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Souvenirs d'une actrice (2/3)

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VII

Paris sous le Directoire. – Les Incroyables et les merveilleuses. – Le Jardin Boutin. – Frascati. – Carnaval de Venise à l'Élysée-Bourbon. – Concerts Feydeau. – Concerts Cléry. – Garat. – Une nuit au violon. – Les soirées du grand monde. – M. de Trénis.

La rapidité des événements a été telle, que je suis quelquefois tentée de croire que j'ai vu plusieurs siècles passer devant moi. La plupart des noms que j'ai entendus retentir à mon oreille ne se retrouvent plus maintenant que dans les générations qui leur ont succédé: ils appartiennent déjà à la postérité. Les révolutions emportent rapidement les hommes; celle de 89 a même emporté les femmes. Mais une époque porte long-temps l'empreinte de celle qui l'a précédée. 88 se ressentait encore du contact du règne de Louis XV et des Dubarry par ses modes, sa littérature, bien qu'une jeune reine en eût déjà commencé la réforme. 91 nous transforma en Spartiates et en Romains; tout nous rappelait les temps antiques, les tableaux de David, les meubles des appartements, les costumes de Talma, le théâtre, où l'on ne jouait guère que des sujets analogues, Brutus, la Mort de César, Manlius, Caïus-Gracchus, Épicharis et Néron; à l'Opéra, Milthiade à Marathon, Horatius Coclès, etc., etc. Les femmes s'occupaient de l'histoire romaine, dont beaucoup d'entre nous, et moi la première, se souvenaient à peine d'avoir lu un abrégé qui s'était légèrement gravé dans notre mémoire; mais quand les proscriptions de Marius et de Sylla n'eurent que trop d'imitateurs, nous apprîmes ces siècles par un triste parallèle. Quant aux années 93, 94 et 95, elles traînèrent tant de calamités à leur suite, que chacun ne fut occupé que du soin de sa propre conservation, car on avait à trembler à tout moment pour sa famille, pour ses amis et pour soi-même. C'est avec une grande conviction que madame Roland a dit sur l'échafaud:

«Ô liberté! que de crimes on commet en ton nom.»

Après les échafauds, nous reprîmes un peu de calme, et avec ce calme un besoin de distraction, de plaisir même; on voulait tâcher de s'étourdir et d'oublier cet affreux cauchemar. Les privations amènent souvent un excès contraire; nous sortions d'un temps où la toilette la plus simple faisait crier haro sur les muscadins et les muscadines, pour peu que leur tournure fût un peu distinguée; mais, sous le directoire, en 97, nous nous transformâmes en Athéniens. La poésie, la littérature, Périclès, Socrate, Aspasie, Alcibiade, les tuniques, les peplums, les bandeaux, les sandales, les camées, tout fut grec.

Un auteur à dit, je ne sais où: «On sait que, dans ces temps de trouble, nos généraux avaient conquis leurs titres à la pointe de leur épée; leur gloire empêchait d'apercevoir ce qui manquait à leur éducation.»

Mais leurs femmes n'avaient pas le même avantage, et leurs manières n'étaient rien moins qu'en harmonie avec leur fortune: aussi leurs brillantes toilettes prêtaient-elles souvent à la plaisanterie, et l'esprit français, qui se retrouve dans toutes les circonstances, ne les ménageait pas. Les costumes grecs et romains avaient été mis en vogue par Joséphine Beauharnais, mesdames Tallien, Regnault Saint-Jean d'Angely, Enguerlo, et autres femmes du monde élégant. Toutes les nouvelles enrichies n'avaient pas manqué de les adopter. Parmi elles, il s'en trouvait beaucoup dont les maris avaient fait fortune à la bourse ou dans les fournitures et les riz-pain-sel, et leurs femmes étaient l'objet de tous les quolibets auxquels ces dernières surtout donnaient un vaste champ par leurs manières et leurs façons de s'exprimer. Voici des vers qui peignent parfaitement ce temps où l'on disait toujours: «C'est incoyable, c'est impaable.» Ils sont intitulés le monde incroyable. J'en donne les fragments tels que je me les rappelle, mais il y manque plusieurs vers:

Le Monde incroyable.

 
Liberté, voilà ma devise;
Tous les costumes sont décents.
Pourquoi porterions-nous des gants?
Ces dames sont bien sans chemise.
Dans le pays des Esquimaux
On a sous le bras sa culotte
Comme nous avons nos chapeaux;
Il se peut faire qu'on y vienne!
À propos de culotte, eh! mais,
Il n'est pas sûr que désormais
Chacun de nous garde la sienne.
Aux moyens de vivre exigus
Qui restent à maint pauvre diable
Dont on sabra les revenus[11],
Il me paraît presque incroyable
Qu'ils soient encore un peu vêtus.
[…]
Arrière ces faits désastreux
Que retracera notre histoire,
Ces noms horriblement fameux
Et qui souilleront notre gloire
Jusques à nos derniers neveux.
J'aime bien mieux pour ma santé
M'amuser de nos ridicules
Qui pour avoir plus de gaîté
Pourront chez la postérité
Trouver encor des incrédules,
Quelle est cette grecque aux gros bras?
L'art qui nuance sa parure
Distingue fort peu sa figure
Et ses très rustiques appas.
Elle singe la financière,
Mais un invincible embarras
Trahit sa contenance altière
Et la décèle à chaque pas.
À table hier elle feignait
De ne pas voir monsieur son frère
Dans le laquais qui la servait:
Feu son époux très misérable
À la Bourse très lestement
S'enrichit incroyablement
Avec un honneur incroyable.
Plaisant séjour que ce Paris!
Je suis badaud, moi, tout m'étonne,
Et sur tout ce qui m'environne
Je porte des yeux ébahis,
Et plus je vois, plus je soupçonne
Qu'il est des vertus, des talents
Et des mérites éminents
Dont ne s'était douté personne.
Nos plans pour réformer l'état
Sont d'une incroyable évidence,
Et quelques membres du sénat
D'une incroyable intelligence.
On ne rencontre qu'orateurs
D'une faconde inconcevable.
Que jouvenceaux littérateurs
D'une modestie incroyable.
À voir nos bals, nos bigarrures,
Nos cent mille caricatures,
Le scandale de nos gaîtés
La moralité de nos drames
Puis le trafic de nos beautés,
Et le sel de nos épigrammes,
[…]
À voir nos laquais financiers
Dans des wiskis inexcusables,
La cuisine de nos rentiers
Qu'on paie en billets impayables,
Et nous, au sein de tout cela,
Faisant les beaux, les agréables,
Sur le cratère de l'Etna,
Sans boussole et sans almanach,
Dansant gaîment sur le tillac,
Quand des forbans coupent les câbles
De notre nef en désarroi,
Prête d'aller à tous les diables.
À voir enfin ce que je voi,
Mes chers concitoyens, ma foi!
Nous sommes tous bien incroyables!
 

Les tuniques de ces dames étaient en effet tellement claires, que l'on ne pouvait pas leur dire, comme Pygmalion à Galathée:

«Ce vêtement couvre trop le nud, il faut l'échancrer davantage.»

Elles étaient en mousseline légère; on portait des bandeaux, des diadèmes, des bracelets à la Cléopâtre, des ceintures agrafées par une antique, les châles de cachemire drapés en manteau, ou des manteaux de drap brodés en or et jetés sur l'épaule, des sandales avec des plaques de diamants; telle était la toilette des femmes riches et de bon goût; mais celles qui étaient plus raisonnables suivaient cette mode de loin[12]. Une simple tunique avec des arabesques en laine de couleur, attachée par une cordelière pareille, fermée par une agrafe en or, les cheveux relevés à la grecque et retenus par un réseau, les écharpes jetées sur les épaules, telle était l'élégance de ces dames à ce beau Tivoli, nommé primitivement Jardin Boutin, où l'on payait six francs d'entrée. Il n'y avait ni danses ni consommation; mais une très bonne musique et un feu d'artifice qui se tirait à minuit.

La grande allée du milieu, plus éclairée que les autres, était bordée de chaises, où toutes les dames formaient un charmant coup-d'oeil. Les autres se promenaient au milieu d'un foyer de lumière et d'une musique harmonieuse. Lorsque le feu d'artifice était tiré, on montait en voiture pour se faire conduire au Frascati de la rue de Richelieu, chez Carchi, où l'on prenait d'excellentes glaces dans un fort joli jardin; on y prenait aussi des fluxions de poitrine dont on mourait fréquemment. Mais la mode exigeait que l'on eût les bras nus et que l'on fût très légèrement couverte. Les médecins ont prêché long-temps sans se faire écouter. L'expérience a fini cependant par être plus forte, et elle a convaincu. Il y eut à peu près dans ce temps-là aussi des fêtes charmantes à l'Élysée-Bourbon, mais elles coûtèrent si cher, que l'entrepreneur se ruina. Voici en quoi elles consistaient. C'était un carnaval de Venise; on avait placé un théâtre immense sur la pelouse qui fait face au palais. Cette fête commençait par l'arrivée de l'empereur et de l'impératrice de la Chine, et leur nombreux cortège qui exécutait des danses chinoises. Venait ensuite la Folie suivie du Carnaval, et les quadrilles commençaient. Ils étaient formés par des Polichinelles, des dames Gigognes et leurs enfants, des Arlequins, Arlequines, Isabelles, Colombines, Gilles, Gillettes, des Cassandres, des Mézetins, des Pierrots, des Pierrettes, des Crispins, des Matamores et autres costumes de caractère. Tout ce joyeux cortège exécutait des pantomimes fort amusantes et analogues à leur rôle. Ces pantomimes terminées, la Folie passait au milieu d'eux en agitant ses grelots; alors s'allumaient de tous côtés des feux de Bengale, et une danse générale commençait sur une musique qui invitait à la gaieté. C'était un coup-d'oeil ravissant, et véritablement le temple de la Folie. Par exemple, il y avait un inconvénient: c'est que, le théâtre n'étant pas couvert, on avait à craindre l'orage ou la pluie. À ces belles fêtes, qui réunissaient le monde le plus choisi, succéda le Hameau de Chantilly; mais il tomba ainsi que Tivoli. D'autres jardins, dans les prix de deux francs, s'ouvrirent et furent fréquentés par une autre classe; mais les entrepreneurs gagnèrent davantage et cela leur suffit. La modicité du prix fit qu'il se forma une multitude d'entreprises de ce genre, telles que le jardin Marbeuf, Paphos, Idalie, Mousseaux, mais elles firent toutes de mauvaises affaires.

 

On chantait au Vaudeville:

 
À Paphos on s'ennuie.
On s'ennuie à Mousseaux.
Le Jardin d'Idalie
Remplume ses oiseaux,
 
 
Dans la foule abusée
J'ai vu des curieux
Bâiller à l'Élysée
Comme des bienheureux.
 

Le beau monde ne fut plus qu'à Frascati et dans l'allée du boulevart qui est encore en vogue aujourd'hui, et que l'on nommait dans le temps l'allée de Coblentz.

Les concerts de la rue de Cléry se donnaient le matin; ils eurent une grande vogue, ainsi que ceux du théâtre Feydeau, qui étaient publics. Les billets se payaient six francs à toutes places, encore fallait-il s'y prendre du matin pour en avoir de bonnes; les trois rangs de loges étaient loués. La salle était resplendissante de lumière, et les toilettes des femmes de la plus grande élégance.

Lorsque le parterre, qui était composé d'hommes, s'ennuyait d'attendre, il examinait les dames, et les accueillait à leur entrée par un murmure flatteur ou improbateur.

C'était à l'époque la plus brillante de Garat; ses succès étaient d'autant plus grands, qu'il avait failli être une des victimes de la terreur. Il avait été dénoncé et arrêté, mais grâce à son talent il s'était heureusement tiré de ce mauvais pas.

C'était à l'occasion de cette aventure qu'il avait composé sa romance du Troubadour en prison, qu'il chantait d'une manière charmante. On lui demandait toujours cette romance à la fin du concert.

 
Vous qui savez ce qu'on endure
Loin de l'objet de son amour,
Oyez la piteuse aventure
D'un infortuné troubadour.
En butte à notre calomnie,
Bien qu'innocent, est arrêté;
Il a perdu sa douce amie
Son talent et sa liberté.
 
 
Le troubadour, dans son enfance,
Douces chansons d'amour chantait,
Et quand ce vint l'adolescence,
L'amour à son tour il faisait;
Fut toujours heureux dans sa vie,
Pourvu que sa belle il chantât;
Las! chanter, aimer son amie,
Ce ne sont là crimes d'état.
 
 
Quand il vit contre sa patrie
S'armer de méchants étrangers,
Le troubadour quitta sa mie
Pour chanter chansons aux guerriers.
Mais vieux troubadour, par envie,
Du juge a surpris l'équité,
Et la liberté fut ravie,
À qui chantait la liberté.
 

Garat se mettait de la manière la plus recherchée; il exagérait les modes des dandys d'alors, prononçait les mots à moitié, disait: «ma paole d'honneur, c'est incoyable,» et portait un habit bleu barbot. Il était extrêmement laid, et semblait prendre plaisir à se rendre ridicule; mais lorsqu'il chantait:

Laissez-vous toucher par mes pleurs,

on ne voyait plus qu'Orphée, et on l'écoutait toujours avec un nouveau plaisir.

Dans le temps qu'on ne pouvait sortir la nuit sans une carte de sûreté, Garat, ayant oublié la sienne, fut arrêté par une patrouille, qui le conduisit au corps-de-garde le plus voisin. Il pensa qu'il lui suffirait de se nommer pour être mis en liberté; mais les gardes nationaux du poste, qui l'avaient fort bien reconnu, firent semblant, pour s'amuser, de douter qu'il fût véritablement Garat, comme il le disait; il eut beau protester qu'il était bien lui, ils voulurent toujours avoir l'air de n'en rien croire.

– Vous n'avez qu'un moyen de nous le prouver, lui dit l'officier de service.

– Et lequel?

– Chantez-nous quelque chose, et nous verrons bientôt si vous êtes en effet Garat.

– Volontiers.

Et il leur chanta la Gasconne.

 
Un soir de cet automne,
De Bordeaux revenant.
 

On applaudit beaucoup.

– Ah! c'est fort bien, dit l'officier; mais ne pensez-vous pas, mes camarades, qu'il faudrait encore quelque chose pour nous convaincre tout à fait.

– Cela est vrai, répondirent les autres; l'officier a raison.

Garat se prêta de fort bonne grâce à la plaisanterie. Pendant ce temps, on avait envoyé chercher du vin de Champagne, et il passa gaiement la nuit au corps-de-garde.

C'est Garat lui-même qui nous raconta le lendemain cette aventure nocturne.

On a parlé de tant de façons différentes des personnes de cette époque, que je n'en veux rien dire que d'après les rapports directs ou indirects que j'ai eus avec elles, et l'impression que j'ai pu en éprouver.

La musique a le privilège de réunir ceux qui aiment à la cultiver; elle ouvre la porte des salons aux artistes, et les met en relation intime avec les dilettanti et les amateurs. J'étais accueillie avec une bienveillante amitié dans la maison de madame de P… qui occupait tout le premier étage des bâtiments qu'on nommait alors les Écuries d'Orléans, rue Saint-Thomas du-Louvre; j'y logeais moi-même depuis le départ de mon mari pour l'armée. Je donnais des leçons de chant à mademoiselle de P… et nous exécutions ensemble des duos, des nocturnes et des romances à deux voix, dans les soirées que donnait sa mère, qui recevait beaucoup de monde.

Je connaissais à peu près toutes les dames de la société d'alors. J'avais souvent entendu parler de madame de Récamier, mais je ne l'avais jamais vue que de loin; c'était au temps du Directoire. Madame de P… avait projeté une soirée de musique et de danse; deux Directeurs y étaient attendus, car on traitait ces messieurs avec beaucoup de cérémonie: c'étaient les souverains du moment. Cette soirée promettait donc d'être extrêmement brillante. Nous étions sur l'estrade de l'orchestre; je m'étais établie dans un coin, à l'abri d'une contrebasse, afin de mieux observer les arrivants. J'aime à me trouver ainsi, seule au milieu du monde, lorsque chacun, occupé du mouvement d'une grande réunion, ne pense qu'à soi. À cette époque, la danse était une véritable frénésie; elle faisait un des points principaux de l'éducation; on s'en occupait comme à l'Opéra. Il y avait des réputations de salon, et chaque mère briguait cet honneur pour sa fille. On réglait les pas comme ceux d'un ballet; on faisait des battements. On se réunissait le matin pour répéter, et le coeur palpitait de l'espoir d'être engagée par M. de Trénis, célèbre danseur de salon. Il n'accordait cette faveur qu'avec un extrême discernement, et choisissait, après un mûr examen, les danseuses qui devaient faire partie de la contre-danse dans laquelle il voulait bien avoir la condescendance de danser.

J'avais connu M. de Trénis[13] à Bordeaux; il était alors beaucoup plus accessible, car il ne prévoyait pas les grandes destinées qui l'attendaient; cependant je dois dire que, malgré l'encens qui lui montait à la tête, il était toujours rempli de bienveillance pour moi. Il venait souvent me voir, et je savais quelles étaient ses danseuses de prédilection, car j'aimais à le faire causer: aussi m'amusais-je beaucoup de voir toutes ces demoiselles et ces jeunes dames flottant entre l'espérance et la crainte.

Ces prêtresses de la danse arrivaient en habit de bal, dont les jupons étaient bien courts, pour prêter un serment de fidélité (comme l'avait dit M. de Talleyrand d'une jeune mariée); ces robes étaient lamées, garnies en fleurs ou en épis de diamants, en fruits d'émeraudes, de rubis: c'était tout un Olympe où Flore, Vénus, Hébé, Cérès, étaient réunies; il y avait bien quelques Cybèles, mais elles se cachaient sous des pampres et des grappes de grenats.

J'examinais cette profusion de dorures, dont l'éclat mêlé à celui des bougies éblouissait et fatiguait les yeux, lorsque je vis entrer une femme qui semblait, au milieu de cet Olympe, une émanation aérienne, une véritable sylphide. On portait alors des tuniques à la grecque; la sienne, qui rasait la terre, était de mousseline de l'inde, et garnie par le bas d'une petite frange légère en coton, que l'on nommait muguet, et qui formait comme une guirlande autour de sa robe; des manches courtes laissaient apercevoir son beau bras. Sa tunique était attachée sur ses épaules par des antiques, et un simple rang de perles fines entourait son cou de cygne; elle était coiffée de ses cheveux d'un noir de jais: c'étaient là ses seuls ornements. Sa démarche noble, son sourire gracieux, cette délicieuse simplicité de si bon goût, au milieu de cette profusion de fleurs, de dorures, de pierreries, la séparait tellement des autres femmes, que, du moment qu'on l'avait regardée, on ne voyait plus qu'elle. Il n'était pas besoin de la nommer; on la devinait à la première vue: c'est ce que je dis à mademoiselle de P… qui accourait vers moi pour me la montrer. Madame de Récamier resta peu de temps; mais son apparition s'est tellement gravée dans ma mémoire, que j'aurais pu la peindre de souvenir.

Cette soirée fut brillante; quelques amateurs chantèrent avec un véritable talent. Mademoiselle de P. exécuta avec moi quelques morceaux et la romance qui a été si long-temps en vogue:

S'il est vrai que d'être deux[14]

Bouffé fit entendre de vieilles paroles sur lesquelles il avait fait une nouvelle musique, et Garat chanta:

 
Ô ma tendre musette,
 

dont il s'était bien gardé de gâter la simplicité, et qu'il avait rajeunie d'une manière ravissante, tant il est vrai que ce qui est bien exécuté acquiert un nouveau prix.

Mademoiselle de P. avait une charmante voix. Cette aimable personne, qui n'a pas changé la lettre initiale de son nom en se mariant avec M. de Portalis, dont j'ai beaucoup connu le père, cette aimable personne, dis-je, est morte quelque temps après mon retour des pays étrangers, de même que madame la princesse de Broglie (mademoiselle de Staël), si bonne et si charmante, que j'avais vue souvent chez madame de Staël, sa mère, à Clichy-la-Garenne. Ce sont deux pertes douloureuses pour ceux qui ont eu le bonheur de les connaître, et je me suis souvent félicitée, depuis mon retour, de n'avoir point cédé au désir de les revoir: les regrets sont plus vifs, lorsqu'on se rapproche des personnes que l'on a connues et aimées dans leur jeunesse.

VIII

Les proscriptions. – La momie. – M. Pallier, membre du conseil des Cinq-Cents. – Fouché et un proscrit. – Le journal en vaudevilles. – La machine infernale. – Le projet de Moreau. – Pichegru. – Georges Cadoudal. – Sa ressemblance avec Michot. – Anecdotes. – Mort de Julie Talma.

Le temps qui succéda à cette époque ne fut plus pour moi, comme pour beaucoup de femmes d'alors, qu'un besoin de ressaisir la vie. Notre première jeunesse s'était écoulée au milieu des craintes et des alarmes. À peine avions-nous entrevu le monde en 1788, qu'une scène nouvelle s'était offerte à nous et avait amené tous les malheurs qui en furent la suite.

Cet état violent eût voulu du repos comme après une longue maladie; mais, semblables aux convalescents qui abusent de la santé lorsqu'elle leur revient, on se livrait avec fureur au tourbillon du monde qui vous entraînait; on usait du temps, comme s'il eût dû nous échapper encore. Les modes les plus extravagantes, les bals, les fêtes champêtres, mettaient la vie dans un danger d'une autre espèce. L'excès du plaisir est souvent plus dangereux que l'excès de la douleur: il faut du courage pour supporter l'un; l'autre est un abandon sans calcul qui nous subjugue. Ces modes, ces fêtes, contribuèrent à tuer plus d'une jeune folle. Ce genre de mort était plus gai; mais il n'était pas moins prompt, et les résultats étaient les mêmes pour ceux qui les regrettaient.

Tout ce qui se passa pendant ce temps rentre dans le cours ordinaire des choses. Nous avions cependant encore de loin en loin quelques-uns de ces événements remarquables qui suivent les orages des révolutions, lorsque les gouvernements ne sont pas encore bien affermis sur leurs bases, et que les partis ne sont pas calmés. Mais ces orages passaient au-dessus de nos têtes sans atteindre la multitude, et ne tombaient que sur des personnages placés au haut de l'échelle sociale. Il n'était guère dans la nature des femmes de s'occuper de ces événements, à moins qu'ils ne touchassent leur famille ou leurs amis.

Ne me mêlant guère de la politique, je ne dirai pas grand chose du 18 fructidor. Comme nous sortions à peine d'une révolution, on s'effrayait de tout ce qui pouvait y ramener. C'étaient des proscriptions d'un autre genre, qui atteignaient des personnes auxquelles on s'intéressait, ou tombaient sur des hommes d'un nom marquant; il n'en fallait pas davantage pour alarmer ceux qui n'en voyaient que les résultats, sans en connaître positivement les causes. Plusieurs des proscrits qui eurent le temps de se cacher échappèrent à la déportation. M. Millin, chez qui j'allais fréquemment, avait recueilli dans sa maison un député proscrit, de ses amis, nommé Pallier; nous passions nos soirées à jouer ou à causer, et lorsqu'on entendait sonner, on faisait entrer M. Pallier dans une boîte à momie, qui était dans un coin de la bibliothèque; alors il me faisait une peur horrible, car il avait véritablement l'air de la momie dont il tenait la place.

 

Ce pauvre M. Pallier était bien l'être le plus inoffensif, et je ne sais vraiment ce qui lui avait valu les honneurs de la proscription. Plusieurs journalistes furent arrêtés; d'autres prirent la fuite et furent jugés par contumace. J'en connaissais un qui n'avait pas quitté Paris et qui n'avait pris d'autres précautions que de changer ses cheveux noirs contre une perruque blonde. Comme il avait la peau très brune, cela lui changeait entièrement la figure. C'était une espèce d'original qui, lorsqu'il passait la nuit devant une sentinelle qui lui criait: «Qui vive!» répondait: «Contumace!» Il se mettait, à l'Opéra-Comique, à côté de la loge de Fouché, alors ministre de la police, et, malgré cette imprudence, il n'a jamais été inquiété: la fortune couronne l'audace.

Un jour cependant, ennuyé d'être obligé de se cacher, il va chez Fouché, et demande à lui parler en particulier.

– Je suis un tel, lui dit-il; cette existence d'oiseau de nuit m'est insupportable et me fatigue; faites-moi arrêter ou rendez-moi ma liberté.

– Monsieur, lui dit le ministre furieux, voyez dans quelle position vous me mettez; vous vous livrez à moi. Sortez, monsieur, sortez!

– Où voulez-vous que j'aille?

– Eh! allez au diable, mais sortez de chez moi, continua-t-il impatienté.

Il retourna chez lui et y demeura fort tranquille, sans que personne s'en inquiétât.

Mon mari l'aimait beaucoup, parce qu'il avait de l'esprit, qu'il était fort amusant et d'un courage à toute épreuve. Il venait souvent dîner avec nous dans le temps même de sa proscription. Tout à coup nous cessâmes de le voir. Nous savions qu'il ne pouvait être arrêté, car on n'aurait pas manqué de le dire. J'engageai mon mari à s'enquérir de lui et à savoir s'il n'était pas malade. Ce même jour il le rencontra dans la rue.

– Pourquoi donc, lui dit Fusil, ne vous voit-on plus?

– Ma foi, mon cher, je suis amoureux de votre femme; elle ne veut pas de moi. Que voulez-vous que j'aille faire chez vous?

Après les journées de St-Cloud, il fit un journal en vaudevilles qu'il annonçait par ce couplet:

 
Sitôt qu'on verra paraître
Le premier de Floréal,
Vous verrez aussi renaître
Les feuilles de ce journal.
 

Le 18 brumaire vint ensuite changer la forme d'un gouvernement qu'on estimait peu, et nous donna pour chef l'homme dont on admirait les exploits et le génie.

Nous ne vîmes, nous autres femmes un peu frivoles, que le côté le plus gai des choses. Les applications que l'on fait au théâtre montrent l'esprit public. Nous aimions mieux le chercher là qu'ailleurs.

Je me rappelle par exemple que, le lendemain du 18 brumaire, on donnait l'opéra des Prétendus, de Lemoine, et que les paroles du quatuor furent saisies pour en faire une application qui se trouvait placée d'une manière assez comique.

Lorsque les amans commencèrent à dire:

Victoire! victoire éclatante!

on applaudit.

C'est notre retraite qu'on chante,

répondent les vieux prétendus. Les applaudissements redoublèrent, surtout lorsqu'ils ajoutèrent:

Mais attendez du moins que nous soyons partis.

Quant à la machine infernale,

 
Cette invention d'enfer
Avait un cercle de fer,
 

comme le disait la complainte du 3 nivôse. Cet horrible événement inspira un sentiment d'effroi unanime. Chacun voulait le lendemain avoir couru les plus grands dangers en passant au moment même de l'explosion dans la rue St-Nicaise. Je ne me vanterai point de mon courage dans cette circonstance. J'étais fort paisible chez moi, ne me doutant de rien. Assez de malheurs réels arrivèrent sans y joindre des récits imaginaires.

Bientôt après, le public eut à s'occuper d'autre chose. On peut se faire une idée de la sensation que produisit le procès du général Moreau en 1804; je crois qu'il eût été dangereux de le condamner à mort. Il y avait une grande fermentation dans Paris; les avenues du palais étaient encombrées par la foule; et cette foule, parmi laquelle on voyait des gens distingués, des militaires de tous grades, resta toute la nuit à attendre les résultats du jugement. On se passait de bouche en bouche les nouvelles qui arrivaient de l'intérieur du palais, et elles parvenaient ainsi comme l'éclair jusqu'au point le plus éloigné. Cela rappelait le jour de la mort de Mirabeau.

Lorsqu'enfin l'on apprit que Moreau n'était condamné qu'à l'exil, on respira plus librement; car il est à remarquer que, dans les jugements auxquels on s'intéresse aussi vivement, ce n'est que la mort qu'on appréhende; tout le zèle se calme dès que la vie est assurée, et cependant il est des jugements qui sont plus cruels que la mort, car ils flétrissent ou brisent l'existence: celui-là était du nombre. Quant à Pichegru, il fut livré par un misérable dans lequel il avait mis sa confiance; il a dû changer de nom, car on n'en a jamais entendu parler depuis; il n'aurait pu reparaître sans inspirer l'horreur qu'on éprouve pour un dénonciateur.

On sait quelle fut la fin de Pichegru: on le trouva étranglé dans sa prison. Plusieurs versions ont été faites à ce sujet. Quant à Georges Cadoudal, on ne parlait que de la manière adroite dont il s'était soustrait aux recherches pendant si long-temps, des différents travestissements qu'il avait employés; de ses réponses au tribunal, qui étaient parfois si comiques; de l'indignation qu'il témoignait au nom d'assassin.

«Je suis un conspirateur, disait-il, mais non un vil assassin. J'ai pu maintes et maintes fois tuer votre empereur; je voulais le combattre et non le frapper en lâche.»

Et il rappelait les diverses circonstances où il s'était rencontré près de Napoléon, sous quel déguisement il était alors, tantôt en feutier, tantôt portant quelques charges sur les épaules; il ne compromettait personne, ne disait jamais un mot qu'on pût interpréter contre quelqu'un.

Il fut très comique le jour où l'on vint déclarer au tribunal que Pichegru s'était étranglé dans sa prison; l'interrogatoire et l'audience terminés, il allait être reconduit par les gardes, lorsqu'il revint sur ses pas et dit au président:

»Je vous préviens, messieurs, que, si l'on me trouve étranglé, ce ne sera pas moi qui aurai pris cette peine.»

Les femmes aiment à trouver dans un homme un grand caractère, et lorsqu'un accusé se défend aussi noblement que le fit Georges, il ne peut manquer de les intéresser. Aussi espérions-nous, connaissant la générosité de l'empereur, qu'il lui accorderait sa grâce. Cet accusé avait souvent répété, lorsqu'on lui en donnait l'espoir:

»Je ne la demanderai pas, je ne ferai aucune démarche pour racheter ma vie, mais si votre empereur me l'accorde, je le dis du fond du coeur, je n'entreprendrai jamais rien ni ne tremperai dans aucun complot contre la sienne.»

Il y avait une ressemblance extraordinaire entre lui et Michot. Elle était telle que, lorsqu'on cherchait Georges, Michot fut arrêté et conduit, par une patrouille, au corps-de-garde, où il fut bientôt reconnu et mis en liberté.

Le commencement de ce siècle fut fatal à cette excellente madame Talma; elle perdit un de ses fils. Je n'essaierai pas de peindre sa douleur: il est des malheurs qui renouvellent des souvenirs trop cruels. Mademoiselle Contat, dont elle était restée l'amie, l'emmena à sa campagne d'Ivry. Elle y demeura assez long-temps, et elle commençait à reprendre quelque calme, lorsque son second fils tomba malade. La frayeur de cette tendre mère fut extrême; elle tremblait de le perdre comme le premier, d'autant plus qu'on le croyait attaqué de la poitrine. Julie l'emmena en Suisse, espérant que le climat le rétablirait. Ce fut là que ce fils mourut et qu'elle gagna sa maladie. C'était sans doute son plus cher désir; car, sans cesse penchée sur lui, respirant son haleine, elle ne pouvait manquer d'y puiser la mort.

De retour à Paris, sa douleur s'était changée en une espèce d'anéantissement. Lorsqu'on cherchait à la distraire de cette continuelle rêverie:

– Je pense à Félix, disait-elle.

Une autre fois:

– Je pense à Alexis.

– Mais vous vous tuez!

– Non, cela me fait plaisir.