Kostenlos

Francia; Un bienfait n'est jamais perdu

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Il lui sourit en faisant une grimace qui exprimait d'une manière effroyable ses accès de bienveillance, et il la conduisit droit à l'appartement de son maître, où M. Valentin, le gardien du local, apprêtait le lit et achevait de ranger le salon.

C'était un petit vieillard très-différent de son ami, le formaliste et respectueux Martin. Le jeune financier qu'il avait servi menait joyeuse vie et n'avait eu qu'à se louer de son caractère tolérant.

En voyant entrer une jolie fille très-fraîchement parée, car elle avait fait sa plus belle toilette pour aller en loge à l'Opéra, il crut comprendre d'emblée, et lui fit bon accueil.

– Asseyez-vous, mam'selle, lui dit-il d'un ton léger et agréable; puisque vous voilà, sans doute que le prince va rentrer.

– Croyez-vous qu'il rentrera bientôt? lui demanda-t-elle ingénument.

– Ah çà! vous devez le savoir mieux que moi: est-ce qu'il ne vous a pas donné rendez-vous?

Et, saisi d'une certaine méfiance, il ajouta:

– J'imagine que vous ne venez pas chez lui sur les minuit sans qu'il vous en ait priée? Francia n'avait pas l'ignorance de l'innocence. Elle avait sa chasteté relative, très-grande encore, puisqu'elle rougit et se sentit humiliée du rôle qu'on lui attribuait; mais elle comprit fort bien et accepta cet abaissement, pour réussir à voir celui qu'elle voulait intéresser à son frère.

– Oui, oui, dit-elle, il m'a priée de l'attendre, et vous voyez que le cosaque me connaît bien, puisqu'il m'a fait entrer.

– Ce ne serait pas une raison, reprit Valentin; il est si simple! Mais je vois bien que vous êtes une aimable enfant. Faites un somme, si vous voulez, sur ce bon fauteuil; moi, je vais vous donner l'exemple: j'ai tant rangé aujourd'hui que je suis un peu las.

Et, s'étendant sur un autre fauteuil avec un soupir de béatitude, il ramena sur ses maigres jambes frileuses, chaussées de bas de soie, la pelisse fourrée du prince et tomba dans une douce somnolence.

Francia n'avait pas le loisir de s'étonner des manières de ce personnage poliment familier. Elle ne regardait rien que la pendule et comptait les secondes aux battements de son coeur. Elle ne voyait pas la richesse galante de l'appartement, les figurines de marbre et les tableaux représentant des scènes de volupté; tout lui était indifférent, pourvu que Mourzakine arrivât vite.

Il arriva enfin. Il y avait longtemps que le cocher de Francia avait fait ce raisonnement philosophique, qu'il vaut mieux perdre le prix d'une course que de manquer l'occasion d'en faire deux ou trois. En conséquence, il était retourné aux boulevards sans s'inquiéter de sa pratique. Mourzakine ne fut donc pas averti par la présence d'une voiture à sa porte, et sa surprise fut grande quand il trouva Francia chez lui. Valentin, qui, au coup de sonnette, s'était levé, avait soigneusement épousseté la pelisse et s'était porté à la rencontre du prince, vit son étonnement et lui dit comme pour s'excuser:

– Elle prétend que Votre Excellence l'a mandée chez elle, j'ai cru…

– C'est bien, c'est bien, répondit Mourzakine, vous pouvez vous retirer.

– Oh! le cosaque peut rester, dit vivement Francia en voyant que Mozdar se disposait aussi à partir. Je ne veux pas vous importuner longtemps, mon prince. Ah! mon bon prince, pardonnez-moi; mais il faut que vous me donniez un mot, un tout petit mot pour quelque officier de service sur les boulevards, afin qu'on me rende mon frère qu'ils ont arrêté.

– Qui l'a arrêté?

– Des Russes, mon bon prince; faites-le mettre en liberté bien vite!

Et elle raconta ce qui s'était passé au café.

– Eh bien! je ne vois pas là une si grosse affaire! répondit le prince. Ton galopin de frère est-il si délicat qu'il ne puisse passer une nuit en prison?

– Mais s'ils le tuent! s'écria Francia en joignant les mains.

– Ce ne serait pas une grande perte!

– Mais je l'aime, moi, j'aimerais mieux mourir à sa place!

Mourzakine vit qu'il fallait la rassurer. Il n'était nullement inquiet du prisonnier. Il savait qu'avec la discipline rigoureuse imposée aux troupes russes, nulle violence ne lui serait faite; mais il désirait garder un peu la suppliante près de lui, et il donna ordre à Mozdar de monter à cheval et d'aller au lieu indiqué lui chercher le délinquant. Muni d'un ordre écrit et signé du prince, le cosaque enfourcha son cheval hérissé et partit aussitôt.

– Tu resteras bien ici à l'attendre? dit Mourzakine à la jeune fille qui n'avait rien compris à leur dialogue.

– Ah! mon Dieu, répondit-elle, pourquoi ne le faites-vous pas remettre en liberté tout bonnement? Il n'a pas besoin de venir ici, puisqu'il vous déplaît! Il ne saura pas vous remercier, il est si mal élevé!

– S'il est mal élevé, c'est ta faute; tu aurais pu l'éduquer mieux, car tu as des manières gentilles, toi! Tu sauras que j'ai écrit pour retrouver ta mère là-bas, si c'est possible.

– Ah! vous êtes bon, vrai! vous êtes bien bon, vous! Aussi, vous voyez, je suis venue à vous, bien sûre que vous auriez encore pitié de moi; mais il faut me permettre de rentrer, monsieur mon prince. Je ne peux pas m'attarder davantage.

– Tu ne peux pas t'en aller seule à minuit passé!

– Si fait, j'ai un fiacre à la porte.

– A quelle porte? Il n'y en a qu'une sur la rue, et je n'y ai pas vu la moindre voiture.

– Il m'aura peut-être plantée là? Ces sapins, ils sont comme ça! Mais ça ne me fait rien; je n'ai pas peur dans Paris, il y a encore du monde dans les rues.

– Pas de ce côté-ci, c'est un désert.

– Je ne crains rien, moi, j'ai l'oeil au guet et je sais courir.

– Je te jure que je ne te laisserai pas t'en aller seule. Il faut attendre ton frère. Es-tu si mal ici, ou as-tu peur de moi?

– Oh! non, ce n'est pas cela.

– Tu as peur de déplaire à ton amant?

– Eb bien! oui. Il est capable de se brouiller avec moi.

– Ou de te maltraiter? Quel homme est-ce?

– Un homme très-bien, mon prince.

– Est-ce vrai qu'il est perruquier!

– Coiffeur, et il fait la barbe.

– C'est une jolie condition!

– Mais oui: il gagne de quoi vivre très-honnêtement.

– Il est honnête?

– Mais!.. je ne serais pas avec lui, s'il ne l'était pas!

– Et vraiment tu l'aimes?

– Voyons! vous demandez ça; puisque je me suis donnée à lui! Vous croyez que c'est par intérêt? J'aurais trouvé dix fois plus riche; mais il me plaisait, lui. Il a de l'instruction; il va souvent dans les coulisses de l'Opéra et il sait tous les airs. D'ailleurs, moi, je ne suis pas intéressée; j'ai des compagnes qui me disent que je suis une niaise, que j'ai tort d'écouter mon coeur et que je finirai sur la paille. Qu'est-ce que ça fait? que je leur réponds, je n'en ai pas eu toujours pour dormir, de la paille! Je n'en aurais pas eu pour mourir en Russie! Mais adieu, mon prince. Vous avez bien assez de mon caquet, et moi…

– Et toi, tu veux t'en aller trouver ton Figaro? Allons, c'est absurde qu'une gentille enfant comme toi appartienne à un homme comme ça. Veux-tu m'aimer, moi?

– Vous? Ah! mon Dieu, qu'est-ce que vous me chantez là?

– Je ne suis pas fier, tu vois…

– Vous auriez tort, monsieur! dit Francia à qui le sang monta au visage. Il ne faut pas qu'un homme comme vous ait une idée dont il serait honteux après! Moi, je ne suis rien, mais je ne me laisse pas humilier. On m'a fait des peines, mais j'en suis toujours sortie la tête haute.

– Allons, ne le prends pas comme ça! Tu me plais, tu me plais beaucoup, et tu me chagrineras si tu refuses d'être plus heureuse, grâce à moi. Je veux te rendre libre… Te payer, non! Je vois que tu as de la fierté et aucun calcul; mais je te mettrai à même de mieux vêtir et de mieux occuper ton frère. Je lui chercherai un état, je le prendrai à mon service, si tu veux.

– Oh! merci, monsieur; jamais je ne souffrirai mon frère domestique; nous sommes des enfants bien nés, nous sortons des artistes. Nous ne le sommes pas, nous n'avons pas eu la chance d'apprendre, mais nous ne voulons pas dépendre.

– Tu m'étonnes de plus en plus; voyons, de quoi as-tu envie?

– De m'en aller chez nous, monsieur; ne me barrez donc pas la porte!

Francia était piquée. Elle voulait réellement partir. Mourzakine, qui en avait douté jusque-là, vit qu'elle était sincère, et cette résistance inattendue enflamma sa fantaisie.

– Va-t'en donc, dit-il en ouvrant la porte, tu es une petite ingrate. Comment! C'est là la pauvre enfant que j'ai empêchée de mourir et qui me demande de lui rendre sa mère et son frère? le ferai, je l'ai promis: mais je me rappellerai une chose, c'est que les Françaises n'ont pas de coeur!

– Ah! ne dites pas cela de moi! s'écria Francia, subitement émue; pour de la reconnaissance, j'en ai, et de l'amitié aussi! Comment n'en aurais-je pas! Mais ce n'est pas une raison…

– Si fait, c'est une raison. Il ne doit pas y en avoir d'autre pour toi, puisque du ne consultes en toute chose que ton coeur!

– Mon coeur, je vous l'ai donné, le jour où vous m'avez mis un morceau de pain dans la bouche, puisque je me suis toujours souvenue de vous et que j'ai conservé votre figure gravée comme un portrait dans mes yeux. Quand on m'a dit: «Viens voir, voilà les Russes qui défilent dans le faubourg,» j'ai eu de la peine et de la honte, vous comprenez! On aime son pays quand on a tout souffert pour le revoir; mais je me suis consolée en me disant: – «Peut-être vas-tu voir passer celui… Oh! je vous ai reconnu tout de suite! Tout de suite, j'ai dit à Dodore: – C'est lui, le voilà! encore plus beau, voilà tout; c'est quelque grand personnage! – Vrai, ça m'avait monté la tête et j'ai eu la bêtise de le dire «près devant Guzman; il tenait un fer à friser qu'il m'a jeté à la figure… Heureusement il ne m'a pas touchée, il en aurait du regret aujourd'hui.

 

– Ah! voilà les manières de cet aimable objet de ton amour! C'est odieux, ma chère! Je te défends de le revoir. Tu m'appartiens, puisque tu m'aimes. Moi, je jure de te bien traiter et de te laisser une position en quittant la France. Je peux même t'emmener, si tu t'attaches à moi.

– Vous n'êtes donc pas marié?

– Je suis libre et très-disposé à te chérir, mon petit oiseau voyageur. Puisque tu connais mon pays, que dirais-tu d'une petite boutique bien gentille à Moscou?

– Puisqu'on l'a brûlé, Moscou!

– Il est déjà rebâti, va, et plus beau qu'auparavant.

– J'aimais bien ce pays-là! nous étions heureux! mais j'aime encore mieux mon Paris. Vous n'êtes pas pour y rester. Ce serait malheureux de m'attacher à vous pour vous perdre tout à coup!

– Nous resterons peut-être longtemps, jusqu'à la signature de la paix.

– Longtemps, ça n'est pas assez. Moi, quand je me mets à aimer, je veux pouvoir croire que c'est pour toujours; autrement je ne pourrais pas aimer!

– Drôle de fille! Vraiment tu crois que tu aimeras toujours ton perruquier?

– Je l'ai cru quand je l'ai écouté. Il me promettait le bonheur, lui aussi. Ils promettent tous d'être bons et fidèles.

– Et il n'est ni fidèle, ni bon?

– Je ne veux pas me plaindre de lui; je ne suis pas venue ici pour ça!

– Mais ton pauvre coeur s'en plaint malgré lui. Allons, tu ne l'aimes plus que par devoir, comme on aime un mauvais mari, et comme il n'est pas ton mari, tu as le droit de le quitter.

Francia, qui ne raisonnait guère, trouva le raisonnement du prince très-fort et ne sut y répondre. Il lui semblait qu'il avait raison et qu'il lui révélait le dégoût qui s'était fait en elle depuis longtemps déjà. Mourzakine vit qu'il l'avait à demi persuadée et, lui prenant les deux mains dans une des siennes, il voulut lui ôter son petit châle bleu qu'elle tenait serré autour de sa taille, habitude qu'elle avait prise depuis qu'elle possédait ce précieux tissu français imprimé, qui valait bien dix francs.

– Ne m'abîmez pas mon châle! s'écria-t-elle naïvement, je n'ai que celui-là.

– Il est affreux! dit Mourzakine en le lui arrachant. Je te donnerai un vrai cachemire de l'Inde; quelle jolie petite taille tu as! Tu es menue, mais faite au tour, ma belle, comme ta mère, absolument!

Aucun compliment ne pouvait flatter davantage la pauvre fille, et le souvenir de sa mère, invoqué assez adroitement par le prince, la disposa à un nouvel accès de sympathie pour lui.

– Écoutez! lui dit-elle, faites-la-moi retrouver, et je vous jure…

– Quoi? que me jures-tu? dit Mourzakine en baisant les petits cheveux noirs qui frisottaient sur son cou brun.

– Je vous jure… dit-elle en se dégageant.

Un coup discrètement frappé à la porte força le prince à se calmer. Il alla ouvrir: c'était Mozdar. Il avait parlé à l'officier du poste; tous les gens arrêtés dans la soirée avaient déjà été remis à la police française. Théodore n'était donc plus dans les mains des Russes et sa soeur pouvait se tranquilliser.

– Ah! s'écria-t-elle en joignant les mains, il est sauvé! Vous êtes le bon Dieu, vous, et je vous remercie!

Mourzakine en lui traduisant le rapport du cosaque, s'était attribué le mérite du résultat, en se gardant bien de dire que son ordre était arrivé après coup.

Elle baisa les mains du prince, reprit son châle et voulut partir.

– C'est impossible, répondit-il en refermant la porte sur le nez de Mozdar sans lui donner aucun ordre. Il te faut une voiture. Je t'en envoie chercher une.

– Ce sera bien long, mon prince; dans ce quartier-ci, à deux heures du matin, on n'en trouvera pas.

– Eh bien! je te reconduirai moi-même à pied; mais rien ne presse. Il faut que tu me jures de quitter ton sot amant.

– Non, je ne veux pas vous jurer ça. Je n'ai jamais quitté une personne par préférence pour une autre; je ne me dégage que quand on m'y oblige absolument, et je n'en suis pas là avec Guzman.

– Guzman! s'écria Mourzakine en éclatant de rire, il s'appelle Guzman!

– Est-ce que ce n'est pas un joli nom? dit Francia interdite.

– Guzman, ou le Pied de mouton! reprit-il riant toujours, on nous a parlé de ça là-bas. Je sais la chanson: Guzman ne connaît pas d'obstacles.

– Eh bien! oui, après? Le Pied de mouton n'est pas une vilaine pièce et la chanson est très-bien. Il ne faut pas vous moquer comme ça!

– Ah! tu m'ennuies, à la fin dit Mourzakine, qui entrait dans un paroxysme insurmontable; c'est trop de subtilités de conscience et cela n'a pas le sens commun! Tu m'aimes, je le vois bien, je t'aime aussi, je le sens; oui, je t'aime, ta petite âme me plaît comme tout ton petit être. Il m'a plu, il m'a été au coeur lorsque tu étais une pauvre enfant presque morte; tu m'as frappé. Si j'avais su que tu avais déjà quinze ans!.. Mais j'ai cru que tu n'en avais que douze! A présent te voilà dans l'âge d'aimer une bonne fois, et que ce soit pour toute la vie si tu veux! Si tu crois ça possible, moi, je ne demande pas mieux que de le croire en te le jurant. Voyons, je te le jure, crois-moi, je t'aime!

Le lendemain, Francia était assise sur son petit lit, dans sa pauvre chambre du faubourg Saint-Martin. Neuf heures sonnaient à la paroisse, et ne s'étant ni couchée, ni levée, elle ne songeait pas à ouvrir ses fenêtres et à déjeuner. Elle n'était rentrée qu'a cinq heures du matin; Valentin l'avait ramenée, et elle avait réussi à se faire ouvrir sans être vue de personne, Dodore n'était pas rentré du tout. Elle était donc la depuis quatre grandes heures, plongée dans de vagues rêveries, et tout un monde nouveau se déroulait devant elle.

Elle ne ressentait ni chagrin, ni fatigue; elle vivait dans une sorte d'extase et n'eût pu dire si elle était heureuse ou seulement éblouie. Ce beau prince lui avait juré de l'aimer toujours, et en la quittant il le lui avait répété d'un air et d'un ton si convaincus, qu'elle se laissait aller à le croire. Un prince! Elle se souvenait assez de la Russie pour savoir qu'il y a tant de princes dans ce pays-là que ce titre n'est pas une distinction aussi haute qu'on le croit chez nous. Ces princes qui tirent leur origine des régions caucasiques ont eu parfois pour tout patrimoine une tente, de belles armes, un bon cheval, un maigre troupeau et quelques serviteurs, moitié bergers, moitié bandits. N'importe; en France, le titre de prince reprenait son prestige aux yeux de la Parisienne, et le luxe relatif où campait pour le moment Mourzakine, riche en tout des deux cents louis donnés par son oncle, n'avait pas pour elle d'échelle de comparaison. C'était dans son imagination un prince des contes de fées, et il était si beau! Elle n'avait pas songé à lui plaire, elle s'en-était même défendue. Elle avait bien résolu, en allant chez lui, de n'être pas légère, et elle pensait avoir mis beaucoup de prudence et de sincérité à se défendre. Pouvait-elle résister jusqu'à faire de la peine à un homme à qui elle devait la vie, celle de son frère, et peut-être le prochain retour de sa mère? Et cela, pour ne pas offenser M. Guzman, qui la battait et ne lui était pas fidèle!

D'où vient donc qu'elle avait comme des remords? Ce n'est pas qu'elle eût une peur immédiate de Guzman: il ne venait jamais dans la matinée et il ne pouvait pas savoir qu'elle était rentrée si tard. Le portier seul s'en était aperçu et il la protégeait par haine du perruquier, qui l'avait blessé dans son amour-propre. Francia tenait énormément à sa réputation. Sa réputation! elle s'étendait peut-être à une centaine de personnes du quartier qui la connaissaient de vue ou de nom. N'importe, il n'y a pas de petit horizon, comme il n'y a pas de petit pays. Elle avait toujours fait dire d'elle qu'elle était sincère, désintéressée, fidèle à ses piètres amants; elle ne voulait point passer pour une fille qui se vend et elle cherchait le moyen de faire accepter la vérité sans perdre de sa considération; mais ses réflexions n'avaient pas de suite, l'enivrement de son cerveau dissipait ses craintes: elle revoyait le beau prince à ses pieds, et pour la première fois de sa vie elle était accessible à la vanité sans chercher à s'en défendre, prenant cette ivresse nouvelle pour un genre d'amour enthousiaste qu'elle n'avait jamais ressenti. Enfin l'arrivée de Théodore vint l'arracher à ses contemplations.

– Pas plus habillée que ça? lui dit-il en la voyant en jupe et en camisole, les cheveux encore dénoués. Qu'est-ce qu'il y a donc?

– Et toi? Tu rentres à des neuf heures du matin quand je t'attends depuis…

– Tu sais bien que j'ai été arrêté par ces tamerlans du boulevard! T'as donc pas vu?

– Tu as été mis en liberté au bout d'une heure!

– Comment sais-tu ça!

– Je le sais!

– C'est vrai; mais j'avais encore vingt sous de Guzman dans ma poche… Fallait bien faire un peu la noce après? Vas-tu te fâcher?

– Ecoute, Dodore, tu ne recevras plus rien de Guzman; il faut t'arranger pour ça.

– Parce que?

– Je t'avais déjà défendu…

– J'ai pas désobéi. Ce qu'il m'avait donné hier, c'était pour te régaler, puisqu'il ne pouvait pas venir lui-même; eh bien! j'avais encore vingt sous, je me suis amusé avec. Voilà-t-il pas!

– Il faudra lui rendre ça. C'est bien assez qu'il paye notre loyer, ce qui me permet d'épargner de quoi t'empêcher d'aller tout nu.

– Jolie épargne! Tous tes bijoux sont lavés; tu es bien bête de rester avec Guguz! Il est joli homme, je ne dis pas, et il est amusant quand il chante; mais il est panne, vois-tu, et il n'a pas que toi! Un de ces jours, il faudra bien qu'il te lâche, et tu ferais mieux…

– De quoi? qu'est-ce qui serait mieux?

– D'avoir un mari pour de bon, quand ça ne serait qu'un ouvrier! J'en sais plus d'un dans le quartier qui en tiendrait pour toi, si tu voulais.

– Tu parles comme un enfant que tu es. Est-ce que je peux me marier?

– A cause?.. Je ne suis plus enfant, moi; comme disait Guguz l'autre jour, je ne l'ai jamais été. Y a pas d'enfants sur le pavé de Paris: à cinq ans, on en sait aussi long qu'à vingt-cinq. Faut donc pas faire de grimaces pour causer… Nous n'avons jamais parlé de ça tous les deux, ça ne servait de rien; mois voilà que tu me dis qu'il ne faut plus prendre l'argent à Guzman. Tu as raison, et moi je te dis qu'il ne faut plus en recevoir non plus, toi qui parles! Je dis qu'il faut le quitter, et prendre un camarade à la mairie. Y a le neveu au père Moynet, Antoine, de chez le ferblantier, qui a de quoi s'établir et qui te trouve à son goût. Il sait de quoi il retourne; mais il a dit devant moi à son oncle: – «Ça ne fait rien; avec une autre, j'y regarderais, mais avec elle… – Et le père Moynet a répondu: – T'as raison! Si elle a péché, c'est ma faute, j'aurais dû la surveiller mieux. J'ai pas eu le temps; mais c'est égal, celle-là c'est pas comme une autre; ce qu'elle promettra, elle le tiendra.» Voyons, faut dire oui, Francia!

– Je dis non! pas possible! Antoine! Un bon garçon, mais si vilain! Un ouvrier comme ça! C'est honnête, mais ça manque de propreté… c'est brutal… Non! pas possible!

– C'est ça! il te faut des perruquiers qui sentent bon, ou des princes!

Francia frissonna; puis, prenant son parti:

– Eh bien! oui, dit-elle, il me faut des princes, et j'en aurai quand je voudrai.

Dodore, surpris de son aplomb, en fut ébloui d'abord. L'accès de fierté patriotique qu'il avait eu la veille, et qui l'avait exalté durant la nuit au cabaret, se dissipa un instant. Ses yeux éteints s'arrondirent et il crut faire acte d'héroïsme en répondant:

– Des princes, c'est gentil, pourvu qu'ils ne soient pas étrangers.

– Ne revenons pas là-dessus, lui dit Francia. Nous n'avons pas de temps à perdre à nous disputer. Il faut nous en aller d'ici. On doit venir me prendre à midi et payer le loyer échu. J'emporte mes nippes et les tiennes. Tu resteras seulement pour dire à Guzman: « – Ma soeur est partie, vous ne la reverrez plus. Je ne sais pas où elle est; elle vous laisse le châle bleu et la parure d'acier que vous lui avez donnés… Voilà.»

– C'est arrangé comme ça? dit Théodore stupéfait… Alors tu me plantes là aussi, moi? Deviens ce que tu pourras? Et allez donc! Va comme je te pousse!

– Tu sais bien que non, Dodore, tu sais bien que je n'ai que toi. Voilà quatre francs, c'est toute ma bourse aujourd'hui; mais c'est de quoi ne pas jeûner et ne pas coucher dehors. Demain ou après-demain au plus tard, tu trouveras de mes nouvelles; une lettre pour toi chez papa Moynet, et, où je serai, tu viendras.

– Tu ne veux pas me dire où?

– Non, tu pourras sans mentir jurer à Guzman que tu ne sais pas où je suis.

– Et dans le quartier, qu'est-ce qu'il faudra dire? Guguz va faire un sabbat!..

 

– Je m'y attends bien! Tu diras que tu ne sais pas!

– Écoute, Fafa, dit le gamin, après avoir tiraillé les trois poils de ses favoris naissants, ça ne se peut pas, tout ca! Je vois bien que tu vas être heureuse, et que tu ne veux pas m'abandonner; mais les bonheurs, ça ne dure pas, et quand nous voudrons revenir dans le quartier, faudra changer toute notre société pour une autre; moi, je vais avec les ouvriers honnêtes, on ne m'y moleste pas trop. On me reproche de ne rien faire, mais on me dit encore: – Travaille donc! te v'là en âge. T'auras pas toujours ta soeur! et d'ailleurs, ta soeur, elle ne fera pas fortune, elle vaut mieux que ça!.. «T'entends bien, Fafa? quand on ne te verra plus, ça sera rasé, et, si on me revoit bien habillé avec de l'argent dans ma poche, on me renverra avec ceux qu'on méprise, et dame!.. il faudra bien descendre dans la société. Tu ne veux pas de ça, pas vrai? Il ne vaut pas grand'chose, ton Dodore; mais il vaut mieux que rien du tout!»

Francia cacha sa figure dans ses mains, et fondit en larmes. La vie sociale se déroulait devant elle pour la première fois. La vitalité de sa propre conscience faisait un grand effort pour se dégager sous l'influence inattendue de ce frère avili jusque-là par elle, à l'insu de l'un et de l'autre, qui allait l'être davantage et sciemment.

– Tu vaux mieux que moi, lui dit-elle. Nous avons encore de l'honnêteté à garder, et, si nous nous en allons dans un autre endroit, nous ne connaîtrons pas une personne pour nous dire bonjour en passant; mais qu'est-ce que nous pouvons faire? Je ne dois pas rester avec Guzman et je ne veux rien garder de lui.

– Tu ne l'aimes plus!

– Non, plus du tout.

– Ne peux-tu pas patienter?

– Non, il faudrait le tromper. Je ne peux pas!

– Eh bien, ne le trompe pas. Dis-lui que c'est fini, que tu veux te marier.

– Je mentirais et il ne me croirait pas. Pense au train qu'il va faire! Ça nous fera bien plus de tort que de nous sauver!

– Il ne t'aime déjà pas tant! Dis-lui que tu sais ses allures, mets-le à la porte, je t'aiderai. Je ne le crains pas, va, j'en mangerais dix comme lui!

– Il criera qu'il est chez lui, qu'il paie le logis, que c'est lui qui nous chasse!

– Tu n'as donc pas de quoi le payer, ce satané loyer, lui jeter son argent à la figure, quoi!

– J'ai quatre francs, je te l'ai dit. Je ne reçois jamais d'argent de lui; ça me répugne. Il me donne tous les jours pour le dîner puisqu'il dîne avec nous; le matin, nous mangeons les restes, toi et moi.

– Ah! s'écria Dodore en serrant les poings, si j'avais pensé! Je prendrai un état, Fafa, vrai! Je vais me mettre à n'importe quelle pioche! Faut travailler, faut pas dépendre comme ça!

– Quand je te le disais! Tu voyais bien qu'à coudre chez nous des gilets de flanelle dans la journée, je ne pouvais pas gagner plus de six sous; avec ça, je ne pouvais pas t'élever et vivre sans mendier. Les amoureux sont venus me dire: – «Ne travaille donc pas, tu es trop jolie pour veiller si tard, et d'ailleurs, tu auras beau faire, ça ne te sauvera pas.» Je les ai écoutés, croyant que l'amitié empocherait la honte, et nous voilà!

– Faut que ça finisse, s'écria Dodore; c'est à cause de moi que ça t'arrive! faut en finir! Je vas chercher Antoine! Il paiera tout, il te conduira quelque part d'où tu ne sortiras que pour l'épouser!

Antoine adorait Francia; elle était son rêve, son idéal. Il lui pardonnait tout, il était prêt à la protéger, à la sauver. Elle le savait bien. Il ne le lui avait dit que par ses regards et son trouble en la rencontrant; mais c'était un être inculte. Il savait à peine signer son nom. Il ne pouvait pas dire un mot sans jurer, il portait une blouse, il avait les mains larges, noires et velues jusqu'au bout des doigts. Il faisait sa barbe une fois par semaine, il semblait affreux à Francia, et l'idée de lui appartenir la révoltait.

– Si tu veux que je me tue, s'écria-t-elle en allant éperdue vers la fenêtre, va chercher cet homme-là!

Il fallait pourtant prendre un parti, et toute solution semblait impossible, lorsqu'on sonna discrètement à la porte.

– N'aie pas peur! dit Théodore à sa soeur, ça n'est pas Guzman qui sonne si doux que ça.

Il alla ouvrir et M. Valentin apparut. Il apportait une lettre de Mourzakine ainsi conçue:

«Puisque tu es si craintive, mon cher petit oiseau bleu, j'ai trouvé moyen de tout arranger. M. Valentin t'en fera part, aie confiance en lui.»

– Quel moyen le prince a-t-il donc trouvé? dit Francia en s'adressant à Valentin.

– Le prince n'a rien trouvé du tout, répondit Valentin avec le sourire d'un homme supérieur: il m'a raconté votre histoire et fait connaître vos scrupules. J'ai trouvé un arrangement bien simple. Je vais dire à votre propriétaire et dans le café d'en bas que votre mère est revenue de Russie, que vous partez pour aller au-devant d'elle à la frontière et que c'est elle qui vous envoie de l'argent. Soyez tranquille; mais allez vite, le fiacre n° 182 est devant la Porte Saint-Martin, et il a l'adresse du prince, qui vous attend.

– Partons! dit Francia en prenant le bras de son frère. Tu vois comme le prince est bon; il nous sauve la vie et l'honneur!

Dodore, étourdi, se laissa emmener. Sa morale était de trop fraîche date pour résister davantage. Ils évitèrent de passer devant l'estaminet, bien que le coeur de Francia se serrât à l'idée de quitter ainsi son vieil ami Moynet; mais il l'eût peut-être retenue de force. Ils trouvèrent le fiacre, qui les conduisit au faubourg Saint-Germain; Mozdar les reçut et les fit monter dans le pavillon occupé par Mourzakine. Il y avait à l'étage le plus élevé un petit appartement que Valentin louait au prince moyennant un louis de plus par jour, et qui prenait vue sur le grand terrain où se réunissaient les jardins des hôtels environnants, celui de l'hôtel de Thièvre compris.

– Excusez! dit Dodore en parcourant les trois chambres, nous voilà donc passés princes pour de bon!

Une heure après, Valentin arrivait avec un carton et un ballot; il apportait à Francia et à Théodore les pauvres effets qu'ils avaient laissés dans leur appartement du faubourg.

– Tout est arrangé, leur dit-il. J'ai payé votre loyer et vous ne devez rien à personne. J'ai renvoyé à M. Guzman Lebeau les objets que vous vouliez lui restituer. J'ai dit à votre ami Moynet ce qui était convenu. Il n'a pas été trop surpris; il a paru seulement chagrin de n'avoir pas reçu vos adieux.

Deux grosses larmes tombèrent des yeux de Francia.

– Tranquillisez-vous, reprit Valentin; il ne vous fait pas de reproche. J'ai tout mis sur mon compte. Je lui ai dit que vous deviez prendre la diligence pour Strasbourg à une heure et que vous n'aviez pas eu une minute à perdre pour ne pas manquer la voiture. Il m'a demandé mon nom. Je lui ai dit un nom en l'air et j'ai promis d'aller lui donner de vos nouvelles. Je l'ai laissé tranquille et joyeux.

Dodore admira Valentin et ne put s'empêcher de frapper dans ses mains en faisant une pirouette.

– Le jeune homme est content? dit Valentin en clignotant; à présent, il faut songer à lui donner de l'occupation. Le prince désire qu'on ne le voie pas vaguer aux alentours. Je l'enverrai à un de mes amis qui a une entreprise de roulage hors Paris. Sait-il écrire?

– Pas trop, dit Francia.

– Mais il sait lire?

– Oui, assez bien. C'est moi qui lui ai appris. S'il voulait, il apprendrait tout! Il n'est pas sot, allez!

– Il fera les commissions, et peu à peu il se mettra aux écritures; c'est son affaire de s'instruire. Plus on est instruit, plus on gagne. Il sera logé et nourri en attendant qu'il fasse preuve de bonne volonté, et on lui donnera quelque chose pour s'habiller. Voici l'adresse et une lettre pour le patron. Quant à vous, ma chère enfant, vous êtes libre de sortir; mais, comme vous désirez rester cachée, ma femme vous apportera vos repas, et, si vous vous ennuyez d'être seule, elle viendra tricoter auprès de vous. Elle ne manque pas d'esprit, sa société est agréable. Vous pourrez prendre l'air au jardin le matin de bonne heure et le soir aussi; soyez tranquille, vous ne manquerez de rien et je suis tout à votre service.