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Consuelo

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XXIII. Une tempête furieuse éclata durant le souper…

Une tempête furieuse éclata durant le souper; lequel durait toujours deux heures, ni plus ni moins, même les jours d’abstinence, que l’on observait religieusement, mais qui ne dégageaient point le comte du joug de ses habitudes, aussi sacrées pour lui que les ordonnances de l’église romaine. L’orage était trop fréquent dans ces montagnes, et les immenses forêts qui couvraient encore leurs flancs à cette époque, donnaient au bruit du vent et de la foudre des retentissements et des échos trop connus des hôtes du château, pour qu’un accident de cette nature les émût énormément. Cependant l’agitation extraordinaire que montrait le comte Albert se communiqua involontairement à la famille; et le baron, troublé dans les douceurs de sa réfection, en eût éprouvé quelque humeur, s’il eût été possible à sa douceur bienveillante de se démentir un seul instant. Il se contenta de soupirer profondément lorsqu’un épouvantable éclat de la foudre, survenu à l’entremets, impressionna l’écuyer tranchant au point de lui faire manquer la noix du jambon de sanglier qu’il entamait en cet instant.



C’est une affaire faite! dit-il, en adressant un sourire compatissant au pauvre écuyer consterné de sa mésaventure.



– Oui, mon oncle, vous avez raison! s’écria le comte Albert d’une voix forte, et en se levant; c’est une affaire faite. Le Hussite est abattu; la foudre le consume. Le printemps ne reverdira plus son feuillage.



– Que veux-tu dire, mon fils? demanda le vieux Christian avec tristesse; parles-tu du grand chêne de Schreckenstein

4


  Schreckenstein (pierre d’épouvante); plusieurs endroits portent ce nom dans ces contrées.



?



– Oui, mon père, je parle du grand chêne aux branches duquel nous avons fait pendre, l’autre semaine, plus de vingt moines augustins.



– Il prend les siècles pour des semaines, à présent! dit la chanoinesse à voix basse en faisant un grand signe de croix. S’il est vrai, mon cher enfant, ajouta-t-elle plus haut et en s’adressant à son neveu, que vous ayez vu dans votre rêve une chose réellement arrivée, ou devant arriver prochainement (comme en effet ce hasard singulier s’est rencontré plusieurs fois dans votre imagination), ce ne sera pas une grande perte pour nous que ce vilain chêne à moitié desséché, qui nous rappelle, ainsi que le rocher qu’il ombrage, de si funestes souvenirs historiques.



– Quant à moi, reprit vivement Amélie, heureuse de trouver enfin une occasion de dégourdir un peu sa petite langue, je remercierais l’orage de nous avoir débarrassés du spectacle de cette affreuse potence dont les branches ressemblent à des ossements, et dont le tronc couvert d’une mousse rougeâtre paraît toujours suinter du sang. Je ne suis jamais passée le soir sous son ombre sans frissonner au souffle du vent qui râle dans son feuillage, comme des soupirs d’agonie, et je recommande alors mon âme à Dieu tout en doublant le pas et en détournant la tête.



– Amélie, reprit le jeune comte, qui, pour la première fois peut-être, depuis bien des jours, avait écouté avec attention les paroles de sa cousine, vous avez bien fait de ne pas rester sous le Hussite, comme je l’ai fait des heures et des nuits entières. Vous eussiez vu et entendu là des choses qui vous eussent glacée d’effroi, et dont le souvenir ne se fût jamais effacé de votre mémoire.



– Taisez-vous, s’écria la jeune baronne en tressaillant sur sa chaise comme pour s’éloigner de la table où s’appuyait Albert, je ne comprends pas l’insupportable amusement que vous vous donnez de me faire peur, chaque fois qu’il vous plaît de desserrer les dents.



– Plût au ciel, ma chère Amélie, dit le vieux Christian avec douceur, que ce fût en effet un amusement pour votre cousin de dire de pareilles choses!



– Non, mon père, c’est très sérieusement que je vous parle, reprit le comte Albert. Le chêne de la pierre d’épouvante est renversé, fendu en quatre, et vous pouvez demain envoyer les bûcherons pour le dépecer; je planterai un cyprès à la place, et je l’appellerai non plus le Hussite, mais le Pénitent; et la pierre d’épouvante, il y a longtemps que vous eussiez dû la nommer pierre d’expiation.



– Assez, assez, mon fils, dit le vieillard avec une angoisse extrême. Éloignez de vous ces tristes images, et remettez-vous à Dieu du soin de juger les actions des hommes.



– Les tristes images ont disparu, mon père; elles rentrent dans le néant avec ces instruments de supplice que le souffle de l’orage et le feu du ciel viennent de coucher dans la poussière. Je vois, à la place des squelettes qui pendaient aux branches, des fleurs et des fruits que le zéphyr balance aux rameaux d’une tige nouvelle. À la place de l’homme noir qui chaque nuit rallumait le bûcher, je vois une âme toute blanche et toute céleste qui plane sur ma tête et sur la vôtre. L’orage se dissipe, ô mes chers parents! Le danger est passé, ceux qui voyagent sont à l’abri; mon âme est en paix. Le temps de l’expiation touche à sa fin. Je me sens renaître.



– Puisses-tu dire vrai, ô mon fils bien-aimé! répondit le vieux Christian d’une voix émue et avec un accent de tendresse profonde; puisses-tu être délivré des visions et des fantômes qui assiègent ton repos! Dieu me ferait-il cette grâce, de rendre à mon cher Albert le repos, l’espérance, et la lumière de la foi!»



Avant que le vieillard eût achevé ces affectueuses paroles, Albert s’était doucement incliné sur la table, et paraissait tombé subitement dans un paisible sommeil.



Qu’est-ce que cela signifie encore? dit la jeune baronne à son père; le voilà qui s’endort à table? c’est vraiment fort galant!



– Ce sommeil soudain et profond, dit le chapelain en regardant le jeune homme avec intérêt, est une crise favorable et qui me fait présager, pour quelque temps du moins, un heureux changement dans sa situation.



– Que personne ne lui parle, dit le comte Christian, et ne cherche à le tirer de cet assoupissement.



– Seigneur miséricordieux! dit la chanoinesse avec effusion en joignant les mains, faites que sa prédiction constante se réalise, et que le jour où il entre dans sa trentième année soit celui de sa guérison définitive!



– Amen, ajouta le chapelain avec componction. Élevons tous nos cœurs vers le Dieu de miséricorde; et, en lui rendant grâces de la nourriture que nous venons de prendre, supplions-le de nous accorder la délivrance de ce noble enfant, objet de toutes nos sollicitudes.»



On se leva pour réciter les grâces, et chacun resta debout pendant quelques minutes, occupé à prier intérieurement pour le dernier des Rudolstadt. Le vieux Christian y mit tant de ferveur, que deux grosses larmes coulèrent sur ses joues flétries.



Le vieillard venait de donner à ses fidèles serviteurs l’ordre d’emporter son fils dans son appartement, lorsque le baron Frédéric, ayant cherché naïvement dans sa cervelle par quel acte de dévouement il pourrait contribuer au bien-être de son cher neveu, dit à son aîné d’un air de satisfaction enfantine: «Il me vient une bonne idée, frère. Si ton fils se réveille dans la solitude de son appartement, au milieu de sa digestion, il peut lui venir encore quelques idées noires, par suite de quelques mauvais rêves. Fais-le transporter dans le salon, et qu’on l’asseye sur mon grand fauteuil. C’est le meilleur de la maison pour dormir. Il y sera mieux que dans son lit; et quand il se réveillera, il trouvera du moins un bon feu pour égayer ses regards, et des figures amies pour réjouir son cœur.



– Vous avez raison, mon frère, répondit Christian: on peut en effet le transporter au salon, et le coucher sur le grand sofa.



– Il est très pernicieux de dormir étendu après souper, s’écria le baron. Croyez-moi, frère, je sais cela par expérience. Il faut lui donner mon fauteuil. Oui, je veux absolument qu’il ait mon fauteuil.»



Christian comprit que refuser l’offre de son frère serait lui faire un véritable chagrin. On installa donc le jeune comte dans le fauteuil de cuir du vieux chasseur, sans qu’il s’aperçût en aucune façon du dérangement, tant son sommeil était voisin de l’état léthargique. Le baron s’assit tout joyeux et tout fier sur un autre siège, se chauffant les tibias devant un feu digne des temps antiques, et souriant d’un air de triomphe chaque fois que le chapelain faisait la remarque que ce sommeil du comte Albert devait avoir un heureux résultat. Le bonhomme se promettait de sacrifier sa sieste aussi bien que son fauteuil, et de s’associer au reste de sa famille pour veiller sur le jeune comte; mais, au bout d’un quart d’heure, il s’habitua si bien à son nouveau siège, qu’il se mit à ronfler sur un ton à couvrir les derniers grondements du tonnerre, qui se perdaient par degrés dans l’éloignement.



Le bruit de la grosse cloche du château (celle qu’on ne sonnait que pour les visites extraordinaires) se fit tout à coup entendre, et le vieux Hanz, le doyen des serviteurs de la maison, entra peu après, tenant une grande lettre qu’il présenta au comte Christian, sans dire une seule parole. Puis il sortit pour attendre dans la salle voisine les ordres de son maître; Christian ouvrit la lettre, et, ayant jeté les yeux sur la signature, présenta ce papier à la jeune baronne en la priant de lui en faire la lecture. Amélie, curieuse et empressée, s’approcha d’une bougie, et lut tout haut ce qui suit:



Votre excellence me fait l’honneur de me demander un service. C’est m’en rendre un plus grand encore que tous ceux que j’ai reçus d’elle, et dont mon cœur chérit et conserve le souvenir. Malgré mon empressement à exécuter ses ordres révérés, je n’espérais pas, cependant, trouver la personne qu’elle me demande aussi promptement et aussi convenablement que je désirais le faire. Mais des circonstances favorables venant à coïncider d’une manière imprévue avec les désirs de votre seigneurie, je m’empresse de lui envoyer une jeune personne qui remplit une partie des conditions imposées. Elle ne les remplit cependant pas toutes. Aussi, je ne l’envoie que provisoirement, et pour donner à votre illustre et aimable nièce le loisir d’attendre sans trop d’impatience un résultat plus complet de mes recherches et de mes démarches.

 



La personne qui aura l’honneur de vous remettre cette lettre est mon élève, et ma fille adoptive en quelque sorte; elle sera, ainsi que le désire l’aimable baronne Amélie, à la fois une demoiselle de compagnie obligeante et gracieuse et une institutrice savante dans la musique. Elle n’a point, du reste, l’instruction que vous réclamez d’une gouvernante. Elle parle facilement plusieurs langues; mais elle ne les sait peut-être pas assez correctement pour les enseigner. Elle possède à fond la musique, et chante remarquablement bien. Vous serez satisfait de son talent, de sa voix et de son maintien. Vous ne le serez pas moins de la douceur et de la dignité de son caractère, et vos seigneuries pourront l’admettre dans leur intimité sans crainte de lui voir jamais commettre une inconvenance, ni donner la preuve d’un mauvais sentiment. Elle désire être libre dans la mesure de ses devoirs envers votre noble famille, et ne point recevoir d’honoraires. En un mot, ce n’est ni une duègne ni une suivante que j’adresse à l’aimable baronne, mais une compagne et une amie, ainsi qu’elle m’a fait l’honneur de me le demander dans le gracieux post-scriptum ajouté de sa belle main à la lettre de votre excellence.



Le seigneur Corner, nommé à l’ambassade d’Autriche, attend l’ordre de son départ. Mais il est à peu près certain que cet ordre n’arrivera pas avant deux mois. La signora Corner, sa digne épouse et ma généreuse élève, veut m’emmener à Vienne, où, selon elle, ma carrière doit prendre une face plus heureuse. Sans croire à un meilleur avenir, je cède à ses offres bienveillantes, avide que je suis de quitter l’ingrate Venise où je n’ai éprouvé que déceptions, affronts et revers de tous genres. Il me tarde de revoir la noble Allemagne, où j’ai connu des jours plus heureux et plus doux, et les amis vénérables que j’y ai laissés. Votre seigneurie sait bien qu’elle occupe une des premières places dans les souvenirs de ce vieux cœur froissé, mais non refroidi, qu’elle a rempli d’une éternelle affection et d’une profonde gratitude. C’est donc à vous, seigneur illustrissime, que je recommande et confie ma fille adoptive, vous demandant pour elle hospitalité, protection et bénédiction. Elle saura reconnaître vos bontés par son zèle à se rendre utile et agréable à la jeune baronne. Dans trois mois au plus j’irai la reprendre, et vous présenter à sa place une institutrice qui pourra contracter avec votre illustre famille de plus longs engagements.



En attendant ce jour fortuné où je presserai dans mes mains la main du meilleur des hommes, j’ose me dire, avec respect et fierté, le plus humble des serviteurs et le plus dévoué des amis de votre excellence chiarissima, stimatissima, illustrissima, etc.



Nicolas Porpora



Maître de chapelle, compositeur et professeur de chant,



Venise, le........ 17…



Amélie sauta de joie en achevant cette lettre, tandis que le vieux comte répétait à plusieurs reprises avec attendrissement: «Digne Porpora, excellent ami, homme respectable!



– Certainement, certainement, dit la chanoinesse Wenceslawa, partagée entre la crainte de voir les habitudes de la famille dérangées par l’arrivée d’une étrangère, et le désir d’exercer noblement les devoirs de l’hospitalité: il faudra la bien recevoir, la bien traiter… Pourvu qu’elle ne s’ennuie pas ici!…



– Mais, mon oncle, où donc est ma future amie, ma précieuse maîtresse? s’écria la jeune baronne sans écouter les réflexions de sa tante. Sans doute elle va arriver bientôt en personne?… Je l’attends avec une impatience…»



Le comte Christian sonna. «Hanz, dit-il au vieux serviteur, par qui cette lettre vous a-t-elle été remise?



– Par une dame, monseigneur maître.



– Elle est déjà ici? s’écria Amélie. Où donc, où donc?



– Dans sa chaise de poste, à l’entrée du pont-levis.



– Et vous l’avez laissée se morfondre à la porte du château, au lieu de l’introduire tout de suite au salon?



– Oui, madame la baronne, j’ai pris la lettre; j’ai défendu au postillon de mettre le pied hors de l’étrier, ni de quitter ses rênes. J’ai fait relever le pont derrière moi, et j’ai remis la lettre à monseigneur maître.



– Mais c’est absurde, impardonnable, de faire attendre ainsi par le mauvais temps les hôtes qui nous arrivent! Ne dirait-on pas que nous sommes dans une forteresse, et que tous les gens qui en approchent sont des ennemis! Courez donc, Hanz!»



Hanz resta immobile comme une statue. Ses yeux seuls exprimaient le regret de ne pouvoir obéir aux désirs de sa jeune maîtresse; mais un boulet de canon passant sur sa tête n’eût pas dérangé d’une ligne l’attitude impassible dans laquelle il attendait les ordres souverains de son vieux maître.



Le fidèle Hanz ne connaît que son devoir et sa consigne, ma chère enfant, dit enfin le comte Christian avec une lenteur qui fit bouillir le sang de la baronne. Maintenant, Hanz, allez faire ouvrir la grille et baisser le pont. Que tout le monde aille avec des flambeaux recevoir la voyageuse; qu’elle soit ici la bienvenue!»



Hanz ne montra pas la moindre surprise d’avoir à introduire d’emblée une inconnue dans cette maison, où les parents les plus proches et les amis les plus sûrs n’étaient jamais admis sans précautions et sans lenteurs. La chanoinesse alla donner des ordres pour le souper de l’étrangère. Amélie voulut courir au pont-levis; mais son oncle, tenant à honneur d’aller lui-même à la rencontre de son hôtesse, lui offrit son bras; et force fut à l’impétueuse petite baronne de se traîner majestueusement jusqu’au péristyle, où déjà la chaise de poste venait de déposer sur les premières marches l’errante et fugitive Consuelo.



XXIV. Depuis trois mois que la baronne Amélie s’était mis en tête d’avoir une compagne…

Depuis trois mois que la baronne Amélie s’était mis en tête d’avoir une compagne, pour l’instruire bien moins que pour dissiper l’ennui de son isolement, elle avait fait cent fois dans son imagination le portrait de sa future amie. Connaissant l’humeur chagrine du Porpora, elle avait craint qu’il ne lui envoyât une gouvernante austère et pédante. Aussi avait-elle écrit en cachette au professeur pour lui annoncer qu’elle ferait un très mauvais accueil à toute gouvernante âgée de plus de vingt-cinq ans, comme s’il n’eût pas suffi qu’elle exprimât son désir à de vieux parents dont elle était l’idole et la souveraine.



En lisant la réponse du Porpora, elle fut si transportée, qu’elle improvisa tout d’un trait dans sa tête une nouvelle image de la musicienne, fille adoptive du professeur, jeune, et Vénitienne surtout, c’est-à-dire, dans les idées d’Amélie, faite exprès pour elle, à sa guise et à sa ressemblance.



Elle fut donc un peu déconcertée lorsqu’au lieu de l’espiègle enfant couleur de rose qu’elle rêvait déjà, elle vit une jeune personne pâle, mélancolique et très interdite. Car au chagrin profond dont son pauvre cœur était accablé, et à la fatigue d’un long et rapide voyage, une impression pénible et presque mortelle était venue se joindre dans l’âme de Consuelo, au milieu de ces vastes forêts de sapins battues par l’orage, au sein de cette nuit lugubre traversée de livides éclairs, et surtout à l’aspect de ce sombre château, où les hurlements de la meute du baron et la lueur des torches que portaient les serviteurs répandaient quelque chose de vraiment sinistre. Quel contraste avec le firmamento lucido de Marcello, le silence harmonieux des nuits de Venise, la liberté confiante de sa vie passée au sein de l’amour et de la riante poésie! Lorsque la voiture eut franchi lentement le pont-levis qui résonna sourdement sous les pieds des chevaux, et que la herse retomba derrière elle avec un affreux grincement, il lui sembla qu’elle entrait dans l’enfer du Dante, et saisie de terreur, elle recommanda son âme à Dieu.



Sa figure était donc bouleversée lorsqu’elle se présenta devant ses hôtes; et celle du comte Christian venant à la frapper tout d’un coup, cette longue figure blême, flétrie par l’âge et le chagrin, et ce grand corps maigre et raide sous son costume antique, elle crut voir le spectre d’un châtelain du Moyen Âge; et, prenant tout ce qui l’entourait pour une vision, elle recula en étouffant un cri d’effroi.



Le vieux comte, n’attribuant son hésitation et sa pâleur qu’à l’engourdissement de la voiture et à la fatigue du voyage, lui offrit son bras pour monter le perron, en essayant de lui adresser quelques paroles d’intérêt et de politesse. Mais le digne homme, outre que la nature lui avait donné un extérieur froid et réservé, était devenu, depuis plusieurs années d’une retraite absolue, tellement étranger au monde, que sa timidité avait redoublé, et que, sous un aspect grave et sévère au premier abord, il cachait le trouble et la confusion d’un enfant. L’obligation qu’il s’imposa de parler italien (langue qu’il avait sue passablement, mais dont il n’avait plus l’habitude) ajoutant à son embarras, il ne put que balbutier quelques paroles que Consuelo entendit à peine, et qu’elle prit pour le langage inconnu et mystérieux des ombres.



Amélie, qui s’était promis de se jeter à son cou pour l’apprivoiser tout de suite, ne trouva rien à lui dire, ainsi qu’il arrive souvent par contagion aux natures les plus entreprenantes, lorsque la timidité d’autrui semble prête à reculer devant leurs prévenances.



Consuelo fut introduite dans la grande salle où l’on avait soupé. Le comte, partagé entre le désir de lui faire honneur, et la crainte de lui montrer son fils plongé dans un sommeil léthargique, s’arrêta irrésolu; et Consuelo, toute tremblante, sentant ses genoux fléchir, se laissa tomber sur le premier siège qui se trouva auprès d’elle.



Mon oncle, dit Amélie qui comprenait l’embarras du vieux comte, je crois que nous ferions bien de recevoir ici la signora. Il y fait plus chaud que dans le grand salon, et elle doit être transie par ce vent d’orage si froid dans nos montagnes. Je vois avec chagrin qu’elle tombe de fatigue, et je suis sûre qu’elle a plus besoin d’un bon souper et d’un bon sommeil que de toutes nos cérémonies. N’est-il pas vrai, ma chère signora?» ajouta-t-elle en s’enhardissant jusqu’à presser doucement de sa jolie main potelée le bras languissant de Consuelo.



Le son de cette voix fraîche qui prononçait l’italien avec une rudesse allemande très franche, rassura Consuelo. Elle leva ses yeux voilés par la crainte sur le joli visage de la jeune baronne, et ce regard échangé entre elles rompit la glace aussitôt. La voyageuse comprit tout de suite que c’était là son élève, et que cette charmante tête n’était pas celle d’un fantôme. Elle répondit à l’étreinte de sa main, confessa qu’elle était tout étourdie du bruit de la voiture, et que l’orage l’avait beaucoup effrayée. Elle se prêta à tous les soins qu’Amélie voulut lui rendre, s’approcha du feu, se laissa débarrasser de son mantelet, accepta l’offre du souper quoiqu’elle n’eût pas faim le moins du monde, et, de plus en plus rassurée par l’amabilité croissante de sa jeune hôtesse, elle retrouva enfin la faculté de voir, d’entendre et de répondre.



Tandis que les domestiques servaient le souper, la conversation s’engagea naturellement sur le Porpora. Consuelo fut heureuse d’entendre le vieux comte parler de lui comme de son ami, de son égal, et presque de son supérieur. Puis on en revint à parler du voyage de Consuelo, de la route qu’elle avait tenue, et surtout de l’orage qui avait dû l’épouvanter.



Nous sommes habitués, à Venise, répondit Consuelo, à des tempêtes encore plus soudaines, et beaucoup plus dangereuses; car dans nos gondoles, en traversant la ville, et jusqu’au seuil de nos maisons, nous risquons de faire naufrage. L’eau, qui sert de pavé à nos rues, grossit et s’agite comme les flots de la mer, et pousse nos barques fragiles le long des murailles avec tant de violence, qu’elles peuvent s’y briser avant que nous ayons eu le temps d’aborder. Cependant, bien que j’aie vu de près de semblables accidents et que je ne sois pas très peureuse, j’ai été plus effrayée ce soir que je ne l’avais été de ma vie, par la chute d’un grand arbre que la foudre a jeté du haut de la montagne en travers de la route; les chevaux se sont cabrés tout droits, et le postillon s’est écrié: C’est l’arbre du malheur qui tombe; c’est le Hussite! Ne pourriez-vous m’expliquer, signora baronessa, ce que cela signifie?»

 



Ni le comte ni Amélie ne songèrent à répondre à cette question. Ils venaient de tressaillir fortement en se regardant l’un l’autre.



Mon fils ne s’était donc pas trompé! dit le vieillard; étrange, étrange, en vérité!»



Et, ramené à sa sollicitude pour Albert, il sortit de la salle pour aller le rejoindre, tandis qu’Amélie murmurait en joignant les mains:



Il y a ici de la magie, et le Diable demeure avec nous!»



Ces bizarres propos ramenèrent Consuelo au sentiment de terreur superstitieuse qu’elle avait éprouvé en entrant dans la demeure des Rudolstadt. La subite pâleur d’Amélie, le silence solennel de ces vieux valets à culottes rouges, à figures cramoisies, toutes semblables, toutes larges et carrées, avec ces yeux sans regards et sans vie que donnent l’amour et l’éternité de la servitude; la profondeur de cette salle, boisée de chêne noir, où la clarté d’un lustre chargé de bougies ne suffisait pas à dissiper l’obscurité; les cris de l’effraie qui recommençait sa chasse après l’orage autour du château; les grands portraits de famille, les énormes têtes de cerf et de sanglier sculptées en relief sur la boiserie, tout, jusqu’aux moindres circonstances, réveillait en elle les sinistres émotions qui venaient à peine de se dissiper. Les réflexions de la jeune baronne n’étaient pas de nature à la rassurer beaucoup.



Ma chère signora, disait-elle en s’apprêtant à la servir, il faut vous préparer à voir ici des choses inouïes, inexplicables, fastidieuses le plus souvent, effrayantes parfois; de véritables scènes de roman, que personne ne voudrait croire si vous les racontiez, et que vous serez engagée sur l’honneur à ensevelir dans un éternel silence.»



Comme la baronne parlait ainsi, la porte s’ouvrit lentement, et la chanoinesse Wenceslawa, avec sa bosse, sa figure anguleuse et son costume sévère, rehaussé du grand cordon de son ordre qu’elle ne quittait jamais, entra de l’air le plus majestueusement affable qu’elle eût eu depuis le jour mémorable où l’impératrice Marie-Thérèse, au retour de son voyage en Hongrie, avait fait au château des Géants l’insigne honneur d’y prendre, avec sa suite, un verre d’hypocras et une heure de repos. Elle s’avança vers Consuelo, qui surprise et terrifiée, la regardait d’un œil hagard sans songer à se lever, lui fit deux révérences, et, après un discours en allemand qu’elle semblait avoir appris par cœur longtemps d’avance, tant il était compassé, s’approcha d’elle pour l’embrasser au front. La pauvre enfant, plus froide qu’un marbre, crut recevoir le baiser de la mort, et, prête à s’évanouir, murmura un remerciement inintelligible.



Quand la chanoinesse eut passé dans le salon, car elle voyait bien que sa présence intimidait la voyageuse plus qu’elle ne l’avait désiré, Amélie partit d’un grand éclat de rire.



Vous avez cru, je gage, dit-elle à sa compagne, voir le spectre de la reine Libussa? Mais tranquillisez-vous. Cette bonne chanoinesse est ma tante, la plus ennuyeuse et la meilleure des femmes.»



À peine remise de cette émotion, Consuelo entendit craquer derrière elle de grosses bottes hongroises. Un pas lourd et mesuré ébranla le pavé, et une figure massive, rouge et carrée au point que celles des gros serviteurs parurent pâles et fines à côté d’elle, traversa la salle dans un profond silence, et sortit par la grande porte que les valets lui ouvrirent respectueusement. Nouveau tressaillement de Consuelo, nouveau rire d’Amélie.



Celui-ci, dit-elle, c’est le baron de Rudolstadt, le plus chasseur, le plus dormeur, et le plus tendre des pères. Il vient d’achever sa sieste au salon. À neuf heures sonnantes, il se lève de son fauteuil, sans pour cela se réveiller: il traverse cette salle sans rien voir et sans rien entendre, monte l’escalier, toujours endormi; se couche sans avoir conscience de rien, et s’éveille avec le jour, aussi dispos, aussi alerte, et aussi actif qu’un jeune homme, pour aller préparer ses chiens, ses chevaux et ses faucons pour la chasse.»



À peine avait-elle fini cette explication, que le chapelain vint à passer. Celui-là aussi était gros, mais court et blême comme un lymphatique. La vie contemplative ne convient pas à ces épaisses natures slaves, et l’embonpoint du saint homme était maladif. Il se contenta de saluer profondément les deux dames, parla bas à un domestique, et disparut par le même chemin que le baron avait pris. Aussitôt, le vieux Hanz et un autre de ces automates que Consuelo ne pouvait distinguer les uns des autres, tant ils appartenaient au même type robuste et grave, se dirigèrent vers le salon. Consuelo, ne trouvant plus la force de faire semblant de manger, se retourna pour les suivre des yeux. Mais avant qu’ils eussent franchi la porte située derrière elle, une nouvelle apparition plus saisissante que toutes les autres se présenta sur le seuil: c’était un jeune homme d’une haute taille et d’une superbe figure, mais d’une pâleur effrayante. Il était vêtu de noir de la tête aux pieds, et une riche pelisse de velours garnie de martre était retenue sur ses épaules par des brandebourgs et des agrafes d’or. Ses longs cheveux, noirs comme l’ébène, tombaient en désordre sur ses joues pâles, un peu voilées par une barbe soyeuse qui bouclait naturellement. Il fit aux serviteurs qui s’étaient avancés à sa rencontre un geste impératif, qui les força de reculer et les tint immobiles à distance, comme si son regard les eût fascinés. Puis, se retournant vers le comte Christian, qui venait derrière lui:



Je vous assure, mon père, dit-il d’une voix harmonieuse et avec l’accent le plus noble, que je n’ai jamais été aussi calme. Quelque chose de grand s’est accompli dans ma destinée, et la paix du ciel est descendue sur notre maison.



– Que Dieu t’entende, mon enfant!» répondit le vieillard en étendant la main, comme pour le bénir.



Le jeune homme inclina profondément sa tête sous la main de son père; puis, se redressant avec une expression douce et sereine, il s’avança jusqu’au milieu de la salle, sourit faiblement en touchant du bout des doigts la main que lui tendait Amélie, et regarda fixement Consuelo pendant quelques secondes. Frappée d’un respect involontaire, Consuelo le salua en baissant les yeux. Mais il ne lui rendit pas son salut, et continua à la regarder.



Cette jeune personne, lui dit la chanoinesse en allemand, c’est celle que…»



Mais il l’interrompit par un geste qui semblait dire: Ne me parlez pas, ne dérangez pas le cours de mes pensées. Puis il se détourna sans donner le moindre témoignage de surprise ou d’intérêt, et sortit lentement par la grande porte.



Il faut, ma chère demoiselle, dit la chanoinesse, que vous excusiez…



– Ma tante, je vous demande pardon de vous interrompre, dit Amélie; mais vous parlez allemand à la signora qui ne l’entend point.



– Pardonnez-moi, bonne signora, répondit Consuelo en italien; j’ai parlé beaucoup de langues dans mon enfance, car j’ai beaucoup voyagé; je me souviens assez de l’allemand pour le comprendre parfaitement. Je n’ose pas encore essayer de le prononcer; mais si vous voulez me donner quelques leçons, j’espère m’y remettre dans peu de jours.



– Vraiment, c’est comme moi, repartit la chanoinesse en allemand. Je comprends tout ce que dit mademoiselle, et cependant je ne saurais parler sa langue. Puisqu’elle m’entend, je lui dirai que mon neveu vient de faire, en ne la saluant pas, une impolitesse qu’elle voudra bien pardonner lorsqu’elle saura que ce jeune homme a été ce soir fortement indisposé… et qu’après son évanouissement il était encore si faible, que sans doute il ne l’a point vue… N’est