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Œuvres complètes de lord Byron, Tome 8

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ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE
(Les appartemens du Doge.)
LE DOGE, DOMESTIQUE
DOMESTIQUE

Monseigneur, la députation attend; mais elle ajoute que si vous désiriez la recevoir à une autre heure elle attendrait votre plaisir.

LE DOGE

Pour moi toutes les heures sont égales. Qu'ils entrent.

(Le domestique sort.)
OFFICIER

Prince! j'ai rempli votre ordre.

LE DOGE

Quel ordre?

OFFICIER

Un bien triste. – J'ai disposé le convoi de-

LE DOGE

Oui-oui-oui, – pardon. Je commence à perdre la mémoire; je me fais trop vieux, – aussi vieux que l'annoncent mes années. Jusqu'à présent j'avais lutté contre elles; mais elles commencent à l'emporter sur moi.

(Entre la députation composée de six de la seigneurie et du chef des Dix.)
LE DOGE

Soyez les bien-venus, nobles seigneurs!

LE CHEF DES DIX

Avant tout, le conseil partage avec le Doge le chagrin de son dernier malheur privé.

LE DOGE

Assez-assez de cela.

LE CHEF DES DIX

Le Doge refuse-t-il cet hommage de respect?

LE DOGE

Je le reçois comme on le présente. – Poursuivez.

LE CHEF DES DIX

Les Dix, réunis à une giunta tirée du sénat, et composée de vingt-cinq des plus nobles patriciens, ayant délibéré sur l'état de la république, et sur les soucis qui, en ce moment, doivent doublement oppresser vos années depuis si long-tems dévouées à la patrie, ont jugé convenable de solliciter humblement de votre sagesse (qui ne pourra s'empêcher d'y consentir) la résignation de l'anneau ducal, que vous avez si long-tems et si glorieusement porté. Et pour témoigner qu'ils ne sont ingrats ni insensibles envers vos années et vos services, ils vous destinent un apanage de deux mille ducats d'or, pour entourer votre retraite d'un éclat digne de celle d'un prince.

LE DOGE

L'ai-je bien entendu?

LE CHEF DES DIX

Ai-je besoin de répéter?

LE DOGE

Non. – Avez-vous fait?

LE CHEF DES DIX

J'ai parlé. Vingt-quatre heures vous sont accordées pour rendre réponse.

LE DOGE

Je n'aurais pas besoin du même nombre de secondes.

LE CHEF DES DIX

Nous n'avons plus qu'à nous retirer.

LE DOGE

Restez! vingt-quatre heures ne changeront rien à ce que j'ai à dire.

LE CHEF DES DIX

Parlez!

LE DOGE

Quand par deux fois j'ai exprimé le vœu d'abdiquer, on m'en a refusé la liberté; et non-seulement on me l'a refusée, mais vous m'avez arraché le serment de ne plus jamais à l'avenir renouveler cette demande. J'ai alors juré de mourir dans l'exercice des fonctions que ma patrie m'avait ici confiées; je dois écouter la voix de l'honneur, de ma conscience: – je ne puis violer mon serment.

LE CHEF DES DIX

Ne nous réduisez pas à recourir à la nécessité d'un décret, à défaut de votre assentiment.

LE DOGE

La Providence se plaît à prolonger mes jours pour m'éprouver et me punir; mais vous, avez-vous quelque droit d'accuser la longueur d'une vie dont chaque heure fut consacrée au service de l'état? Je suis prêt à sacrifier encore ma vie pour lui, comme je lui ai déjà sacrifié d'autres objets mille fois plus chers que la vie. Mais quant à ma dignité, – je la tiens de toute la république; quand la volonté générale sera consultée, alors je pourrai vous donner une réponse.

LE CHEF DES DIX

Celle que vous nous faites nous afflige, mais elle ne peut avoir le moindre poids.

LE DOGE

Je suis prêt à tout; mais rien ne changera ma volonté, même pour un moment. Décrétez-ce qu'il vous plaira.

LE CHEF DES DIX

Voici donc la réponse que nous devons transmettre à ceux qui nous envoient?

LE DOGE

Vous m'avez entendu.

LE CHEF DES DIX

Nous nous retirons respectueusement.

(La députation sort. – Un domestique entre.)
LE DOMESTIQUE

Monseigneur, la noble dame Marina demande une audience.

LE DOGE

Mon tems est à elle.

(Entre Marina.)
MARINA

Pardonnez, monseigneur, si je vous trouble; – peut-être souhaitiez-vous d'être seul?

LE DOGE

Seul? Quand tout le monde se presserait autour de moi, je n'en resterai pas moins seul aujourd'hui et désormais. Mais nous avons des forces.

MARINA

Oui, conservons-les pour les objets-Oh! mon cher Jacopo!

LE DOGE

Ne te contrains pas! je n'ai pas de consolations à t'offrir.

MARINA

Ah! s'il avait vécu dans une autre contrée; doué de tous les avantages, si chéri, si accompli, qui pouvait être plus heureux, plus envié que mon pauvre Foscari? Rien n'eût manqué à son bonheur et au mien; rien, s'il n'eût pas été de Venise.

LE DOGE

Ou le fils d'un prince.

MARINA

Oui; tout ce que les autres hommes souhaitent dans leur vanité ou dans leurs illusions de bonheur, tout, par une destinée étrange, lui est devenu fatal. La patrie, le peuple qui l'idolâtrait, le prince dont il était le fils aîné, et-

LE DOGE

Le prince? il n'a plus long-tems à l'être.

MARINA

Comment?

LE DOGE

Ils m'ont ravi mon fils, maintenant ils songent à me ravir un anneau et un diadême trop long-tems portés. Ah! laissons-leur reprendre ces vains hochets!

MARINA

Les tyrans! et dans un tel jour encore!

LE DOGE

Ils n'en pouvaient choisir un plus favorable: une heure plus tôt j'y eusse été sensible.

MARINA

Quoi! n'avez-vous pas de ressentiment? – Ô vengeance! mais hélas! celui qui vous eût protégé si lui-même l'avait été, mon cher Foscari, ne peut plus aider son père.

LE DOGE

Il ne l'eût jamais aidé contre son pays, quand il aurait eu mille vies au lieu de celle-

MARINA

Qu'ils lui arrachèrent dans les supplices. Vous appelez cela du patriotisme? Mais je suis femme; et mon mari, mes enfans, voilà ma patrie et mon bonheur. Je l'ai aimé, – je l'ai idolâtré! et je l'ai vu supporter des épreuves qui eussent glacé d'épouvante les plus intrépides martyrs. Il n'est plus; et moi, qui aurais voulu donner tout mon sang pour lui, je n'ai rien à lui donner que des larmes! Que ne puis-je espérer de le voir venger? – Mais j'ai des fils: un jour ils seront des hommes.

LE DOGE

Le malheur vous égare.

MARINA

Je croyais pouvoir le supporter quand je le voyais en proie à d'horribles tourmens; oui, je pensais que mieux eût valu le voir mort que victime d'une captivité plus longue: – je reçois la punition d'une pareille pensée. Que ne suis-je dans son tombeau!

LE DOGE

Il faut que je le voie encore une fois.

MARINA

Venez avec moi.

LE DOGE

Est-il-

MARINA

Son monument aujourd'hui est notre lit nuptial.

LE DOGE

Mais est-il dans son linceul?

MARINA

Viens, vieillard, viens!

(Le Doge et Marina sortent. – Entrent Barbarigo et Lorédano.)
BARBARIGO, à un domestique

Où est le Doge?

LE DOMESTIQUE

Il vient de se retirer à l'instant avec l'illustre dame, veuve de son fils.

LORÉDANO

Où?

LE DOMESTIQUE

Dans la chambre où le corps est déposé.

BARBARIGO

Il ne nous reste donc qu'à retourner.

LORÉDANO

Vous oubliez que vous ne le pouvez. Nous avons l'ordre implicite de la junte d'attendre qu'elle se présente ici, et de l'assister: elle ne tardera pas à arriver.

BARBARIGO

Et la junte se hâtera-t-elle de faire entendre au Doge sa réponse?

LORÉDANO

Elle exprime le vœu d'une grande célérité. Le Doge avait répondu vivement, il faut qu'on lui réplique de même. On a égard à sa dignité; on s'est occupé de son sort: – que peut-il désirer de plus?

BARBARIGO

De mourir dans ses vêtemens de Doge. Certes, il ne peut survivre long-tems encore; mais j'ai fait de mon mieux pour défendre son rang; et jusqu'à la fin j'ai combattu la proposition, bien que sans succès. Pourquoi me forcer ici à exprimer le vote de la majorité?

LORÉDANO

Il était important d'appeler à témoins quelques opinions différentes des nôtres, afin d'empêcher la calomnie d'insinuer qu'une majorité tyrannique redoutait pour ses actes l'assistance des autres.

BARBARIGO

Dites aussi, car je dois le croire, que vous avez voulu me faire rougir de l'inutilité de ma résistance. Lorédano! dans vos moyens de vengeance, vous êtes ingénieux, poétique même, un véritable Ovide dans l'art de haïr; c'est donc à vous-(car la haine porte un œil microscopique, même dans les objets secondaires) que je dois, pour mieux faire ressortir le zèle des autres, d'avoir été associé involontairement aux travaux de votre junte.

 
LORÉDANO

Comment! ma junte?

BARBARIGO

Oui, la vôtre! Ils parlent d'après vous, ourdissent vos trames, adoptent vos plans et exécutent votre ouvrage; ne sont-ils pas les vôtres?

LORÉDANO

Vous oubliez la prudence: – souhaitez qu'ils ne vous entendent pas.

BARBARIGO

Oh! viendra le jour qu'ils entendront des voix plus terribles que la mienne: ils ont outrepassé tous leurs excès; et quand on montre une telle audace dans les états les plus vils et les plus méprisés, l'humanité s'y relève encore pour les punir.

LORÉDANO

Vous parlez avec peu de sagesse.

BARBARIGO

C'est ce qu'il faudrait prouver. Mais voici nos collègues.

(Entre la députation de la junte.)
LE CHEF DES DIX

Lw Doge sait-il que nous désirons le voir?

LE DOMESTIQUE

On va le lui apprendre.

(Le domestique sort.)
BARBARIGO

Le Doge est avec son fils.

LE CHEF DES DIX

S'il en est ainsi, nous remettrons l'affaire après la cérémonie. Sortons; nous avons encore jusqu'au soir assez de tems.

LORÉDANO, à part, à Barbarigo

Que le feu de l'enfer dessèche ton indiscrète langue! Je l'arracherai de cette imprudente et sotte bouche, et je saurai bien ainsi vous ôter le pouvoir d'exprimer autre chose que des sanglots. (Haut, à ses autres collègues.) Sages signors, un instant de retard, je vous prie.

BARBARIGO

Soyons humains!

LORÉDANO

Voyez, le duc approche!

(Entre le Doge.)
LE DOGE

J'obéis à votre sommation.

LE CHEF DES DIX

Nous venons encore une fois pour vous faire agréer notre dernière demande.

LE DOGE

Et moi pour vous dire-

LE CHEF DES DIX

Quoi?

LE DOGE

La même chose. Vous m'avez entendu.

LE CHEF DES DIX

Vous allez donc entendre le décret absolu et définitif que nous venons de rendre.

LE DOGE

Au fait-au fait! Je connais les vieilles formes de votre justice, et les gracieux préludes de vos actes tyranniques. Poursuivez!

LE CHEF DES DIX

Vous n'êtes plus Doge; vous êtes délié de votre impérial serment comme souverain; vous déposerez la robe ducale; mais, par égard pour vos services, l'état vous alloue l'apanage dont nous vous avons parlé dans notre précédente entrevue. Vous avez trois jours pour quitter ces lieux, sous peine de voir confisquer vos biens, et toute votre fortune particulière.

LE DOGE

Cette dernière clause, et je suis fier de le dire, n'enrichira pas le trésor.

LE CHEF DES DIX

Doge! votre réponse.

LORÉDANO

Répondez, François Foscari!

LE DOGE

Si j'avais pu jamais prévoir que mon âge portât quelque préjudice à la chose publique, je n'aurais pas, chef de l'état, témoigné assez d'ingratitude pour préférer la dignité suprême à l'intérêt de ma patrie. Mais cette vie, que vous abreuvez d'amertume, ne lui fut pas inutile pendant de longues années; et je devais espérer que mes derniers momens pourraient encore lui être consacrés. Mais le décret étant rendu, j'obéis.

LE CHEF DES DIX

Si vous aviez désiré prolonger le délai des trois jours, nous l'aurions volontiers, comme témoignage de notre estime, étendu jusqu'à huit.

LE DOGE

Pas même huit heures, signor; pas même huit minutes. – (Déposant son anneau et son bonnet.) Voici l'anneau ducal et voici le ducal diadême. Ainsi l'Adriatique est libre d'en épouser un autre.

LE CHEF DES DIX

Veuillez montrer moins d'empressement.

LE DOGE

Ah! signor, je suis vieux; et pour vous donner le tems de me déposer, je dois moi-même ne pas en perdre. Je crois voir parmi vous une figure que je ne connais pas. – Sénateur! votre nom? votre costume m'annonce que vous êtes le chef des Quarante?

MEMMO

Signor, je suis le fils de Marco Memmo.

LE DOGE

Ah! votre père était mon ami; – les fils et les pères… Mais qu'y a-t-il? mes gens ici!

LE DOMESTIQUE

Mon prince!

LE DOGE

Je ne suis plus prince: – voici les princes du prince! (Montrant la députation des Dix.) Disposez-vous à quitter ces lieux sur-le-champ.

LE CHEF DES DIX

Pourquoi si brusquement? ce sera éveiller le scandale.

LE DOGE, aux Dix

Vous en répondrez; c'est votre affaire. – (Aux domestiques.) Pour vous, il est une charge que je remets encore à vos soins les plus grands, quoique je n'en aie plus le droit; – mais non, je dois m'occuper moi-même-

BARBARIGO

Il entend le corps de son fils.

LE DOGE

Appelez Marina, ma fille.

(Entre Marina.)
LE DOGE

Disposez-vous, ma fille; nous pouvons aller pleurer ailleurs.

MARINA

Ah! dans tous les lieux.

LE DOGE

Oui; mais en liberté, et non plus devant les yeux jaloux de ces espions de la grandeur. Signors, vous pouvez partir. Que voudriez-vous de plus? nous allons sortir. Craignez-vous que nous n'emportions avec nous le palais? Ces murs, dix fois aussi vieux que moi, et je le suis pourtant assez, vous ont servis comme je vous ai servis moi-même; eux et moi nous pourrions même vous rappeler quelques souvenirs: mais je ne les conjure pas de vous écraser, comme autrefois les colonnes du temple de Dagon se détachèrent sur l'Israélite et les Philistins ses ennemis! Le pouvoir de les ébranler appartiendrait, je pense, à une malédiction comme la mienne, provoquée par des êtres tels que vous; mais je ne maudis point. Adieu! généreux signors! puisse le Doge suivant être meilleur que le Doge actuel!

LORÉDANO
LE DOGE actuel est Pascal Malipiero
LE DOGE

Non, tant que je n'ai pas franchi le seuil de ces portes.

LORÉDANO

La grande cloche de Saint-Marc doit bientôt retentir pour son inauguration.

LE DOGE

Ciel et terre! vous oserez donner ce signal de mort, et je vivrai pour l'entendre! – moi, le premier Doge qui l'aura jamais entendu pour son successeur! Plus heureux cent fois mon coupable prédécesseur, le fier Marino Faliero: – cette insulte du moins lui fut épargnée.

LORÉDANO

Eh quoi! regretteriez-vous un traître?

LE DOGE

Non; – mais j'envie le sort d'un mort.

LE CHEF DES DIX

Monseigneur, si vous êtes décidé à quitter aussi brusquement le palais ducal, retirez-vous du moins par l'escalier particulier qui conduit sur les bords du canal.

LE DOGE

Non. Je descendrai les escaliers par lesquels j'arrivai autrefois à la souveraineté: – l'escalier du Géant, au sommet duquel je reçus l'investiture de Doge. Mes services me l'avaient fait gravir, les odieuses pratiques de mes ennemis vont m'en faire descendre. C'est là que je fus installé, il y a trente-cinq ans, et que je traversai les appartemens que je ne devais plus craindre de quitter, si ce n'est comme cadavre, – cadavre luttant peut-être pour les protéger encore, – mais non chassé honteusement par mes propres concitoyens. Allons, cependant; mon fils et moi nous en sortirons ensemble, – lui pour sa dernière demeure, moi pour la demander au ciel.

LE CHEF DES DIX

Quoi! en public?

LE DOGE

Je fus élu publiquement, je veux être déposé de même. Marina! es-tu prête?

MARINA

Voici mon bras.

LE DOGE

Oui, mon bâton de vieillesse! Grâce à ce soutien, je puis partir.

LE CHEF DES DIX

Cela ne peut être: – le peuple vous verrait.

LE DOGE

Le peuple! – il n'y a pas ici de peuple; vous le savez: autrement vous n'auriez pas osé insulter ainsi lui et moi. Il est peut-être une populace dont l'aspect vous fera rougir; mais ne craignez pas qu'elle ose murmurer ou vous maudire, si ce n'est du fond du cœur, et par leurs muets regards.

LE CHEF DES DIX

Vous parlez ainsi par emportement, autrement-

LE DOGE

Vous avez raison. J'ai parlé plus que je n'en ai l'habitude; c'est un faible qui n'est pas le mien, et qui vous excuse le mieux, en ce qu'il semble indiquer que les années affaiblissent ma raison. Adieu! seigneurs.

BARBARIGO

Vous ne vous éloignerez pas sans une escorte convenable à votre rang passé et actuel. Nous accompagnerons le Doge, avec le respect qui lui est dû, jusqu'à son palais particulier. N'est-ce pas là votre avis, mes collègues?

PLUSIEURS VOIX

Oui, oui.

LE DOGE

Vous ne marcherez pas du moins à ma suite. J'entrai ici souverain; – je sortirai par les mêmes portes, mais comme citoyen. Toutes ces vaines cérémonies sont autant de lâches insultes qui ne font qu'ulcérer le cœur davantage, et lui offrir, au lieu d'antidote, de nouveaux poisons. La pompe est faite pour les princes; – je ne le suis pas! – il est faux même que je sois quelque chose avant de franchir ces portes. – Ah!

LORÉDANO

Écoutez!

(On entend sonner la grande cloche de Saint-Marc.)
BARBARIGO

La cloche!

LE CHEF DES DIX

Oui, de Saint-Marc, qui s'ébranle pour l'élection de Malipiero.

LE DOGE

Je reconnais le son! je l'entendis une fois, une fois seulement, et il y a de cela trente-cinq années. Dès-lors j'avais cessé d'être jeune.

BARBARIGO

Asseyez-vous, monseigneur! vous tremblez.

LE DOGE

C'est le signal de mes funérailles! Mon cœur souffre horriblement.

BARBARIGO

Asseyez-vous, je vous prie.

LE DOGE

Non; mon siége était jusqu'à présent un trône. Marina! allons.

MARINA

Oui, le plus promptement possible.

LE DOGE. Il fait quelques pas, puis s'arrête

Je sens une soif dévorante. – Qui m'apportera un peu d'eau?

BARBARIGO

Moi-

MARINA

Moi-

LORÉDANO

Moi-

(Le Doge prend un gobelet de la main de Lorédano.)
LE DOGE

Je le reçois de vous, Lorédano, de la main la plus digne de m'assister à une pareille heure.

LORÉDANO

Par quel motif?

LE DOGE

Il est dit que le cristal de Venise a pour les poisons une telle antipathie, qu'il vient à se briser dès qu'on y dépose le moindre venin. Cependant vous portez ce gobelet, il n'éclate pas.

LORÉDANO

Eh bien?

LE DOGE

Le cristal est donc faux ou vous êtes loyal. Pour moi, je ne crois l'un ni l'autre; c'est une légende mensongère.

MARINA

Vous parlez beaucoup; mieux vaudrait vous asseoir, et ne pas encore partir. Ô ciel! vos regards ressemblent aux derniers de mon mari!

BARBARIGO

Il tombe! – supportez-le! – Un siége!

LE DOGE

La cloche sonne! – Laissez-moi! – ma tête est en feu!

BARBARIGO

Appuyez-vous sur nous, je vous en conjure.

LE DOGE

Non! un souverain doit mourir debout. Soutenez-moi, ma pauvre fille! – Ah! cette cloche!

(Le Doge retombe et meurt.)
MARINA

Mon Dieu! mon Dieu!

BARBARIGO, à Lorédano

Contemplez votre ouvrage; il est complet.

LE CHEF DES DIX

N'a-t-on aucun secours? Appelez à l'aide.

LE DOMESTIQUE

Il n'y a plus d'espérance.

 
LE CHEF DES DIX

S'il en est ainsi, qu'au moins ses obsèques soient dignes de son nom, de sa patrie, de son rang, de son dévouement aux devoirs que lui imposait la république, tant que son âge lui permettait de s'y livrer. Mes collègues, parlez; n'êtes-vous pas de cet avis?

BARBARIGO

Il n'a pas eu le malheur de mourir sujet aux lieux où il avait régné: il faut donc que ses funérailles soient celles d'un prince.

LE CHEF DES DIX

Ainsi on nous approuve?

TOUS, à l'exception de Lorédano, répondent:

Oui.

LE CHEF DES DIX

La paix du ciel soit avec lui.

MARINA

Veuillez m'excuser, signors; c'est une raillerie. Ne plaisantez pas davantage avec ces tristes restes, qui, lorsqu'ils étaient le séjour d'une ame (une ame sur laquelle vous avez exercé tout votre empire), furent par vous insultés avec une rage aussi glorieuse pour vous que sa vertu l'était pour lui; vous avez banni Foscari de son palais, vous l'avez arraché impitoyablement de son trône; et maintenant, quand il ne peut plus apprécier vos marques de respect, quand il ne voudrait plus les accepter s'il voulait encore quelque chose, vous préparez, signors, une pompe vaine et superflue, pour honorer la mémoire de celui que vous avez foulé aux pieds. De royales funérailles n'ajouteraient rien à son honneur, et ne pourraient que mieux faire ressortir votre crime.

LE CHEF DES DIX

Madame, nous ne changeons pas aussi promptement de projet.

MARINA

Je le sais, du moins quand il s'agit de torturer les vivans; mais je pensais que les morts n'étaient plus sous votre empire, et qu'ils étaient confiés à des êtres supérieurs, dont l'office, il faut l'avouer, ressemble beaucoup à celui que vous exercez sur la terre. Laissez-le à mes soins; vous me l'auriez abandonné si vous n'eussiez porté le dernier coup à ce vieillard infortuné: c'est mon dernier devoir, et, dans mon malheur, il peut m'offrir une sorte de consolation. Le désespoir est fantastique, il recherche les images de mort et l'appareil des funérailles.

LE CHEF DES DIX

Prétendez-vous encore à cet office?

MARINA

Oui, seigneur, j'y prétends. Sa fortune, il est vrai, fut dissipée au service de l'état; mais il me reste mon douaire, et je le consacre à ses obsèques et à celles de-(Elle s'arrête agitée.)

LE CHEF DES DIX

Gardez-le plutôt pour vos enfans.

MARINA

Oui; en effet, ils sont orphelins: je vous remercie.

LE CHEF DES DIX

Quant à votre requête, nous ne pouvons y souscrire. Ces restes seront exposés avec la pompe accoutumée; ils seront accompagnés à leur dernier gîte par le nouveau Doge, non pas revêtu des insignes de sa dignité mais de la simple robe des sénateurs.

MARINA

L'on m'a cité des meurtriers qui avaient enterré leurs victimes; mais jusqu'à présent je n'avais jamais entendu parler d'une apparence hypocrite de splendeur semblable à celle que les assassins de Faliero veulent préparer. L'on m'a cité des veuves en larmes, – hélas! j'en ai versé quelques-unes, – et toujours grâce à vous! L'on m'a cité des héritiers à la tête du deuil; – et sans doute, n'en ayant pas laissé au défunt, vous prétendez aujourd'hui en remplir le rôle. Fort bien, seigneurs; votre volonté sera faite, comme un jour, je l'espère, le sera la volonté du ciel!

LE CHEF DES DIX

Songez-vous, madame, à qui vous parlez, et tout le danger d'un pareil discours?

MARINA

Quant au premier point, je le connais mieux, et quant au dernier, aussi bien que vous-mêmes; je puis les envisager. Souhaitez-vous quelques funérailles de plus?

BARBARIGO

Ne relevez pas ces expressions passionnées; sa position doit lui servir d'excuse.

LE CHEF DES DIX

Nous n'en tiendrons donc pas compte.

BARBARIGO, à Lorédano qui trace quelques mots sur ses tablettes

Qu'écrivez-vous donc là avec tant d'empressement?

LORÉDANO, montrant du doigt le corps du Doge

Qu'il m'a payé 4.

LE CHEF DES DIX

Quelle dette vous devait-il?

LORÉDANO

Une dette ancienne et juste; la dette de la nature et la mienne.

(La toile tombe.)

FIN DES DEUX FOSCARI.

4L'ha pagata, fait historique. Voyez l'Histoire de Venise, par Pierre Daru, page 411, vol. II.