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Ainsi Parlait Zarathoustra

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DES MOUCHES DE LA PLACE PUBLIQUE

Fuis, mon ami, dans ta solitude! Je te vois étourdi par le bruit des grands hommes et meurtri par les aiguillons des petits.

Avec dignité, la forêt et le rocher savent se taire en ta compagnie. Ressemble de nouveau à l'arbre que tu aimes, à l'arbre aux larges branches: il écoute silencieux, suspendu sur la mer.

Où cesse la solitude, commence la place publique; et où commence la place publique, commence aussi le bruit des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses.

Dans le monde les meilleures choses ne valent rien sans quelqu'un qui les représente: le peuple appelle ces représentants des grands hommes.

Le peuple comprend mal ce qui est grand, c'est-à-dire ce qui crée. Mais il a un sens pour tous les représentants, pour tous les comédiens des grandes choses.

Le monde tourne autour des inventeurs de valeurs nouvelles: – il tourne invisiblement. Mais autour des comédiens tourne le peuple et la gloire: ainsi "va le monde".

Le comédien a de l'esprit, mais peu de conscience de l'esprit. Il croit toujours à ce qui lui fait obtenir ses meilleurs effets, – à ce qui pousse les gens à croire en lui-même!

Demain il aura une foi nouvelle et après-demain une foi plus nouvelle encore. Il a l'esprit prompt comme le peuple, et prompt au changement.

Renverser, – c'est ce qu'il appelle démonter. Rendre fou, – c'est ce qu'il appelle convaincre. Et le sang est pour lui le meilleur de tous les arguments.

Il appelle mensonge et néant une vérité qui ne glissent que dans les fines oreilles. En vérité, il ne croit qu'en les dieux qui font beaucoup de bruit dans le monde!

La place publique est pleine de bouffons tapageurs – et le peuple se vante de ses grands hommes! Ils sont pour lui les maîtres du moment.

Mais le moment les presse: c'est pourquoi ils te pressent aussi. Ils veulent de toi un oui ou un non. Malheur à toi, si tu voulais placer ta chaise entre un pour et un contre!

Ne sois pas jaloux des esprits impatients et absolus, ô amant, de la vérité. Jamais encore la vérité n'a été se pendre au bras des intransigeants.

A cause de ces agités retourne dans ta sécurité: ce n'est que sur la place publique qu'on est assailli par des "oui?" ou des "non?"

Ce qui se passe dans les fontaines profondes s'y passe avec lenteur: il faut qu'elles attendent longtemps pour savoir ce qui est tombé dans leur profondeur.

Tout ce qui est grand se passe loin de la place publique et de la gloire: loin de la place publique et de la gloire demeurèrent de tous temps les inventeurs de valeurs nouvelles.

Fuis, mon ami, fuis dans ta solitude: je te vois meurtri par des mouches venimeuses. Fuis là-haut où souffle un vent rude et fort!

Fuis dans ta solitude! Tu as vécu trop près des petits et des pitoyables. Fuis devant leur vengeance invisible! Ils ne veulent que se venger de toi.

N'élève plus le bras contre eux! Ils sont innombrables et ce n'est pas ta destinée d'être un chasse-mouches.

Innombrables sont ces petits et ces pitoyables; et maint édifice altier fut détruit par des gouttes de pluie et des mauvaises herbes.

Tu n'es pas une pierre, mais déjà des gouttes nombreuses t'ont crevassé. Des gouttes nombreuses te fêleront et te briseront encore.

Je te vois fatigué par les mouches venimeuses, je te vois déchiré et sanglant en maint endroit; et la fierté dédaigne même de se mettre en colère.

Elles voudraient ton sang en toute innocence, leurs âmes anémiques réclament du sang – et elles piquent en toute innocence.

Mais toi qui es profond, tu souffres trop profondément, même des petites blessures; et avant que tu ne sois guéri, leur ver venimeux aura passé sur ta main.

Tu me sembles trop fier pour tuer ces gourmands. Mais prends garde que tu ne sois destiné à porter toute leur venimeuse injustice!

Ils bourdonnent autour de toi, même avec leurs louanges: importunités, voilà leurs louanges. Ils veulent être près de ta peau et de ton sang.

Ils te flattent comme on flatte un dieu ou un diable; ils pleurnichent devant toi, comme un dieu ou un diable. Qu'importe! Ce sont des flatteurs et des pleurards, rien de plus.

Aussi font-ils souvent les aimables avec toi. Mais c'est ainsi qu'en agit toujours la ruse des lâches. Oui, les lâches sont rusés!

Ils pensent beaucoup à toi avec leur âme étroite – tu leur es toujours suspect! Tout ce qui fait beaucoup réfléchir devient suspect.

Ils te punissent pour toutes tes vertus. Ils ne te pardonnent du fond du coeur que tes fautes.

Puisque tu es bienveillant et juste, tu dis: "Ils sont innocents de leur petite existence." Mais leur âme étroite pense: "Toute grande existence est coupable."

Même quand tu es bienveillant à leur égard, ils se sentent méprisés par toi; et ils te rendent ton bienfait par des méfaits cachés.

Ta fierté sans paroles leur est toujours contraire; ils jubilent quand il t'arrive d'être assez modeste pour être vaniteux.

Tout ce que nous percevons chez un homme, nous ne faisons que l'enflammer. Garde-toi donc des petits!

Devant toi ils se sentent petits et leur bassesse s'échauffe contre toi en une vengeance invisible.

Ne t'es-tu pas aperçu qu'ils se taisaient, dès que tu t'approchais d'eux, et que leur force les abandonnait, ainsi que la fumée abandonne un feu qui s'éteint?

Oui, mon ami, tu es la mauvaise conscience de tes prochains: car ils ne sont pas dignes de toi. C'est pourquoi ils te haïssent et voudraient te sucer le sang.

Tes prochains seront toujours des mouches venimeuses; ce qui est grand en toi – ceci même doit les rendre plus venimeux et toujours plus semblables à des mouches.

Fuis, mon ami, fuis dans ta solitude, là-haut où souffle un vent rude et fort. Ce n'est pas ta destinée d'être un chasse-mouches.-

Ainsi parlait Zarathoustra.

DE LA CHASTETÉ

J'aime la forêt. Il est difficile de vivre dans les villes: ceux qui sont en rut y sont trop nombreux.

Ne vaut-il pas mieux tomber entre les mains d'un meurtrier que dans les rêves d'une femme ardente?

Et regardez donc ces hommes: leur oeil en témoigne – ils ne connaissent rien de meilleur sur la terre que de coucher avec une femme.

Ils ont de la boue au fond de l'âme, et malheur à eux si leur boue a de l'esprit!

Si du moins vous étiez une bête parfaite, mais pour être une bête il faut l'innocence.

Est-ce que je vous conseille de tuer vos sens? Je vous conseille l'innocence des sens.

Est-ce que je vous conseille la chasteté? Chez quelques-uns la chasteté est une vertu, mais chez beaucoup d'autres elle est presque un vice.

Ceux-ci sont continents peut-être: mais la chienne Sensualité se reflète, avec jalousie, dans tout ce qu'ils font.

Même dans les hauteurs de leur vertu et jusque dans leur esprit rigide, cet animal les suit avec sa discorde.

Et avec quel air gentil la chienne Sensualité sait mendier un morceau d'esprit, quand on lui refuse un morceau de chair.

Vous aimez les tragédies et tout ce qui brise le coeur? Mais moi je suis méfiant envers votre chienne.

Vous avez des yeux trop cruels et, pleins de désirs, vous regardez vers ceux qui souffrent. Votre lubricité ne s'est-elle pas travestie pour s'appeler pitié?

Et je vous donne aussi cette parabole: ils n'étaient pas en petit nombre, ceux qui voulaient chasser leurs démons et qui entrèrent eux-mêmes dans les pourceaux.

Si la chasteté pèse à quelqu'un, il faut l'en détourner, pour qu'elle ne devienne pas le chemin de l'enfer – c'est à dire la fange et la fournaise de l'âme.

Parlé-je de choses malpropres? Ce n'est pas ce qu'il y a de pire à mes yeux.

Ce n'est pas quand la vérité est malpropre, mais quand elle est basse, que celui qui cherche la connaissance n'aime pas à descendre dans ses eaux.

En vérité, il y en a qui sont chastes jusqu'au fond du coeur: ils sont plus doux de coeur, ils aiment mieux rire et ils rient plus que vous.

Ils rient aussi de la chasteté et demandent: "Qu'est-ce que la chasteté!

La chasteté n'est-elle pas une vanité? Mais cette vanité est venue à nous, nous ne sommes pas venus à elle.

Nous avons offert à cet étranger l'hospitalité de notre coeur, maintenant il habite chez nous, – qu'il y reste autant qu'il voudra!"

Ainsi parlait Zarathoustra.

DE L'AMI

"Un seul est toujours de trop autour de moi," – ainsi pense le solitaire. "Toujours une fois un – cela finit par faire deux!"

Je et Moi sont toujours en conversation trop assidue: comment supporterait-on cela s'il n'y avait pas un ami?

Pour le solitaire, l'ami est toujours le troisième: le troisième est le liège qui empêche le colloque des deux autres de s'abîmer dans les profondeurs.

Hélas! il y a trop de profondeurs pour tous les solitaires. C'est pourquoi ils aspirent à un ami et à la hauteur d'un ami.

Notre foi en les autres découvre l'objet de notre foi en nous-mêmes. Notre désir d'un ami révèle notre pensée.

L'amour ne sert souvent qu'à passer sur l'envie. Souvent l'on attaque et l'on se fait des ennemis pour cacher que l'on est soi-même attaquable.

"Sois au moins mon ennemi!" – ainsi parle le respect véritable, celui qui n'ose pas solliciter l'amitié.

Si l'on veut avoir un ami il faut aussi vouloir faire la guerre pour lui: et pour la guerre, il faut pouvoir être ennemi.

Il faut honorer l'ennemi dans l'ami. Peux-tu t'approcher de ton ami, sans passer à son bord?

En son ami on doit voir son meilleur ennemi. C'est quand tu luttes contre lui que tu dois être le plus près de son coeur.

Tu ne veux pas dissimuler devant ton ami? Tu veux faire honneur à ton ami en te donnant tel que tu es? Mais c'est pourquoi il t'envoie au diable!

 

Qui ne sait se dissimuler révolte: voilà pourquoi il faut craindre la nudité! Certes, si vous étiez des dieux vous pourriez avoir honte de vos vêtements!

Tu ne saurais assez bien t'habiller pour ton ami: car tu dois lui être une flèche et un désir du Surhumain.

As-tu déjà vu dormir ton ami, – pour que tu apprennes à connaître son aspect? Quel est donc le visage de ton ami? C'est ton propre visage dans un miroir grossier et imparfait.

As-tu déjà vu dormir ton ami? Ne t'es-tu pas effrayé de l'air qu'il avait? Oh! mon ami, l'homme est quelque chose qui doit être surmonté.

L'ami doit être passé maître dans la divination et dans le silence: tu ne dois pas vouloir tout voir. Ton rêve doit te révéler ce que fait ton ami quand il est éveillé.

Il faut que ta pitiié soit une divination: afin que tu saches d'abord si ton ami veut de la pitié. Peut-être aime-t-il en toi le visage fier et le regard de l'éternité.

Il faut que la compassion avec l'ami se cache sous une rude enveloppe, et que tu y laisses une dent. Ainsi ta compassion sera pleine de finesses et de douceurs.

Es-tu pour ton ami air pur et solitude, pain et médicament? Il y en a qui ne peuvent pas se libérer de leur propre chaîne, et pourtant, pour leurs amis, ils sont des sauveurs.

Si tu es un esclave tu ne peux pas être un ami. Si tu es un tyran tu ne peux pas avoir d'amis.

Pendant trop longtemps un esclave et un tyran étaient cachés dans la femme. C'est pourquoi la femme n'est pas encore capable d'amitié: elle ne connaît que l'amour.

Dans l'amour de la femme il y a de l'injustice et de l'aveuglement à l'égard de tout ce qu'elle n'aime pas. Et même dans l'amour conscient de la femme il y a toujours, à côté de la lumière, la surprise, l'éclair et la nuit.

La femme n'est pas encore capable d'amitié. Des chattes, voilà ce que sont toujours les femmes, des chattes et des oiseaux. Ou, quand cela va bien, des vaches.

La femme n'est pas encore capable d'amitié. Mais, dites-moi, vous autres hommes, lequel d'entre vous est donc capable d'amitié?

Malédiction sur votre pauvreté et votre avarice de l'âme, ô hommes! Ce que vous donnez à vos amis, je veux le donner même à mes ennemis, sans en devenir plus pauvre.

Il y a de la camaraderie: qu'il y ait de l'amitié!

Ainsi parlait Zarathoustra.

MILLE ET UN BUTS

Zarathoustra a vu beaucoup de contrées et beaucoup de peuples: c'est ainsi qu'il a découvert le bien et le mal de beaucoup de peuples. Zarathoustra n'a pas découvert de plus grande puissance sur la terre, que le bien et le mal.

Aucun peuple ne pourrait vivre sans évaluer les valeurs; mais s'il veut se conserver, il ne doit pas évaluer comme évalue son voisin.

Beaucoup de choses qu'un peuple appelait bonnes, pour un autre peuple étaient honteuses et méprisables: voilà ce que j'ai découvert. Ici beaucoup de choses étaient appelées mauvaises et là-bas elles étaient revêtues du manteau de pourpre des honneurs.

Jamais un voisin n'a compris l'autre voisin: son âme s'est toujours étonnée de la folie et de la méchancetée de son voisin.

Une table des biens est suspendue au-dessus de chaque peuple. Or, c'est la table de ce qu'il a surmonté, c'est la voix de sa volonté de puissance.

Est honorable ce qui lui semble difficile; ce qui est indispensable et difficile, s'appelle bien. Et ce qui délivre de la plus profonde détresse, cette chose rare et difficile, – est sanctifiée par lui.

Ce qui le fait régner, vaincre et briller, ce qui excite l'horreur et l'envie de son voisin: c'est ce qui occupe pour lui la plus haute et la première place, c'est ce qui est la mesure et le sens de toutes choses.

En vérité, mon frère, lorsque tu auras pris conscience des besoins et des terres d'un peuple, lorsque tu connaîtras son ciel et son voisin: tu devineras aussi la loi qui régit ses victoires sur lui-même, et tu sauras pourquoi c'est sur tel degré qu'il monte à ses espérances.

"Il faut que tu sois toujours le premier et que tu dépasses les autres: ton âme jalouse ne doit aimer personne, si ce n'est l'ami" – ceci fit tremble l'âme d'un Grec et lui fit gravir le sentier de la grandeur.

"Dire la vérité et savoir bien manier l'arc et les flèches" – ceci semblait cher, et difficile en même temps, au peuple d'où vient mon nom – ce nom qui est en même temps cher et difficile.

"Honorer père et mère, leur être soumis jusqu'aux racines de l'âme": cette table des victoires sur soi-même, un autre peuple la suspendit au-dessus de lui et il devint puissant et éternel.

"Être fidèle et, à cause de la fidélité, donner son sang et son honneur, même pour des choses mauvaises et dangereuses": par cet enseignement un autre peuple s'est surmonté, et, en se surmontant ainsi, il devint gros et lourd de grandes espérances.

En vérité, les hommes se donnèrent eux-mêmes leur bien et leur mal. En vérité, ils ne les prirent point, ils ne les trouvèrent point, ils ne les écoutèrent point comme une voix descendue du ciel.

C'est l'homme qui mit des valeurs dans les choses, afin de se conserver, – c'est lui qui créa le sens des choses, un sens humain! C'est pourquoi il s'appelle "homme", c'est-à-dire, celui qui évalue.

Evaluer c'est créer: écoutez donc, vous qui êtes créateurs! C'est leur évaluation qui fait des trésors et des joyaux de toutes choses évaluées.

C'est par l'évaluation que se fixe la valeur: sans l'évaluation, la noix de l'existence serait creuse. Ecoutez donc vous qui êtes créateurs!

Les valeurs changent lorsque le créateur se transforme. Celui qui doit créer détruit toujours.

Les créateurs furent d'abord des peuples et plus tard seulement des individus. En vérité, l'individu lui-même est la plus jeune des créations.

Des peuples jadis suspendirent au-dessus d'eux une table du bien. L'amour qui veut dominer et l'amour qui veut obéir se créèrent ensemble de telles tables.

Le plaisir du troupeau est plus ancien que le plaisir de l'individu. Et tant que la bonne conscience s'appelle troupeau, la mauvaise conscience seule dit: Moi.

En vérité, le moi rusé, le moi sans amour qui cherche son avantage dans l'avantage du plus grand nombre: ce n'est pas là l'origine du troupeau, mais son déclin.

Ce furent toujours des fervents et des créateurs qui créèrent le bien et le mal. Le feu de l'amour et le feu de la colère l'allument au nom de toutes les vertus.

Zarathoustra vit beaucoup de pays et beaucoup de peuples. Il n'a pas trouvé de plus grande puissance sur la terre que l'oeuvre des fervents: "bien" et "mal", voilà le nom de cette puissance.

En vérité, la puissance de ces louanges et de ces blâmes est pareille à un monstre. Dites-moi, mes frères, qui me terrassera ce monstre? Dites, qui jettera une chaîne sur les mille nuques de cette bête?

Il y a eu jusqu'à présent mille buts, car il y a eu mille peuples. Il ne manque que la chaîne des mille nuques, il manque le but unique. L'humanité n'a pas encore de but.

Mais, dites-moi donc, mes frères, si l'humanité manque de but, n'est-elle pas elle-même en défaut?

Ainsi parlait Zarathoustra.

DE L'AMOUR DU PROCHAIN

Vous vous empressez auprès du prochain et vous exprimez cela par de belles paroles. Mais je vous le dis: votre amour du prochain, c'est votre mauvais amour de vous-mêmes.

Vous entrez chez le prochain pour fuir devant vous-mêmes et de cela vous voudriez faire une vertu: mais je pénètre votre "désintéressement".

Le toi est plus vieux que le moi; le toi est sanctifié, mais point encore le moi: ainsi l'homme s'empresse auprès de son prochain.

Est-ce que je vous conseille l'amour du prochain? Plutôt encore je vous conseillerais la fuite du prochain et l'amour du lointain!

Plus haut que l'amour du prochain se trouve l'amour du lointain et de ce qui est à venir. Plus haut encore que l'amour de l'homme, je place l'amour des choses et des fantômes.

Ce fantôme qui court devant toi, mon frère, ce fantôme est plus beau que toi; pourquoi ne lui prêtes-tu pas ta chair et tes os? Mais tu as peur et tu t'enfuis chez ton prochain.

Vous ne savez pas vous supporter vous-mêmes et vous ne vous aimez pas assez: c'est pourquoi vous voudriez séduire votre prochain par votre amour et vous dorer de son erreur.

Je voudrais que toute espèce de prochains et les voisins de ces prochains vous deviennent insupportables. Il vous faudrait alors vous créer par vous-mêmes un ami au coeur débordant.

Vous invitez un témoin quand vous voulez dire du bien de vous-mêmes; et quand vous l'avez induit à bien penser de vous, c'est vous qui pensez bien de vous.

Celui-là seul ne ment pas qui parle contre sa conscience, mais surtout celui qui parle contre son inconscience. Et c'est ainsi que vous parlez de vous-mêmes dans vos relations et vous trompez le voisin sur vous-mêmes.

Ainsi parle le fou: "Les rapports avec les hommes gâtent le caractère, surtout quand on n'en a pas."

L'un va chez le prochain parce qu'il se cherche, l'autre parce qu'il voudrait s'oublier. Votre mauvais amour de vous-mêmes fait de votre solitude une prison.

Ce sont les plus lointains qui payent votre amour du prochain; et quand vous n'êtes que cinq ensemble, vous en faites toujours mourir un sixième.

Je n'aime pas non plus vos fêtes: j'y ai trouvé trop de comédiens, et même les spectateurs se comportaient comme des comédiens.

Je ne vous enseigne pas le prochain, mais l'ami. Que l'ami vous soit la fête de la terre et un pressentiment du Surhumain.

Je vous enseigne l'ami et son coeur débordant. Mais il faut savoir être tel une éponge, quand on veut être aimé par des coeurs débordants.

Je vous enseigne l'ami qui porte en lui un monde achevé, l'écorce du bien, – l'ami créateur qui a toujours un monde achevé à offrir.

Et de même que pour lui le monde s'est déroulé, il s'enroule de nouveau, tel le devenir du bien par le mal, du but par le hasard?

Que l'avenir et la chose la plus lointaine soient pour toi la cause de ton aujourd'hui: c'est dans ton ami que tu dois aimer le Surhumain comme ta raison d'être.

Mes frères, je ne vous conseille pas l'amour du prochain, je vous conseille l'amour du plus lointain.

Ainsi parlait Zarathoustra.

DES VOIES DU CRÉATEUR

Veux-tu, mon frère, aller dans l'isolement? Veux-tu chercher le chemin qui mène à toi-même? Hésite encore un peu et écoute-moi.

"Celui qui cherche se perd facilement lui-même. Tout isolement est une faute": ainsi parle le troupeau. Et longtemps tu as fait partie du troupeau.

En toi aussi la voix du troupeau résonnera encore. Et lorsque tu diras: "Ma conscience n'est plus la même que le vôtre," ce sera plainte et douleur.

Voici, cette conscience commune enfanta aussi cette douleur elle-même: et la dernière lueur de cette conscience enflamme encore ton affliction.

Mais tu veux suivre la voix de ton affliction qui est la voie qui mène à toi-même. Montre-moi donc que tu en as le droit et la force!

Est tu une force nouvelle et un droit nouveau? Un premier mouvement? Une roue qui roule sur elle-même? Peux-tu forcer des étoiles à tourner autour de toi?

Hélas! il y a tant de convoitises qui veulent aller vers les hauteurs! Il y a tant de convulsions des ambitieux. Montre-moi que tu n'es ni parmi ceux qui convoitent, ni parmi les ambitieux!

Hélas! il y a tant de grandes pensées qui n'agissent pas plus qu'une vessie gonflée. Elles enflent et rendent plus vide encore.

Tu t'appelles libre? Je veux que tu me dises ta pensée maîtresse, et non pas que tu t'es échappé d'un joug.

Es-tu quelqu'un qui avait le droit de s'échapper d'un joug? Il y en a qui perdent leur dernière valeur en quittant leur sujétion.

Libre de quoi? Qu'importe cela à Zarathoustra! Mais ton oeil clair doit m'annoncer: libre pour quoi?

Peux-tu te fixer à toi-même ton bien et ton mal et suspendre ta volonté au-dessus de toi comme une loi? Peux-tu être ton propre juge et le vengeur de ta propre loi?

Il est terrible de demeurer seul avec le juge et le vengeur de sa propre loi. C'est ainsi qu'une étoile est projetée dans le vide et dans le souffle glacé de la solitude.

Aujourd'hui encore tu souffres du nombre, toi l'unique: aujourd'hui encore tu as tout ton courage et toutes tes espérances.

Pourtant ta solitude te fatiguera un jour, ta fierté se courbera et ton courage grincera des dents. Tu crieras un jour: "Je suis seul!"

Un jour tu ne verras plus ta hauteur, et ta bassesse sera trop près de toi. Ton sublime même te fera peur comme un fantôme. Tu crieras un jour: "Tout est faux!"

 

Il y a des sentiments qui veulent tuer le solitaire; s'ils n'y parviennent point, il leur faudra périr eux-mêmes! Mais es-tu capable d'être assassin?

Mon frère, connais-tu déjà le mot "mépris"? Et la souffrance de ta justice qui te force à être juste envers ceux qui te méprisent?

Tu obliges beaucoup de gens à changer d'avis sur toi; voilà pourquoi ils t'en voudront toujours. Tu t'es approché d'eux et tu as passé: c'est ce qu'ils ne te pardonneront jamais.

Tu les dépasses: mais plus tu t'élèves, plus tu parais petit aux yeux des envieux. Mais celui qui plane dans les airs est celui que l'on déteste le plus.

"Comment sauriez-vous être justes envers moi! – c'est ainsi qu'il te faut parler – je choisis pour moi votre injustice, comme la part qui m'est due."

Injustice et ordures, voilà ce qu'ils jettent après le solitaire: pourtant, mon frère, si tu veux être une étoile, il faut que tu les éclaires malgré tout!

Et garde-toi des bons et des justes! Ils aiment à crucifier ceux qui s'inventent leur propre vertu, – ils haïssent le solitaire.

Garde-toi aussi de la sainte simplicité! Tout ce qui n'est pas simple lui est impie; elle aime aussi à jouer avec le feu – des bûchers.

Et garde-toi des accès de ton amour! Trop vite le solitaire tend la main à celui qu'il rencontre.

Il y a des hommes à qui tu ne dois pas donner la main, mais seulement la patte: et je veux que ta patte ait aussi des griffes.

Mais le plus dangereux ennemis que tu puisses rencontrer sera toujours toi-même; c'est toi-même que tu guettes dans les cavernes et les forêts.

Solitaire, tu suis le chemin qui mène à toi-même! Et ton chemin passe devant toi-même et devant tes sept démons?

Tu seras hérétique envers toi-même, sorcier et devin, fou et incrédule, impie et méchant.

Il faut que tu veuilles te brûler dans ta propre flamme: comment voudrais-tu te renouveler sans t'être d'abord réduit en cendres!

Solitaire, tu suis le chemin du créateur: tu veux te créer un dieu de tes sept démons!

Solitaire, tu suis le chemin de l'amant: tu t'aimes toi-même, c'est pourquoi tu te méprises, comme seuls méprisent les amants.

L'amant veut créer puisqu'il méprise! Comment saurait-il parler de l'amour, celui qui ne devait pas mépriser précisément ce qu'il aimait!

Va dans ta solitude, mon frère, avec ton amour et ta création; et sur le tard la justice te suivra en traînant la jambe.

Va dans ta solitude avec mes larmes, ô mon frère. J'aime celui qui veut créer plus haut que lui-même et qui périt aussi. -

Ainsi parlait Zarathoustra.