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Francia; Un bienfait n'est jamais perdu

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Ayant ainsi réglé l'existence des deux enfants confiés à ses soins éclairés, M. Valentin se retira sans dire à Francia, qui n'osa pas le lui demander, quand elle reverrait le prince.

– Eh bien! te voilà content? dit-elle à son frère. Tu voulais travailler… tu vas te faire un état!

– Bien sûr, que je veux travailler! répondit-il en frappant du pied d'un air résolu. Je suis content de ne rien devoir aux autres. Il y a assez longtemps que ça dure. Alors, je m'en vais, je prends un col blanc pour avoir une tenue présentable, un air comme il faut, et mes souliers neufs, puisqu'il y aura des courses à faire. Quand j'aurai besoin d'autre chose, je viendrai le chercher. Adieu, Fafa; je te laisse heureuse, j'espère!.. D'ailleurs je reviendrai te voir.

– Tu t'en vas comme ça, tout de suite? dit Francia, dont le coeur se serra à l'idée de rester seule.

Elle n'était pas bien sûre de la fermeté de résolution de son frère. Habituée à le surveiller autant que possible, à le gronder quand il rentrait tard, elle l'avait empêché d'arriver au désordre absolu. N'allait-il pas y tomber maintenant qu'il ne craindrait plus ses reproches?

– Qu'est-ce que tu veux que je fasse ici? répondit-il le coeur gros; c'est joli, ici, c'est cossu même. J'y serais trop bien, je m'ennuierais, je serais comme un oiseau en cage. Il faut que je trotte, moi, que j'avale de l'air, que je voie des figures! Celle de ton prince ne me va guère, et la mienne ne lui va pas du tout. Et puis, c'est un étranger, un coalisé! Tu auras beau dire… ça me remue le sang.

– C'est un ennemi, j'en conviens, dit Francia; mais sans lui tu ne m'aurais pas, et sans lui nous n'aurions pas de chance de retrouver notre mère.

– Eh bien! si on la retrouve, ça changera! Elle sera malheureuse, on travaillera pour la nourrir. Je m'en vais travailler!

– Vrai?

– Quand je te le dis!

– Tu m'as promis si souvent!

– A présent, c'est pour de vrai, faut bien, à moins d'être méprisé!

– Allons, va! et embrasse-moi!

– Non, dit le gamin en enfonçant sa casquette sur ses yeux; faut pas s'attendrir, c'est des bêtises!

Il sortit résolument, se mit à courir jusqu'au bout de la rue, s'arrêta un moment, étouffé par les sanglots, et reprit sa course jusqu'à Vaugirard, où il se mit à la disposition du patron à qui M. Valentin le recommandait.

Francia pleurait de son côté; mais elle prit courage en se disant:

– Sans tout cela, il ne serait pas encore décidé à se ranger, il se serait peut-être perdu! Si Dieu veut qu'il tienne parole, je ne regretterai pas ce que j'ai fait.

Elle le regrettait pourtant sans vouloir se l'avouer. Sa pauvre petite existence était bouleversée. Elle quittait pour toujours son petit coin de Paris où elle était plus aimée que jugée dans un certain milieu d'honnêtes gens; elle y avait attiré plus d'attention que ne le comportait sa mince position.

Une enfant de quinze ans échappée aux horreurs de la retraite de Russie et au désastre de la Bérézina, jolie, douce, modeste dans ses manières, assez fière pour n'implorer personne, assez dévouée pour se charger de son frère, ce n'était pas la première venue, et si on lui reprochait d'avoir des liaisons irrégulières, on l'excusait en voyant qu'elle ne voulait être à charge à personne.

L'égoïsme réclame toujours sa part dans les jugements humains. On repousse une mendiante qui vous dit:

– Donnez-moi pour que je ne sois pas forcée de me donner.

Et on a raison jusqu'à un certain point, car beaucoup exploitent lâchement cette prétendue répugnance à l'avilissement. On aime mieux que l'innocence succombe fièrement sans demander conseil, et qu'elle porte sans se plaindre la fatalité du destin.

Francia laissait donc derrière elle un groupe qu'elle appelait le monde, et qui était le sien. Elle se trouvait seule, ayant pour tout appui un étranger qui promettait de l'aimer, pour toute relation un inconnu, ce Valentin, dont la perversité, voilée sous un air suffisant, lui inspirait déjà une vague méfiance. Elle regarda son joli appartement sans trop se demander si dans quelques jours les alliés ne quitteraient point Paris, et ce qu'elle deviendrait, si Mourzakine l'abandonnait. Cette prévision ne lui vint pas plus à l'esprit qu'elle n'était venue à Théodore. Elle défit ses paquets, rangea ses bardes dans les armoires, se fit belle et se regarda dans une psyché en acajou qui avait pour pieds des griffes de lion en bronze doré. Elle admira le luxe relatif que lui procurait son beau prince, les affreux meubles plaqués de l'époque, les rideaux de mousseline à mille plis drapés à l'antique, les vases d'albâtre avec des jacynthes artificielles sous verre, le sofa bleu à crépines orange, la petite pendule représentant un Amour avec un doigt sur les lèvres; mais elle plaça sous ses yeux les quelques chétifs bibelots que Valentin lui avait apportés de chez elle, bien que, par leur pauvreté vulgaire, ils fissent tache dans son nouveau logement. Ensuite elle se mit à la fenêtre pour admirer le beau jardin et les grands arbres; mais elle le trouva triste en se rappelant les laides mansardes et les toits noirs qu'elle avait l'habitude de contempler. Elle chercha sur sa fenêtre le pot de réséda qu'elle arrosait soir et matin.

– Ah! mon Dieu, dit-elle, ce Valentin a laissé là-bas le réséda!

Et elle se remit à pleurer sur cet ensemble de choses à jamais perdues, dont la valeur lui devenait inappréciable, car il représentait des habitudes, des souvenirs et des sympathies qu'elle ne devait plus retrouver.

Que faisait Mourzakine pendant que le complaisant Valentin procédait à l'installation de sa maîtresse dans les conditions les plus favorables à leurs secrets rapports? Il était en train d'endormir les soupçons de son oncle. Ogokskoï avait revu madame de Thièvre à l'Opéra dans tout l'éclat de sa plantureuse beauté, il avait été la saluer dans sa loge: elle avait été charmante pour lui. Sérieusement épris d'elle, il était résolu à ne rien épargner pour supplanter son neveu. Mourzakine, sans renoncer à la belle Française, voulait paraître céder le pas à l'oncle dont il dépendait absolument.

– Vous avez, lui dit-il, consommé ma disgrâce hier à l'Opéra. Ma belle hôtesse n'a plus un regard pour moi, et pour m'en consoler je me suis jeté dans une moindre, mais plus facile aventure. J'ai pris chez moi une petite; ce n'est pas grand'chose, mais c'est parisien, c'est-à-dire coquet, gentil, propret et drôle; vous me garderez pourtant le secret là-dessus, mon bon oncle? Madame de Thièvre, qui est passablement femme, me mépriserait trop, si elle savait que j'ai si vite cherché à me consoler de ses rigueurs.

– Sois tranquille, Diomiditch, répondit Ogokskoï d'un ton qui fit comprendre à Mourzakine qu'il comptait le trahir au plus vite.

C'est tout ce que désirait ce prince sauvage, doublé d'un courtisan rusé. Madame de Thièvre était déjà prévenue; elle savait ce qu'il avait plu à Mourzakine de lui confier. Francia, selon lui, était une pauvre fille assez laide dont il avait pitié et à laquelle il devait un appui, puisque, dans une charge de cavalerie, il avait «eu le malheur d'écraser sa mère.» Il l'avait logée dans sa maison en attendant qu'il pût lui procurer quelque ouvrage un peu lucratif. Il avait arrangé et débité ce roman avec tant de facilité, il avait tant de charme et d'aisance à mentir, que madame de Thièvre, touchée de sa sincérité et flattée de sa confiance, avait promis de s'intéresser à sa protégée; et puis, elle comprit que ce hasard amenait une combinaison favorable à la passion de Mourzakine pour elle en détournant les soupçons de l'oncle Ogokskoï.

Elle se prêtait donc maintenant à cette lâcheté qui l'avait d'abord indignée: elle était secrètement vaincue. Elle ne voulait pas se l'avouer; mais elle se laissait aller, avec une alternative d'agitation et de langueur, à tout ce qui pouvait assurer sa défaite sans compromettre le prince.

Quant à lui, ce n'était plus en un jour qu'il espérait désormais triompher d'elle. Il craignait un retour de dépit et de fierté, s'il brusquait les choses. Il se donnait une semaine pour la convaincre, il pouvait prendre patience: Francia lui plaisait réellement.

Le soir, en soupant avec elle dans sa petite chambre, il se mit à l'aimer tout à fait. Il était capable d'aimer tout comme un autre, de cet amour parfaitement égoïste qui se prodigue dans l'ivresse sauf à s'éteindre dans les difficultés ultérieures. Il est vrai que dans l'ivresse il était charmant, tendre et ardent à la fois. La pauvre Francia, après lui avoir naïvement avoué l'effroi et le chagrin de son isolement, se mit à l'aimer de toute son âme et à lui demander pardon d'avoir regretté quelque chose, quand elle n'eût dû que ressentir la joie de lui appartenir.

– Tenez, lui disait-elle, je n'ai jamais su jusqu'à ce jour ce que c'est qu'aimer. Regardez-moi, je n'invente pas cela pour vous faire plaisir!

En effet, ses yeux clairs et profonds, son sourire confiant et pur comme celui de l'enfance, attestaient une sincérité complète. Mourzakine était trop pénétrant, trop méfiant, pour s'y tromper. Il se sentait aimé pour lui-même dans toute l'acceptation de ce terme banal qui avait été son rêve, et qui devenait une rare certitude. Il se surprenait par moments à ressentir, lui aussi, quelque chose de plus doux que le plaisir. Il possédait une âme, et il étudiait avec surprise cette espèce de petite âme française qui lui parlait une langue nouvelle, langue incomplète et vague qui ne se servait pas des mots tout faits à l'image des femmes du monde, et qui était trop inspirée pour être élégante ou correcte.

Elle dormit deux heures, la tête sur son épaule, mais, avec le jour, elle s'éveilla chantant comme les oiseaux. Elle n'était pas habituée à ne pas voir lever le soleil. Elle avait besoin de marcher, de sortir, de respirer. Ils montèrent en voiture, et elle le conduisit à Romainville, qui était alors le rendez-vous des amants heureux. Le bois était encore désert. Elle ramassa des violettes et en remplit le dolman bombé sur la poitrine du prince tartare, puis elle les reprit pour les mettre classiquement sur son coeur. Ils déjeunèrent d'oeufs frais et de laitage. Elle était en même temps folâtre et attendrie; elle avait la gaîté gracieuse et discrète, rien de vulgaire. Ils causaient beaucoup. Les Russes sont bavards, les Parisiennes sont babillardes. Il était étonné de pouvoir causer avec elle, qui ne savait rien, mais qui savait tout, comme savent les gens de toute condition à Paris, par le perpétuel ouï-dire de la vie d'expansion et de contact. Quel contraste avec les peuples qui, n'ayant pas le droit de parler, perdent le besoin de penser! Paris est le temple de vérité où l'on pense tout haut et où l'on s'apprend les uns aux autres ce que l'on doit penser de tout. Mourzakine était émerveillé et se demandait presque s'il n'avait pas mis la main sur une nature d'exception. Il était tenté de le croire, surtout en voyant la bonté de coeur qui caractérisait Francia. Sur quelque sujet qu'il la mît, elle était toujours et tout naturellement dans le ton de l'indulgence, du désintéressement, de la pitié compatissante. Cette nuance particulière, elle la devait à ce qu'elle avait souffert et vu souffrir dans une autre phase de sa vie.

 

– Eh quoi! lui disait-il dans la voiture en revenant, pas un mauvais sentiment, pas d'envie pour les riches, pas de mépris pour les coupables? Tu es toute douceur et toute simplicité, ma pauvre enfant, et si les autres Françaises te ressemblent, vous êtes les meilleurs êtres qu'il y ait au monde.

Il avait peu de service à faire et il prétendit en avoir un très-rude pour se dispenser de paraître à l'hôtel de Thièvre. Il lui semblait qu'il ne se plaisait plus avec personne autre que Francia, qu'il ne se soucierait plus d'aucune femme. Il l'aima exclusivement pendant trois jours. Pendant trois jours, elle fut si heureuse qu'elle oublia tout et ne regretta rien. Il était tout pour elle; elle ne croyait pas qu'un bonheur si grand ne dût pas être éternel. Tout à coup elle ne le vit plus, et l'effroi s'empara d'elle. Un grand événement était survenu. Napoléon, malgré l'acte d'abdication, venait de faire un mouvement de Fontainebleau sur Paris. Il avait encore des forces disponibles, les alliés ne s'étaient pas méfiés. Enivrés de leur facile conquête, ils oubliaient dans les plaisirs de Paris que les hauteurs qui lui servaient alors de défense naturelle n'étaient pas gardées. L'annonce de l'approche de l'empereur les jeta dans une vive agitation. Des ordres furent donnés à la hâte, on courut aux armes. Paris trembla d'être pris entre deux feux. Mourzakine monta à cheval, et ne rentra ni le soir ni le lendemain.

Pour rassurer Francia, Valentin lui apprit ce qui se passait. Ce fut pour elle une terreur plus grande que celle de son infidélité, ce fut l'effroi des dangers qu'il allait courir. Elle savait ce que c'est que la guerre. Elle avait maintes fois vu comment une poignée de Français traversait alors les masses ennemies, ou se repliait après en avoir fait un carnage épouvantable.

–Ils vont me le tuer! s'écria-t-elle; ils vont reprendre Paris et ils ne feront grâce à aucun Russe!

Elle se tordit les mains et fit peut-être des voeux pour l'ennemi. Elle était dans cette angoisse, quand le soir son frère entra chez elle.

– Je viens te faire mes adieux, lui dit-il; ça va chauffer, Fafa, et cette fois j'en suis! L'âge n'y fait rien. On va barricader les barrières pour empêcher messieurs les ennemis d'y rentrer, aussitôt qu'ils en seront tous sortis, et quand l'AUTRE leur aura flanqué une peignée, nous serons là derrière pour les recevoir à coups de pierres, avec des pioches, des pinces, tout ce qu'on aura sous la main. On ira tous dans le faubourg, on n'a pas besoin d'ordres, on se passera d'officiers, on fera ses affaires soi-même.

Il en dit long sur ce ton. Francia, les yeux agrandis par l'épouvante, les mains crispées sur son genou, ne répondait rien: elle voyait déjà morts les deux seuls êtres qui lui fussent chers, son frère et son amant.

Elle chercha pourtant à retenir Théodore. Il se révolta.

– Tu voudrais me voir lâche? Tu ne te souviens déjà plus de ce que tu me disais si souvent: Tu ne seras jamais un homme! Eh bien! m'y voilà, j'en suis un. J'étais parti pour travailler; mais tous ceux qui travaillent veulent se battre et je suis aussi bon qu'un autre pour taper dans une bagarre. Y a pas besoin d'être grand et fort pour faire une presse; les plus lestes, et j'en suis, sauteront en croupe des Cosaques et leur planteront leur couteau dans la gorge. Les femmes en seront aussi: elles entassent des pavés dans les maisons pour les jeter par la fenêtre; qu'ils y viennent, on les attend!

Francia, restée seule, sentit que son cerveau se troublait. Elle descendit au jardin et se promena sous les grands arbres sans savoir où elle était: elle s'imaginait par moments entendre le canon; mais ce n'était que l'afflux du sang au cerveau qui résonnait dans ses oreilles. Paris était tranquille, tout devait se passer en luttes diplomatiques et, après une dernière velléité de combat, Napoléon devait se résigner à l'île d'Elbe.

Tout à coup Francia se trouva en face d'une femme grande, drapée dans un châle blanc, qui se glissait dans le crépuscule et qui s'arrêta pour la regarder; c'était madame de Thièvre, qui, connaissant les localités et traversant le jardin de madame de S… son amie absente, venait s'informer de Mourzakine. Elle aussi était inquiète et agitée. Elle voulait savoir s'il était rentré; elle avait déjà envoyé deux fois Martin, et, n'osant plus lui montrer son angoisse, elle venait elle-même, à la faveur des ombres du soir, regarder si le pavillon était éclairé.

En voyant une femme seule dans ce jardin où personne du dehors ne pénétrait, la marquise ne douta pas que ce ne fût la jeune protégée du prince et elle n'hésita pas à l'arrêter en lui disant:

– Est-ce vous, mademoiselle Francia?

Et comme elle tardait à répondre, elle ajouta:

– Ce ne peut être que vous; n'ayez pas peur de me parler. Je suis une proche parente du prince et je viens savoir si vous avez de ses nouvelles.

Francia ne se méfia point et répondit qu'elle n'en avait pas. Elle ajouta imprudemment qu'elle s'en tourmentait beaucoup et demanda si on se battait aux barrières:

– Non, Dieu merci! dit la marquise; mais peut-être y a-t-il quelque engagement plus loin. Vous n'êtes pas rassurée, je vois cela; vous êtes très attachée au prince? N'en rougissez pas, je sais ce qu'il a fait pour vous et je trouve que vous avez bien sujet d'être reconnaissante.

– Il vous a donc parlé de moi? dit Francia, stupéfaite.

– Il l'a bien fallu, puisque vous êtes venue lui parler chez moi. Je devais bien savoir qui vous étiez!

– Chez vous?.. Ah! oui, vous êtes la marquise de Thièvre. Il faut me pardonner, madame, j'espérais… à cause de ma mère…

– Oui, oui, je sais tout, mon cousin m'a donné tous les détails. Eh bien! votre pauvre mère, il n'y a plus d'espoir, et c'est pour cela…

– Plus d'espoir? Il vous a dit qu'il n'y avait plus d'espoir?

– Il ne vous a donc pas dit la vérité, à vous?

– Il m'a dit qu'il écrirait, qu'on la retrouverait peut-être! Ah! mon Dieu, il m'aurait donc trompée!

– Trompée? pourquoi vous tromperait-il?..

Madame de Thièvre fit cette interpellation d'un ton qui effraya la jeune fille; elle baissa la tête et ne répondit pas: elle pressentait une rivale.

– Répondez donc! reprit la marquise d'un ton plus âpre encore… Est-il votre amant, oui ou non?

– Mais, madame, je ne sais pas de quel droit vous me questionnez comme ça!

– Je n'ai aucun droit, dit madame de Thièvre en reprenant possession d'elle-même et en mettant un sourire dans sa voix. Je m'intéresse à vous, parce que vous êtes malheureuse, d'un malheur exceptionnel et bizarre. Votre mère a été écrasée sous les pieds du cheval de Mourzakine et c'est lui justement qui vous adopte et vous recueille! C'est tout un roman cela, ma petite, et si l'amour s'en mêle… ma foi, le dénoûment est neuf, et je ne m'y serais pas attendue!

Francia ne dit pas une parole, ne fit pas entendre un soupir. Elle s'enfuit comme si elle eût été mordue par un serpent, et laissant madame de Thièvre étourdie de sa disparition soudaine, elle remonta dans sa chambre, où elle se laissa tomber par terre et passa la nuit dans un état de torpeur ou de délire dont elle ne put rien se rappeler le lendemain.

Au demi-jour pourtant elle se traîna jusqu'à son lit, où elle s'endormit et fit des rêves horribles. Elle voyait sa mère étendue sur la neige et le pied du cheval de Mourzakine s'enfonçant dans son crâne, qu'il emportait tout sanglant comme l'anneau d'une entrave. Ce n'était plus qu'un informe débris; mais cela avait encore des yeux qui regardaient Francia, et ces yeux effroyables, c'étaient tantôt ceux de sa mère et tantôt ceux de Théodore.

III

Au milieu de ces rêves affreux, Francia s'éveilla en criant. Il faisait grand jour. Madame Valentin l'entendit, entra chez elle, et voulut savoir la cause de son agitation: Francia fit un effort pour lui répondre; mais elle ne voulait pas se confier à cette femme, et madame Valentin fut réduite à parler toute seule.

– Voyez-vous, ma chère enfant, lui disait-elle, si c'est parce que vous craignez la guerre, vous avez tort; il n'y aura plus de guerre. Le tyran sera mis dans une tour où on prépare une cage de fer. Nos bons alliés sont en train de s'emparer de sa personne, et votre cher prince n'aura pas une égratignure: les cartes me l'ont dit hier soir. Ah! vous l'aimez bien, ce beau prince! Je comprends ça. Il vous aime aussi, à ce qu'il paraît. M. Valentin me disait hier: C'est singulier comme ces Russes se prennent d'amour pour nos petites Françaises! Ça ne ressemble pas du tout aux fantaisies de notre ancien maître, qui avait fait arranger l'appartement où vous voilà pour mener sans bruit ses petites affaires de coeur. Eh bien! il en changeait comme de cravate, et il y tenait si peu, si peu, qu'il oubliait quelquefois de renvoyer l'une pour faire entrer l'autre. Alors, ça amenait des scènes, et même des batailles; il y avait de quoi rire, allez! Mais le prince n'est pas si avancé que ça; c'est un homme simple, capable de vous épouser, si vous avez l'esprit de vous y prendre. Vous ne croyez pas? ajouta-t-elle en voyant tressaillir Francia. Ah! dame, ce n'est pas tout à fait probable; pourtant on a vu de ces choses-là. Tout dépend de l'esprit qu'on a, et je ne vous crois pas sotte, vous! Vous avez l'air distingué, et des manières… comme une vraie demoiselle. Quel malheur pour vous d'avoir écouté ce perruquier! sans cela, voyez-vous, tout serait possible. Vous me direz que bien d'autres ont fait fortune sans être épousées, c'est encore vrai. Le prince parti, vous en retrouverez peut-être un autre de même qualité. Ça fait très-bien d'avoir été aimée d'un prince, ça efface le passé, ça vous fait remonter dans l'opinion des hommes. Allons, ne vous tourmentez pas; M. Valentin connaît le beau monde, et si vous voulez vous fier à lui, il est capable de vous donner de bons conseils et de bonnes relations.

Madame Valentin bavardait plus que ne l'eût permis son prudent mari. Francia ne voulait pas l'écouter; mais elle l'entendait malgré elle, et la honte de se voir protégée et conseillée par de telles gens lui faisait davantage sentir l'horreur de sa situation.

– Je veux m'en aller! s'écria-t-elle en sortant de son lit et en essayant de s'habiller à la hâte; je ne dois pas rester ici!

Madame Valentin la crut prise de délire et la fit recoucher, ce qui ne fut pas difficile, car les forces lui manquaient et la pâleur de la mort était sur ses joues. Madame Valentin envoya son mari chercher un médecin. Valentin amena un chirurgien qu'il connaissait pour avoir été soigné par lui d'une plaie à la jambe, et qui exerçait la médecine, depuis qu'estropié lui-même il n'était plus attaché effectivement à l'armée. C'était un ancien élève et un ami dévoué de Larrey. Il avait la bonté et la simplicité de son maître, et même il lui ressemblait un peu, circonstance dont il était flatté. Aussi aidait-il à la ressemblance en copiant son costume et sa coiffure; comme lui, il portait ses cheveux noirs assez longs pour couvrir le collet de son habit. Comme lui, du reste, il avait la figure pâle, le front pur, l'oeil vif et doux. Francia s'y trompa au premier abord, car ses souvenirs étaient restés assez nets, et, en le voyant auprès d'elle, elle s'écria en joignant les mains:

– Ah! monsieur Larrey, je vous ai souvent vu là-bas!

 

– Où donc? répondit le docteur Faure, que l'erreur de Francia toucha profondément.

– En Russie!

– Ce n'est pas moi, mon enfant, je n'y étais pas; mais j'y étais de coeur avec lui! Voyons, quel mal avez-vous?

– Rien, monsieur, ce n'est rien, c'est le chagrin. J'ai eu des rêves, et puis je me sens faible; mais je n'ai rien et je veux m'en aller d'ici.

– Vous voyez, docteur, dit la Valentin, elle déraisonne; elle est ici chez elle et elle y est fort bien.

– Laissez-moi seule avec elle, dit le docteur. Vous paraissez l'effrayer. Je n'ai pas besoin de vous pour savoir si elle a le délire.

La Valentin sortit.

– Monsieur le docteur, dit Francia recouvrant une vivacité fébrile, il faut que vous m'aidiez à retourner chez nous! Je suis ici chez un homme qui m'a tué ma mère!

Le docteur fronça légèrement le sourcil; l'étrange révélation de la jeune fille ressemblait beaucoup à un accès de démence. Il lui toucha le pouls; elle avait la fièvre, mais pas assez pour l'inquiéter. Il lui fit boire un peu d'eau, l'engagea à se tenir calme un instant et l'observa; puis, la questionnant avec ordre, laconisme et douceur, il fut frappé de la lucidité et de la sincérité de ses réponses. Au bout de dix minutes, il savait toute la vie de Francia, et se rendait un compte exact de sa situation.

– Ma pauvre enfant, lui dit-il, il ne me paraît pas certain que ce prince russe soit le meurtrier de votre mère. Vous avez pu être trompée par une rivale, à l'effet de vous faire souffrir ou de rompre vos relations avec son amant; mais je suis pour le proverbe Dans le doute, abstiens-toi! Vous ferez donc bien, dans quelques heures, ce soir… quand vous pourrez sortir sans inconvénient pour votre santé, de vous en aller d'ici.

Francia fit un geste d'angoisse.

– Vous n'avez rien, je sais, reprit le docteur, et vous ne voulez plus rien recevoir de ce prince. Moi, je ne suis pas riche, je suis même pauvre; mais je connais de bonnes âmes qui, sans même savoir votre nom et votre histoire, me donneront un secours suffisant pour vous permettre d'aller loger ailleurs. Dame! après ça, il faudra bien essayer de travailler!

– Mais, monsieur, je travaille! Voyez, mon ouvrage est là. J'ai des pièces à finir et à renvoyer.

– Oui, dit le docteur, des gilets de flanelle! Je sais ce que ça rapporte. Ce n'est pas assez; il faut entrer dans quelque hospice ou dans tout autre établissement public pour travailler à la lingerie avec des appointemens fixes. Je m'occuperai de vous. Si vous êtes courageuse et sage, vous vous tirerez honnêtement d'affaire; sinon, je vous en avertis, je vous abandonnerai. Je vois qu'en ce moment vous avez de bonnes intentions; je vais vous mettre à même d'y donner suite. Tâchez de dormir une heure, à présent que vous voyez le moyen de réparer votre faute. Et puis vous vous lèverez, vous vous habillerez tout doucement, et je viendrai vous prendre pour vous conduire au logement provisoire que vous voudrez choisir. Il me faut deux ou trois jours au plus pour vous caser.

Francia lui baisa les mains en le quittant. Elle était si pressée de s'en aller qu'elle ne put dormir; elle se leva, réussit à se débarrasser des obsessions de la Valentin, s'enferma et se mit à refaire ses paquets, croyant à chaque instant entendre revenir le bon docteur qui devait délivrer sa conscience au prix d'une aumône dont elle ne rougissait plus.

A deux heures, elle entendit frapper à sa porte; elle y courut, ouvrit, et se trouva dans les bras de Mourzakine qui, la saisissant comme une proie, la couvrait de baisers.

– Laissez-moi! laissez-moi! s'écria-t-elle en se débattant; je vous hais, je vous ai en horreur! Laissez-moi, vous avez le sang de ma mère sur les mains, sur la figure; je vous déteste! ne me touchez pas, ou je vous tuerai, moi!

Elle s'enfuit au fond de sa chambre, cherchant avec égarement le couteau dont elle avait coupé son pain pour déjeuner. Valentin, entendant ses cris, était monté.

– Prince, disait-il, ne l'approchez pas, c'est un transport au cerveau. Je vous le disais bien, elle déraisonne depuis ce matin. Je l'ai entendue dire au médecin qu'elle ne voulait pas rester chez un homme qui avait tué sa mère; or je vous demande un peu…

– Allez-vous-en! flanquez-moi la paix, dit le prince en mettant Valentin dehors et en s'enfermant avec Francia.

Puis, allant à elle, il ouvrit son dolman en lui présentant son poignard:

– Tue-moi, si tu crois cela, lui dit-il; tu vois! c'est très-facile, je ne t'en empêcherai pas. J'aime mieux la mort que ta haine; mais auparavant dis-moi qui t'a fait ce lâche et stupide mensonge?

– Elle! votre autre maîtresse!

– Je n'ai pas d'autre maîtresse que toi.

– La marquise de Thièvre, votre prétendue cousine!

– Elle est fort peu ma cousine, et pas du tout ma maîtresse.

– Mais elle le sera!

– Non, si tu m'aimes! J'ai été un peu épris d'elle, le premier jour. Le second jour, je t'ai vue; le troisième, je t'ai aimée: je ne peux plus aimer que toi.

– Pourquoi dit-elle que vous avez tué…

– Pour t'éloigner de moi; elle est peut-être piquée, jalouse, que sais-je? Elle a menti, elle a arrangé l'histoire de tes malheurs, qu'il m'a bien fallu lui raconter le jour où tu es venue me parler chez elle; mais je peux te jurer par mon amour et le tien que je n'étais pas à l'endroit où tu as été blessée et où ta mère a péri!

– Elle a donc péri! Vous le saviez et vous me trompiez?

– Devais-je te mettre la mort dans l'âme quand tu conservais de l'espérance? D'ailleurs est-on jamais absolument sûr d'un fait de cette nature? Mozdar a vu tomber ta mère; mais il ne sait pas, il ne peut pas savoir si elle n'a pas été relevée vivante encore, comme tu l'étais après l'affaire. J'ai écrit, nous saurons tout. Je ne t'ai jamais dit de compter sur un bon résultat; mais tu dois savoir que je suis humain, puisque je t'ai sauvée, toi! Francia sentit tomber sa fièvre et sa colère.

– C'est égal, dit elle, je veux m'en aller, le docteur l'a dit: « – Dans le doute, abstiens-toi!»

– Quel docteur? de quel âne me parles-tu? as-tu fait la folie de te confier à quelqu'un?

– Oui, dit Francia, j'ai tout raconté à un très-brave monsieur, un ami du docteur Larrey que madame Valentin m'a amené. Il va venir me chercher.

Pressée par les questions de Mourzakine, elle raconta son entretien avec M. Faure.

– Et tu crois, s'écria le prince, que je te permettrai de me quitter avec l'aumône des âmes charitables du quartier? Toi, si fière, tu passerais à l'état de mendiante? Non! voilà un billet de banque que je mets sous ce flambeau. Quand tu voudras partir, tu pourras le faire sans rien devoir à personne, sans me consulter, sans m'avertir; donc tu n'es plus retenue par rien que par l'idée de me briser le coeur. Va-t'en, si tu veux, tout de suite! Je ne souffrirai pas longtemps, va; si la guerre recommence, je me ferai tuer à la première affaire et je ne regretterai pas la vie. Je me dirai que j'ai été heureux pendant trois jours dans toute mon existence. Ce bonheur a été si grand, si délicieux, si complet, qu'il peut compter pour un siècle!

Mourzakine parlait avec tant de conviction apparente que Francia tomba dans ses bras en pleurant.

– Non! dit-elle, ce n'est pas possible qu'un homme si bon et si généreux ait jamais tué une femme! Cette marquise m'a trompée! Ah! c'est bien cruel! Pourvu qu'elle ne te dise pas quelque chose contre moi qui me fasse haïr de toi, comme je te haïssais tout à l'heure!

– Moquons-nous d'elle, dit le prince.

Et, faisant aussi bon marché de madame de Thièvre qu'il avait fait de Francia en parlant d'elle à la marquise, il jura qu'elle était trop grande, trop grasse, trop blonde, et qu'il ne pouvait souffrir ces natures flamandes privées de charme et de feu sacré. Il n'en savait rien du tout, mais il savait dire tout ce qui le menait à ses fins. La bonne Francia n'était pas vindicative, mais une femme aime toujours à entendre rabaisser sa rivale. Les hommes le savent, et souvent une raillerie les disculpe mieux qu'un serment. Mourzakine ne se fit faute ni de l'un ni de l'autre, et peut-être se persuada-t-il qu'il disait la vérité.