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La fille du ciel

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SCÈNE II

LES MÊMES, L'ENVOYÉ OUAN-TSI,

qui s'approche de l'Impératrice. Ses souliers, le bas de sa robe sont pleins de sang. Il se prosterne

L'IMPÉRATRICE,

à Ouan Tsi prosterné.



Relève-toi, va!.. Plus de prosternements. Nous voici tous égaux. Il n'y a plus qu'une seule et même grandeur, celle que nous donne, pareillement et à tous, la noblesse du sacrifice… (

Ouan-Tsi se relève.

) Maintenant, parle… N'atténue rien… D'ailleurs, je devine…



OUAN-TSI



Eh bien! oui, c'est fini, ô ma souveraine!.. Votre palais seul tient encore.



L'IMPÉRATRICE



Oh! pas pour longtemps …



OUAN-TSI



Les abords de vos murailles sont évacués… Jusqu'à la fin de la nuit peut-être, ils nous laisseront vivre…



L'IMPÉRATRICE



Le reste de la ville, les citadelles de l'Ouest?..



OUAN-TSI



Aux mains des Tartares, tout!.. Cette défroque d'un ennemi, seule, m'a sauvé… Dans les rues, on brûle, on pille, on égorge… Quelques milliers de femmes ont réussi à se jeter dans le fleuve… Les autres, on les viole, en même temps qu'on les étrangle… Le sang coule sur les pavés, autant que l'eau du ciel après l'orage… Chaque ruisseau déverse au fleuve comme un grand éventail rouge… Tout le long des rues, les morts, les torses encore chauds, se vident de leur sang, par l'entaille du cou tranché… Bonne souveraine, pour venir, j'ai enjambé mille cadavres… Mes pieds s'embarrassaient dans les longues chevelures, traînant après elles des têtes coupées… O Majesté, c'est la fin!.. (

Il s'agenouille à nouveau.

) Et maintenant pardonnez-moi d'être le messager de malheur.



L'IMPÉRATRICE,

très calme.



Un brave et fidèle messager, que je remercie… Relève-toi, t'ai-je dit, et, parmi mes derniers soldats, reprends ton poste suprême… (

Ouan-Tsi se relève et se mêle aux soldats, qui, au fond de la scène, continuent de dresser le bûcher. A Cinnamome, en lui indiquant la buire et la tasse d'or

:) Allons, Cinnamome, c'est l'heure.



CINNAMOME



Oh! Majesté, pas encore.



Les autres filles d'honneur, qui étaient disséminées parmi les blessés, ont entendu et reviennent en silence se grouper autour de la souveraine.



L'IMPÉRATRICE



Aimes-tu mieux qu'ils me prennent vivante?.. L'homme qui était là, tu as entendu ce qu'il vient de dire.



ÉLÉGANCE



Mais le palais tient toujours!



LA PERLE



L'armée du Sud peut venir nous délivrer.



L'IMPÉRATRICE



Nous venger peut-être … plus tard… Mais nous délivrer… Enfant, qui veux-tu qui nous délivre? (

A elle-même.

) Ah! le secours mystérieux, que si follement j'espérais… «

L'étoile,

 avait dit le bel espion trompeur,

l'étoile qui devait si bien veiller sur moi, quand tout fléchirait devant le triomphe du Dragon.

» Enfant, qui veux-tu qui nous délivre?.. Plus de poudre, plus de vivres, plus d'eau, plus rien; nous avons jeté les pierres de nos créneaux; les portes cèdent, les murailles croulent… (

A Cinnamome.

) Donne, va, c'est l'heure!..



ÉLÉGANCE



Parfois, quand on croit tout perdu, le destin change.



LA PERLE



O notre souveraine bien-aimée, ne hâtez pas l'irréparable.



L'IMPÉRATRICE



L'irréparable serait de trop tarder. (

Elle fait un signe impérieux à Cinnamome, qui verse le poison dans la coupe. Mais on entend une rumeur, au faite du rempart où vient de remonter le Prince-Fidèle, au-dessus de la porte barricadée. Le jour continue de baisser.

) Qu'est-ce encore?



PRINCE-FIDÈLE



Un petit groupe de Tartares, venus témérairement sans armes, là, jusqu'au pied des murs… L'un d'eux, l'air tranquille et superbe, se dit envoyé par leur Empereur… Une communication suprême à Votre Majesté… Sur un rouleau de soie jaune, à la lueur d'une torche qu'on vient d'allumer, il montre le sceau impérial des Tsin.



L'IMPÉRATRICE



Une communication? De l'Usurpateur à votre souveraine, une communication?.. Mais l'idée seule n'en est-elle pas une insulte? Qu'on leur fasse grâce de la vie, à ces audacieux, mais que, sur l'heure, ils se retirent!



Cinnamome insensiblement s'est reculée avec sa coupe de poison.



PRINCE-FIDÈLE,

qui est redescendu de la muraille et s'approche avec un air de mystère.



Celui qui a si haute mine, il me semble l'avoir déjà vu…



L'IMPÉRATRICE



Déjà vu? Où cela donc?



PRINCE-FIDÈLE,

plus près et baissant la voix.



Souveraine, il me semble… Cet inconnu qui vint le jour du sacre… J'en suis sûr, c'est lui…



L'IMPÉRATRICE,

se levant égarée.



Pourquoi parler bas?.. Prince, vous m'offensez presque, avec ce ton de confidence, lorsqu'il s'agit de cet homme… Vous voulez dire celui qui se présenta par imposture comme notre vice-roi du Sud … celui-là, n'est-ce pas?



PRINCE-FIDÈLE



Oui!



L'IMPÉRATRICE



Eh bien, qu'on l'amène alors… Jetez-lui les cordes nouées, et qu'il comparaisse ici devant moi… (

On jette du haut du mur les échelles de corde.

) Cache le poison, Cinnamome, et la buire d'or… Il n'a pas besoin de savoir, celui qui arrive… Est-ce que la fumée n'a pas noirci mon visage?..



CINNAMOME



Votre Majesté est pâle et belle… Et ses yeux en ce moment resplendissent comme des astres…



Les nouveaux venus émergent au-dessus du rempart, l'Empereur tartare d'abord, ensuite Puits-des-Bois et trois autres personnages vêtus comme eux en guerriers tartares, mais sans armes.



SCÈNE III

L'EMPEREUR TARTARE, L'IMPÉRATRICE

L'Empereur s'avance tandis que les quatre guerriers de sa suite restent en arrière. Sur un signe de l'Impératrice, les filles d'honneur et les autres assistants reculent jusqu'au fond de la scène.



L'EMPEREUR,

ployant le genou devant elle comme le jour du sacre.



O souveraine, ô guerrière! Puissent, un jour, s'éclaircir pour vous les destins noirs!



Il se relève



L'IMPÉRATRICE,

tremblante.



Ah! laissons les formules vaines! Les minutes nous sont avarement comptées… Bas les masques, et parlons vite: qui êtes-vous? Un Tartare, hélas! n'est-ce pas?.. Sans cela, vous n'auriez pu franchir leur cercle de fer… Un Tartare, dites?



L'EMPEREUR



Oui!



L'IMPÉRATRICE



Un espion, alors, quand vous vîntes le jour du sacre? Rien qu'un espion, hélas!



L'EMPEREUR



Non! Un qui jouait sa vie, ce jour-là, comme à présent, pour sauver la vôtre.



L'IMPÉRATRICE



Ah! ma vie n'importe plus, et le droit de la sauver n'appartient à personne… Auprès de l'Usurpateur qui règne à Pékin, quel rôle est le vôtre?.. Ministre secret pour les aventureuses besognes? Non, grand dignitaire plutôt, dites?



L'EMPEREUR



Oui.



L'IMPÉRATRICE



Et prince?



L'EMPEREUR



Eh! qu'importe qui je suis! C'est de Votre Majesté qu'il s'agit, non de moi-même. Daignez entendre ce que l'Empereur…



L'IMPÉRATRICE,

interrompant.



Où est-il votre Empereur? A la tête de ses armées?



L'EMPEREUR,

avec embarras.



Mais … non, dans son palais, là-bas… Les rites, je ne vous l'apprendrai point, ne lui permettent pas d'en sortir.



Pendant tout ce dialogue, on ne cesse d'entendre, dans les lointains de la ville, le canon de la bataille.



L'IMPÉRATRICE



Les rites, ah! les rites!.. Vous voyez ce que j'en fais, des rites, moi qui suis la fille des Ming, la fille du Ciel et l'Invisible… Je parais au milieu de mes soldats, je me bats comme eux!.. Et c'est lui, votre Empereur-fantôme, qui ose m'envoyer un message?



L'EMPEREUR



Un message de grâce, on ose toujours…



L'IMPÉRATRICE



Dites plutôt qu'un message de grâce, c'est ce que l'on devrait oser le moins, lorsqu'on est lui et qu'il s'agit de moi!.. Ah! en effet, ils s'y entendent, les Tartares, à faire grâce!.. Vous venez de traverser ma ville de Nang-King, et vous avez vu? C'est beau, n'est-ce pas, leur œuvre?..



L'EMPEREUR



Hélas! J'ai vu, oui, avec horreur … Mais, je puis l'attester sur ma vie, tels n'étaient pas les ordres qu'il avait donnés, mon souverain…



L'IMPÉRATRICE



Ah!.. Un souverain alors qui n'a même pas la force de se faire obéir!.. D'autres que vous, en effet, me l'avaient dit… Je le haïssais déjà, de cette indéracinable haine de race que vous savez; à présent le mépris s'y ajoute. Oh! cet Empereur, qui fume l'opium dans son palais de momie, tandis que ses hordes de soldats vont à leur gré, à travers les provinces, laissant des traînées rouges et des charniers pour les vautours!..



Et si, par impossible, je m'humiliais jusqu'à l'accepter, sa grâce, qui me la garantirait après tout, puisqu'on ne lui obéit pas?.. Contre cette armée de bêtes fauves, qui était là tout à l'heure, et va revenir hurler la mort derrière cette muraille, qui donc le ferait respecter, l'ordre de grâce de votre Empereur-fantôme?.. Mais qui?



L'EMPEREUR



Moi!



L'IMPÉRATRICE



Vous! (

Plus douce et plus troublée.

) Vous! Peut-être en effet, car vous ne semblez pas de ceux à qui l'on ose désobéir… Du reste, votre superbe audace, de reparaître à cette heure!.. Mais, si elle ne trompe pas, la loyauté que je lis dans vos yeux, cessez le jeu que vous faites, et, cette fois, répondez: Qui êtes-vous?



L'EMPEREUR



Qui je suis? Jusqu'ici rien; inexistant comme une fumée dans de l'ombre; rien, mais demain tout, peut-être si vous vouliez … demain tout, et rayonnant à vos côtés comme un soleil dans de l'éther bleu…



L'IMPÉRATRICE,

reculant.



Ah! vous vous souvenez trop de mon indulgence, naguère, à tolérer vos énigmes. Dans le parfum de l'encens, dans la pompe et les atours, j'avais la faiblesse d'une femme. Aujourd'hui, non, vous me retrouvez plus haute et plus inaccessible, précisément parce que je suis vaincue et que je vais mourir.

 



L'EMPEREUR,

s'inclinant devant elle.



Oh! souveraine, jamais vous ne me fûtes plus sacrée… Ne vous offensez pas de mes paroles et pour un temps encore laissez-moi mon masque et mon mystère. Écoutez seulement ceci: échappé de ce même palais où, il y a quinze jours à peine, vous m'étiez apparue dans la splendeur impériale, je courais vers Pékin, pour demander à l'Empereur, que vous haïssez tant, d'arrêter l'horrible guerre. En route, j'ai su qu'elles marchaient comme la foudre, nos armées tartares, et j'ai rebroussé, de toute la vitesse de mon navire et de mes chevaux, pour les donner de moi-même, les ordres d'apaisement et de trêve; j'en avais le droit, tenez: voici le sceau qui m'accorde, au nom des Tsin, les pleins pouvoirs. Vous l'avez dit, je ne suis pas de ceux à qui l'on ose désobéir … du moins en face, quand c'est moi-même qui parle… J'ai appris maintenant comment on ordonne et comment on impose… Daignez seulement permettre aux vôtres de faire les signaux qui demandent grâce … rien qu'un pavillon hissé là sur une tour … et pas une de leurs têtes ne tombera, je le jure…



L'IMPÉRATRICE



Pour m'offrir cela, prince, il faut que vous ne soyez pas de sang impérial… La Fille du Ciel n'accepte point la merci d'un Tartare!..



SCÈNE IV

LES MÊMES, PRINCE-FIDÈLE, UN VEILLEUR,

puis

 LE CHEF DES SOLDATS,

et

 LES SOLDATS

UN VEILLEUR,

criant du haut d'un mirador démantelé qui est au faîte des remparts.



Une armée, là-bas, là-bas!.. Ils reviennent, les Tartares! Des milliers, des milliers… Dans le crépuscule, au loin, c'est, comme une traînée noire…



PRINCE-FIDÈLE



La distance?



LE VEILLEUR



Au tournant du fleuve, leur avant-garde arrive… Ils remontent par la longue avenue de Sitche-Men.



PRINCE-FIDÈLE



Allons, leur dernier assaut… Au tournant du fleuve seulement… Donc, il nous reste une demi-heure…



LE VEILLEUR



Ils allument des torches… Et maintenant j'entends sonner leurs trompes de guerre.



PRINCE-FIDÈLE



C'est bien!.. Nous serons prêts …



L'EMPEREUR,

implorant à mains jointes.



Souveraine!



L'IMPÉRATRICE,

comme prête à céder.



Pour moi, non!.. J'ai dit ma volonté. Il suffit!.. (

Désignant les soldats.

) Mais tous ces braves-là, qui tombent d'épuisement, de faim et de soif… (

A Prince-Fidèle.

) Eh bien! oui, pour eux, qu'on les fasse, les signaux qui demandent grâce.



PRINCE-FIDÈLE,

avec stupeur.



Les signaux qui demandent grâce?..



L'IMPÉRATRICE



Oui, j'ai bien dit cela, ô mon noble sujet! Je l'ai bien dit!.. Ma mort doit suffire aux vainqueurs. Puisqu'il n'y a plus d'espoir, à quoi bon ce carnage de la fin?.. Les signaux, qu'on les fasse.



PRINCE-FIDÈLE



Pas un seul des combattants ne se rendra.



L'IMPÉRATRICE



Cependant, si je l'ordonne!.. Ne suis-je déjà plus l'Impératrice?



PRINCE-FIDÈLE



Soumis en toutes choses à votre volonté, à cet ordre-là seulement vos soldats n'obéiront pas.



L'IMPÉRATRICE,

aux soldats.



Est-ce vrai?.. Est-ce vrai?.. Mes amis, à présent, je l'exige, vous m'entendez!.. Oh! vous m'épargnerez cet excès d'angoisse, vous, mes chers révoltés!.. Vous ne voudrez pas que je sois emportée dans l'autre monde sur les flots de votre sang…



Les soldats baissent la tête et restent immobiles, tenant toujours leurs armes.



LE CHEF DES SOLDATS,

après un silence.



Majesté, le Prince a déjà répondu pour nous tous! Non, nous ne voulons pas de grâce.



L'IMPÉRATRICE,

revenant vers l'Empereur dans une exaltation soudaine de triomphe.



Ah! vous le voyez, me voici comme votre Empereur tartare: on ne m'obéit pas!.. Allez le lui dire, à votre maître… Et en même temps, vous lui conterez comment on sait mourir dans le palais des Ming… Allez, Seigneur, vous avez votre congé.



L'EMPEREUR,

implorant avec plus d'instance.



Souveraine!.. Et si c'était moi, à présent, qui l'implorais la grâce … la grâce de rester ici et de tomber à vos côtés…



L'IMPÉRATRICE



L'honneur de tomber aux côtés de l'Impératrice, je ne l'accorde qu'à ces braves, – qui sont de ma race, entendez-vous, – et qui ont prodigué leur sang pour me défendre. Allez, Seigneur, j'ai dit. (

Se rapprochant de lui, parlant très bas et vite, cette fois, comme une affolée.

) Un seul mot encore pourtant… Mon fils, autour de qui l'armée du Sud tient toujours… Mon fils … puisque vous semblez tout oser et tout pouvoir … essaieriez-vous de le délivrer, lui?.. Mais non … quand c'est la mère qui parle en moi, je déraisonne et ne sais plus… Essayer cela, ce serait trahir le maître que vous devez servir …



L'EMPEREUR



Je ne sers point de maître, je suis au-dessus des trahisons, libre comme les Dieux et seul devant ma conscience… J'essaierai… Je vivrai pour essayer…



L'IMPÉRATRICE



Faites ainsi!.. Et, à ce prix-là … plus tard, dans les nuages où tous les morts se retrouvent et se fondent … mes Mânes ne seront point hostiles aux vôtres… Maintenant, allez, Seigneur… Nos dernières minutes nous sont nécessaires… (

A Prince-Fidèle en lui faisant signe d'emmener l'Empereur tartare.

) Prince, l'audience est close.



PRINCE-FIDÈLE,

à l'Empereur qui hésite à s'éloigner, comme sur le point de faire quelque révélation décisive.



Venez, Seigneur. Vous avez entendu notre souveraine vous donner congé.



Il veut l'entraîner vers la partie des murailles par où il était descendu.



L'IMPÉRATRICE,

désignant la porte de bronze barricadée par des madriers.



Non, ouvrez cette porte: nous en avons le temps. Une dernière fois, je veux que l'on sorte de mon palais comme si j'avais encore la liberté et la puissance… Ouvrez! (

Des soldats se précipitent, font tomber les madriers et ouvrent à deux battants la porte.

) Rendez les honneurs au messager de grâce!..



Les soldats mettent un genou en terre, le gong et les trompettes sonnent.



L'EMPEREUR



Oui, messager de grâce, malgré vous et quand même!.. (

Se retournant sur le seuil et parlant comme un illuminé.

) Du haut des nuées de l'orage sombre, le Dragon saura descendre… Et dans ses serres, il recueillera doucement, malgré lui, le beau Phénix qui avait voulu mourir…



Il sort suivi des quatre guerriers tartares. Les soldats barricadent à nouveau la porte avec des madriers et des pierres.



SCÈNE V

LES MÊMES,

moins

 L'EMPEREUR.

et

 LES TARTARES

L'IMPÉRATRICE,

tandis que les filles d'honneur reviennent l'entourer.



Quel est cet homme … qui ressemble à un Dieu?



LA PERLE



En tremblant nous le regardions de loin …



ÉLÉGANCE



Ses yeux rayonnaient d'amour sublime…!



CINNAMOME



Mais Votre Majesté, si bonne envers tous, semblait hautaine envers lui.



L'IMPÉRATRICE,

sans répondre, répétant comme en rêve la phrase du sacre.



«Soyez attentive et anxieuse comme si vous portiez dans vos mains un vase trop rempli d'eau, dont pas une goutte ne doit tomber.»



LE VEILLEUR,

criant du haut du donjon qui surmonte la porte.



Les torches de leur avant-garde arrivent au tournant de l'avenue de l'Est… On commence d'entendre rouler les chariots de leur artillerie…



L'IMPÉRATRICE



Déjà, au tournant de l'avenue de l'Est!.. Pour venir à nous, la mort a des ailes… (

Elle prend elle-même la coupe emplie de poison que Cinnamome avait cachée derrière une pierre.

) Allons, c'est l'heure!.. (

Aux filles d'honneur qui l'entourent, désignant le bûcher.

) Quand le breuvage aura fait son œuvre, vous m'étendrez ici, et, dès que la flamme montera, bien haute et claire, alors, votre service à jamais terminé auprès de votre souveraine, vous viderez aussi le bol d'or, pour me suivre… (

Elle laisse redescendre le bol de poison qu'elle avait commencé d'élever jusqu'à ses lèvres.

) Prince-Fidèle … j'aurais voulu lui dire adieu… Qu'il vienne!..



Pendant le dialogue précédent, Prince-Fidèle, au fond de la scène, une torche à la main, dirigeait un groupe de soldats armés de leviers et de pioches.



CINNAMOME



Là-bas, n'est-ce pas lui?



Prince-Fidèle fait signe aux soldats de déplacer un rocher, qui démasque une étroite porte de bronze.



L'IMPÉRATRICE



Ah! j'ai compris…



LA PERLE



Que fait-il?..



L'IMPÉRATRICE



Ce qui devrait être fait… Jugeant, lui aussi, que l'heure est venue pour moi de m'endormir, il préparait ma couche; ces galeries souterraines abritent mon tombeau. (

La porte de bronze s'ouvre. La Perle se jette à genoux et cache son visage. Lotus-d'Or, restée un peu en dehors du groupe, s'est agenouillée près de Porte-Flèche et lui parle bas, en lui soutenant le front.

) Inutile à présent, ce tombeau orgueilleux, dès longtemps édifié dans le mystère… Là plutôt, là parmi la belle flamme et la tumultueuse fumée, mon âme s'envolera vers les nuages… Rien de moi ne restera, que les mains d'un Tartare puissent profaner; ils m'auront cernée vainement, je leur échappe dans l'air…



ÉLÉGANCE,

s'agenouillant aussi.



Mais, souveraine, puisqu'il est caché, ce tombeau, puisqu'il est inviolable, laissez au moins vos filles vous ensevelir là, dans la magnificence… Laissez, de grâce, bien-aimée souveraine!.. Cette flamme, pourquoi cette flamme?.. Non, c'est trop horrible.



L'IMPÉRATRICE



Enfant, ignores-tu donc l'histoire de notre race?.. Mon ancêtre, vaincu ici même, vaincu comme je le suis, et qui s'était donné la mort… Une heure après, sa tombe violée, son corps dans la rue, jeté en pâture aux chiens et aux vautours… Allons, j'ai dit ma volonté… Prince-Fidèle, va l'appeler; il s'épuise à d'inutiles besognes; son sang tiens, coule … inondant sa robe… Sa blessure s'est rouverte, il n'y prend pas garde. Au moins qu'il ait le temps de recevoir mon adieu… Va! je le veux…



Élégance se relève et fait quelques pas vers le Prince. Pendant le dialogue précédent, Prince-Fidèle a fait allumer d'autres torches et les soldats qui les portent sont entrés dans le souterrain.



ÉLÉGANCE,

s'avançant vers Prince-Fidèle.



Prince!.. L'Impératrice…



Prince-Fidèle s'approche aussitôt de l'Impératrice.



SCÈNE VI

L'IMPÉRATRICE, PRINCE-FIDÈLE, LUMIÈRE-VOILÉE, LE CHEF DES SOLDATS, LE VEILLEUR

L'IMPÉRATRICE,

à Prince-Fidèle.



Prince, je voulais vous dire adieu, et que ma dernière parole fût pour vous, avec mon remerciement suprême.



Sa main élève la coupe empoisonnée.



PRINCE-FIDÈLE,

avec un geste comme pour l'arrêter.



Non, ma divine Impératrice, non!.. L'heure du repos, hélas! n'est pas venue, ni pour vous, ni pour moi… Non! votre lourde tâche n'est pas achevée encore!..



L'IMPÉRATRICE



Ma tâche, dites-vous, n'est pas terminée?.. Mais le palais n'est plus que ruines, les portes cèdent, les murailles croulent … Cette fois, nous ne tiendrons pas dix minutes… C'est la fin!..



PRINCE-FIDÈLE



Eh! je ne le sais que trop, qu'il n'y a plus d'espérance!..



L'IMPÉRATRICE



Alors, laissez!.. Puisqu'ils reviennent, les Tartares!.. Tenez, je commence à les entendre sonner, moi aussi, leurs trompes de guerre!.. Qu'elle soit prise vivante, votre Impératrice, ou seulement qu'on trouve encore son cadavre pour le jeter aux corbeaux, ce n'est pas ce que vous voulez, je pense?



PRINCE-FIDÈLE



Écoutez, de grâce!.. (

Il fait signe d'approcher à Lumière-Voilée qui venait d'apparaître au fond de la scène. L'Impératrice a déposé la coupe sur une pierre.

) L'héroïque et dernier effort que nous comptions vous demander, nous avions différé de vous le faire connaître… Souffrez que votre conseiller vous le dise, de notre part à tous.



LUMIÈRE-VOILÉE,

après avoir ployé le genou.



O Majesté, deux cent mille soldats sont morts pour vous… Ces quelques centaines, qui restent ici dans nos murs, tout à l'heure vont encore sacrifier leur vie. Voulez-vous donc qu'ils meurent pour une cause perdue. … (

Il fait signe au chef des soldats de s'approcher.

) Daignez permettre à leur chef de vous implorer avec nous.

 



LE CHEF DES SOLDATS,

après s'être agenouillé.



Fièrement et sans regret, nous la donnons, notre vie, pour la souveraine … qu'Elle fasse aussi ce que nous attendons de son courage, plus grand mille fois que celui de ses humbles défenseurs…



LUMIÈRE-VOILÉE



O Majesté, il faut les envier, ces hommes, qui vont mourir si glorieusement et si vite… Notre devoir, à nous, est autre; il est plus long, il est plus terrible.



L'IMPÉRATRICE



Notre devoir, plus long et plus terrible?.. Alors, qu'attendez-vous de moi?.. Dites-le, ce qu'il faut faire; l'Impératrice vous obéira, mais dites-le, je ne comprends plus…



Elle repose la coupe d'or.



PRINCE-FIDÈLE



Ce qu'il faut faire, ô ma souveraine bien-aimée, il faut s'enfuir et vivre!..



L'IMPÉRATRICE,

avec violence.



Ah! non!.. Tout ce que vous me demanderez… Mais lâchement prendre la fuite, non!



LUMIÈRE-VOILÉE



S'enfuir, hélas! oui… Échapper à l'ennemi, lui enlever l'enjeu de la guerre… Et ainsi, la partie qu'il gagne ne lui fait rien gagner; la victoire n'est plus la victoire; bientôt le sang de nos héros enivre d'autres héros; une nouvelle armée se groupe autour de la Fille du Ciel, et la guerre recommence.



L'IMPÉRATRICE



Et le sang coule encore… Et la Terre désertée peuple le royaume des Ombres… Non, assez de morts… J'ai peur, à la fin, peur d'être une souveraine meurtrière et fatale… Tout ce sang, tout ce sang versé pour moi, il me semble que j'ai les mains rouges…



PRINCE-FIDÈLE



Il est inépuisable, le sang de vos sujets … et leur dévouement est sans limite…



L'IMPÉRATRICE,

tout à coup très douce, et comme implorant.



Mais mon courage est à bout… (

Désignant les soldats, qui entassent toujours le bois du bûcher.

) Prince, j'aimerais mourir avec ceux-ci…



PRINCE-FIDÈLE



Vivez, pour que leur mort ne soit point stérile… Vivez pour ramener notre jeune Empereur, que l'armée du Sud nous garde; vivez pour nous tous et pour lui…



L'IMPÉRATRICE



Mon fils!.. Ah! ne prononcez pas ce nom-là… Pour m'entraîner, n'essayez pas de faire jouer cette corde, c'est la seule que je vous défends de toucher. A l'instant précis où vous me l'avez arraché, j'ai eu la certitude que je ne reverrais jamais, jamais le cher petit visage, jamais les chers yeux… Je trouve la force de tout entendre, excepté si l'on me parle de lui… car, alors, voyez-vous, je redeviens une mère, rien qu'une mère, comme les autres femmes … et je ne peux plus, je ne peux plus… (

Elle détourne la tête, et sa phrase finit par des sanglots.

) Oh! ne pas s'appartenir, ne pouvoir même pas laisser sur le chemin le fardeau de sa vie!.. Être l'idole impersonnelle, dont tout un peuple dispose à son gré; être le triste fétiche que chacun veille des yeux comme les tablettes de ses ancêtres sur l'autel familial!..



PRINCE-FIDÈLE



Vous êtes la bannière étincelante, la déesse toujours radieuse, vers qui nous tournons les yeux dans la détresse suprême… Et vous ferez ce que des millions de sujets vous demandent, par la bouche de ces quelques braves qui vont mourir.



LE VEILLEUR,

criant du haut du donjon.



Il se jette contre leur avant-garde, l'homme qui était ici tout à l'heure, le messager de grâce… Avec les trois autres qui l'accompagnaient, il se jette contre leur avant-garde, comme pour les arrêter!.. Oui … il veut les arrêter, c'est bien cela. Et il semble commander en maître, et semer parmi eux l'épouvante…



L'IMPÉRATRICE,

au veilleur.



Bien!.. Qu'on ne me parle plus de cet homme. Et toi, tu pourras bientôt descendre, pauvre veilleur dont la tâche est finie, et te joindre à tes frères d'armes pour mourir. Que nous importe à présent ce qu'ils font, les Tartares?.. Nous ne sommes déjà plus de ce monde… (

A Prince-Fidèle.

) Mais encore faut-il que ce soit possible, ce que vous demandez!.. De toutes parts investis!.. Fuir par où, fuir comment?.. Où se cacher? Où?



Les soldats qui ont descellé le rocher sont restés devant la porte de bronze, tenant toujours les pioches et les leviers, et ils ont l'air d'attendre.



PRINCE-FIDÈL

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