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Consuelo

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XXI. Le plus embarrassé de son rôle, lors de la fuite de Consuelo…

Le plus embarrassé de son rôle, lors de la fuite de Consuelo, ce fut le comte Zustiniani. Après avoir laissé dire et donné à penser à tout Venise que la merveilleuse débutante était sa maîtresse, comment expliquer d’une manière flatteuse pour son amour-propre qu’au premier mot de déclaration elle s’était soustraite brusquement et mystérieusement à ses désirs et à ses espérances? Plusieurs personnes pensèrent que, jaloux de son trésor, il l’avait cachée dans une de ses maisons de campagne. Mais lorsqu’on entendit le Porpora dire avec cette austérité de franchise qui ne s’était jamais démentie, le parti qu’avait pris son élève d’aller l’attendre en Allemagne, il n’y eut plus qu’à chercher les motifs de cette étrange résolution. Le comte affecta bien, pour donner le change, de ne montrer ni dépit ni surprise; mais son chagrin perça malgré lui, et on cessa de lui attribuer cette bonne fortune dont on l’avait tant félicité. La majeure partie de la vérité devint claire pour tout le monde; savoir: l’infidélité d’Anzoleto, la rivalité de Corilla, et le désespoir de la pauvre Espagnole, qu’on se prit à plaindre et à regretter vivement.

Le premier mouvement d’Anzoleto avait été de courir chez le Porpora; mais celui-ci l’avait repoussé sévèrement:

Cesse de m’interroger, jeune ambitieux sans cœur et sans-foi, lui avait répondu le maître indigné; tu ne méritas jamais l’affection de cette noble fille, et tu ne sauras jamais de moi ce qu’elle est devenue. Je mettrai tous mes soins à ce que tu ne retrouves pas sa trace, et j’espère que si le hasard te la fait rencontrer un jour, ton image sera effacée de son cœur et de sa mémoire autant que je le désire et que j’y travaille.»

De chez le Porpora, Anzoleto s’était rendu à la corte Minelli. Il avait trouvé la chambre de Consuelo déjà livrée à un nouvel occupant et tout encombrée des matériaux de son travail. C’était un ouvrier en verroterie, installé depuis longtemps dans la maison, et qui transportait là son atelier avec beaucoup de gaieté.

Ah! ah! c’est toi mon garçon, dit-il au jeune ténor. Tu viens me voir dans mon nouveau logement? J’y serai fort bien, et ma femme est toute joyeuse d’avoir de quoi loger tous ses enfants en bas. Que cherches-tu? Consuelina aurait-elle oublié quelque chose ici? Cherche, mon enfant; regarde. Cela ne me fâche point.

– Où a-t-on mis ses meubles? dit Anzoleto tout troublé, et déchiré au fond du cœur de ne plus retrouver aucun vestige de Consuelo, dans ce lieu consacré aux plus pures jouissances de toute sa vie passée.

– Les meubles sont en bas, dans la cour. Elle en a fait cadeau à la mère Agathe; elle a bien fait. La vieille est pauvre, et va se faire un peu d’argent avec cela. Oh! la Consuelo a toujours eu un bon cœur. Elle n’a pas laissé un sou de dette dans la corte; et elle a fait un petit présent à tout le monde en s’en allant. Elle n’a emporté que son crucifix. C’est drôle tout de même, ce départ, au milieu de la nuit et sans prévenir personne! Maître Porpora est venu ici dès le matin arranger toutes ses affaires; c’était comme l’exécution d’un testament. Ça a fait de la peine à tous les voisins; mais enfin on s’en console en pensant qu’elle va habiter sans doute un beau palais sur le Canalazzo, à présent qu’elle est riche et grande dame! Moi, j’avais toujours dit qu’elle ferait fortune avec sa voix. Elle travaillait tant! Et à quand la noce, Anzoleto? J’espère que tu m’achèteras quelque chose pour faire de petits présents aux jeunes filles du quartier.

– Oui, oui! répondit Anzoleto tout égaré.»

Il s’enfuit la mort dans l’âme, et vit dans la cour toutes les commères de l’endroit qui mettaient à l’enchère le lit et la table de Consuelo; ce lit où il l’avait vue dormir, cette table où il l’avait vue travailler!

Ô mon Dieu! déjà plus rien d’elle!» s’écria-t-il involontairement en se tordant les mains.

Il eut envie d’aller poignarder la Corilla.

Au bout de trois jours il remonta sur le théâtre avec la Corilla. Tous deux furent outrageusement sifflés, et on fut obligé de baisser le rideau sans pouvoir achever la pièce: Anzoleto était furieux, et la Corilla impassible.

Voilà ce que me vaut ta protection», lui dit-il d’un ton menaçant dès qu’il se retrouva seul avec elle.

Là prima donna lui répondit avec beaucoup de tranquillité:

Tu t’affectes de peu, mon pauvre enfant; on voit que tu ne connais guère le public et que tu n’as jamais affronté ses caprices. J’étais si bien préparée à l’échec de ce soir, que je ne m’étais pas donné la peine de repasser mon rôle: et si je ne t’ai pas annoncé ce qui devait arriver, c’est parce que je savais bien que tu n’aurais pas le courage d’entrer en scène avec la certitude d’être sifflé. Maintenant il faut que tu saches ce qui nous attend encore. La prochaine fois nous serons maltraités de plus belle. Trois, quatre, six, huit représentations peut-être, se passeront ainsi; mais durant ces orages une opposition se manifestera en notre faveur. Fussions-nous les derniers cabotins du monde, l’esprit de contradiction et d’indépendance nous susciterait encore des partisans de plus en plus zélés. Il y a tant de gens qui croient se grandir en outrageant les autres, qu’il n’en manque pas qui croient se grandir aussi en les protégeant. Après une douzaine d’épreuves, durant lesquelles la salle sera un champ de bataille entre les sifflets et les applaudissements, les récalcitrants se fatigueront, les opiniâtres bouderont, et nous entrerons dans une nouvelle phase. La portion du public qui nous aura soutenus sans trop savoir pourquoi, nous écoutera assez froidement; ce sera pour nous comme un nouveau début, et alors, c’est à nous, vive Dieu! de passionner cet auditoire, et de rester les maîtres. Je te prédis de grands succès pour ce moment-là, cher Anzoleto; le charme qui pesait sur toi naguère sera dissipé. Tu respireras une atmosphère d’encouragements et de douces louanges qui te rendra ta puissance. Rappelle-toi l’effet que tu as produit chez Zustiniani la première fois que tu t’es fait entendre. Tu n’eus pas le temps de consolider ta conquête; un astre plus brillant est venu trop tôt t’éclipser: mais cet astre s’est laissé retomber sous l’horizon, et tu dois te préparer à remonter avec moi dans l’empyrée.»

Tout se passa ainsi que la Corilla l’avait prédit. À la vérité, on fit payer cher aux deux amants, pendant quelques jours, la perte que le public avait faite dans la personne de Consuelo. Mais leur constance à braver la tempête épuisa un courroux trop expansif pour être durable. Le comte encouragea les efforts de Corilla. Quant à Anzoleto, après avoir fait de vaines démarches pour attirer à Venise un primo uomo dans une saison avancée, où tous les engagements étaient faits avec les principaux théâtres de l’Europe, le comte prit son parti, et l’accepta pour champion dans la lutte qui s’établissait entre le public et l’administration de son théâtre. Ce théâtre avait eu une vogue trop brillante pour la perdre avec tel ou tel sujet. Rien de semblable ne pouvait vaincre les habitudes consacrées. Toutes les loges étaient louées pour la saison. Les dames y tenaient leur salon et y causaient comme de coutume. Les vrais dilettanti boudèrent quelque temps; ils étaient en trop petit nombre pour qu’on s’en aperçût. D’ailleurs ils finirent par s’ennuyer de leur rancune, et un beau soir la Corilla, ayant chanté avec feu, fut unanimement rappelée. Elle reparut, entraînant avec elle Anzoleto, qu’on ne redemandait pas, et qui semblait céder à une douce violence d’un air modeste et craintif. Il reçut sa part des applaudissements, et fut rappelé le lendemain. Enfin, avant qu’un mois se fût écoulé, Consuelo était oubliée, comme l’éclair qui traverse un ciel d’été. Corilla faisait fureur comme auparavant, et le méritait peut-être davantage; car l’émulation lui avait donné plus d’entrain, et l’amour lui inspirait parfois une expression mieux sentie. Quant à Anzoleto, quoiqu’il n’eût point perdu ses défauts, il avait réussi à déployer ses incontestables qualités. On s’était habitué aux uns, et on admirait les autres. Sa personne charmante fascinait les femmes: on se l’arrachait dans les salons, d’autant plus que la jalousie de Corilla donnait plus de piquant aux coquetteries dont il était l’objet. La Clorinda aussi développait ses moyens au théâtre, c’est-à-dire sa lourde beauté et la nonchalance lascive d’une stupidité sans exemple, mais non sans attrait pour une certaine fraction des spectateurs. Zustiniani, pour se distraire d’un chagrin assez profond, en avait fait sa maîtresse, la couvrait de diamants, et la poussait aux premiers rôles, espérant la faire succéder dans cet emploi à la Corilla, qui s’était définitivement engagée avec Paris pour la saison suivante.

Corilla voyait sans dépit cette concurrence dont elle n’avait rien à craindre, ni dans le présent, ni dans l’avenir; elle prenait même un méchant plaisir à faire ressortir cette incapacité froidement impudente qui ne reculait devant rien. Ces deux créatures vivaient donc en bonne intelligence, et gouvernaient souverainement l’administration. Elles mettaient à l’index toute partition sérieuse, et se vengeaient du Porpora en refusant ses opéras pour accepter et faire briller ses plus indignes rivaux. Elles s’entendaient pour nuire à tout ce qui leur déplaisait, pour protéger tout ce qui s’humiliait devant leur pouvoir. Grâce à elles, on applaudit cette année-là à Venise les œuvres de la décadence, et on oublia que la vraie, la grande musique y avait régné naguère.

Au milieu de son succès et de sa prospérité (car le comte lui avait fait un engagement assez avantageux), Anzoleto était accablé d’un profond dégoût, et succombait sous le poids d’un bonheur déplorable. C’était pitié de le voir se traîner aux répétitions, attaché au bras de la triomphante Corilla, pâle, languissant, beau comme un ange, ridicule de fatuité, ennuyé comme un homme qu’on adore, anéanti et débraillé sous les lauriers et les myrtes qu’il avait si aisément et si largement cueillis. Même aux représentations, lorsqu’il était en scène avec sa fougueuse amante, il cédait au besoin de protester contre elle par son attitude superbe et sa langueur impertinente. Lorsqu’elle le dévorait des yeux, il semblait, par ses regards, dire au public: N’allez pas croire que je réponde à tant d’amour. Qui m’en délivrera, au contraire, me rendra un grand service.

 

Le fait est qu’Anzoleto, gâté et corrompu par la Corilla, tournait contre elle les instincts d’égoïsme et d’ingratitude qu’elle lui suggérait contre le monde entier. Il ne lui restait plus dans le cœur qu’un sentiment vrai et pur dans son essence: l’indestructible amour qu’en dépit de ses vices il nourrissait pour Consuelo. Il pouvait s’en distraire, grâce à sa légèreté naturelle; mais il n’en pouvait pas guérir, et cet amour lui revenait comme un remords, comme une torture, au milieu de ses plus coupables égarements. Infidèle à la Corilla, adonné à mille intrigues galantes, un jour avec la Clorinda pour se venger en secret du comte, un autre avec quelque illustre beauté du grand monde, et le troisième avec la plus malpropre des comparses; passant du boudoir mystérieux à l’orgie insolente, et des fureurs de la Corilla aux insouciantes débauches de la table, il semblait qu’il eût pris à tâche d’étouffer en lui tout souvenir du passé. Mais au milieu de ce désordre, un spectre semblait s’acharner à ses pas; et de longs sanglots s’échappaient de sa poitrine, lorsqu’au milieu de la nuit, il passait en gondole, avec ses bruyants compagnons de plaisir, le long des sombres masures de la corte Minelli.

La Corilla, longtemps dominée par ses mauvais traitements, et portée, comme toutes les âmes viles, à n’aimer qu’en raison des mépris et des outrages qu’elle recevait, commençait pourtant elle-même à se lasser de cette passion funeste. Elle s’était flattée de vaincre et d’enchaîner cette sauvage indépendance. Elle y avait travaillé avec acharnement, elle y avait tout sacrifié. Quand elle reconnut qu’elle n’y parviendrait jamais, elle commença à le haïr, et à chercher des distractions et des vengeances. Une nuit qu’Anzoleto errait en gondole dans Venise avec la Clorinda, il vit filer rapidement une autre gondole dont le fanal éteint annonçait quelque furtif rendez-vous. Il y fit peu d’attention; mais la Clorinda, qui, dans sa frayeur d’être découverte, était toujours aux aguets, lui dit:

Allons plus lentement. C’est la gondole du comte; j’ai reconnu le gondolier.

– En ce cas, allons plus vite, répondit Anzoleto; je veux le rejoindre, et savoir de quelle infidélité il paie la tienne cette nuit.

– Non, non, retournons! s’écria Clorinda. Il a l’œil si perçant; et l’oreille si fine! Gardons-nous bien de le troubler.

– Marche! te dis-je, cria Anzoleto à son barcarolle; je veux rejoindre cette barque que tu vois là devant nous.»

Ce fut, malgré la prière et la terreur de Clorinda, l’affaire d’un instant. Les deux barques s’effleurèrent de nouveau, et Anzoleto entendit un éclat de rire mal étouffé partir de la gondole.

À la bonne heure, dit-il, ceci est de bonne guerre: c’est la Corilla qui prend le frais avec monsieur le comte.»

En parlant ainsi, Anzoleto sauta sur l’avant de sa gondole, prit la rame des mains de son barcarolle, et suivant l’autre gondole avec rapidité, la rejoignit, l’effleura de nouveau, et, soit qu’il eût entendu son nom au milieu des éclats de rire de la Corilla, soit qu’un accès de démence se fût emparé de lui, il se mit à dire tout haut:

Chère Clorinda, tu es sans contredit la plus belle et la plus aimée de toutes les femmes.

– J’en disais autant tout à l’heure à la Corilla, répondit aussitôt le comte en sortant de sa cabanette, et en s’avançant vers l’autre barque avec une grande aisance; et maintenant que nos promenades sont terminées de part et d’autre, nous pourrions faire un échange, comme entre gens de bonne foi qui trafiquent de richesses équivalentes.

– Monsieur le comte rend justice à ma loyauté, répondit Anzoleto sur le même ton. Je vais, s’il veut bien le permettre, lui offrir mon bras pour qu’il puisse venir reprendre son bien où il le retrouve.»

Le comte avança le bras pour s’appuyer sur Anzoleto, dans je ne sais quelle intention railleuse et méprisante pour lui et leurs communes maîtresses. Mais le ténor, dévoré de haine, et transporté d’une rage profonde, s’élança de tout le poids de son corps sur la gondole du comte, et la fit chavirer en s’écriant d’une voix sauvage:

Femme pour femme, monsieur le comte; et gondole pour gondole!»

Puis, abandonnant ses victimes à leur destinée, ainsi que la Clorinda à sa stupeur et aux conséquences de l’aventure, il gagna à la nage la rive opposée, prit sa course à travers les rues sombres et tortueuses, entra dans son logement, changea de vêtements en un clin d’œil, emporta tout l’argent qu’il possédait, sortit, se jeta dans la première chaloupe qui mettait à la voile; et, cinglant vers Trieste, il fit claquer ses doigts en signe de triomphe, en voyant les clochers et les dômes de Venise s’abaisser sous les flots aux premières clartés du matin.

XXII. Dans la ramification occidentale des monts Carpathes qui sépare la Bohême de la Bavière…

Dans la ramification occidentale des monts Carpathes qui sépare la Bohême de la Bavière, et qui prend dans ces contrées le nom de Bœhmerwald (forêt de Bohême), s’élevait encore, il y a une centaine d’années, un vieux manoir très vaste, appelé, en vertu de je ne sais quelle tradition, le château des Géants. Quoiqu’il eut de loin l’apparence d’une antique forteresse, ce n’était plus qu’une maison de plaisance, décorée à l’intérieur, dans le goût, déjà suranné à cette époque, mais toujours somptueux et noble, de Louis XIV. L’architecture féodale avait aussi subi d’heureuses modifications dans les parties de l’édifice occupées par les seigneurs de Rudolstadt, maîtres de ce riche domaine.

Cette famille, d’origine bohème, avait germanisé son nom en abjurant la Réforme à l’époque la plus tragique de la guerre de trente ans. Un noble et vaillant aïeul, protestant inflexible, avait été massacré sur la montagne voisine de son château par la soldatesque fanatique. Sa veuve, qui était de famille saxonne, sauva la fortune et la vie de ses jeunes enfants, en se proclamant catholique, et en confiant l’éducation des héritiers de Rudolstadt à des jésuites. Après deux générations, la Bohême étant muette et opprimée, la puissance autrichienne définitivement affermie, la gloire et les malheurs de la Réforme oubliés, du moins en apparence, les seigneurs de Rudolstadt pratiquaient doucement les vertus chrétiennes, professaient le dogme romain, et vivaient dans leurs terres avec une somptueuse simplicité, en bons aristocrates et en fidèles serviteurs de Marie-Thérèse. Ils avaient fait leurs preuves de bravoure autrefois au service de l’empereur Charles VI. Mais on s’étonnait que le dernier de cette race illustre et vaillante, le jeune Albert, fils unique du comte Christian de Rudolstadt, n’eût point porté les armes dans la guerre de succession qui venait de finir, et qu’il fut arrivé à l’âge de trente ans sans avoir connu ni recherché d’autre grandeur que celle de sa naissance et de sa fortune. Cette conduite étrange avait inspiré à sa souveraine des soupçons de complicité avec ses ennemis. Mais le comte Christian, ayant eu l’honneur de recevoir l’impératrice dans son château, lui avait donné de la conduite de son fils des excuses dont elle avait paru satisfaite. De l’entretien de Marie-Thérèse avec le comte de Rudolstadt, rien n’avait transpiré. Un mystère étrange régnait dans le sanctuaire de cette famille dévote et bienfaisante, que, depuis dix ans, aucun voisin ne fréquentait assidûment; qu’aucune affaire, aucun plaisir, aucune agitation politique ne faisait sortir de ses domaines; qui payait largement, et sans murmurer, tous les subsides de la guerre, ne montrant aucune agitation au milieu des dangers et des malheurs publics; qui, enfin, ne semblait plus vivre de la même vie que les autres nobles, et de laquelle on se méfiait, bien qu’on n’eût jamais eu à enregistrer de ses faits extérieurs que de bonnes actions et de nobles procédés. Ne sachant à quoi attribuer cette vie froide et retirée, on accusait les Rudolstadt, tantôt de misanthropie, tantôt d’avarice; mais comme, à chaque instant, leur conduite donnait un démenti à ces imputations, on était réduit à leur reprocher simplement trop d’apathie et de nonchalance. On disait que le comte Christian n’avait pas voulu exposer les jours de son fils unique, dernier héritier de son nom, dans ces guerres désastreuses, et que l’impératrice avait accepté, en échange de ses services militaires, une somme d’argent assez forte pour équiper un régiment de hussards. Les nobles dames qui avaient des filles à marier disaient que le comte avait fort bien agi; mais lorsqu’elles apprirent la résolution que semblait manifester Christian de marier son fils dans sa propre famille, en lui faisant épouser la fille du baron Frédéric, son frère; quand elles surent que la jeune baronne Amélie venait de quitter le couvent où elle avait été élevée à Prague, pour habiter désormais, auprès de son cousin, le château des Géants, ces nobles dames déclarèrent unanimement que la famille des Rudolstadt était une tanière de loups, tous plus insociables et plus sauvages les uns que les autres. Quelques serviteurs incorruptibles et quelques amis dévoués surent seuls le secret de la famille, et le gardèrent fidèlement.

Cette noble famille était rassemblée un soir autour d’une table chargée à profusion de gibier et de ces mets substantiels dont nos aïeux se nourrissaient encore à cette époque dans les pays slaves, en dépit des raffinements que la cour de Louis XV avait introduits dans les habitudes aristocratiques d’une grande partie de l’Europe. Un poêle immense, où brûlaient des chênes tout entiers, réchauffait la salle vaste et sombre. Le comte Christian venait d’achever à voix haute le Benedicite, que les autres membres de la famille avaient écouté debout. De nombreux serviteurs, tous vieux et graves, en costume du pays, en larges culottes de Mameluks, et en longues moustaches, se pressaient lentement autour de leurs maîtres révérés. Le chapelain du château s’assit à la droite du comte, et sa nièce, la jeune baronne Amélie, à sa gauche, le côté du cœur, comme il affectait de le dire avec un air de galanterie austère et paternelle. Le baron Frédéric, son frère puîné, qu’il appelait toujours son jeune frère, parce qu’il n’avait guère que soixante ans, se plaça en face de lui. La chanoinesse Wenceslawa de Rudolstadt, sa sœur aînée, respectable personnage sexagénaire affligé d’une bosse énorme et d’une maigreur effrayante, s’assit à un bout de la table, et le comte Albert, fils du comte Christian, le fiancé d’Amélie, le dernier des Rudolstadt, vint, pâle et morne, s’installer d’un air distrait à l’autre bout, vis-à-vis de sa noble tante.

De tous ces personnages silencieux, Albert était certainement le moins disposé et le moins habitué à donner de l’animation aux autres. Le chapelain était si dévoué à ses maîtres et si respectueux envers le chef de la famille, qu’il n’ouvrait guère la bouche sans y être sollicité par un regard du comte Christian; et celui-ci était d’une nature si paisible et si recueillie, qu’il n’éprouvait presque jamais le besoin de chercher dans les autres une distraction à ses propres pensées.

Le baron Frédéric était un caractère moins profond et un tempérament plus actif; mais son esprit n’était guère plus animé. Aussi doux et aussi bienveillant que son aîné, il avait moins d’intelligence et d’enthousiasme intérieur. Sa dévotion était toute d’habitude et de savoir-vivre. Son unique passion était la chasse. Il y passait toutes ses journées, rentrait chaque soir, non fatigué (c’était un corps de fer), mais rouge, essoufflé, et affamé. Il mangeait comme dix, buvait comme trente, s’égayait un peu au dessert en racontant comment son chien Saphyr avait forcé le lièvre, comment sa chienne Panthère avait dépisté le loup, comment son faucon Attila avait pris le vol; et quand on l’avait écouté avec une complaisance inépuisable, il s’assoupissait doucement auprès du feu dans un grand fauteuil de cuir noir jusqu’à ce que sa fille l’eût averti que son heure d’aller se mettre au lit venait de sonner.

La chanoinesse était la plus causeuse de la famille. Elle pouvait même passer pour babillarde; car il lui arrivait au moins deux fois par semaine de discuter un quart d’heure durant avec le chapelain sur la généalogie des familles bohêmes, hongroises et saxonnes, qu’elle savait sur le bout de son doigt, depuis celle des rois jusqu’à celle du moindre gentilhomme.

 

Quant au comte Albert, son extérieur avait quelque chose d’effrayant et de solennel pour les autres, comme si chacun de ses gestes eût été un présage, et chacune de ses paroles une sentence. Par une bizarrerie inexplicable à quiconque n’était pas initié au secret de la maison, dès qu’il ouvrait la bouche, ce qui n’arrivait pas toujours une fois par vingt-quatre heures, tous les regards des parents et des serviteurs se portaient sur lui; et alors on eût pu lire sur tous les visages une anxiété profonde, une sollicitude douloureuse et tendre, excepté cependant sur celui de la jeune Amélie, qui n’accueillait pas toujours ses paroles sans un mélange d’impatience ou de moquerie, et qui, seule, osait y répondre avec une familiarité dédaigneuse ou enjouée, suivant sa disposition du moment.

Cette jeune fille, blonde, un peu haute en couleur, vive et bien faite, était une petite perle de beauté; et quand sa femme de chambre le lui disait pour la consoler de son ennui: «Hélas! répondait la jeune fille, je suis une perle enfermée dans ma triste famille comme dans une huître dont cet affreux château des Géants est l’écaille.» C’est en dire assez pour faire comprendre au lecteur quel pétulant oiseau renfermait cette impitoyable cage.

Ce soir-là le silence solennel qui pesait sur la famille, particulièrement au premier service (car les deux vieux seigneurs, la chanoinesse et le chapelain avaient une solidité et une régularité d’appétit qui ne se démentaient en aucune saison de l’année), fut interrompue par le comte Albert.

Quel temps affreux!» dit-il avec un profond soupir.

Chacun se regarda avec surprise; car si le temps était devenu sombre et menaçant, depuis une heure qu’on se tenait dans l’intérieur du château et que les épais volets de chêne étaient fermés, nul ne pouvait s’en apercevoir. Un calme profond régnait au dehors comme au dedans, et rien n’annonçait qu’une tempête dût éclater prochainement.

Cependant nul ne s’avisa de contredire Albert; et Amélie seule se contenta de hausser les épaules, tandis que le jeu des fourchettes et le cliquetis de la vaisselle, échangée lentement par les valets, recommençait après un moment d’interruption et d’inquiétude.

N’entendez-vous pas le vent qui se déchaîne dans les sapins du Bœhmerwald, et la voix du torrent qui monte jusqu’à vous?» reprit Albert d’une voix plus haute, et avec un regard fixe dirigé vers son père.

Le comte Christian ne répondit rien. Le baron, qui avait coutume de tout concilier, répondit, sans quitter des yeux le morceau de venaison qu’il taillait d’une main athlétique comme il eût fait d’un quartier de granit:

En effet, le vent était à la pluie au coucher du soleil, et nous pourrions bien avoir mauvais temps pour la journée de demain.»

Albert sourit d’un air étrange, et tout redevint morne. Mais cinq minutes s’étaient à peine écoulées qu’un coup de vent terrible ébranla les vitraux des immenses croisées, rugit à plusieurs reprises en battant comme d’un fouet les eaux du fossé, et se perdit dans les hauteurs de la montagne avec un gémissement si aigu et si plaintif que tous les visages en pâlirent, à l’exception de celui d’Albert, qui sourit encore avec la même expression indéfinissable que la première fois.

Il y a en ce moment, dit-il, une âme que l’orage pousse vers nous. Vous feriez bien, monsieur le chapelain, de prier pour ceux qui voyagent dans nos âpres montagnes sous le coup de la tempête.

– Je prie à toute heure et du fond de mon âme, répondit le chapelain tout tremblant, pour ceux qui cheminent dans les rudes sentiers de la vie, sous la tempête des passions humaines.

– Ne lui répondez donc pas, monsieur le chapelain, dit Amélie sans faire attention aux regards et aux signes qui l’avertissaient de tous côtés de ne pas donner de suite à cet entretien; vous savez bien que mon cousin se fait un plaisir de tourmenter les autres en leur parlant par énigmes. Quant à moi, je ne tiens guère à savoir le mot des siennes.»

Le comte Albert ne parut pas faire plus attention aux dédains de sa cousine qu’elle ne prétendait en accorder à ses discours bizarres. Il mit un coude dans son assiette, qui était presque toujours vide et nette devant lui, et regarda fixement la nappe damassée, dont il semblait compter les fleurons et les rosaces, bien qu’il fût absorbé dans une sorte de rêve extatique.