Enfin la roue heurta quelque chose qui se brisa avec un craquement étrange. Ma mère me retint au fond de la charrette pour m'empêcher de regarder. C'était un cadavre. J'en vis ensuite plusieurs autres, épars sur le chemin. Mais j'étais si malade que je ne me souviens pas d'avoir été vivement impressionnée par ces horribles spectacles.

 

Avec la fièvre, j'éprouvai bientôt une autre souffrance qui ne se concilie pas souvent avec ce désordre de la vie, et dont pourtant tous les soldats malades avec lesquels nous voyagions éprouvaient aussi les angoisses: c'était la faim; une faim excessive, maladive, presque animale. Ces pauvres gens, pleins de soins et de sollicitude pour nous, m'avaient communiqué un mal qui explique ce phénomène, et qu'une petite maîtresse n'avouerait pas avoir subi, même dans son enfance. Mais la vie a ses vicissitudes, et quand ma mère se désolait de voir mon petit frère et moi dans cet état, les soldats et les cantinières lui disaient en riant! «Bah! ma petite dame, ce n'est rien. C'est un brevet de santé pour toute la vie de vos enfans. C'est le véritable baptême des enfans de la giberne

La gale, puisqu'il faut l'appeler par son nom, avait commencé par moi. Elle se communiqua à mon frère, puis à ma mère plus tard, et à d'autres personnes auxquelles nous apportâmes ce triste fruit de la guerre et de la misère, heureusement affaibli en nous par des soins extrêmes et un sang pur.

En quelques jours, notre sort avait bien changé. Ce n'était plus le palais de Madrid, les lits dorés, les tapis d'Orient et les courtines de soie. C'étaient des charrettes immondes, des villages incendiés, des villes bombardées des routes couvertes de morts; des fossés où nous cherchions une goutte d'eau pour étancher notre soif brûlante, et où l'on voyait tout à coup surnager des caillots de sang. C'était surtout l'horrible faim et une disette de plus en plus menaçante. Ma mère supportait tout cela avec un grand courage, mais elle ne pouvait vaincre le dégoût que lui inspiraient les oignons crus, les citrons verts et la graine de tournesol, dont je me contentais sans répugnance. Quelle nourriture, d'ailleurs, pour une femme qui allaitait son nouveau-né!

Nous traversâmes un camp français, je ne sais où, et, à l'entrée d'une tente, nous vîmes un groupe de soldats qui mangeaient la soupe avec un grand appétit. Ma mère me poussa au milieu d'eux en les priant de me laisser manger à leur gamelle. Ces braves gens me mirent aussitôt à même et me firent manger à discrétion en souriant d'un air attendri. Cette soupe me parut excellente, et quand elle fut à moitié dégustée, un soldat dit à ma mère avec quelque hésitation: «Nous vous engagerions bien à en manger aussi, mais vous ne pourriez peut-être pas, parce que le goût est un peu fort.» Ma mère approcha et regarda la gamelle. Il y avait du pain et du bouillon très gras, mais certaines mèches noircies surnageaient: c'était une soupe faite avec des bouts de chandelle.

Je me souviens de Burgos et d'une ville (celle-là ou une autre) où les aventures du Cid étaient peintes à fresque sur les murailles. Je me souviens aussi d'une superbe cathédrale où les hommes du peuple avaient un genou en terre pour prier, le chapeau sur l'autre genou, et un petit paillasson rond sous celui qui touchait le sol. Enfin, je me souviens de Vittoria et d'une servante dont les cheveux noirs, inondés de vermine, flottaient sur son dos. J'eus un ou deux jours de bien-être à la frontière d'Espagne. Le temps était rafraîchi, la fièvre et la misère avaient cessé. Mon père était décidément avec nous. Nous avions repris possession de notre calèche pour faire le reste du voyage. Les auberges étaient propres; il y avait des lits et toutes sortes d'alimens dont nous avions apparemment été privés assez longtemps, car ils me parurent tout nouveaux, entre autres, des gâteaux et du fromage. Ma mère me fit une toilette à Fontarabie, et j'éprouvai un soulagement extrême à prendre un bain. Elle me soignait à sa manière, et au sortir du bain, elle m'enduisait de soufre de la tête aux pieds, puis elle me faisait avaler des boulettes de soufre pulvérisé dans du beurre et du sucre. Ce goût et cette odeur, dont je fus imprégnée pendant deux mois, m'ont laissé une grande répugnance pour tout ce qui me les rappelle.

Nous trouvâmes apparemment des personnes de connaissance à la frontière, car je me rappelle un grand dîner et des politesses qui m'ennuyèrent beaucoup. J'avais retrouvé mes facultés et mon appréciation des objets extérieurs. Je ne sais quelle idée eut ma mère de vouloir retourner par mer à Bordeaux. Peut-être était-elle brisée par la fatigue de voitures, peut-être s'imaginait-elle, dans son instinct médical, qu'elle suivait toujours, que l'air de la mer délivrerait ses enfans et elle-même du poison de la pauvre Espagne. Apparemment le temps était beau et l'Océan tranquille, car c'était une nouvelle imprudence que de se risquer en chaloupe sur les côtes de Gascogne, dans ce golfe de Biscaye toujours si agité. Quel que fût le motif, une chaloupe pontée fut louée, la calèche y fut descendue, et nous partîmes comme pour une partie de plaisir. Je ne sais où nous nous embarquâmes, ni quelles gens nous accompagnèrent jusqu'au rivage, en nous prodiguant de grands soins. On me donna un gros bouquet de roses, que je gardai tout le temps de la traversée pour me préserver de l'odeur du soufre.

Je ne sais combien de temps nous côtoyâmes le rivage; je retombai dans mon sommeil léthargique, et cette traversée ne m'a laissé d'autres souvenirs que ceux du départ et de l'arrivée. Au moment où nous approchions de notre but, un coup de vent nous éloigna du rivage, et je vis le pilote et ses deux aides livrés à une grande anxiété. Ma mère recommença à avoir peur, mon père se mit à la manœuvre; mais comme nous étions enfin entrés dans la Gironde, nous heurtâmes je ne sais quel récif, et l'eau commença à entrer dans la cale. On se dirigea précipitamment vers la rive, mais la cale se remplissait toujours, et la chaloupe sombrait visiblement. Ma mère, prenant ses enfans avec elle, était entrée dans la calèche; mon père la rassurait en lui disant que nous avions le temps d'aborder avant d'être engloutis. Pourtant, le pont commençait à se mouiller, et il ôta son habit et prépara un châle pour attacher ses deux enfans sur son dos. «Sois tranquille, disait-il à ma mère, je te prendrai sous mon bras, je nagerai de l'autre, et je vous sauverai tous trois, sois-en sûre.»

Nous touchâmes enfin la terre, ou plutôt un grand mur à pierres sèches surmonté d'un hangar. Il y avait, derrière ce hangar, quelques habitations, et, à l'instant même, plusieurs hommes vinrent à notre secours. Il était temps: la calèche sombrait aussi avec la chaloupe, et une échelle nous fut jetée fort à propos. Je ne sais ce qu'on fit pour sauver l'embarcation, mais il est certain qu'on en vint à bout; cela dura plusieurs heures, pendant lesquelles ma mère ne voulut pas quitter le rivage; car mon père, après nous avoir mises en sûreté, était redescendu sur la chaloupe pour sauver nos effets d'abord, et puis la voiture, et enfin la chaloupe. Je fus frappée alors de son courage, de sa promptitude et de sa force. Quelque expérimentés que fussent les matelots et les gens de l'endroit, ils admiraient l'adresse et la résolution de ce jeune officier qui, après avoir sauvé sa famille, ne voulait pas abandonner son patron avant d'avoir sauvé sa barque, et qui dirigeait tout ce petit sauvetage avec plus d'à-propos qu'eux-mêmes. Il est vrai qu'il avait fait son apprentissage au camp de Boulogne; mais, en toutes choses, il agissait de sang-froid et avec une rare présence d'esprit. Il se servait de son sabre comme d'une hache ou d'un rasoir pour couper et tailler, et il avait pour ce sabre (probablement c'était le sabre africain dont il parle dans sa dernière lettre) un amour extraordinaire, car, dans le premier moment d'incertitude où nous nous étions trouvés en abordant, pour savoir si la chaloupe et la calèche sombreraient immédiatement, ou si nous aurions le temps de sauver quelque chose, ma mère avait voulu l'empêcher d'y redescendre, en lui disant: «Eh! laisse aller tout ce que nous avons au fond de l'eau, plutôt que de risquer de te noyer;» et il lui avait répondu: — «J'aimerais mieux risquer cela que d'abandonner mon sabre.» C'était, en effet, le premier objet qu'il eût retiré. Ma mère se tenait pour satisfaite d'avoir sa fille à ses côtés et son fils dans ses bras. Pour moi, j'avais sauvé mon bouquet de roses flétries avec le même amour que mon père avait mis à nous sauver tous. J'avais fait grande attention à ne pas le lâcher en sortant de la calèche à demi submergée et en grimpant à l'échelle de sauvetage. C'était mon idée, comme celle de mon père était pour son sabre.