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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

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Il paraît que mes histoires étaient une sorte de pastiche de tout ce dont ma petite cervelle était obsédée. Il y avait toujours un canevas dans le goût des contes de fées, et, pour personnages principaux, une bonne fée, un bon prince et une belle princesse. Il y avait peu de méchans êtres, et jamais de grands malheurs. Tout s'arrangeait sous l'influence d'une pensée riante et optimiste, comme l'enfance. Ce qu'il y avait de curieux, c'était la durée de ces histoires et leur sorte de suite, car j'en reprenais le fil là où il avait été interrompu la veille. Peut-être ma mère, écoutant machinalement et comme malgré elle ces longues divagations, m'aidait-elle à son insu à m'y retrouver. Ma tante se souvient aussi de ces histoires, et s'égaye aussi de ce souvenir. Elle se rappelle m'avoir dit souvent: «Eh bien! Aurore, est-ce que ton prince n'est pas encore sorti de la forêt? Ta princesse aura-t-elle bientôt fini de mettre sa robe à queue et sa couronne d'or? — Laisse-la tranquille, disait ma mère: je ne peux travailler en repos que quand elle commence ses romans entre quatre chaises.

Je me rappelle d'une manière plus nette, l'ardeur que je prenais aux jeux qui simulaient une action véritable. J'étais maussade pour commencer. Quand ma sœur ou la fille aînée du vitrier venaient me provoquer aux jeux classiques de pied de bœuf ou de main-chaude, je n'en trouvais aucun à mon gré ou je m'en lassais tout de suite. Mais, avec ma cousine Clotilde ou les autres enfans de mon âge, j'arrivais d'emblée aux jeux qui flattaient ma fantaisie. Nous simulions des batailles, des fuites à travers ces bois qui jouaient un si grand rôle dans mon imagination. Et puis, l'une de nous était perdue, les autres la cherchaient et l'appelaient. Elle était endormie sous un arbre, c'est-à-dire sous le canapé. On venait à son aide: l'une de nous était la mère des autres ou leur général, car l'impression militaire du dehors pénétrait forcément jusque dans notre nid, et, plus d'une fois, j'ai fait l'empereur et j'ai commandé sur le champ de bataille. On mettait en lambeaux les poupées, les bons-hommes et les ménages, et il paraît que mon père avait l'imagination aussi jeune que nous, car il ne pouvait souffrir cette représentation microscopique des scènes d'horreur qu'il voyait à la guerre. Il disait à ma mère: — Je t'en prie, donne un coup de balai au champ de bataille de ces enfans: c'est une manie, mais cela me fait mal de voir par terre ces bras, ces jambes et toutes ces guenilles rouges.»

Nous ne nous rendions pas compte de notre férocité, tant les poupées et les bonshommes souffraient patiemment ce carnage. Mais en galopant sur nos coursiers imaginaires, et en frappant de nos sabres invisibles les meubles et les jouets, nous nous laissions emporter à un enthousiasme qui nous donnait la fièvre. On nous reprochait nos jeux de garçons, et il est certain que ma cousine et moi, nous avions l'esprit avide d'émotions viriles. Je me retrace particulièrement un jour d'automne où, le dîner étant servi, la nuit s'était faite dans la chambre. Ce n'était pas chez nous, mais, à Chaillot, chez ma tante, à ce que je puis croire, car il y avait des rideaux de lit, et chez nous il n'y en avait pas. Nous nous poursuivions l'une l'autre à travers les arbres, c'est-à-dire sous les plis des rideaux, Clotilde et moi. L'appartement disparut à nos yeux, et nous étions véritablement dans un sombre paysage à l'entrée de la nuit. On nous appelait pour dîner et nous n'entendions rien. Ma mère vint me prendre dans ses bras pour me porter à table, et je me rappellerai toujours l'étonnement où je fus en voyant les lumières, la table et les objets réels qui m'environnaient. Je sortais positivement d'une hallucination complète, et il me coûtait d'en sortir si brusquement. Quelquefois étant à Chaillot, je croyais être chez nous à Paris, et réciproquement. Il me fallait faire souvent un effort pour m'assurer du lieu où j'étais, et j'ai vu ma fille, enfant, subir cette illusion d'une manière très prononcée.

Je ne crois pas avoir été à Chaillot depuis 1808, car, après le voyage d'Espagne, je n'ai plus quitté Nohant jusqu'après l'époque où mon oncle vendit à l'État sa petite propriété qui se trouvait sur l'emplacement destiné au palais du roi de Rome. Que je me trompe ou non, je placerai ici ce que j'ai à dire de cette maison, qui était alors une véritable maison de campagne. Chaillot n'étant point bâti comme il l'est aujourd'hui.

C'était l'habitation la plus modeste du monde, je le comprends, aujourd'hui que les objets restés dans ma mémoire m'apparaissent avec leur valeur véritable. Mais, à l'âge que j'avais alors, c'était un paradis. Je pourrais donner le plan du local et celui du jardin, tant ils me sont restés présens. Le jardin était surtout pour moi un lieu de délices, car c'était le seul que je connusse. Ma mère qui, malgré ce qu'on disait d'elle alors à ma grand'mère, vivait dans une gêne voisine de la pauvreté, et avec une économie et un labeur domestiques dignes d'une femme du peuple, ne me menait pas aux Tuileries étaler des toilettes que nous n'avions pas, et me maniérer en jouant au cerceau ou à la corde sous les regards des badauds. Nous ne sortions de notre triste réduit que pour aller quelquefois au théâtre dont ma mère avait le goût prononcé, ainsi que je l'avais déjà, et le plus souvent à Chaillot, où nous étions toujours reçues à grands cris de joie. Le voyage à pied et le passage par la pompe à feu me contrariaient bien d'abord: mais à peine me trouvais-je dans ce jardin, que je me croyais dans l'île enchantée de mes contes. Clotilde, qui pouvait s'ébattre là au grand soleil toute la journée, était bien plus fraîche et plus enjouée que moi. Elle me faisait les honneurs de son Eden avec ce bon cœur et cette franche gaîté qui ne l'ont jamais abandonnée. Elle était certes la meilleure de nous deux, la mieux portante et la moins capricieuse; aussi je l'adorais en dépit de quelques algarades que je provoquais toujours, et auxquelles elle répondait par des moqueries qui me mortifiaient un peu. Ainsi quand elle était mécontente de moi, elle jouait sur mon nom d'Aurore, et m'appelait Horreur, injure qui m'exaspérait. Mais pouvais-je bouder longtemps en face d'une charmille verte, et d'une terrasse toute bordée de pots de fleurs? C'est là que j'ai vu les premiers fils de la Vierge, tout blancs et brillans au soleil d'automne: ma sœur y était ce jour-là, car ce fut elle qui m'expliqua doctement comme quoi la sainte Vierge filait elle-même ces jolis fils sur sa quenouille d'ivoire. Je n'osais pas les briser et je me faisais bien petite pour passer dessous.

Le jardin était un carré long, fort petit en réalité, mais qui me semblait immense, quoique j'en fisse le tour deux cents fois par jour. Il était régulièrement dessiné à la mode d'autrefois: il y avait des fleurs et des légumes: pas la moindre vue, car il était tout entouré de murs; mais il y avait au fond une terrasse sablée, à laquelle on montait par des marches en pierre, avec un grand vase de terre cuite, classiquement bête, de chaque côté, et c'était sur cette terrasse, lieu idéal pour moi, que se passaient nos grands jeux de bataille, de fuite et de poursuite.

C'est là aussi que j'ai vu des papillons pour la première fois, et de grandes fleurs de tournesol qui me paraissaient avoir cent pieds de haut. Un jour, nous fûmes interrompues dans nos jeux par une grande rumeur au dehors. On criait Vive l'Empereur! on marchait à pas précipités, on s'éloignait, et les cris continuaient toujours. L'Empereur passait, en effet, à quelque distance, et nous entendions le trot des chevaux et l'émotion de la foule. Nous ne pouvions pas voir à travers le mur; mais ce fut bien beau dans mon imagination, je m'en souviens; et nous criâmes de toutes nos forces: Vive l'Empereur! transportées d'un enthousiasme sympathique.

Savions-nous ce que c'était que l'empereur? Je ne m'en souviens pas, mais il est probable que nous en entendions parler sans cesse. Je m'en fis une idée distincte peu de temps après. Je ne saurais dire précisément l'époque, mais ce devait être à la fin de 1807.

Il passait la revue sur le boulevard, et il était non loin de la Madeleine lorsque ma mère et Pierret, ayant réussi à pénétrer jusque auprès des soldats. Pierret m'éleva dans ses bras, au-dessus des shakos, pour que je pusse le voir. Cet objet qui dominait la ligne de têtes, frappa machinalement les yeux de l'empereur, et ma mère s'écria: «Il t'a regardée; souviens-toi de ça, ça te portera bonheur.» Je crois que l'empereur entendit ces paroles naïves, car il me regarda tout-à-fait et je crois voir encore une sorte de sourire flotter sur son visage pâle dont la sévérité froide m'avait effrayée d'abord. Je n'oublierai donc jamais sa figure et surtout cette expression de son regard qu'aucun portrait n'a pu rendre. Il était à cette époque assez gras et blême. Il avait une redingote sur son uniforme, mais je ne saurais dire si elle était grise. Il avait son chapeau à la main au moment où je le vis, et je fus comme magnétisée un instant par ce regard clair, si dur au premier moment et tout à coup si bienveillant et si doux. Je l'ai revu d'autres fois, mais confusément, parce que j'étais moins près et qu'il passait vite.

J'ai vu aussi le roi de Rome, enfant, dans les bras de sa nourrice. Il était à une fenêtre des Tuileries, et il riait aux passans. En me voyant, il se mit à rire encore plus, par l'effet sympathique que les enfans produisent les uns sur les autres. Il tenait un gros bonbon dans sa petite main, et il le jeta de mon côté. Ma mère voulut le ramasser pour me le donner; mais le factionnaire, qui surveillait la fenêtre, ne voulut pas permettre qu'elle fît un pas au-delà de la ligne qu'il gardait. La gouvernante lui fit en vain signe que le bonbon était pour moi et qu'il fallait me le donner. Cela n'entrait probablement pas dans la consigne de ce militaire, et il fit la sourde oreille. Je fus très blessée de ce procédé, et je m'en allai demandant à ma mère pourquoi ce soldat était si malhonnête. Elle m'expliqua que son devoir était de garder ce précieux enfant et d'empêcher qu'on ne l'approchât de trop près, parce que des gens mal intentionnés pourraient lui faire du mal. Cette idée que quelqu'un pût faire du mal à un enfant me parut exorbitante; mais à cette époque j'avais neuf ou dix ans, car le petit roi en avait deux tout au plus, et cette anecdote n'est qu'une digression par anticipation.

 

Un souvenir qui date de mes quatre premières années, est ma première émotion musicale.

Ma mère avait été voir quelqu'un dans un village près de Paris, je ne sais lequel. L'appartement était à un étage très élevé, et de la fenêtre, étant trop petite pour voir dans la rue, je ne distinguais que le faîte des maisons environnantes, et beaucoup d'étendue de ciel. Nous passâmes là une partie de la journée, mais je ne fis attention à rien, tant j'étais occupée du son d'un flageolet qui joua tout le temps une foule d'airs qui me parurent admirables. Le son partait d'une des mansardes les plus élevées, et même d'assez loin, car ma mère, à qui je demandais ce que c'était, l'entendait à peine. Pour moi, dont l'ouïe était apparemment plus fine et plus sensible à cette époque, je ne perdais pas une seule modulation de ce petit instrument, si aigu de près, si doux à distance, et j'en étais charmée. Il me semblait l'entendre dans un rêve. Le ciel était pur et d'un bleu étincelant, et ces délicates mélodies semblaient planer sur les toits et se perdre dans le ciel même. Qui sait si ce n'était pas un artiste d'une inspiration supérieure, qui n'avait, en ce moment, d'autre auditeur attentif que moi? Ce pouvait bien être aussi un marmiton qui étudiait l'air de la Monaco ou des Folies d'Espagne. Quoi qu'il en soit, j'éprouvai d'indicibles jouissances musicales, et j'étais véritablement en extase devant cette fenêtre où, pour la première fois, je comprenais vaguement l'harmonie des choses extérieures, mon ame étant également ravie par la musique et par la beauté du ciel.

FIN DU TOME TROISIÈME

TOME QUATRIÈME

CHAPITRE DEUXIEME

Intérieur de mes parens. — Mon ami Pierret. — Départ pour l'Espagne. — Les poupées. — Les Asturies. — Les liserons et les ours. — La tache de sang. — Les pigeons. — La pie parlante. — La reine d'Etrurie. — Madrid. — Le palais de Godoy. — Le lapin blanc. — Les jouets des infans. — Le prince Fanfarinet. — Je passe aide-de-camp de Murat. — Sa maladie. — Le faon de biche. — Weber. — Première solitude. — Les mamelucks. —Les Orblutes.— L'écho. — Naissance de mon frère. — On s'aperçoit qu'il est aveugle. — Nous quittons Madrid.

Tous mes souvenirs d'enfance sont bien puérils, comme l'on voit; mais si chacun de mes lecteurs fait un retour sur lui-même en me lisant, s'il se retrace avec plaisir les premières émotions de sa vie, s'il se sent redevenir enfant pendant une heure, ni lui ni moi n'aurons perdu notre temps, car l'enfance est bonne, candide, et les meilleurs êtres sont ceux qui gardent le plus, qui perdent le moins de cette candeur et de cette sensibilité primitives.

J'ai très peu de souvenir de mon père avant la campagne d'Espagne. — Il était si souvent absent, que je dus le perdre de vue pendant de longs intervalles. Il a pourtant passé auprès de nous l'hiver de 1807 à 1808, car je me rappelle vaguement de tranquilles dîners à la lumière, et un plat de friandises à coup sûr fort modeste, car il consistait en vermicelle cuit dans du lait, et sucré, que mon père faisait semblant de vouloir manger tout entier pour s'amuser de ma gourmandise désappointée. Je me rappelle aussi qu'il faisait avec sa serviette nouée et roulée de diverses manières, des figures de moine, de lapin et de pantin, qui me faisaient beaucoup rire. Je crois qu'il m'eût horriblement gâtée, car ma mère était forcée de s'interposer entre nous pour qu'il n'encourageât pas tous mes caprices au lieu de les réprimer. On m'a dit que pendant le peu de temps qu'il pouvait passer dans sa famille, il s'y trouvait si heureux, qu'il ne voulait pas perdre sa femme et ses enfans de vue; qu'il jouait avec moi des jours entiers, et qu'en grand uniforme il n'avait nullement honte de me porter dans ses bras au milieu de la rue et sur les boulevards.

A coup sûr, j'étais très heureuse, car j'étais très aimée; nous étions pauvres, et je ne m'en apercevais nullement. Mon père touchait pourtant alors des appointemens qui eussent pu nous procurer de l'aisance, si les dépenses qu'entraînaient ses fonctions d'aide-de-camp de Murat n'eussent dépassé ses recettes. Ma grand'mère se privait elle-même pour le mettre sur le pied de luxe insensé qu'on exigeait de lui, et encore laissa-t-il des dettes de chevaux, d'habits et d'équipemens. Ma mère fut souvent accusée d'avoir ajouté par son désordre à ces embarras de famille. J'ai le souvenir si net de notre intérieur à cette époque, que je puis affirmer qu'elle ne méritait en rien ces reproches. Elle faisait elle-même son lit, balayait l'appartement, raccommodait ses nippes et faisait la cuisine. C'était une femme d'une activité et d'un courage extraordinaires. Toute sa vie elle s'est levée avec le jour et couchée à une heure du matin, et je ne me rappelle pas l'avoir vue oisive un seul instant. Nous ne recevions personne en dehors de notre famille et de l'excellent ami Pierret, qui avait la tendresse d'un père et les soins d'une mère.

C'est le moment de faire l'histoire et le portrait de cet homme inappréciable que je regretterai toute ma vie.

Pierret était fils d'un petit propriétaire champenois, et dès l'âge de dix-huit ans il était employé au Trésor, où il a toujours occupé un emploi modeste. C'était le plus laid des hommes; mais cette laideur était si bonne qu'elle appelait la confiance et l'amitié. Il avait un gros nez épaté, une bouche épaisse et de très petits yeux; ses cheveux blonds frisaient obstinément, et sa peau était si ridiculement blanche et rose, qu'il parut toujours jeune. A quarante ans, il se mit fort en colère parce qu'un commis de la mairie, où il servait de témoin au mariage de ma sœur, lui demanda de très bonne foi s'il avait atteint l'âge de majorité. Il était pourtant assez grand et assez gros, et sa figure était toute ridée, à cause d'un tic nerveux qui lui faisait faire perpétuellement des grimaces effroyables. C'était peut-être ce tic même qui empêchait qu'on pût se faire une idée juste de l'espèce de visage qu'il pouvait avoir. Mais je crois que c'était surtout l'expression candide et naïve de cette physionomie, dans ses rares instans de repos, qui prêtait à l'illusion. Il n'avait pas la moindre parcelle de ce qu'on appelle de l'esprit; mais comme il jugeait tout avec son cœur et sa conscience, on pouvait bien lui demander conseil sur les affaires les plus délicates de la vie. Je ne crois pas qu'il ait jamais existé un homme plus pur, plus loyal, plus dévoué, plus généreux et plus juste. Et son âme était d'autant plus belle, qu'il n'en connaissait pas la beauté et la rareté. Croyant à la bonté des autres, il ne s'est jamais douté qu'il fût une exception.

Il avait des goûts fort prosaïques. Il aimait le vin, la bière, la pipe, le billard et le domino. Tout le temps qu'il ne passait pas avec nous, il le passait dans un estaminet de la rue du Faubourg-Poissonnière, à l'enseigne du Cheval-Blanc. Il y était comme dans sa famille, car il le fréquenta pendant trente ans, et il y porta, jusqu'à son dernier jour, son inépuisable enjoûment et son incomparable bonté. Sa vie s'est écoulée dans un cercle bien obscur et fort peu varié. Il s'y est trouvé heureux. Et comment ne l'eût-il pas été? Quiconque l'a connu l'a aimé, et jamais l'idée du mal n'a effleuré son âme honnête et simple.

Il était pourtant fort nerveux, et par conséquent colère et susceptible. Mais il fallait que sa bonté fût bien irrésistible, car il n'a jamais réussi à blesser personne. On n'a pas idée des brusqueries et des algarades que j'ai eues à essuyer de lui. Il frappait du pied, roulait ses petits yeux, devenait rouge et se livrait aux plus fantastiques grimaces tout en vous adressant dans un langage fort peu parlementaire les plus véhémens reproches. Ma mère avait coutume de n'y pas faire la moindre attention. Elle se contentait de dire: «Ah! voilà Pierret en colère, nous allons voir de belles grimaces!» et aussitôt Pierret, oubliant le ton tragique, se mettait à rire. Elle le taquinait beaucoup, et il n'est pas étonnant qu'il perdît souvent patience. Dans leurs dernières années, il était devenu plus irascible encore, et il ne se passait guère de jour qu'il ne prît son chapeau et ne sortît de chez elle en lui déclarant qu'il n'y remettrait jamais les pieds; mais il revenait le soir sans se rappeler la solennité de ses adieux du matin.

Quant à moi, il s'arrogeait un droit de paternité qui eût été jusqu'à la tyrannie s'il lui eût été possible de réaliser ses menaces. Il m'avait vue naître et il m'avait sevrée. Cela est assez remarquable pour donner une idée de son caractère. Ma mère, étant épuisée de fatigue, mais ne pouvant se résoudre à braver mes cris et mes plaintes, et craignant aussi que je fusse mal soignée, la nuit, par une bonne, était arrivée à ne plus dormir, dans un moment où elle en avait grand besoin. Voyant cela, un soir, et de sa propre autorité, Pierret vint me prendre dans mon berceau, et m'emporta chez lui où il me garda quinze ou vingt nuits, dormant à peine, tant il craignait pour moi, et me faisant boire du lait et de l'eau sucrée avec autant de sollicitude, de soin et de propreté qu'une berceuse eût pu le faire. Il me rapportait chaque matin à ma mère pour aller à son bureau, puis au Cheval Blanc; et chaque soir il venait me reprendre, me portant ainsi à pied devant tout le quartier, lui grand garçon de vingt-deux ou vingt-trois ans, et ne se souciant guère d'être remarqué. Quand ma mère faisait mine de résister et de s'inquiéter, il se fâchait tout rouge, lui reprochait son imbécile faiblesse, car il ne choisissait pas ses épithètes, il le disait lui-même avec grand contentement de sa manière d'agir; et quand il me rapportait, ma mère était forcée d'admirer combien j'étais proprette, fraîche et de bonne humeur.

Il est si peu dans les goûts et dans les facultés d'un homme, et surtout d'un homme d'estaminet, comme Pierret, de soigner un enfant de dix mois, que c'est merveille, non qu'il l'ait fait, mais que l'idée lui en soit venue. Enfin, je fus sevrée par lui, et il en vint à bout à son honneur, ainsi qu'il l'avait annoncé.

On pense bien qu'il me regarda toujours comme un petit enfant, et j'avais environ quarante ans, qu'il me parlait toujours comme à un marmot. Il était très exigeant sur le chapitre, non de la reconnaissance, il n'avait jamais songé à se faire valoir en quoi que ce soit, mais sur celui de l'amitié. Et quand on l'éprouvait en lui demandant pourquoi il voulait être tant aimé, il ne savait répondre que ceci: C'est que je vous aime. Et il disait cette douce parole d'un ton de fureur et avec une contraction nerveuse qui lui faisait grincer les dents. Si, en écrivant trois mots à ma mère, j'oubliais une seule fois d'adresser quelque amitié à Pierret, et que je vinsse à le rencontrer sur ces entrefaites, il me tournait le dos et refusait de me dire bonjour. Les explications et les excuses ne servaient de rien. Il me traitait de mauvais cœur, de mauvais enfant, et il me jurait une rancune et une haine éternelles. Il disait cela d'une manière si comique qu'on eût cru qu'il jouait une sorte de parade, si on n'eût vu de grosses larmes rouler dans ses yeux. Ma mère, qui connaissait cet état nerveux, lui disait: Taisez-vous donc, Pierret; vous êtes fou; et même elle le pinçait fortement pour que ce fût plus vite fini. Alors il revenait à lui-même et daignait écouter ma justification. Il ne fallait qu'un mot du cœur et une caresse pour l'apaiser et le rendre heureux, aussitôt qu'on avait réussi à la lui faire entendre.

Il avait fait connaissance avec mes parens dès les premiers jours de mon existence, et d'une manière qui les avait liés tout d'un coup. Une parente à lui demeurait rue Meslay, sur le même carré que ma mère. Cette femme avait un enfant de mon âge qu'elle négligeait, et qui, privé de son lait, criait tout le jour. Ma mère entra pendant une des nombreuses absences dont il pâtissait cruellement, et, voyant que le petit malheureux mourait de besoin, le fit téter et continua à le secourir ainsi sans rien dire. Mais Pierret, en venant voir sa parente, surprit ma mère dans cette occupation, en fut attendri, et se dévoua à elle et aux siens pour toujours.

 

A peine eût-il vu mon père, qu'il se prit également pour lui d'une affection sérieuse. Il se chargea de toutes ses affaires, y mit de l'ordre, le débarrassa des créanciers de mauvaise foi, l'aida par sa prévoyance à satisfaire peu à peu les autres; enfin il le délivra de tous les soins matériels qu'il était peu capable de débrouiller sans le secours d'un esprit rompu aux affaires de détail et toujours occupé du bien-être d'autrui. C'est lui qui lui choisissait ses domestiques, qui réglait ses mémoires, qui touchait ses recettes et lui faisait parvenir de l'argent à coup sûr, en quelque lieu que l'imprévu de la guerre l'eût porté.

Mon père ne partait jamais pour une campagne sans lui dire. «Pierret, je te recommande ma femme et mes enfans, et si je ne reviens pas, songe que c'est pour toute ta vie.» Pierret prit cette recommandation au sérieux, car toute sa vie nous fut consacrée après la mort de mon père.

On voulut bien incriminer ces relations domestiques, car qu'y a-t-il de sacré en ce monde, et quelle âme peut être jugée pure par celles qui ne le sont pas? Mais, à quiconque a été digne de comprendre Pierret, une semblable supposition paraîtra toujours un outrage à sa mémoire. Il n'était pas assez séduisant pour rendre ma mère infidèle, même par la pensée. Il était trop consciencieux et trop probe pour ne pas s'éloigner d'elle, s'il eût senti en lui-même le danger de trahir, même mentalement, la confiance dont il était si fier et si jaloux.

Par la suite, il épousa la fille d'un général sans fortune, et ils firent très bon ménage ensemble, cette personne étant estimable et bonne, à ce que j'ai toujours entendu dire à ma mère, que j'ai vue en relations affectueuses avec elle.

Quand notre voyage en Espagne fut résolu, ce fut Pierret qui fit tous nos préparatifs. Ce n'était pas une entreprise fort prudente de la part de ma mère, car elle était grosse de sept à huit mois. Elle voulait m'emmener, et j'étais encore un personnage assez incommode. Mais mon père annonçait un séjour de quelque temps à Madrid, et ma mère avait, je crois, quelque soupçon jaloux. Quel que fût le motif, elle s'obstina à l'aller rejoindre et se laissa séduire, je crois, par l'occasion. La femme d'un fournisseur de l'armée, qu'elle connaissait, partait en poste et lui offrait une place dans sa calèche pour la conduire jusqu'à Madrid.

Cette dame avait pour tout protecteur, dans cette occurrence, un petit jockey de douze ans. Nous voici donc en route ensemble, deux femmes dont une enceinte, et deux enfans dont je n'étais pas le plus déraisonnable et le plus insoumis.

Je ne crois pas avoir eu de chagrin en me séparant de ma sœur, qui restait en pension, et de ma cousine Clotilde. Comme je ne les voyais pas tous les jours, je ne me faisais pas l'idée de la durée plus ou moins longue d'une séparation que je voyais recommencer toutes les semaines. Je ne regrettais pas non plus l'appartement, quoique ce fût à peu près mon univers et que je n'eusse encore guère existé ailleurs par la pensée. Ce qui me serra véritablement le cœur pendant les premiers momens du voyage, ce fut la nécessité de laisser ma poupée dans cet appartement désert où elle devait s'ennuyer si fort.

Le sentiment que les petites filles éprouvent pour leur poupée est véritablement assez bizarre, et je l'ai ressenti si longtemps et si vivement, que, sans l'expliquer, je puis aisément le définir. Il n'est aucun moment de leur enfance où elles se trompent entièrement sur le genre d'existence de cet être inerte qu'on leur met entre les mains et qui doit développer en elles le sentiment de la maternité, pour ainsi dire avec la vie. Du moins, quant à moi, je ne me souviens pas d'avoir jamais cru que ma poupée fût un être animé: pourtant j'ai ressenti pour certaines de celles que j'ai possédées une véritable affection maternelle. Ce n'était pas précisément de l'idolâtrie, quoique l'usage de faire aimer ces sortes de fétiches aux enfans soit un peu sauvage. Je ne me rendais pas bien compte de ce que c'était que cette affection, et je crois que si j'eusse pu l'analyser, j'y aurais trouvé quelque chose d'analogue, relativement, à ce que les catholiques fervens éprouvent en face de certaines images de dévotion. Ils savent que l'image n'est pas l'objet même de leur adoration, et pourtant ils se prosternent devant l'image, ils la parent, ils l'encensent, ils lui font des offrandes; les anciens n'étaient pas plus idolâtres que nous, quoi qu'on en ait dit. En aucun temps, les hommes éclairés n'ont adoré ni la statue de Jupiter, ni l'idole de Mammon: c'est Jupiter et Mammon qu'ils révéraient sous les symboles extérieurs. Mais en tout temps, aujourd'hui comme jadis, les esprits incultes ont été assez empêchés de faire une distinction bien nette entre le Dieu et l'image.

Il en est ainsi des enfans en général. Ils sont entre le réel et l'impossible. Ils ont besoin de soigner ou de gronder, de caresser ou de briser ce fétiche d'enfant ou d'animal qu'on leur donne pour jouet, et dont on les accuse à tort de se dégoûter trop vite. Il est tout simple, au contraire, qu'ils s'en dégoûtent. En les brisant ils protestent contre le mensonge. Un instant, ils ont cru trouver la vie dans cet être muet qui bientôt leur montre ses muscles de fil de laiton, ses membres difformes, son cerveau vide, ses entrailles de son ou de filasse. Et le voilà qui souffre l'examen, qui se soumet à l'autopsie, qui tombe lourdement au moindre choc et se brise d'une façon ridicule. Comment l'enfant aurait-il pitié de cet être qui n'excite que son mépris? Plus il l'a admiré dans sa fraîcheur et dans sa nouveauté, plus il le dédaigne quand il a surpris le secret de son inertie et de sa fragilité. J'ai aimé à casser les poupées et les faux chats, et les faux chiens, et les faux petits hommes, tout comme les autres enfans. Mais il y a eu, par exceptions, certaines poupées que j'ai soignées comme de vrais enfans. Quand j'avais déshabillé la petite personne, si je voyais ses bras vaciller sous les épingles qui les retenaient aux épaules, et ses mains de bois se détacher de ses bras, je ne pouvais me faire aucune illusion sur son compte, et je la sacrifiais vite aux jeux impétueux et belliqueux; mais si elle était solide et bien faite, si elle résistait aux premières épreuves, si elle ne se cassait pas le nez à la première chute, si ses yeux d'émail avaient une espèce de regard dans mon imagination, elle devenait ma fille, je lui rendais des soins infinis, et je la faisais respecter des autres enfans avec une jalousie incroyable.

J'avais aussi des jouets de prédilection, un entre autres que je n'ai jamais oublié et qui s'est perdu à mon grand regret, car je ne l'ai point brisé, et il se peut qu'il fût effectivement aussi joli qu'il me le paraît dans mes souvenirs.

C'était une pièce de surtout de table assez ancienne, car elle avait servi de jouet à mon père dans son enfance, le surtout entier n'existant plus apparemment à cette époque. Il l'avait retrouvée chez ma grand'mère en fouillant dans une armoire, et, se rappelant combien ce jouet lui avait plu, il me l'avait apporté. C'était une petite Vénus en biscuit de Sèvres, portant deux colombes dans ses mains. Elle était montée sur un piédestal, lequel tenait à un petit plateau ovale doublé d'une glace et entouré de découpures de cuivre doré. Dans cette garniture se trouvaient des tulipes qui servaient de chandeliers, et quand on y allumait de petites bougies, la glace, qui figurait un bassin d'eau vive, reflétait les lumières et la statue, et les jolis ornemens dorés de la garniture.