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Francia; Un bienfait n'est jamais perdu

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– Mais n'aurons-nous pas une reine qui réglera ce point essentiel? dit une jeune femme.

– Non, ma chère, répondît une dame âgée. Le roi n'est pas remarié; mais il y a Madame, sa nièce, la fille de Louis XVI, qui est fort pieuse, et qui remplacera vos nudités par un costume décent.

– Ah! mon Dieu! dit la jeune femme à l'oreille de sa voisine en désignant celle qui venait de parler, est-ce que nous allons toutes être habillées comme elle?

– Ah ça! dit une autre en s'adressant à la marquise, on dit que vous avez chez vous un Russe beau comme le jour. Vous nous le cachez donc?

– Mon Russe n'est qu'un cosaque, répondit madame de Thièvre; il ne vaut pas la peine d'être montré.

– Vous hébergez un cosaque? dit une petite baronne encore très-provinciale; est-ce vrai que ces hommes-là ne mangent que de la chandelle?

– Fi! ma chère, reprit la vieille qui avait déjà parlé; ce sont les jacobins qui font courir ces bruits-là! Les officiers de cosaques sont des hommes très-bien nés et très-bien élevés. Celui qui loge ici est un prince, à ce que j'ai ouï dire.

– Revenez me voir demain, je vous le présenterai, dit la marquise. En ce moment, je ne sais où il est.

– Il n'est pas loin, dit un ingénu de douze ans, jeune duc qui accompagnait sa grand'mère dans ses visites; je viens de le voir traverser le jardin!

– Madame de Thièvre nous le cache, c'est bien sûr! s'écrièrent les jeunes curieuses.

Le fait est que la marquise avait depuis quelques instants, pour son beau cousin, un dédain qui frisait le dégoût. Elle l'avait quitté sans lui offrir de le présenter à son entourage, et il boudait au fond du jardin. Elle prit le parti de le faire appeler, contente peut-être de produire ce bel exemplaire de la grâce russe et d'avoir l'air de s'en soucier médiocrement; vengeance de femme.

Il eut un succès d'enthousiasme; vieilles et jeunes, avec ce sans-façon de curiosité qui est dans nos moeurs et que les bienséances ne savent pas modérer, l'entourèrent, l'examinant comme un papillon exotique qu'il fallait voir de près, lui faisant mille questions délicates ou niaises, selon la portée d'esprit de chacune, et s'excusant sur l'émotion politique de l'indiscrétion de leurs avances. Les dernières impressions de l'empire avaient préparé à voir dans un cosaque une sorte de monstre croquemitaine. L'exemplaire était beau, caressant, parfumé, bien costumé. On aurait voulu le toucher, lui donner du bonbon, l'emporter dans sa voiture, le montrer à ses bonnes amies.

Mourzakine, surpris, voyait se reproduire dans ce monde choisi les scènes ingénues qui l'avaient frappé dans d'autres milieux et d'autres pays. Il eut le succès modeste; mais son regard pénétrant et enflammé fit plus d'une victime, et, quand les visites s'écoulèrent à regret, il avait reçu tant d'invitations qu'il fut forcé de demander le secours de la marquise pour inscrire sur un carnet les adresses et les noms de ses conquêtes.

Madame de Thièvre lui vanta l'esprit et la bonne grâce de ses nombreuses rivales avec un désintéressement qui l'éclaira. Il se vit méprisé, et dès lors une seule conquête, celle de la marquise, lui parut désirable.

Elle devait sortir le soir après le dîner; elle alla s'habiller de nouveau, le laissant seul avec M. de Thièvre, et, par un raffinement de vengeance, elle vint en toilette de soirée, les bras nus jusqu'à l'épaule, la poitrine découverte presque jusqu'à la ceinture, réclamant le bras de son mari, exprimant à son hôte l'ironique regret de le laisser seul. M. de Thièvre s'excusa sur la nécessité d'aller s'occuper des affaires publiques. Mourzakine resta au salon, et, après avoir avoir feuilleté en bâillant un opuscule politique, il s'endormit profondément sur le sofa.

II

Mourzakine goûtait ce doux repos depuis environ une heure, quand il fut réveillé en sursaut par une petite main qui passait légèrement sur son front. Persuadé que la marquise, dont il venait justement de rêver, lui apportait sa grâce, il saisit cette main et allait la baiser, lorsqu'il reconnut son erreur. Bien qu'il eût éteint les bougies et baissé le chapiteau de la lampe pour mieux dormir, il vit un autre costume, une autre taille, et se leva brusquement avec la soudaine méfiance de l'étranger en pays ennemi.

– Ne craignez rien, lui dit alors une voix douce, c'est moi, c'est Francia!

– Francia! s'écria-t-il, ici? Qui vous a fait entrer?

– Personne. J'ai dit au concierge que je vous apportais un paquet. Il dormait à moitié, il n'a pas fait attention; il m'a dit: « – Le perron.» J'ai trouvé les portes ouvertes. Deux domestiques jouaient aux cartes dans l'antichambre; ils ne m'ont pas seulement regardée. J'ai traversé une autre pièce où dormait un de vos militaires, un cosaque! Celui-là dormait si bien que je n'ai pas pu l'éveiller; alors j'ai été plus loin devant moi, et je vous ai trouvé dormant aussi. Vous êtes donc tout seul dans cette grande maison? Je peux vous parler, mon frère m'a dit que vous ne refusiez pas…

– Mais, ma chère… je ne peux pas vous parler ici, chez la marquise…

– Marquise ou non, qu'est-ce que cela lui fait? Elle serait là, je parlerais devant elle. Du moment qu'il s'agit…

– De ta mère? je sais; mais, ma pauvre petite, comment veux-tu que je me rappelle?..

– Vous l'aviez pourtant vue sur le théâtre; si vous l'eussiez retrouvée à la Bérézina, vous l'auriez bien reconnue?

– Oui, si j'avais eu le loisir de regarder quelque chose; mais dans une charge de cavalerie…

– Vous avez donc chargé les traînards?

– Sans doute, c'était mon devoir. Avait-elle passé la Bérézina, ta mère, quand tu as été séparée d'elle?

– Non, nous n'avions point passé. Nous avions réussi à dormir, à moitié mortes de fatigue, à un bivouac où il y avait bon feu. La troupe nous emmenait, et nous marchions sans savoir où on nous traînait encore. Nous étions parties de Moscou dans une vieille berline de voyage achetée de nos deniers et chargée de nos effets; on nous l'avait prise pour les blessés. Les affamés de l'arrière-garde avaient pillé nos caisses, nos habits, nos provisions: ils étaient si malheureux! Ils ne savaient plus ce qu'ils faisaient; la souffrance les rendait fous. Depuis huit jours, nous suivions l'armée à pied, et les pieds à peu près nus. Nous allions nous engager sur le pont quand il a sauté. Alors, vos brigands de cosaques sont arrivés. Ma pauvre mère me tenait serrée contre elle. J'ai senti comme un glaçon qui m'entrait dans la chair: c'était un coup de lance. Je ne me souviens de rien jusqu'au moment où je me suis trouvée sur un lit. Ma mère n'était pas là, vous me regardiez… Alors vous m'avez fait manger, et vous êtes parti en disant: « – Tâche de guérir.»

– Oui, c'est très-exact, et après, qu'es-tu devenue?

– Ce serait trop long à vous dire, et ce n'est pas pour parler de moi que je suis venue…

– Sans doute, c'est pour savoir… Mais je ne peux rien te dire encore, il faut que je m'informe; j'écrirai à Pletchenitzy, à Studzianka, dans tous les endroits où l'on a pu conduire des prisonniers, et dès que j'aurai une réponse…

– Si vous questionniez votre cosaque? Il me semble bien que c'est le même que j'ai vu auprès de vous à Pletchenitzy?

– Mozdar? C'est lui en effet! Tu as bonne mémoire!

– Parlez-lui tout de suite…

– Soit!

Mourzakine alla sans bruit éveiller Mozdar, qui n'eût peut-être pas entendu le canon, mais qui, au léger grincement des bottes de son maître, se leva et se trouva lucide comme par une commotion électrique.

– Viens, lui dit Mourzakine dans sa langue. Le cosaque le suivit au salon.

– Regarde cette jeune fille, dit Mourzakine en soulevant le chapiteau de la lampe pour qu'il pût distinguer les traits de Francia; la connais-tu?

– Oui, mon petit père, répondit Mozdar; c'est celle qui a fait cabrer ton cheval noir.

– Oui, mais où l'avais-tu déjà vue avant d'entrer en France?

– Au passage de la Bérézina: je l'ai portée par ton ordre sur ton lit.

– Très-bien. Et sa mère?

– La danseuse qui s'appelait…

– Ne dis pas son nom devant elle. Tu la connaissais donc, cette danseuse?

– A Moscou, avant la guerre, tu m'envoyais lui porter des bouquets.

Mourzakine se mordit la lèvre. Son cosaque lui rappelait une aventure dont il rougissait, bien qu'elle fût fort innocente. Étudiant à l'université de Dorpat et se trouvant en vacances à Moscou, il avait été, à dix-huit ans, fort épris de Mimi La Source jusqu'au moment où il l'avait vue en plein jour, flétrie et déjà vieille.

– Puisque tu te souviens si bien, dit-il à Mozdar, tu dois savoir si tu l'as revue à la Bérézina.

– Oui, dit ingénument Mozdar, je l'ai reconnue après la charge, et j'ai eu du regret… Elle était morte.

– Maladroit! Est-ce que c'est toi qui l'as tuée?

– Peut-être bien! Je ne sais pas. Que veux-tu, mon petit père? Les traînards ne voulaient ni avancer, ni reculer; il fallait bien faire une trouée pour arriver à leurs bagages: on a poussé un peu la lance au hasard dans la foule. Je sais que j'ai vu la petite tomber d'un côté, la femme de l'autre. Un camarade a achevé la mère; moi, je ne suis pas méchant: j'ai jeté la petite sur un chariot. Voilà tout ce que je puis te dire.

– C'est bien, retourne dormir, répondit Mourzakine.

Il n'était pas besoin de lui recommander le silence: il n'entendait pas un mot de français.

– Eh bien! eh bien! mon Dieu! dit Francia en joignant les mains; il sait quelque chose; vous lui avez parlé si longtemps!

– Il ne se rappelle rien, répondit Mourzakine. J'écrirai demain aux autorités du pays où les choses se sont passées. Je saurai s'il est resté par là des prisonniers. A présent, il faut t'en aller, mon enfant. Dans deux jours, j'aurai en ville un appartement où tu viendras me voir, et je te tiendrai au courant de mes démarches.

 

– Je ne pourrai guère aller chez vous; je vous enverrai Théodore.

– Qui ça? ton petit frère?

– Oui; je n'en ai qu'un.

– Merci, ne me l'envoie pas, ce charmant enfant! J'ai peu de patience, je le ferais sortir par les fenêtres.

– Est-ce qu'il a été malhonnête avec vous? Il faut lui pardonner! Un orphelin sur le pavé de Paris, ça ne peut pas être bien élevé. C'est un bon coeur tout de même. Allons!.. si vous ne voulez pas le voir, j'irai vous parler; mais où serez-vous?

– Je n'en sais rien encore; le concierge de cette maison-ci le saura, et tu n'auras qu'à venir lui demander mon adresse.

– C'est bien, monsieur; merci et adieu!

– Tu ne veux pas me donner la main?

– Si fait, monsieur. Je vous dois la vie, et si vous me faisiez retrouver ma mère… vous pourriez bien me demander de vous servir à genoux.

– Tu l'aimes donc bien?

– A Moscou, je ne l'aimais pas, elle me battait trop fort; mais après, quand nous avons été si malheureuses ensemble, ah! oui, nous nous aimions! Et depuis que je l'ai perdue, sans savoir si c'est pour un temps ou pour toujours, je ne fais que penser à elle.

– Tu es une bonne fille. Veux-tu m'embrasser?

– Non, monsieur, à cause de mon… amant, qui est si jaloux! Sans lui, je vous réponds bien que ce serait de bon coeur.

Mourzakine, ne voulant pas lui inspirer de méfiance, la laissa partir et recommanda à Mozdar de la conduire jusqu'à la rue, où son frère l'attendait. Quand elle fut sortie, il s'absorba dans l'étude tranquille de l'émotion assez vive qu'il avait éprouvée auprès d'elle. Francia était ce que l'on peut appeler une charmante fille. Coquette dans son ajustement, elle ne l'était pas dans ses manières. Son caractère avait un fonds de droiture qui ne la portait point à vouloir plaire à qui ne lui plaisait pas. Délicatement jolie quoique sans fraîcheur, son enfance avait trop souffert, elle avait un charme indéfinissable. C'est ainsi que se le définissait Mourzakine dans son langage intérieur de mots convenus et de phrases toutes faites.

La marquise rentra vers minuit. Elle était agitée. On lui avait tant parlé de son prince russe, on le trouvait si beau, tant de femmes désiraient le voir, qu'elle se sentait blessée en pensant avec quelle facilité il pourrait se consoler de ses dédains. – Persisterait-il à la désirer, quand un essaim de jeunes beautés, comme on disait alors, viendrait s'offrir à sa convoitise? Peut-être, ne s'était-il soucié d'elle que très-médiocrement jusque-là: c'était un affront qu'elle ne pouvait endurer. Elle revenait donc à lui, résolue à l'enflammer de telle manière qu'il dût regretter amèrement la déception qu'elle se promettait de lui infliger, car en aucun cas elle ne voulait lui appartenir.

Elle avait congédié ses gens, disant qu'elle attendrait M. de Thièvre jusqu'au jour, s'il le fallait, pour avoir des nouvelles, et elle avait gardé sa toilette provocante, si l'on peut appeler toilette l'étroite et courte gaine de crêpe et de satin qui servait de robe dans ce temps-là. Elle avait gardé, il est vrai, un splendide cachemire couleur de feu dont elle se drapait avec beaucoup d'art, et qui, dans ses évolutions habiles, couvrait et découvrait alternativement chaque épaule; sa tête blonde, frisottée à l'antique, était encadrée de perles, de plumes et de fleurs; elle était vraiment belle et de plus animée étrangement par la volonté de le paraître. Mourzakine n'était point un homme de sentiment. Un Français eût perdu le temps à discuter, à vouloir vaincre ou convaincre par l'esprit ou par le coeur. Mourzakine, ne se piquant ni de coeur ni d'esprit en amour, n'employant aucun argument, ne faisant aucune promesse, ne demandant pas l'amour de l'âme, ne se demandant même pas à lui-même si un tel amour existe, s'il pouvait l'inspirer, si la marquise était capable de le ressentir, lui adressa des instances de sauvage. Elle fut en colère; mais il avait fait vibrer en elle une corde muette jusque-là. Elle était troublée, quand la voiture du marquis roula devant le perron. Il était temps qu'il arrivât. Flore se jura de ne plus s'exposer au danger; mais la soif aveugle de s'y retrouver l'empêcha de dormir. Bien que son coeur restât libre et froid, sa raison, sa fierté, sa prudence, ne lui appartenaient plus, et le beau cosaque s'endormait sur les deux oreilles, certain qu'elle n'essayerait pas plus de lui nuire qu'elle ne réussirait à lui résister.

Le lendemain, il fit pourtant quelques réflexions. Il ne fallait pas éveiller la jalousie de M. de Thièvre, qui, en le trouvant tête-à-tête avec sa femme à deux heures du matin, lui avait lancé un regard singulier. Il fallait, dès que les arrêts seraient levés, quitter la maison et s'installer dans un logement où la marquise pourrait venir le trouver. Il appela Martin et le questionna sur la proximité d'un hôtel garni.

– J'ai mieux que ça, lui répondit le valet de chambre. Il y a, à deux pas d'ici, un pavillon entre cour et jardin; c'est un ravissant appartement de garçon, occupé l'an dernier par un fils de famille qui a fait des dettes, qui est parti comme volontaire et n'a pas reparu. Il a donné la permission à son valet de chambre, qui est mon ami, de se payer de ses gages arriérés en sous-louant, s'il trouvait une occasion avantageuse, le local tout meublé. Je sais qu'il est vacant, j'y cours, et j'arrange l'affaire dans les meilleures conditions possible pour Votre Excellence.

Mourzakine n'était pas riche. Il n'était pas certain de n'être pas brouillé avec son oncle; mais il n'osa pas dire à Martin de marchander, et, une heure après, le valet revint lui apporter la clef de son nouvel appartement en lui disant:

– Tout sera prêt demain soir. Votre Excellence y trouvera ses malles, son cosaque, ses chevaux, une voiture fort élégante qui est mise à sa disposition pour les visites; en outre mon ami Valentin, valet de chambre du propriétaire, sera à ses ordres à toute heure de jour et de nuit.

– Le tout pour… combien d'argent? dit Mourzakine avec un peu d'inquiétude.

– Pour une bagatelle: cinq louis par jour, car on ne suppose pas que Son Excellence mangera chez elle.

– Avant de conclure, dit Mourzakine, effrayé d'être ainsi rançonné, mais n'osant discuter, vous allez porter une lettre à l'hôtel Talleyrand.

Et il écrivit à son oncle:

«Mon cher et cruel oncle, quel mal avez-vous donc dit de moi à ma belle hôtesse? Depuis votre visite, elle me persifle horriblement et je sens bien qu'elle aspire à me mettre à la porte. Je cherche un logement. Vous qui êtes déjà venu à Paris, croyez-vous qu'on me vole en me demandant cinq louis par jour, et que je puisse me permettre un tel luxe?»

Le comte Ogokskoï comprit. Il répondit à l'instant même:

«Mon frivole et cher neveu, si tu as déplu à ta belle hôtesse, ce n'est pas ma faute. Je t'envoie deux cents louis de France, dont tu disposeras comme tu l'entendras. Il n'y a pas de place pour toi à l'hôtel Talleyrand, où nous sommes fort encombrés; mais demain tu peux reparaître devant le père: j'arrangerai ton affaire.»

Mourzakine, enchanté du succès de sa ruse, donna l'ordre à Martin de conclure le marché et de tout disposer pour son déménagement.

– Vous nous quittez, mon cher cousin? lui dit le marquis à déjeuner; vous êtes donc mal chez nous?

La marquise devint pâle; elle pressentit une trahison: la jalousie lui mordit le coeur.

– Je suis ici mieux que je ne serai jamais nulle part, répondit Mourzakine; mais je reprends demain mon service, et je serais un hôte incommode. On peut m'appeler la nuit, me forcer à faire dans votre maison un tapage du diable

Il ajouta quelques autres prétextes que le marquis ne discuta pas. La marquise exprima froidement ses regrets. Dès qu'elle fut seule avec lui, elle s'emporta.

– J'espérais, lui dit-elle, que vous prendriez patience encore quarante-huit heures avant de voir mademoiselle Francia; mais vous n'avez pu y tenir et vous avez reçu cette fille hier dans ma maison. Ne niez pas, je le sais, et je sais que c'est une courtisane, la maîtresse d'un perruquier.

Mourzakine se justifia en racontant la chose à peu près comme elle s'était passée, mais en ajoutant que la petite fille était plutôt laide que jolie, autant qu'il avait pu en juger sans avoir pris la peine de la regarder. Puis il se jeta aux genoux de la marquise en jurant qu'une seule femme à Paris lui semblait belle et séduisante, que les autres n'étaient que des fleurettes sans parfum autour de la rose, reine des fleurs. Ses compliments furent pitoyablement classiques, mais ses regards étaient de feu. La marquise fut effrayée d'un adorateur que la crainte d'être surpris à ses pieds n'arrêtait pas en plein jour, et en même temps elle se persuada qu'elle avait eu tort de l'accuser de lâcheté. Elle lui pardonna tout et se laissa arracher la promesse de le voir en secret quand il aurait un autre gîte.

– Tenez, lui dit Mourzakine, qui, des fenêtres de sa chambre au premier étage, avait examiné les localités et dressé son plan, la maison que je vais habiter n'est séparée de la vôtre que par un grand hôtel…

– Oui, c'est l'hôtel de madame de S… qui est absente. Beaucoup d'hôtels sont vides par la crainte qu'on a eue du siège de Paris.

– Il y a un jardin à cet hôtel, un jardin très-touffu qui touche au vôtre. Le mur n'est pas élevé.

– Ne faites pas de folies! Les gens de madame de S… parleraient.

– On les payera bien, ou on trompera leur surveillance. Ne craignez rien avec moi, âme de ma vie! je serai aussi prudent qu'audacieux, c'est le caractère de ma race.

Ils furent interrompus par les visites qui arrivaient. Mourzakine procura un vrai triomphe à la marquise en se montrant très-réservé auprès des autres femmes.

Le jour suivant, l'Opéra offrait le plus brillant spectacle. Toute la haute société de Paris se pressait dans la salle, les femmes dans tout l'éclat d'une parure outrée, beaucoup coiffées de lis aux premières loges; aux galeries, quelques-unes portaient un affreux petit chapeau noir orné de plumes de coq, appelé chapeau à la russe, et imitant celui des officiers de cette nation. Le chanteur Laïs, déjà vieux, et se piquant d'un ardent royalisme, était sur la scène. L'empereur de Russie avec le roi de Prusse occupait la loge de Napoléon et Laïs chantait sur l'air de vive Henri IV certains couplets que l'histoire a enregistrés en les qualifiant de «rimes abjectes.» La salle entière applaudissait. La belle marquise de Thièvre sortait de sa loge deux bras d'albâtre pour agiter son mouchoir de dentelle comme un drapeau blanc. Du fond de la loge impériale, le monumental Ogokskoï la contemplait. Mourzakine était tellement au fond, lui, qu'il était dans le corridor.

Au cintre, le petit public qui simulait la partie populaire de l'assemblée applaudissait aussi. On avait dû choisir les spectateurs payants, si toutefois il y en avait. Tout le personnel de l'établissement avait reçu des billets avec l'injonction de se bien comporter. Parmi ces attachés de la maison, M. Guzman Lebeau, qu'on appelait dans les coulisses le beau Guzman, et qui faisait partie de l'état-major du coiffeur en chef, avait reçu deux billets de faveur qu'il avait envoyés à sa maîtresse Francia et à son frère Théodore.

Ils étaient donc là, ces pauvres enfants de Paris, bien haut, bien loin derrière le lustre, dans une sorte de niche où la jeune fille avait le vertige et regardait sans comprendre. Guzman lui avait envoyé un mouchoir de percale brodée, en lui recommandant de ne s'en servir que pour le secouer en l'air quand elle verrait «le beau monde» donner l'exemple. A la fin de l'ignoble cantate de Laïs, elle fit un mouvement machinal pour déplier ce drapeau; mais son frère ne lui en donna pas le temps: il le lui arracha des mains, cracha dedans, et le lança dans la salle, où il tomba inaperçu dans le tumulte de cet enthousiasme de commande.

– Ah! mon Dieu! qu'est-ce que tu fais? lui dit Francia, les yeux pleins de larmes, mon beau mouchoir!..

– Tais-toi, viens-nous-en, lui répondit Dodore, les yeux égarés; viens, ou je me jette la tête la première dans ce tas de fumier!

Francia eut peur, lui prit le bras et sortit avec lui.

– Non! pas de contremarque, dit-il en franchissant le seuil. Il fait trop chaud là-dedans; on s'en va.

Il l'entraînait d'un pas rapide, jurant entre ses dents, gesticulant comme un furieux.

– Voyons, Dodore, lui dit-elle quand ils furent sur les boulevards, tu deviens fou! Est-ce que tu as bu? Songe donc à tous ces soldats étrangers qui sont campés autour de nous! ne dis rien, tu te feras arrêter. Qu'est-ce que tu as? dis!

– J'ai, j'ai… je ne sais pas ce que j'ai, répondit-il.

Et, se contenant, il arriva avec elle sans rien dire jusqu'à leur maison.

 

– Tiens, dit-il alors, entrons chez le père Moynet. Guzman m'a donné trois francs pour te régaler; nous allons boire de l'orgeat, ça me remettra.

Ils entrèrent dans l'estaminet-café qui occupait le rez-de-chaussée, et qui était tenu par un vieux sergent estropié à Smolensk; quelques sous-officiers prussiens buvaient de l'eau-de-vie en plein air devant la porte.

Francia et son frère se placèrent loin d'eux au fond de l'établissement, à une petite table de marbre rayé et dépoli par le jeu de dominos. Dodore dégusta son verre d'orgeat avec délices d'abord, puis tout à coup, le posant renversé sur le marbre:

– Tiens, dit-il à sa soeur, c'est pas tout ça! je te défends de retourner chez ton prince russe; ça n'est pas la place d'une fille comme toi.

– Qu'est-ce que tu as ce soir contre les alliés? Tu étais si content d'aller à l'Opéra, en loge… excusez! Et voilà que tu m'emmènes avant la fin!

– Eh bien! oui, voilà! J'étais content de me voir dans une loge; mais de voir le monde applaudir une chanson si bête!.. C'est dégoûtant, vois-tu, de se jeter comme ça dans les bottes des cosaques… C'est lâche! On n'est qu'un pauvre, un sans pain, un rien du tout, mais on crache sur tous ces plumets ennemis. Nos alliés! ah ouiche! Un tas de brigands! nos amis, nos sauveurs! Je t'en casse! Tu verras qu'ils mettront le feu aux quatre coins de Paris, si on les laisse faire; léchez-leur donc les pieds! N'y retourne plus chez ce Russe, ou je le dis à Guguz.

– Si tu le dis à Guzman, il me tuera, tu seras bien avancé après! Qu'est-ce que tu deviendras sans moi? Un gamin qui n'a jamais voulu rien apprendre et qui, à seize ans, n'est pas plus capable de gagner sa vie que l'enfant qui vient de naître!

– Possible, mais ne m'ostine pas! Ton Russe…

– Oui, disons-en du mal du Russe, qui peut nous faire retrouver notre pauvre maman! Si tu savais t'expliquer au moins! Mais pas capable de faire une commission! Il paraît que tu lui as mal parlé; il a dit que, si tu y retournes, il te tuera.

– Voyez-vous ça, Lisette! Il m'embrochera dans la lance de son sale cosaque! Des jolis cadets, avec leurs bouches de morue et leurs yeux de merlans frits! J'en ferais tomber cinq cents comme des capucins de cartes en leur passant dans les jambes; veux-tu voir?

– Allons-nous-en, tiens! tu ne dis que des bêtises… Ceux qui sont là, c'est des Prussiens, d'ailleurs!

– Encore pire! Avec ça que je les aime, les Prussiens! Veux-tu voir?

Francia haussa les épaules et frappa avec une clé sur la table pour appeler le garçon. Dodore le paya, reprit le bras de sa soeur et se disposa à sortir. Le groupe de Prussiens était toujours arrêté sur la porte, causant à voix haute et ne bougeant non plus que des blocs de pierre pour laisser entrer ou sortir. Le gamin les avertit, les poussa un peu, puis tout à fait, en leur disant:

– Voyons, laissez-vous cerculer les dames?

Ils étaient comme sourds et aveugles à force de mépris pour la population. L'un d'eux pourtant avisa la jeune fille et dit en mauvais français un mot grossier qui peut-être voulait être-aimable; mais il ne l'eut pas plus tôt prononcé qu'un coup de poing bien asséné lui meurtrissait le nez jusqu'à faire jaillir le sang. Vingt bras s'agitèrent pour saisir le coupable; il tenait parole à sa soeur, il glissait comme un serpent entre les jambes de l'ennemi et renversait les hommes les uns sur les autres. Il se fût échappé, s'il ne fut tombé sur un peloton russe qui s'empara de lui et le conduisit au poste. Dans la bagarre, Francia s'était réfugiée auprès du père Moynet, le vieux troupier, son meilleur ami: c'est lui qui l'avait ramenée en France à travers mille aventures, la protégeant quoique blessé lui-même, et la faisant passer pour sa fille.

La pauvre Francia était désolée, et il ne la rassurait pas. Bien au contraire, en haine de l'étranger, il lui présentait l'accident sous les couleurs les plus sombres: être arrêté pour une rixe en temps ordinaire, ce n'était pas grand'chose, surtout quand il s'agissait d'un frère voulant faire respecter sa soeur; mais avec les étrangers il n'y avait rien à espérer. La police leur livrerait le pauvre Dodore et ils ne se gêneraient pas pour le fusiller. Francia adorait son frère; elle ne se faisait pourtant pas illusion sur ses vices précoces et sur son incorrigible paresse. Au retour de la campagne de Russie, elle l'avait trouvé littéralement sur le pavé de Paris, vivant des sous qu'il gagnait en jouant au bouchon, ou qu'il recevait des bourgeois en ouvrant les portières des fiacres. Elle l'avait recueilli, nourri, habillé, comme elle avait pu, n'ayant pour vivre elle-même que le produit de quelques bijoux échappés par miracle aux désastres de la retraite de Moscou. Ses minces ressources épuisées, et ne gagnant pas plus de dix sous par jour avec son travail, elle avait consenti à partager l'infime existence d'un petit clerc de notaire qui lui parut joli et qu'elle aima ingénument. Trahie par lui, elle le quitta avec fierté, sans savoir où elle dînerait le lendemain. Par une courte série d'aventures de ce genre, elle était trop jeune pour en avoir eu beaucoup, elle arriva à posséder le coeur de M. Guzman, qui était relativement à l'aise et qu'elle chérissait fidèlement malgré son humeur jalouse et son outrecuidante fatuité. Francia n'était pas difficile, il faut l'avouer. Médiocrement énergique, étiolée au physique et au moral, elle reprenait à la vie depuis peu et n'avait pas encore tout à fait l'air d'une jeune fille, bien qu'elle eût dix-sept ans; sa jolie figure inspirait la sympathie plutôt que l'amour, et, tout eu donnant le nom d'amour à ses affections, elle-même y portait plus de douceur et de bonté que de passion. Si elle aimait véritablement quelqu'un, c'était ce petit vaurien de frère qui l'aimait de même, sans pouvoir s'en rendre compte, et sans soumettre l'instinct à la réflexion; mais ce soir-là une transformation s'était faite dans l'âme confuse de ces deux pauvres enfants: Théodore s'éveillait à la vie de sentiment par l'orgueil patriotique; Francia s'éveillait à la possession d'elle-même par la crainte de perdre son frère.

– Écoutez, père Moynet, dit-elle au limonadier, mettez-moi dans un cabriolet; je veux aller trouver un officier russe que je connais, pour qu'il sauve mon pauvre Dodore.

– Qu'est-ce que tu me chantes là? s'écria Moynet qui était en train de fermer son établissement tout en causant avec elle; tu connais des officiers russes, toi?

– Oui, oui, depuis Moscou, j'en connais, il y en a de bons.

– Avec les jolies filles, ils peuvent être bons, les gredins! C'est pourquoi je te défends d'y aller, moi! Allons, remonte chez toi, ou reste ici. Je vais tâcher de ravoir ton imbécile de frère. Un gamin comme ça, s'attaquer tout seul à l'ennemi! C'est égal, ça n'est pas d'un lâche, et je vas parlementer pour qu'on nous le rende!

Il sortit. Francia l'attendit un quart d'heure qui lui sembla durer une nuit entière, et puis une demi-heure qui lui sembla un siècle. Alors, n'y tenant plus, elle avisa au passage un de ces affreux cabriolets de place dont l'espèce a disparu, elle y monta à demi folle, sachant à peine où elle allait, mais obéissant à une idée fixe: invoquer l'appui de Mourzakine pour empêcher son frère de mourir.

Bien qu'elle eût pris le cabriolet à l'heure, il alla vite, pressé qu'il était de se retrouver sur les boulevards à la sortie des spectacles; il n'était que onze heures, et Francia lui promettait de ne se faire ramener par lui que jusqu'à la porte Saint-Martin.

Elle alla d'abord à l'hôtel de Thièvre, personne n'était rentré; mais le concierge lui apprit que le prince Mourzakine devait occuper le soir même son nouveau logement, et il le lui désigna.

– Vous sonnerez à la porte, lui dit-il, il n'y a pas de concierge.

Francia, sans prendre le temps de remonter dans son cabriolet, dont le cocher la suivit en grognant, descendit la rue, coupa à angle droit, avisa un grand mur qui longeait une rue plus étroite, assombrie par l'absence de boutiques et le branchage des grands arbres qui dépassait le mur. Elle trouva la porte, chercha la sonnette à tâtons et vit au bout d'un instant apparaître une petite lumière portée par le grand cosaque Mozdar.