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Histoire de ma Vie, Livre 1 (Vol. 1 – 4)

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CHAPITRE DIX-NEUVIEME

Séjour à Nohant, retour à Paris et départ pour Charleville. — Bonaparte à Sedan. — Le camp de Boulogne. — Canonnade avec les Anglais; le général Bertrand. — Adresse de l'armée à Bonaparte, pour le prier d'accepter la couronne impériale. — Ma mère au camp de Montreuil; retour à Paris. — Mariage de mon père. Ma naissance.

Après avoir passé trois mois auprès de sa mère, qu'il accompagna aux eaux de Vichy, mon père, rappelé par un arrêté des consuls qui prescrivait à tous les généraux de réunir leurs subordonnés autour d'eux, revint à Paris, où l'on commençait à parler de l'expédition d'Angleterre.

«Quant à mes affaires d'argent, je ne veux pas que tu m'en parles, ni que tu me consultes sur quoi que ce soit. Je regarde l'argent comme un moyen, jamais comme un but. Tout ce que tu feras sera toujours sage, juste, excellent à mes yeux. Je sais bien que plus tu auras, plus tu me donneras. C'est une vérité que tu me démontres tous les jours. Mais je ne veux pas que, pour quelques arpens de terre de plus ou de moins, tu te prives de la moindre chose. L'idée d'hériter de toi me donne le frisson, et je ne peux pas me soucier de ce qui sera après toi, car, après toi, il n'y aura plus pour moi que douleur et solitude. Le ciel me préserve de faire des projets pour un temps que je ne veux pas prévoir, et dont je ne peux pas seulement accepter la pensée.»

«Du 10 thermidor.

......... «Je pars pour Sedan, où Bonaparte va passer et où nous devons aller à sa rencontre le 18 ou le 20.».........

«Du 15 thermidor, à Charleville (août 1803).

«Je suis arrivé hier, j'ai trouvé Dupont très goguenard et fort peu touché de ma fièvre. Nous attendons Bonaparte d'un moment à l'autre. Il n'y a rien de plaisant comme la rumeur qui règne ici. Les militaires se préparent à la grande revue. Les administrateurs civils composent des harangues. Les jeunes bourgeois s'équipent et se forment en garde d'honneur. Les ouvriers décorent partout, et le peuple bâille aux mouches. Nous avons réuni à Sedan trois régimens de cavalerie et quatre demi-brigades. Nous faisons l'exercice à feu, et nous manœuvrons dans la plaine. C'est tout ce qu'il y aura de beau, car le reste est fort mesquin et arrangé sans goût. L'illumination du premier jour absorbera toutes les graisses et chandelles de la ville; heureusement pour le lendemain qu'il fait clair de lune.

«Je profiterai de l'occasion pour faire demander par Dupont au premier consul une lieutenance dans sa garde, et comme il n'a encore jamais rien demandé pour moi, peut-être voudra-t-il bien s'en charger. Mais je ne me flatte pas. Le bonheur de vivre à Paris et de t'y amener est un trop beau rêve. Je ne suis pas homme à réussir en temps de paix. Je ne suis bon qu'à donner des coups et à en recevoir: présenter des placets et obtenir des grâces n'est pas mon fait. Dupont n'est pas du tout enthousiasmé de l'idée d'une descente en Angleterre. Soit humeur, soit défiance, il n'a pas le désir de s'en mêler. J'ai vu Masséna à Ruel le lendemain de mon départ pour Sedan, et il m'a presque promis, en cas de descente, que nous voguerions de compagnie. Voilà mon plan, faire la guerre ou rester à Paris, car la vie de garnison m'est odieuse.

«Je crains, ma bonne mère, que cette sécheresse excessive ne te fasse souffrir. Tu es si bonne que tu ne me parles que de moi dans tes lettres, et je ne sais pas comment tu te portes.»........

«De Paris, le 8 fructidor an XI.

.........«Dupont m'avait fait les plus belles promesses: il ne les a pas tenues. Pendant huit jours qu'il a passés avec le premier consul, il n'a pas trouvé une minute pour lui parler de moi. Caulaincourt, qui accompagnait Bonaparte à Sedan et qui m'a témoigné beaucoup d'amitié, m'avait dit, en y arrivant: «Eh bien! voilà une belle occasion pour vous faire proposer par votre général!» En partant, il a été stupéfait de l'indifférence de Dupont pour nous tous. Alors il s'est ouvert à moi sur les fluctuations d'idées du premier consul. Ainsi, quand cet hiver il lui a demandé pour moi une lieutenance dans sa garde, et qu'il m'a proposé comme petit-fils du maréchal de Saxe, Bonaparte lui a répondu: «Point, point: il ne me faut pas de ces gens-là!» A présent, il paraît que ce titre me servirait au lieu de me nuire, parce que le premier consul a déjà changé de manière de voir.»

* * *

Dégoûté, comme on vient de le voir, d'être attaché à l'état-major, Maurice fait, dès les premiers jours de l'an XII, des tentatives sérieuses pour rentrer dans la ligne. Dupont se repent de l'avoir blessé et présente une demande pour lui obtenir le grade de capitaine. Lacuée apostille sa demande. Caulaincourt, le général Berthier, M. de Ségur, beau-père d'Auguste de Villeneuve, font des démarches pour le succès de cette nouvelle entreprise, et, cette fois, c'est un motif sérieux pour que Maurice reste à Paris. Il écrit toujours assidûment à sa mère: mais il y a, dans ses lettres, tant de raillerie contre certaines personnes qui font le métier de courtisan avec une rare capacité, que je ne puis les transcrire sans blesser beaucoup d'individualités, et ce n'est pas mon but.

Mon père n'obtint rien et sa mère eût désiré en ce moment qu'il renonçât au service. Mais la voix de l'impitoyable honneur lui défendait de se retirer quand la guerre était sinon imminente, du moins probable. Il passa auprès d'elle les premiers mois de l'an XII (les derniers de 1803), et le projet de descente en Angleterre devenant de jour en jour plus sérieux, comme on croit facilement à ce qu'on désire, Maurice espéra conquérir l'Angleterre et entrer à Londres comme il était entré à Florence.

Il alla donc rejoindre Dupont aux premiers jours de frimaire, et quitta Paris en écrivant à sa mère, comme de coutume, qu'il n'y avait pas de danger, et que la guerre ne se ferait pas. «Je te prie de ne pas t'inquiéter de mon voyage sur les côtes, je n'y emploierai probablement pas d'autre arme que la lunette.» Il en fut ainsi, en effet, mais on sait comment Napoléon dut renoncer à un projet qui avait coûté tant d'argent, tant de science et de temps.

LETTRE I

«Du camp d'Ostrohow, 30 frimaire an XII (octobre 1803).

«Me voilà encore une fois t'écrivant dans une ferme ou espèce de fief que j'ai érigé en quartier-général, en y attendant le général Dupont. Ostrohow est un village charmant situé sur une hauteur qui domine Boulogne et la mer. Notre camp est disposé à la romaine. C'est un carré parfait. J'en ai fait le croquis ce matin, ainsi que celui de la position des autres divisions qui bordent la mer, et j'ai envoyé le tout dans une lettre au seigneur Dupont. Nous sommes dans la boue jusqu'aux oreilles. Il n'y a ici ni bons lits pour se reposer, ni bons feux pour se sécher, ni grands fauteuils pour s'étaler, ni bonne mère aux soins excessifs, ni chère délicate. Courir toute la journée pour placer les troupes qui arrivent, et dont les baraques ne sont pas encore faites, se crotter, se mouiller, descendre et remonter la côte cent fois par jour, voilà le métier que nous faisons. C'est la fatalité de la guerre, mais la guerre dépouillée de tous ses charmes, puisqu'il n'y a pas à changer de place et pas le moindre coup de fusil pour passer le temps, en attendant la grande expédition dont on ne parle pas plus ici que si elle ne devait jamais avoir lieu. Ne t'inquiète donc pas, ma bonne mère, rien n'est prêt, et ce ne sera peut-être pas d'un an que nous irons prendre des chevaux anglais.»

LETTRE III

«Du 7 pluviose an XII (Janvier 1804).
«Au camp d'Ostrohow.

«Il y a des momens de bonheur qui effacent toutes les peines! Je viens de recevoir ta lettre du 26. Ah! ma bonne mère, mon cœur ne peut suffire à tous les sentimens qui le pénètrent. Mes yeux se remplissent de larmes. Elles me suffoquent. Je ne sais si c'est de joie ou de douleur, mais à chaque expression de ton amour ou de ta bonté, je pleure comme si j'avais dix ans. O! ma bonne mère, mon excellente mère, comment te dire la douleur que m'ont causée ton chagrin et ton mécontentement! Ah! tu sais bien que l'intention de t'affliger ne peut jamais entrer dans mon ame, et que, de toutes les peines que je puisse éprouver la plus amère est celle de faire couler tes larmes. Ta dernière lettre m'avait navré. Celle d'aujourd'hui me rend la paix et le bonheur. J'y retrouve le langage, le cœur de ma bonne mère. Elle-même reconnaît que je ne suis pas un mauvais fils, et que je ne méritais pas de tant souffrir. Je me réconcilie avec moi-même: car, quand tu me dis que je suis coupable, bien que ma conscience ne me reproche rien, je me persuade que tu ne peux pas te tromper, et je suis prêt à m'accuser de tous les crimes plutôt que de te contredire.

«Je ne sais qui a pu te dire que je voulais me jeter à la mer: je n'ai pas eu cette pensée. C'est pour le coup que j'aurais cru être criminel envers toi, qui m'aimes tant. Si je me suis exposé plus d'une fois à périr dans les flots, c'est sans songer à ce que je faisais. Véritablement, je me déplaisais tant sur la terre, que je me sentais plus à l'aise sur les vagues. Le bruit de vent, les secousses violentes de la barque s'accordaient mieux que tout avec ce qui se passait au dedans de moi, et, au milieu de cette agitation, je me trouvais comme dans mon élément.

 

«Adieu, ma mère chérie, garde la plume avec laquelle tu m'as écrit ta dernière lettre, et n'en prends jamais d'autre pour écrire à ton fils, qui t'aime autant que tu es bonne, et qui t'embrasse aussi tendrement qu'il t'aime.

«Je voudrais bien tenir ici Caton-Deschartres pour voir la jolie grimace qu'il ferait avec le tangage et le roulis de grosse mer.»

LETTRE IV

«Quartier général à Ostrohow, 30 pluviose an XII.

«Le général de division Dupont, commandant la 1re division du camp de Montreuil41... m'a tellement fait courir avec lui tous ces jours-ci, soit sur la côte, soit sur la mer, que je n'ai pu trouver un moment pour t'écrire. Avant-hier, au moment où je commençais une lettre pour toi, une douzaine de coups de canon est venue me déranger. C'était le prélude d'une canonnade qui a duré toute la journée entre nos batteries et la flotte anglaise. Nous y avons couru comme de raison, et nous avons joui pendant sept heures d'un coup-d'œil aussi piquant qu'agréable, car toute la côte était en feu, toute la rade couverte de bâtimens, et, sur deux mille coups de canon tirés de part et d'autre, nous n'avons pas perdu un seul homme. Les boulets ennemis passaient par dessus nos têtes, et allaient, sans faire de mal à personne, se perdre dans la campagne.

«...J'ai vu ici le général Bertrand, après avoir été six fois inutilement chez lui. Il est venu dîner enfin chez Dupont, et j'ai été enchanté de lui. Il a des manières franches, aimables, amicales, sans ton, sans prétentions. Nous avons parlé du Berry avec le plaisir de deux compatriotes qui se rencontrent loin de leur pays, et qui s'entretiennent de tout ce qu'ils y ont laissé d'intéressant et d'attachant: de leurs mères surtout.»

LETTRE VI

«Au Fayel, 12 prairial.

«Nous sommes bien affairés ici. Nous avons fait durant quatre jours des courses énormes à l'effet de nous entendre sur la rédaction de l'adresse que nous sommes forcés de présenter au premier consul, à l'effet de le supplier d'accepter la couronne impériale et le trône des Césars.»

* * *

Pendant que Maurice écrivait ainsi à sa mère, Victoire, désormais Sophie (l'habitude lui était venue de l'appeler ainsi), était venue le rejoindre au Fayel. Elle était sur le point d'accoucher. J'étais donc déjà au camp de Boulogne, mais sans y songer à rien, comme on peut croire, car, peu de jours après, j'allais voir la lumière sans en penser davantage. Cet accident de quitter le sein de ma mère m'arriva à Paris, le 16 messidor an XII, un mois juste après le jour où mes parens s'engagèrent irrévocablement l'un à l'autre. Ma mère, se voyant près de son terme, voulut revenir à Paris, et mon père l'y suivit le 12 prairial. Le 16, ils se rendirent en secret à la municipalité du deuxième arrondissement. Le même jour, mon père écrivait à ma grand'mère:

«Paris, 16 prairial an XII.

«J'ai saisi l'occasion de venir à Paris, et j'y suis. Dupont y a consenti parce que, mes quatre ans de lieutenance expirés, j'ai droit au grade de capitaine, et je viens le réclamer. Je voulais aller et surprendre à Nohant, mais une lettre de Dupont, que j'ai reçue ce matin, où il m'envoie une demande de sa main au ministre, pour le premier emploi vacant, me retient encore ici quelques jours. Si je ne réussis pas cette fois, je me fais moine. Vitrolles, qui veut acheter la terre de Ville-Dieu, partira avec moi pour le Berry. M. de Ségur appuie la demande de Dupont. Enfin, je te verrai bientôt, j'espère. J'ai reçu ta dernière lettre qu'on m'a renvoyée de Boulogne. Qu'elle est bonne!.. Allons, mercredi, s'il est possible, je t'embrasserai, ce sera un heureux jour pour moi: il y en a comme cela dans la vie qui consolent de tous les autres. Ma mère chérie, je t'embrasse!»

* * *

Mon père avait à la fois la vie et la mort dans l'ame ce jour-là. Il venait de remplir son devoir envers une femme qui l'avait sincèrement aimé et qui allait le rendre père. Il avait voulu sanctifier son amour par un engagement indissoluble. Mais s'il était heureux et fier d'avoir obéi à cet amour qui était devenu sa conscience même, il avait la douleur de tromper sa mère et de lui désobéir en secret, comme font les enfans qu'on opprime et maltraite. Là fut toute sa faute, car loin d'être opprimé et maltraité, il eût pu tout obtenir de la tendresse inépuisable de cette bonne mère en frappant un grand coup et en lui disant la vérité.

Il n'eut pas ce courage, et ce ne fut pas, certes par manque de franchise: mais il fallait soutenir une de ces luttes où il savait qu'il serait vaincu. Il fallait entendre des plaintes déchirantes et voir couler des larmes dont la seule pensée troublait son repos. Il se sentait faible à cet endroit-là, et qui oserait l'en blâmer sévèrement? Il y avait déja deux ans qu'il était décidé à épouser ma mère, et qu'il lui faisait jurer chaque jour qu'elle y consentirait de son côté. Il y avait deux ans qu'au moment de tenir à Dieu la promesse qu'il avait faite, il avait reculé épouvanté par l'ardente affection et le désespoir un peu jaloux qu'il avait rencontrés dans le cœur maternel. Il n'avait pu la calmer, durant ces deux ans, où de continuelles absences amenaient pour elle de continuels déchiremens, qu'en lui cachant la force de son amour et l'avenir de fidélité qu'il s'était créé. Combien il dût souffrir le jour où, sans rien avouer à ses parens, à ses meilleurs amis, il conféra le nom de sa mère à une femme digne par son amour de le porter, mais que sa mère devait si difficilement s'habituer à lui voir partager! Il le fit pourtant: il fut triste, il fut épouvanté, et il n'hésita pas. Au dernier moment, Sophie Delaborde, vêtue d'une petite robe de basin, et n'ayant au doigt qu'un mince filet d'or, car leurs finances ne leur permirent d'acheter un véritable anneau de six francs qu'au bout de quelques jours; Sophie, heureuse et tremblante, intéressante dans sa grossesse, et insouciante de son propre avenir, lui offrit de renoncer à cette consécration du mariage qui ne devait rien ajouter, rien changer, disait-elle, à leurs amours. Il insista avec force, et quand il fut revenu avec elle de la mairie, il mit sa tête dans ses mains et donna une heure à la douleur d'avoir désobéi à la meilleure des mères. Il essaya de lui écrire, il ne put que lui envoyer les quelques lignes qui précèdent et qui, malgré ses efforts, trahissent son effroi et ses remords. Puis, il envoya sa lettre, demanda pardon à sa femme de ce moment donné à la nature, prit dans ses bras ma sœur Caroline, l'enfant d'une autre union, jura de l'aimer autant que celui qui allait naître, et prépara son départ pour Nohant, où il voulait aller passer huit jours, avec l'espérance de pouvoir tout avouer et tout faire accepter.

Mais ce fut une vaine espérance. Il parla d'abord de la grossesse de Sophie, et, tout en caressant mon frère Hippolyte, l'enfant de la petite maison, il fit allusion à la douleur qu'il avait éprouvée en apprenant la naissance de cet enfant, dont la mère lui était devenue forcément étrangère. Il parla du devoir que l'amour exclusif d'une femme impose après des preuves d'un immense dévoûment de sa part. Dès les premiers mots, ma grand'mère fondit en larmes, et, sans rien écouter, sans rien discuter, elle se servit de son argument accoutumé, argument d'une tendre perfidie et d'une touchante personnalité. «Tu aimes une femme plus que moi, lui dit-elle, donc tu ne m'aimes plus! Où sont les jours de Passy, où sont tes sentimens exclusifs pour ta mère? Que je regrette ce temps où tu m'écrivais: Quand tu me seras rendue, je ne te quitterai plus d'un jour, plus d'une heure! Que ne suis-je morte, comme tant d'autres, en 93! tu m'aurais conservée dans ton cœur telle que j'y étais alors, je n'y aurais jamais eu de rivale!»

Que répondre à un amour si passionné? Maurice pleura, ne répondit rien et renferma son secret.

Il revint à Paris sans l'avoir trahi et vécut calme et retiré dans son modeste intérieur. Ma bonne tante Lucie était à la veille de se marier avec un officier, ami de mon père, et ils se réunissaient avec quelques amis pour de petites fêtes de famille. Un jour qu'ils avaient formé quelques quadrilles, ma mère avait ce jour-là une jolie robe couleur de rose, et mon père jouait sur son fidèle violon de Crémone (je l'ai encore, ce vieux instrument au son duquel j'ai vu le jour), une contredanse de sa façon. Ma mère, un peu souffrante, quitta la danse et passa dans sa chambre. Comme sa figure n'était point altérée et qu'elle était sortie fort tranquillement, la contredanse continua. Au dernier chassez-huit, ma tante Lucie entra dans la chambre de ma mère, et tout aussitôt s'écria: Venez, venez, Maurice, vous avez une fille.

— Elle s'appellera Aurore, comme ma pauvre mère qui n'est pas là pour la bénir, mais qui la bénira un jour, dit mon père en me recevant dans ses bras.

C'était le 5 juillet 1804, l'an dernier de la république, le 1er de l'empire.

— Elle est née en musique et dans le rose; elle aura du bonheur, dit ma tante.

CHAPITRE VINGTIEME

Date de ce travail. — Mon signalement. — Opinion naïve de ma mère sur le mariage civil et le mariage religieux. — Le corset de Mme Murat. — Disgrace absolue des états-majors. — Déchiremens de cœur. — Diplomatie maternelle.

Tout ce qui précède a été écrit sous la monarchie de Louis-Philippe. Je reprends ce travail le 1er juin 1848, réservant pour une autre phase de mon récit, ce que j'ai vu et ressenti durant cette lacune.

J'ai beaucoup appris, beaucoup vécu, beaucoup vieilli durant ce court intervalle, et mon appréciation actuelle de toutes les idées qui ont rempli le cours de ma vie se ressentira peut-être de cette tardive et rapide expérience de la vie générale. Je n'en serai pas moins sincère envers moi-même. Mais Dieu sait si j'aurai la même foi naïve, la même ardeur confiante qui me soutenaient intérieurement! Si j'eusse fini mon livre avant cette révolution, c'eût été un autre livre, celui d'un solitaire, d'un enfant généreux, j'ose le dire, car je n'avais étudié l'humanité que sur des individus, souvent exceptionnels et toujours examinés par moi à loisir. Depuis, j'ai fait, de l'œil, une campagne dans le monde des faits, et je n'en suis point revenue telle que j'y étais entrée. J'y ai perdu les illusions de la jeunesse, que, par un privilége dû à ma vie de retraite et de contemplation, j'avais conservées plus tard que de raison.

Mon livre sera donc triste, si je reste sous l'impression que j'ai reçue dans ces derniers temps. Mais qui sait? Le temps marche vite, et, après tout, l'humanité n'est pas différente de moi: c'est-à-dire qu'elle se décourage et se ranime avec une grande facilité. Dieu me préserve de croire, comme J. — J. Rousseau, que je vaux mieux que mes contemporains et que j'ai acquis le droit de les maudire. Jean-Jacques était malade quand il voulait séparer sa cause de celle de l'humanité.

Nous avons tous souffert plus ou moins, en ce siècle de la maladie de Rousseau. Tâchons d'en guérir, avec l'aide de Dieu.

Le 5 juillet 1804, je vins donc au monde, mon père jouant du violon et ma mère ayant une jolie robe rose. Ce fut l'affaire d'un instant. J'eus, du moins, cette part de bonheur que me prédisait ma tante Lucie, de ne point faire souffrir longtemps ma mère. Je vins au monde fille légitime; ce qui aurait bien pu ne pas arriver, si mon père n'avait pas résolument marché sur les préjugés de sa famille; et cela fut un bonheur aussi, car, sans cela, ma grand'mère ne se fût peut-être pas occupée de moi avec autant d'amour qu'elle le fit plus tard, et j'eusse été privée d'un petit fonds d'idées et de connaissances qui a fait ma consolation dans les ennuis de ma vie.

 

J'étais fortement constituée, et, durant toute mon enfance, j'annonçai devoir être fort belle, promesse que je n'ai point tenue. Il y eut peut-être de ma faute, car, à l'âge où la beauté fleurit, je passais déjà les nuits à lire et à écrire. Etant fille de deux êtres d'une beauté parfaite, j'aurais dû ne pas dégénérer, et ma pauvre mère qui estimait la beauté plus que tout, m'en faisait souvent de naïfs reproches. Pour moi, je ne pus jamais m'astreindre à soigner ma personne. Autant j'aime l'extrême propreté, autant les recherches de la mollesse m'ont toujours paru insupportables. Se priver de travail pour avoir l'œil frais, ne pas courir au soleil, quand ce beau soleil de Dieu vous attire irrésistiblement; ne point marcher dans de bons gros sabots, de peur de se déformer le coup de pied; porter des gants, c'est-à-dire renoncer à l'adresse et à la force de ses mains, se condamner à une éternelle gaucherie, à une éternelle débilité, ne jamais se fatiguer, quand tout nous commande de ne point nous épargner, vivre enfin sous une cloche pour n'être ni hâlée, ni gercée, ni flétrie avant l'âge, voilà ce qu'il me fut toujours impossible d'observer. Ma grand'mère renchérissait encore sur les réprimandes de ma mère, et le chapitre des chapeaux et des gants fit le désespoir de mon enfance. Mais, quoique je ne fusse pas volontairement rebelle, la contrainte ne put m'atteindre. Je n'eus qu'un instant de fraîcheur, et jamais de beauté. Mes traits étaient cependant assez bien formés, mais je ne songeai jamais à leur donner la moindre expression. L'habitude contractée, presque dès le berceau, d'une rêverie dont il me serait impossible de me rendre compte à moi-même, me donna de bonne heure l'air bête. Je dis le mot tout net, parce que toute ma vie, dans l'enfance, au couvent, dans l'intimité de ma famille, on me l'a dit de même, et qu'il faut bien que cela soit vrai.

Somme toute, avec des cheveux, des yeux, des dents, et aucune difformité, je ne fus ni laide ni belle dans ma jeunesse, avantage que je considère comme sérieux à mon point de vue: car la laideur inspire des préventions dans un sens, la beauté dans un autre. On attend trop d'un extérieur brillant, on se méfie trop d'un extérieur qui repousse. Il vaut mieux avoir une bonne figure qui n'éblouit et n'effraie personne, et je m'en suis bien trouvée avec mes amis des deux sexes.

J'ai parlé de ma figure, afin de n'avoir plus du tout à en parler. Dans le récit de la vie d'une femme, ce chapitre menaçant de se prolonger indéfiniment, pourrait effrayer le lecteur. Je me suis conformée à l'usage, qui est de faire la description extérieure du personnage que l'on met en scène. Et je l'ai fait dès le premier mot qui me concerne, afin de me débarrasser complétement de cette puérilité dans tout le cours de mon récit. J'aurais peut-être pu ne pas m'en occuper du tout. J'ai consulté l'usage, et j'ai vu que des hommes très sérieux, en racontant leur vie, n'avaient pas cru devoir s'y soustraire. Il y aurait donc eu peut-être une apparence de prétention à ne pas payer cette petite dette à la curiosité souvent un peu niaise du lecteur.

Je désire pourtant qu'à l'avenir, on se dérobe à cette exigence des curieux, et que si on est absolument forcé de tracer son portrait, on se borne à copier sur son passeport le signalement rédigé par le commissaire de police de son quartier, dans un style qui n'a rien d'emphatique ni de compromettant. Voici le mien: yeux noirs, cheveux noirs, front ordinaire, teint pâle, nez bien fait, menton rond, bouche moyenne; taille, quatre pieds dix pouces. Signes particuliers, aucun.

Mais justement, à ce propos, je dois dire ici une circonstance assez bizarre: c'est qu'il n'y a pas plus de deux ou trois ans que je sais positivement qui je suis; j'ignore quels motifs ou quelles rêveries portèrent plusieurs personnes, qui prétendaient m'avoir vue naître, à me dire que, pour des raisons de famille faciles à deviner dans un mariage secret, on ne m'avait pas attribué légalement mon âge véritable. Selon cette version, je serais née à Madrid, en 1802 ou 1803, et l'acte de naissance qui portait mon nom aurait été, en réalité, celui d'une autre enfant née depuis, et mort peu de temps après. Comme les registres de l'état civil n'avaient pas encore acquis à cette époque la rigoureuse exactitude que l'habitude de la législation nouvelle leur a donnée depuis; comme dans le mariage de mon père, il y eut en effet des irrégularités singulières dont je vais bientôt parler, et qu'il serait impossible de commettre aujourd'hui, le récit qui m'abusa n'était pas aussi invraisemblable qu'on pourrait le croire. En revanche, comme, en me faisant cette révélation prétendue, on m'avait assuré que mes parens ne me diraient pas la vérité sur ce point, je m'abstins toujours de les interroger et demeurai persuadée que j'étais née à Madrid et que j'avais un an ou deux de plus que mon âge présumé. A cette époque, je lus rapidement la correspondance de mon père avec ma grand'mère, et une lettre mal datée, intercalée mal à propos dans le recueil de 1803, me confirma dans mon erreur. Cette lettre, qu'on trouvera à sa place véritable, ne m'abusa plus, lorsqu'au moment de transcrire cette correspondance, je pus y porter un examen plus attentif. Enfin, un ensemble de lettres, sans intérêt pour le lecteur, mais très intéressantes pour me fixer sur ce point, lettres que je n'avais jamais classées et jamais lues, me donnent enfin la certitude de mon identité. Je suis bien née à Paris le 5 juillet 1804; je suis bien moi-même, en un mot, ce qui ne laisse pas que de m'être agréable, car il y a toujours quelque chose de gênant à douter de son nom, de son âge et de son pays. Or, j'ai subi ce doute pendant une dizaine d'années sans savoir que j'avais, dans quelques vieux tiroirs inexplorés, de quoi le dissiper entièrement. Il est vrai que là, comme dans tout, j'ai porté une habitude de paresse naturelle pour ce qui me concerne personnellement, et que j'aurais pu mourir sans savoir si j'avais vécu en personne, ou à la place d'une autre, si l'idée ne m'était venue d'écrire ma vie, et d'en approfondir le commencement.

Mon père avait fait publier ses bans à Boulogne-sur-Mer, et il contracta mariage à Paris à l'insu de sa mère. Ce qui ne serait point possible aujourd'hui le fut alors, grâce au désordre et à l'incertitude que la révolution avait apportés dans les relations. Le nouveau code laissait quelques moyens d'éluder les actes respectueux, et le cas d'absence avait été rendu très fréquemment et facilement supposable par l'émigration. C'était un moment de transition entre l'ancienne société et la nouvelle, et les rouages de cette dernière ne fonctionnaient pas encore très bien. Je ne rapporterai pas les détails pour ne pas ennuyer le lecteur par des points de droit fort arides, bien que j'aie toutes les pièces sous les yeux. Certainement il y eut absence ou insuffisance de certaines formalités qui seraient indispensables aujourd'hui, et qui apparemment n'étaient pas jugées alors d'une importance absolue.

Ma mère était au moral un exemple de cette situation transitoire. Tout ce qu'elle avait compris de l'acte civil de son mariage, c'est qu'il assurait la légitimité de ma naissance.

Elle était pieuse et le fut toujours, sans aller jusqu'à la dévotion. Mais ce qu'elle avait cru dans son enfance, elle devait le croire toute sa vie sans s'inquiéter des lois civiles et sans penser qu'un acte par-devant le citoyen municipal pût remplacer un sacrement. Elle ne se fit donc pas scrupule des irrégularités qui facilitèrent son mariage civil, mais elle le porta si loin quand il fut question du mariage religieux, que ma grand'mère, malgré ses répugnances, fut obligée d'y assister. Cela eut lieu plus tard comme je le dirai.

Jusque-là ma mère ne se crut point complice d'un acte de rébellion envers la mère de son mari; et quand on lui disait que Mme Dupin était fort irritée contre elle, elle avait coutume de répondre:

— Vraiment, c'est bien injuste, et elle ne me connaît guère; dites-lui donc que je n'épouserai jamais son fils à l'église tant qu'elle ne le voudra pas.

4141 C'est une tête de lettre imprimée.