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André

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III

Les romanciers allemands parlent d'une petite ville de leur patrie où la beauté semble s'être exclusivement logée dans la classe des jeunes ouvrières. Quiconque a passé vingt-quatre heures dans la petite ville de L… en France, peut attester la rare gentillesse et la coquetterie sans pareille de ses grisettes. Jamais nid de fauvettes babillardes ne mit au jour de plus riches couvées d'oisillons espiègles et jaseurs; jamais souffle du printemps ne joua dans les prés avec plus de fleurettes brillantes et légères. La ville de L… s'enorgueillit à bon droit de l'éclat de ses filles, et de plus de vingt lieues à la ronde les galants de tous les étages viennent risquer leur esprit et leurs prétentions dans ces bals d'artisans où, chaque dimanche, plus de deux cents petites commères étalent sous les quinquets leurs robes blanches, leurs tabliers de soie noire et leur visage couleur de rose.

Comment la toilette des dames de la ville suffit à faire travailler et vivre toutes ces fillettes, c'est ce qu'on ne saurait guère expliquer sans avouer que ces dames aiment beaucoup la toilette, et qu'elles ont bien raison.

Quoi qu'il en soit, les méchants et les méchantes vont s'étonnant du grand nombre d'artisanes (c'est un mot du pays que je demande la permission d'employer) qui réussissent à vivre dans une aussi petite ville; mais les gens de bien ne s'en étonnent pas: ils comprennent que cette ville privilégiée est pour la grisette un théâtre de gloire qu'elle doit préférer à tout autre séjour; ils savent en outre que la jeunesse et la santé s'alimentent sobrement et peuvent briller sous les plus modestes atours.

Ce qu'il y a de certain, c'est que nulle part peut-être en France la beauté n'a plus de droits et de franchises que dans ce petit royaume, et que nulle part ses privilèges ne dégénèrent moins en abus. L'indépendance et la sincérité dominent comme une loi générale dans les divers caractères de ces jeunes filles. Fières de leur beauté, elles exercent une puissance réelle dans leur Yvetot, et cette espèce de ligue contre l'influence féminine des autres classes établit entre elles un esprit de corps assez estimable et fertile en bons procédés.

Par exemple, si le secret de leurs fautes n'est pas toujours assez bien gardé pour ne pas faire le tour de la ville en une heure, du moins y a-t-il une barrière que ce secret ne franchit pas aisément. Là où cesse l'apostolat de l'artisanerie cesse le droit d'avoir part au petit plaisir du scandale. Ainsi l'aventure d'une grisette peut égayer ou attendrir longtemps la foule de ses pareilles avant d'être livrée au dédaigneux sourire des bas-bleus de l'endroit ou aux graveleux quolibets des villageoises d'alentour.

Ces aventures ne sont pas rares dans une ville où une seule classe de femmes mérite assez d'hommages pour accaparer ceux de toutes les classes d'hommes: aussi voit-on rarement une belle artisane être farouche au point de manquer de cavalier servant. Tant de sévérité serait presque ridicule dans un pays où la galanterie n'a pas encore mis à la porte toute naïveté de sentiment, et où l'on voit plus d'une amourette s'élever jusqu'à la passion. Ainsi une jeune fille y peut, sans se compromettre, agréer les soins d'un homme libre et ne pas désespérer de l'amener au mariage; si elle manque son but, ce qui arrive souvent, elle peut espérer de mieux réussir avec un second adorateur, et même avec un troisième, si sa beauté ne s'est pas trop flétrie dans l'attente illimitée du noeud conjugal.

A part donc les vertus austères qui se rencontrent là comme partout en petit nombre, les jeunes ouvrières de L… sont généralement pourvues chacune d'un favori choisi entre dix, et fort envié de ses concurrents. On peut comparer cette espèce de mariage expectatif au sigisbéisme italien. Tout s'y passe loyalement, et le public n'a pas le droit de gloser tant qu'un des deux amants ne s'est pas rendu coupable d'infidélité ou entaché de ridicule.

Il faut dire à la louange de ces grisettes qu'aucune ne fait fortune par l'intrigue, et qu'elles semblent ignorer l'ignoble trafic que les femmes font ailleurs de leur beauté; leur orgueil équivaut à une vertu; jamais la cupidité ne les jette dans les bras des vieillards; elles aiment trop l'indépendance pour souffrir aucun partage, pour s'astreindre à aucune précaution. Aussi les hommes mariés ne réussissent jamais auprès d'elles. Il y a quelque chose de vraiment magnifique dans l'exercice insolent de leur despotisme féminin. Elles sont aimantes et colères, romanesques on ne peut plus, coquettes et dédaigneuses, avides de louanges, folles de plaisir, bavardes, gourmandes, impertinentes; mais désintéressées, généreuses et franches. Leur extérieur répond assez à ce caractère: elles sont généralement grandes, robustes et alertes; elles ont de grandes bouches qui rient à tout propos pour montrer des dents superbes; elles sont vermeilles et blanches, avec des cheveux bruns ou noirs. Leurs pieds sont très-provinciaux et leurs mains rarement belles; leur voix est un peu virile, et l'accent du pays n'est pas mélodieux. Mais leurs yeux ont une beauté particulière et une expression de hardiesse et de bonté qui ne trompe pas.

Tel était le monde où Joseph Marteau essaya de lancer le timide André, en lui déclarant que le bonheur suprême était là et non ailleurs, et qu'il ne pouvait pas manquer de sortir enivré du premier bal où il mettrait les pieds. André se laissa donc conduire et se conduisit lui-même assez bien durant toute la soirée. Il dansa très-assidûment, ne fit manquer aucune figure, dépensa au moins cinq francs en oranges et en pralines offertes aux dames; même il se montra homme de talent et de bonne société (comme disent les gens de mauvaise compagnie) en prenant la place du premier violon, qui était ivre, et en jouant très-proprement un quadrille de contredanse tirées de la Muette de Portici.

Malgré ces excellentes actions, André ne prit pas beaucoup dans la société artisane. On le trouva fier, c'est-à-dire silencieux et froid; lui-même ne s'amusa guère et ne fut pas aussi enchanté qu'on le lui avait prédit. La beauté de ces grisettes n'était nullement celle qui plaisait à son imagination. Il était difficile, mais ce n'était pas sa faute; il avait dans la tête l'ineffaçable souvenir d'un teint pâle, de deux grands yeux mélancoliques, d'une voix douce, et voulait à toute force trouver de la poésie, sinon dans le langage, du moins dans le silence d'une femme. Tout ce petit caquetage d'enfants gâtés lui déplut. D'ailleurs il n'était pas aisé d'en approcher; la moins belle était surveillée par plus d'un aspirant jaloux, et André ne se sentait pas la moindre vocation pour le rôle de Lovelace campagnard. Trop modeste pour espérer de supplanter qui que ce fût, il était trop nonchalant pour engager la lutte avec un concurrent. Il se retira donc de bonne heure, laissant Joseph dans une grande exaltation entre une belle ravaudeuse aux yeux noirs et un énorme bol de vin chaud.

«Comment, dit-il à André le lendemain, tu es parti avant la fin! Tu n'y entends rien, mon cher; tu ne sais pas que c'est le meilleur moment. On se place adroitement à la sortie, on jette son dévolu sur une fille mal gardée, on lui offre le bras, elle accepte. Vous la reconduisez jusque chez elle, vous avez pour elle mille petits soins durant le trajet: vous lui offrez, votre manteau, elle en accepte la moitié; vous la soulevez dans vos bras pour traverser le ruisseau. Si un chien passe auprès d'elle dans l'obscurité, elle se presse contre vous d'un petit air effrayé, sous prétexte qu'elle a grand'peur des chiens enragés; vous la rassurez, et vous brandissez votre canne en élevant la voix de manière à réveiller toute la rue. Si le chien a l'air de n'être pas belliqueux, vous pouvez même aller jusqu'à l'assommer d'un grand coup de pied en passant; cela fait bien et donne l'air crâne. Surtout évitez de jurer; la grisette hait tout ce qui sent le paysan. Ne gardez pas votre pipe à la bouche en lui donnant le bras; elle est exigeante et veut du respect. Glissez-lui un compliment agréable de temps en temps, en procédant toujours par comparaison; par exemple, dites: Mademoiselle une telle est bien jolie, c'est dommage qu'elle soit si pâle; ce n'est pas une rose du mois de mai comme vous. Si votre belle est pâle, parlez d'une personne un peu trop enluminée, et dites que les grosses couleurs donnent l'air d'une servante. Mais surtout choisissez dans la première société les beautés que vous voulez dénigrer; votre compliment sera deux fois mieux accueilli. Enfin, au moment de quitter votre infante, prenez un air respectueux, et demandez-lui la permission de l'embrasser. Dès qu'elle aura consenti, redoublez de civilité et embrassez-la le chapeau à la main; aussitôt après saluez jusqu'à terre. Gardez-vous bien de baiser la main, on se moquerait de vous. Replacez-lui son châle sur les épaules; louez sa taille, mais n'y touchez pas. Faites ce métier-là cinq ou six jours de suite; après quoi vous pouvez tout espérer.

– Et cela suffit pour être préféré à un amant en titre?

– Bah! quand on n'a peur de rien, quand on ne doute de rien, on arrive à tout. D'ailleurs je ne te dis pas d'aller te mettre en concurrence avec un de ces gros corroyeurs qui sont accoutumés à charger des boeufs sur leurs épaules, ni avec un de ces fils de fermier qui ont toujours à la main un bâton de cormier ou un brin de houx de la taille d'un mât de vaisseau. Non, il y a assez de freluquets auxquels on peut s'attaquer, de petits clercs d'avoué qui ont la voix flûtée et le menton lisse comme la main, ou bien des flandrins de la haute bourgeoisie qui n'ont pas envie de déchirer leurs habits de drap fin. Ceux-là, vois-tu, on leur souffle leur dulcinée en quinze jours quand on sait s'y prendre. La grisette aime assez ces marjolets qui font des phrases et qui portent des jabots; mais elle aime par-dessus tout un brave tapageur qui ne sait pas nouer sa cravate, qui a le chapeau sur l'oreille, et qui pour elle ne craint pas de se faire enfoncer un oeil ou casser une dent.

 

André secoua la tête.

«Je ne ferais pas fortune ici, dit-il, et je ne chercherai pas.

– Comme tu voudras, reprit Joseph; mais viens toujours dîner avec nous aujourd'hui, tu nous l'as promis.

André se rendit donc à cinq heures chez les parents de son ami Marteau.

«Parbleu! dit Joseph, si tu fuis les grisettes, les grisettes te poursuivent. Ma mère fait faire le trousseau de ma soeur qui se marie, et nous avons quatre ouvrières dans la maison. Quatre! et des plus jolies, ma foi! Moi, je ne fais que dévider le fil et de ramasser les ciseaux de ces Omphales. Je tourne à l'entour en sournois, comme le renard autour d'un perchoir à poules, jusqu'à ce que la moins prudente se laisse prendre par le vertige et tombe au pouvoir du larron. Le soir, quand elles ont fini leur tâche, je les fais danser dans la cour au son de la flûte, sur six pieds carrés de sable, à l'ombre de deux acacias. C'est une scène champêtre digne d'arracher de tes yeux des larmes bucoliques. Ah! tu me verras ce soir transformé en Tityre, assis sur le bord du puits; et je veux te faire voltiger toi-même au milieu de mes nymphes. Ah çà! tu sais l'usage du pays? Les ouvrières en journée mangent à la même table que nous. Ne va pas faire le dédaigneux; songe que cela se fait dans tout le département, dans les grands châteaux tout comme chez les bourgeois.

– Oui, oui, je le sais, répondit André; c'est un usage du vieux temps que les artisans ne cherchent pas à détruire.

– Moi, j'aime beaucoup cet usage-là, parce que les filles sont jolies. Si jamais je me marie, et si ma femme (comme font beaucoup de jalouses) n'admet au logis que des ouvrières de quatre-vingts ans, je saurai fort bien les envoyer manger à l'office, ou bien je leur ferai servir des nougats de pierre à fusil qui les dégoûteront de mon ordinaire. Mais ici c'est différent: les bouches sont fraîches et les dents blanches. Que la beauté soit la reine du monde, rien de mieux.

IV

L'intérieur de la famille Marteau était patriarcal. La grand'mère, matrone pleine de vertus et d'obésité, était assise près de la cheminée et tricotait un bas gris. C'était une excellente femme, un peu sourde, mais encore gaie, qui de temps en temps plaçait son mot dans la conversation, tout en ricanant sous les lunettes sans branches qui lui pinçaient le nez. La mère était une ménagère sèche et discrète, active, silencieuse, absolue, sujette à la migraine, et partant chagrine. Elle était debout devant une grande table couverte d'un tapis vert et taillait elle-même la besogne aux ouvrières: mais, malgré son caractère absolu, la dame ne leur parlait qu'avec une extrême politesse, et souffrait, non sans une secrète mortification, que tous ses coups de ciseaux fussent soumis à de longues discussions de leur part.

Auprès de la fenêtre ouverte, les quatre ouvrières et les trois filles de la maison, pressées comme une compagnie de perdrix, travaillaient au trousseau; la fiancée elle-même brodait le coin d'un mouchoir. La maîtresse ouvrière, placée sur une chaise plus élevée que les autres, dirigeait les travaux, et de temps en temps donnait un coup d'oeil aux ourlets confiés aux petites filles. Les grisettes en sous-ordre ne comptaient pas cinquante ans à elles trois; elles étaient fraîches, rieuses et dégourdies à l'avenant. Les têtes blondes des enfants de la maison, penchées d'un petit air boudeur sur leur ouvrage et ne prenant aucun intérêt à la conversation, se mêlaient aux visages animés des grisettes, à leurs bonnets blancs posés sur des bandeaux de cheveux noirs. Ce cercle de jeunes filles formait un groupe naïf tout à fait digne des pinceaux de l'école flamande. Mais, comme Calypso parmi ses nymphes, Henriette, la couturière en chef, surpassait toutes ses ouvrières en caquet et en beauté. Du haut de sa chaise à escabeau, comme du haut d'un trône, elle les animait et les contenait tour à tour de la voix et du regard. Il y avait bien dix ans qu'Henriette était comptée parmi les plus belles, mais elle ne semblait pas vouloir renoncer de si tôt à son empire. Elle proclamait avec orgueil ses vingt-cinq ans et promenait sur les hommes le regard brillant et serein d'une gloire à son apogée. Aucune robe d'alépine ne dessinait avec une netteté plus orgueilleuse l'étroit corsage et les riches contours d'une taille impériale; aucun bonnet de tulle n'étalait ses coquilles démesurées et ses extravagantes rosettes de rubans diaphanes sur un échafaudage plus splendide de cheveux crêpés.

A l'arrivée des deux jeunes gens, le babil cessa tout à coup comme le son de l'orgue lorsque le plain-chant de l'officiant écourte sans cérémonie les dernières modulations d'une ritournelle où l'organiste s'oublie. Mais après quelques instants de silence pendant lesquels André salua timidement et supporta le moins gauchement qu'il put le regard oblique de l'aréopage féminin, une voix flûtée se hasarda à placer son mot, puis une autre, puis deux à la fois, puis toutes, et jamais volière ne salua le soleil levant d'un plus gai ramage. Joseph se mêla à la conversation, et voyant André mal à l'aise entre les deux matrones, il l'attira auprès du jeune groupe.

«Mademoiselle Henriette, dit-il d'un ton moitié familier, moitié humble (note qu'il était important de toucher juste avec la belle couturière, et dont Joseph avait très-bien étudié l'intonation), voulez-vous me permettre de vous présenter un de mes meilleurs amis, M. André de Morand, gentilhomme, comme vous savez, et gentil garçon, comme vous voyez? Il n'ose pas vous dire sa peine; mais le fait est qu'il a tourné autour de vous cette nuit pendant une heure pour vous faire danser, et qu'il n'a pas pu vous approcher; vous êtes inabordable au bal, et quand on n'a pas obtenu votre promesse un mois d'avance, on peut y renoncer.

Ce compliment plut beaucoup à mademoiselle Henriette, car une rougeur naïve lui monta au visage. Tandis qu'elle engageait avec Joseph un échange d'oeillades et de facétieux propos, André remarqua que la petite Sophie, la plus jeune des quatre, parlait de lui avec sa voisine; car elle le regardait maladroitement, à la dérobée, en chuchotant d'un petit air moqueur. Il se sentit plus hardi avec ces fillettes de quinze ans qu'avec la dégagée Henriette, et les somma en riant d'avouer le mal qu'elles disaient de lui. Après avoir beaucoup rougi, beaucoup refusé, beaucoup hésité, Sophie avoua qu'elle avait dit a Louisa:

– Ce monsieur André m'a fait danser deux fois hier soir; cela n'empêche pas qu'il ne soit fier comme tout, il ne m'a pas dit trois mots.

– Ah! mon cher André, s'écria Joseph, ceci est une agacerie, prends-en note.

– Cela est bien vrai, interrompit Henriette, qui craignait que la petite Sophie n'accaparât l'attention des jeunes gens; tout le monde l'a remarqué: André a bien l'air d'un noble; il ne rit que du bout des dents et ne danse que du bout des pieds; je disais en le regardant: Pourquoi est-ce qu'il vient au bal, ce pauvre monsieur? ça ne l'amuse pas du tout.

André, choqué de cette hardiesse indiscrète, fut bien près de répondre: En vérité, mademoiselle, vous avez raison, cela ne m'amusait pas du tout; mais Joseph lui coupa la parole en disant:

«Ah! ah! de mieux en mieux, André; mademoiselle Henriette t'a regardé; que dis-je? elle t'a contemplé, elle s'est beaucoup occupée de toi. Sais-tu que tu as fait sensation? Ma foi! je suis jaloux d'un pareil début. Mais voyez-vous, mes chères petites; pardon! je voulais dire mes belles demoiselles, vous faites à mon ami un reproche qu'il ne mérite pas; vous l'accusez d'être fier lorsqu'il n'est que triste, et il faudra bien que vous lui pardonniez sa tristesse quand vous saurez qu'il est amoureux.

– Ah!!!.. s'écrièrent à la fois toutes les jeunes filles.

– Oh! mais, amoureux! reprit Joseph avec emphase, amoureux frénétique!

– Frénétique! dit la petite Louisa en ouvrant de grands yeux.

– Oui! répondit Joseph, cela veut dire très-amoureux, amoureux comme le greffier du juge de paix est amoureux de vous, mademoiselle Louisa; comme le nouveau commis à pied des droits réunis est amoureux de vous, mademoiselle Juliette; comme…

– Voulez-vous vous taire! voulez-vous vous taire! s'écrièrent-elles toutes en carillon.

Madame Marteau fronça le sourcil en voyant que l'ouvrage languissait, la grand'mère sourit, et Henriette rétablit le calme d'un signe majestueux.

«Si vous n'aviez pas fait tant de tapage, mesdemoiselles, dit-elle à ses ouvrières, M. Joseph allait nous dire de qui M. André est amoureux.

– Et je vais vous le dire en grande confidence, répondit Joseph; chut! écoutez bien, vous ne le direz pas?..

– Non, non, non, s'écrièrent-elles.

– Eh bien! reprit Joseph, il est amoureux de vous quatre. Il en perd l'esprit et l'appétit; et si vous ne tirez pas au sort laquelle de vous…

– Oh! le méchant moqueur! dirent-elles en l'interrompant.

– Monsieur Joseph, nous ne sommes pas des enfants, dit Henriette en affectant un air digne, nous savons bien que monsieur est noble et que nous sommes trop peu de chose pour qu'il fasse attention à nous. Quand une ouvrière va raccommoder le linge du château de Morand, le père et le fils s'arrangent toujours pour ne pas manger à la maison, afin certainement de ne pas manger avec elle. On la fait dîner toute seule! ce n'est pas amusant: aussi il n'y a pas beaucoup d'artisanes qui veuillent y aller. On n'y a aucun agrément, personne à qui parler; et quels chemins pour y arriver! aller en croupe derrière un métayer! ce n est pas un si beau voyage à faire, et ce n'est pas comme M. de… C'est un noble pourtant, celui-là! eh bien! il vient chercher lui-même ses ouvrières à la ville, et il les emmène dans sa voiture.

– Et il a soin de choisir la plus jolie, dit Joseph: c'est toujours vous, mademoiselle Henriette.

– Pourquoi pas? dit-elle en se rengorgeant; avec des gens aussi comme il faut!..

– C'est-à-dire que mon ami André, reprit Joseph en la regardant d'un air moqueur, n'est pas un homme comme il faut, selon vos idées.

– Je ne dis pas cela; ces messieurs sont fiers; ils ont raison, si cela leur convient; chacun est maître chez soi: libre à eux de nous tourner le dos quand nous sommes chez eux; libre à nous de rester chez nous quand ils nous font demander.

– Je ne savais pas que nous eussions d'aussi grands torts, dit André en riant; cela m'explique pourquoi nous avons toujours d'aussi laides ouvrières; mais c'est leur faute si nous ne nous corrigeons pas; essayez de nous rendre sociables, mademoiselle Henriette, et vous verrez!

Henriette parut goûter assez cette fadeur; mais, fidèle à son rôle de princesse, elle s'en défendit.

«Oh! nous ne mordons pas dans ces douceurs-là, reprit-elle; nous sommes trop mal élevées pour plaire à des gens comme vous; il vous faudrait quelqu'un comme Geneviève pour causer avec vous; mais c'est celle-là qui ne souffre pas les grands airs!

– Oh! pardieu! dit vivement Joseph, cela lui sied bien, à cette précieuse-là! Je ne connais personne qui se donne de plus grands airs mal à propos.

– Mal à propos? dit Henriette, il ne faut pas dire cela; Geneviève n'est pas une fille du commun; vous le savez bien, et tout le monde le sait bien aussi.

– Ah! je ne peux pas la souffrir votre Geneviève, reprit Joseph; une bégueule qu'on ne voit jamais et qui voudrait se mettre sous verre comme ses marchandises?

– Qu'est-ce donc que mademoiselle Geneviève, demanda André; je ne la connais pas…

– C'est la marchande de fleurs artificielles, répondit Joseph, et la plus grande chipie…

En ce moment la servante annonça, avec la formule d'usage dans le pays, Voilà madame une telle, une des dames les plus élégantes de la ville.

«Oh! je m'en vais, dit tout bas Joseph; voici la quintessence de bégueulisme.»

Cette visite interrompit la conversation des grisettes, et l'activité de leur aiguille fut ralentie par la curiosité avec laquelle elles examinèrent à la dérobée la toilette de la dame, depuis les plumes de son chapeau jusqu'aux rubans de ses souliers. De son côté, madame Privat, c'était le nom de la merveilleuse, qui regardait les chiffons du trousseau avec beaucoup d'intérêt, s'avisa de faire, sur la coupe d'une manche, une objection de la plus haute importance. Le rouge monta au visage d'Henriette en se voyant attaquée d'une manière aussi flagrante dans l'exercice de sa profession. La dame avait prononcé des mots inouïs: elle avait osé dire que la manchette était de mauvais goût, et que les doubles ganses du bracelet n'étaient pas d'un bon genre. Henriette rougissait et pâlissait tour à tour; elle s'apprêtait à une réponse foudroyante, lorsque madame Privat, tournant légèrement sur le talon, parla d'autre chose. L'aisance avec laquelle on avait osé critiquer l'oeuvre d'Henriette et le peu d'attention, qu'on faisait à son dépit augmentèrent son ressentiment, et elle se promit d'avoir sa revanche.

 

Après que la dame eut parlé assez longtemps avec madame Marteau sans rien dire, elle demanda si le bouquet de noces était acheté.

– Il est commandé, dit madame Marteau, Geneviève y met tous ses soins; elle aime beaucoup ma fille, et elle lui a promis de lui faire les plus jolies fleurs qu'elle ait encore faites.

– Savez-vous que cette petite Geneviève a du talent dans son genre? reprit madame Privat.

– Oh! dit la grand'mère, c'est une chose digne d'admiration! moi, je ne comprends pas qu'on fasse des fleurs aussi semblables à la nature. Quand je vais chez elle et que je la trouve au milieu de ses ouvrages et de ses modèles, il m'est impossible de distinguer les uns des autres.

– En effet, dit la dame avec indifférence, on prétend qu'elle regarde les fleurs naturelles et qu'elle les imite avec soin; cela prouve de l'intelligence et du goût.

– Je crois bien! murmura Henriette, furieuse d'entendre parler légèrement du talent de Geneviève.

– Oh! du goût! du goût! reprit la vieille, c'est ravissant le goût qu'elle a, cette enfant! Si vous voyiez le bouquet de noces qu'elle a fait à Justine, ce sont des jasmins qu'on vient de cueillir, absolument!

– Oh! maman, dit Justine, et ces muguets!

– Tu aimes les muguets, toi? dit à sa soeur Joseph, qui venait de rentrer.

– Il y a aussi des lilas blancs pour la robe de bal, dit madame Marteau; nous en avons pour cinquante francs seulement pour la toilette de la mariée, sans compter les fleurs de fantaisie pour les chapeaux; tout cela coûte bien cher et se fane bien vite.

– Mais combien de temps met-elle à faire ces bouquets? dit Joseph; un mois peut-être? travailler tout un mois pour cinquante francs, ce n'est pas le moyen de s'enrichir.

– Oh! monsieur Joseph, vous avez bien raison! dit Henriette d'une voix aigre, ce n'est certainement pas trop payé; il n'y a guère de profit, allez, pour les pauvres grisettes, et par-dessus le marché on leur fait avaler tant d'insolences! On n'a pas toujours le bonheur d'aller en journée chez du monde honnête comme votre famille, monsieur Joseph; il y a des personnes qui parlent bien haut chez les autres, et qui, au coin de leur feu, lésinent misérablement.

– Eh bien! eh bien! dit la grand'mère, qui, placée assez loin d'Henriette, n'entendait que vaguement ses paroles, qu'a-t-elle donc à regarder de travers par ici, comme si elle voulait nous manger? Henriette, Henriette, est-ce que tu dis du mal de nous, mon enfant?

– Eh non! eh non! ma mère, répondit Joseph; tout au contraire, mademoiselle Henriette nous aime de tout son coeur; car j'en suis aussi, n'est-ce pas, mademoiselle Henriette?

Pour faire comprendre au lecteur la crainte de la grand'mère, il est bon de dire que le caquet des grisettes est la terreur de tous les ménages de L… Initiées durant des semaines entières à tous les petits secrets des maisons où elles travaillent, elles n'ont guère d'autre occupation, après le bal et les fleurettes des garçons, que de colporter de famille en famille les observations malignes qu'elles ont faites dans chacune, et même les scandales domestiques qu'elles y ont surpris. Elles trouvent dans toutes des auditeurs avides de commérage qui ne rougissent pas de les questionner sur ce qui se passe chez leur voisin, sans songer que demain à leur tour leur intérieur fera les frais de la chronique dans une troisième maison. La médisance est une arme terrible dont les grisettes se servent pour appuyer le pouvoir de leurs charmes et imposer aux femmes qui les haïssent le plus toutes sortes de ménagements et d'égards.

Madame Privat sentit l'imprudence qu'elle avait commise, et, sachant bien qu'il n'était pas de moyen humain, d'empêcher une grisette de parler, elle prit le parti d'éviter au moins les injures directes, et battit en retraite.

Lorsqu'elle fut partie, un feu roulant de brocards soulagea le coeur d'Henriette, et ses ouvrières firent en choeur un bruit dont les oreilles de la dame durent tinter, si le proverbe ne ment pas.

Au nombre des anecdotes ridicules qui furent débitées sur son compte, Henriette en conta une qui ramena le nom de Geneviève dans la conversation: madame Privat lui avait honteusement marchandé une couronne de roses qu'elle s'était ensuite donné les gants d'avoir fait venir de Paris et payée fort cher.

Joseph, qui n'aimait pas Geneviève, déclara que c'était bien fait, et il prit plaisir à lutiner Henriette en rabaissant le talent de la jeune fleuriste.

– Oh! pour le coup, s'écria Henriette avec colère, ne dites pas de mal de celle-là; de nous autres, tant que vous voudrez, nous nous moquons bien de vous; mais personne n'a le droit de donner du ridicule à Geneviève: une fille qui vit toute seule enfermée chez elle, travaillant ou lisant le jour et la nuit, n'allant jamais au bal, n'ayant peut-être pas donné le bras à un homme une seule fois dans sa vie…

– Ah! ah! dit Joseph, vous verrez qu'elle s'y mettra un beau jour et qu'elle fera pis que les autres; je me méfie de l'eau dormante et des filles qui lisent tant de romans.

– Des romans! appelez-vous des romans ces gros livres qu'elle feuillette toute la journée, et qui sont tout pleins de mots latins où je ne comprends rien, et où vous ne comprendriez peut-être rien vous-même?

– Comment! dit André, mademoiselle Geneviève lit des livres latins?

– Elle étudie des traités de botanique, répondit Joseph. Parbleu! c'est tout simple, c'est pour son état.

– C'est donc une personne tout à fait distinguée? reprit André.

– Oui-da, je crois bien! repartit Henriette; je vous le disais tout à l'heure, c'est une grisette comme celle-là qu'il faudrait pour dîner avec monsieur! Mais tout marquis que vous êtes, monsieur André, vous feriez bien de ne pas oublier vos manchettes pour lui parler; on parle de fierté: c'est elle qui sait ce que c'est!

– Mais qu'est-elle donc elle-même? interrompit Joseph; de quel droit s'élève-t-elle au-dessus de vous?

– Ne croyez pas cela, monsieur; avec nous elle est aussi bonne camarade que la première venue.

– Pourquoi donc ne va-t-elle pas au bal et à la promenade avec vous?

– C'est son caractère; elle aime mieux étudier dans ses livres. Mais elle nous invite chez elle le soir, quand elle a gagné une petite somme. Elle nous donne des gâteaux et du thé; et puis elle chante pour nous faire danser, et elle chante mieux avec son gosier que vous avec votre flûte. Il faut voir comme elle nous reçoit bien! quelle propreté chez elle! c'est un petit palais! On ne dira pas qu'elle est aidée par ses amants, celle-là!

– Ah! oui, des jolis bals! dit Joseph, des bals sans hommes! Je suis sûr que vous vous ennuyez.

– Voyez-vous cet orgueil! ces messieurs se figurent qu'on ne pense qu'à eux!

– A quoi tout cela la mènera-t-il? reprit Joseph; trouvera-t-elle un mari sous les feuillets de ses vieux livres ou dans les boutons de ses fleurs?

– Bah! bah! un mari! quel est donc l'artisan qui pourrait épouser une femme comme elle? Un beau mari pour elle qu'un serrurier ou un cordonnier, avec ses mains sales et son tablier de cuir! Et quant à vous, mes beaux messieurs, vous n'épousez guère, et Geneviève est trop fière pour être votre bonne amie autrement.

– Dites qu'elle est trop froide. Je ne peux pas souffrir les femmes qui n'aiment rien.

Vous la connaissez bien, en vérité! dit Henriette, en haussant les épaules; c'est le coeur le plus sensible: elle aime ses amies comme des soeurs, elle aime ses fleurs, comme quoi dirai-je?.. comme des enfants. Il faut la voir se promener dans les prés et trouver une fleur qui lui plaît! c'est une joie, c'est un amour! Pour une petite marguerite dont je ne donnerais pas deux sous, elle pleure de plaisir; quelquefois elle sort avec le jour, pour aller dans les champs cueillir ses fleurs, avant que vous ne soyez sortis du nid, vous autres, oiseaux sans plumes.