Kostenlos

Ainsi Parlait Zarathoustra

Text
0
Kritiken
Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

LE CONVALESCENT

1

Un matin, peu de temps après son retour dans sa caverne, Zarathoustra s'élança de sa couche comme un fou, se mit à crier d'une voix formidable, gesticulant comme s'il y avait sur sa couche un Autre que lui et qui ne voulait pas se lever; et la voix de Zarathoustra retentissait de si terrible manière que ses animaux effrayés s'approchèrent de lui et que de toutes les grottes et de toutes les fissures qui avoisinaient la caverne de Zarathoustra, tous les animaux s'enfuirent, – volant, voltigeant, rampant et sautant, selon qu'ils avaient des pieds ou des ailes. Mais Zarathoustra prononça ces paroles:

Debout, pensée vertigineuse, surgis du plus profond de mon être! Je suis ton chant du coq et ton aube matinale, dragon endormi; lève-toi! Ma voix finira bien par te réveiller!

Arrache les tampons de tes oreilles: écoute! Car je veux que tu parles! Lève-toi! Il y a assez de tonnerre ici pour que même les tombes apprennent à entendre!

Frotte tes yeux, afin d'en chasser le sommeil, toute myopie et tout aveuglement. Ecoute-moi aussi avec tes yeux: ma voix est un remède, même pour ceux qui sont nés aveugles.

Et quand une fois tu serras éveillé, tu le resteras à jamais. Ce n'est pas mon habitude de tirer de leur sommeil d'antiques aïeules, pour leur dire – de se rendormir!

Tu bouges, tu t'étires et tu râles? Debout! debout! ce n'est point râler – mais parler qu'il te faut! Zarathoustra t'appelle, Zarathoustra l'impie!

Moi Zarathoustra, l'affirmateur de la vie, l'affirmateur de la douleur, l'affirmateur du cercle éternel – c'est toi que j'appelle, toi la plus profonde de mes pensées!

O joie! Tu viens, – je t'entends! Mon abîme parle. J'ai retourné vers la lumière ma dernière profondeur!

O joie! Viens ici! Donne-moi la main – Ah! Laisse! Ah! Ah! – dégoût! dégoût! dégoût! – Malheur à moi!

2

Mais à peine Zarathoustra avait-il dit ces mots qu'il s'effondra à terre tel un mort, et il resta longtemps comme mort. Lorsqu'il revint à lui, il était pâle et tremblant, et il resta couché et longtemps il ne voulut ni manger ni boire. Il reste en cet état pendant sept jours; ses animaux cependant ne le quittèrent ni le jour ni la nuit, si ce n'est que l'aigle prenait parfois son vol pour chercher de la nourriture. Et il déposait sur la couche de Zarathoustra tout ce qu'il ramenait dans ses serres: en sorte que Zarathoustra finit par être couché sur un lit de baies jaunes et rouges, de grappes, de pommes d'api, d'herbes odorantes et de pommes de pins. Mais à ses pieds, deux brebis que l'aigle avait dérobées à grand'peine à leurs bergers étaient étendues.

Enfin, après sept jours, Zarathoustra se redressa sur sa couche, prit une pomme d'api dans la main, se mit à la flairer et trouva son odeur agréable. Alors les animaux crurent que l'heure était venue de lui parler.

"O Zarathoustra, dirent-ils, voici sept jours que tu gis ainsi les yeux appesantis: ne veux-tu pas enfin te remettre sur tes jambes?

Sors de ta caverne: le monde t'attend comme un jardin. Le vent se joue des lourds parfums qui veulent venir à toi; et tous les ruisseaux voudraient courir à toi.

Toutes les choses soupirent après toi, alors que toi tu est resté seul pendant sept jours, – sors de ta caverne! Toutes les choses veulent être médecins!

Une nouvelle certitude est-elle venue vers toi, lourde et chargée de ferment? Tu t'es couché là comme une pâte qui lève, ton âme se gonflait et débordait de tous ses bords.-"

– O mes animaux, répondit Zarathoustra, continuez à babiller ainsi et laissez-moi écouter! Votre babillage me réconforte: où l'on babille, le monde me semble étendu devant moi comme un jardin.

Quelle douceur n'y a-t-il pas dans les mots et les sons! les mots et les sons ne sont-ils pas les arcs-en-ciel et des ponts illusoires jetés entre des êtres à jamais séparés?

A chaque âme appartient un autre monde, pour chaque âme toute autre âme est un arrière-monde.

C'est entre les choses les plus semblables que mentent les plus beaux mirages; car les abîmes les plus étroits sont plus les difficiles à franchir.

Pour moi – comment y aurait-il quelque chose en dehors de moi? Il n'y pas de non-moi! Mais tous les sons nous font oublier cela; comme il est doux que nous puissions l'oublier!

Les noms et les sons n'ont-ils pas été donnés aux choses, pour que l'homme s'en réconforte? N'est-ce pas une douce folie que le langage: en parlant l'homme danse sur toutes les choses.

Comme toute parole est douce, comme tous les mensonges des sons paraissent doux! Les sons font danser notre amour sur des arcs-en-ciel diaprés." -

– "O Zarathoustra , dirent alors les animaux, pour ceux qui pensent comme nous, ce sont les choses elles-mêmes qui dansent: tout vient et se tend la main, et rit, et s'enfuit – et revient.

Tout va, tout revient, la roue de l'existence tourne éternellement. Tout meurt, tout refleurit, le cycle de l'existence se poursuit éternellement.

Tout se brise, tout s'assemble à nouveau; éternellement se bâtit le même édifice de l'existence. Tout se sépare, tout se salue de nouveau; l'anneau de l'existence se reste éternellement fidèle à lui-même.

A chaque moment commence l'existence; autour de chaque ici se déploie la sphère là-bas. Le centre est partout. Le sentier de l'éternité est tortueux." -

– "O espiègles que vous êtes, ô serinettes! Répondit Zarathoustra en souriant de nouveau, comme vous saviez bien ce qui devait s'accomplir en sept jours: – et comme ce monstre s'est glissé au fond de ma gorge pour m'étouffer! Mais d'un coup de dent je lui ai coupé la tête et je l'ai crachée loin de moi.

Et vous, – vous en avez déjà fait une rengaine! Mais maintenant je suis couché là, fatigué d'avoir mordu et d'avoir craché, malade encore de ma propre délivrance.

Et vous avez été spectateurs de tout cela? O mes animaux, êtes-vous donc cruels, vous aussi? Avez-vous voulu contempler ma grande douleur comme font les hommes? Car l'homme est le plus cruel de tous les animaux.

C'est en assistant à des tragédies, à des combats de taureaux et à des crucifixions que, jusqu'à présent, il s'est senti plus à l'aise sur la terre; et lorsqu'il s'inventa l'enfer, ce fut, en vérité, son paradis sur la terre.

Quand le grand homme crie: – aussitôt le petit accourt à ses côtés; et l'envie lui fait pendre la langue hors de la bouche. Mais il appelle cela sa "compassion".

Voyez le petit homme, le poète surtout – avec combien d'ardeur ses paroles accusent-elles la vie! Ecoutez-le, mais n'oubliez pas d'entendre le plaisir qu'il y a dans toute accusation!

Ces accusateurs de la vie: la vie, d'une oeillade, en a raison. "Tu m'aimes? dit-elle, l'effrontée; attends un peu, je n'ai pas encore le temps pour toi."

L'homme est envers lui-même l'animal le plus cruel; et, chez tous ceux qui s'appellent pécheurs", "porteurs de croix" et "pénitents", n'oubliez pas d'entendre la volupté qui se mêle à leurs plaintes et à leurs accusations!

Et moi-même – est-ce que je veux être par là l'accusateur de l'homme? Hélas! mes animaux, le plus grand mal est nécessaire pour le plus grand bien de l'homme, c'est la seule chose que j'ai apprise jusqu'à présent, – le plus grand mal est la meilleure part de la force de l'homme, la pierre la plus dure pour le créateur suprême; il faut que l'homme devienne meilleur et plus méchant: -

Je n'ai pas été attaché à cette croix, qui est de savoir que l'homme est méchant, mais j'ai crié comme personne encore n'a crié:

"Hélas! pourquoi sa pire méchanceté est-elle si petite! Hélas! pourquoi sa meilleure bonté est-elle si petite!"

Le grand dégoût de l'homme – c'est ce dégoût qui m'a étouffé et qui m'était entré dans le gosier; et aussi ce qu'avait prédit le devin: "Tout est égal rien ne vaut la peine, le savoir étouffe!"

Un long crépuscule se traînait en boitant devant moi, une tristesse fatiguée et ivre jusqu'à la mort, qui disait d'une voix coupée de bâillements:

"Il reviendra éternellement, l'homme dont tu est fatigué, l'homme petit" – ainsi bâillait ma tristesse, traînant la jambe sans pouvoir s'endormir.

La terre humaine se transformait pour moi en caverne, son sein se creusait, tout ce qui était vivant devenait pour moi pourriture, ossements humains et passé en ruines.

Mes soupirs se penchaient sur toutes les tombes humaines et ne pouvaient plus les quitter; mes soupirs et mes questions coassaient, étouffaient, rongeaient et se plaignaient jour et nuit:

– "Hélas! l'homme reviendra éternellement! L'homme petit reviendra éternellement!" -

Je les ai vus nus jadis, le plus grand et le plus petit des hommes: trop semblables l'un à l'autre, – trop humains, même le plus grand!

Trop petit le plus grand! – Ce fut là ma lassitude de l'homme! Et l'éternel retour, même du plus petit! – Ce fut là ma lassitude de toute existence!

Hélas! dégoût! dégoût! dégoût!" – Ainsi parlait Zarathoustra , soupirant et frissonnant, car il se souvenait de sa maladie. Mais alors ses animaux ne le laissèrent pas continuer.

"Cesse de parler, convalescent! – ainsi lui répondirent ses animaux, mais sors d'ici, va où t'attend le monde, semblable à un jardin.

Va auprès des rosiers, des abeilles et des essaims de colombes! va surtout auprès des oiseaux chanteurs: afin d'apprendre leur chant!

Car le chant convient aux convalescents; celui qui se porte bien parle plutôt. Et si celui qui se porte bien veut des chants, c'en seront d'autres cependant que ceux du convalescent."

– "O espiègles que vous êtes, ô serinettes, taisez-vous donc! – répondit Zarathoustra en riant de ses animaux. Comme vous savez bien quelle consolation je me suis inventée pour moi-même en sept jours!

 

Qu'il me faille chanter de nouveau, c'est la consolation que j'ai inventée pour moi, c'est là la guérison. Voulez-vous donc aussi faire de cela une rengaine?"

– "Cesse de parler, lui répondirent derechef ses animaux; toi qui es convalescent, apprête-toi plutôt une lyre, une lyre nouvelle!

Car vois donc, Zarathoustra! Pour tes chants nouveaux, il faut une lyre nouvelle.

Chante, ô Zarathoustra et que tes chants retentissent comme une tempête, guéris ton âme avec des chants nouveaux: afin que tu puisses porter ta grande destinée qui ne fut encore la destinée de personne!

Car tes animaux savent bien qui tu es, Zarathoustra, et ce que tu dois devenir: voici, tu es le prophète de l'éternel retour des choses, – ceci est maintenant ta destinée!

Qu'il faille que tu enseignes le premier cette doctrine, – comment cette grande destinée ne serait-elle pas aussi ton plus grand danger et ta pire maladie!

Vois, nous savons ce que tu enseignes: que toutes les choses reviennent éternellement et que nous revenons nous-mêmes avec elles, que nous avons déjà été là une infinité de fois et que toutes choses ont été avec nous.

Tu enseignes qu'il y a une grande année du devenir, un monstre de grande année: il faut que, semblable à un sablier, elle se retourne sans cesse à nouveau, pour s'écouler et se vider à nouveau: – en sorte que toutes ces années se ressemblent entre elles, en grand et aussi en petit, – en sorte que nous sommes nous-mêmes semblables à nous-mêmes, dans cette grande année, en grand et aussi en petit.

Et si tu voulais mourir à présent, ô Zarathoustra: voici, nous savons aussi comment tu te parlerais à toi-même: – mais tes animaux te supplient de ne pas mourir encore!

Tu parlerais sans trembler et tu pousserais plutôt un soupir d'allégresse: car un grand poids et une grande angoisse seraient enlevés de toi, de toi qui es le plus patient! -

"Maintenant je meurs et je disparais, dirais-tu, et dans un instant je ne serai plus rien. Les âmes sont aussi mortelles que les corps.

Mais un jour reviendra le réseau des causes où je suis enserré, – il me recréera! Je fais moi-même partie des causes de l'éternel retour des choses.

Je reviendrai avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent – non pas pour une vie nouvelle, ni pour une vie meilleure ou semblable: – je reviendrai éternellement pour cette même vie, identiquement pareille, en grand et aussi en petit, afin d'enseigner de nouveau l'éternel retour de toutes choses, – afin de proclamer à nouveau la parole du grand Midi de la terre et des hommes, afin d'enseigner de nouveau aux hommes le venue du Surhumain.

J'ai dit ma parole, ma parole me brise: ainsi le veut ma destinée éternelle, – je disparais en annonciateur!

L'heure est venue maintenant, l'heure où celui qui disparaît se bénit lui-même. Ainsi – finit le déclin de Zarathoustra." -

Lorsque les animaux eurent prononcé ces paroles, ils se turent et attendirent que Zarathoustra leur dit quelque chose: mais Zarathoustra n'entendait pas qu'ils se taisaient. Il était étendu tranquille, les yeux fermés, comme s'il dormait, quoiqu'il ne fût pas endormi: car il s'entretenait avec son âme. Le serpent cependant et l'aigle, lorsqu'ils le trouvèrent ainsi silencieux, respectèrent le grand silence qui l'entourait et se retirèrent avec précaution.

DU GRAND DÉSIR

O mon âme, je t'ai appris à dire "aujourd'hui", comme "autrefois" et "jadis", et à danser ta ronde par-dessus tout ce qui était ici, là et là-bas.

O mon âme, je t'ai délivrée de tous les recoins, j'ai éloigné de toi la poussière, les araignées et le demi-jour.

O mon âme, j'ai lavé de toit toute petite pudeur et la vertu des recoins et je t'ai persuadé d'être nue devant les yeux du soleil.

Avec la tempête qui s'appelle "esprit", j'ai soufflé sur ta mer houleuse; j'en ai chassé tous les nuages et j'ai même étranglé l'egorgeur qui s'appelle "péché".

O mon âme, je t'ai donné le droit de dire "non", comme la tempête, et de dire "oui" comme dit "oui" le ciel ouvert: tu es maintenant calme comme la lumière et tu passes à travers les tempêtes négatrices.

O mon âme, je t'ai rendu la liberté sur ce qui est créé et sur ce qui est incréé: et qui connaît comme toi la volupté de l'avenir?

O mon âme, je t'ai enseigné le mépris qui ne vient pas comme la vermoulure, le grand mépris aimant qui aime le plus où il méprise le plus.

O mon âme, je t'ai appris à persuader de telle sorte que les causes mêmes se rendent à ton avis: semblable au soleil qui persuade même la mer à monter à sa hauteur.

O mon âme, j'ai enlevé de toi toute obéissance, toute génuflexion et toute servilité; je t'ai donné moi-même le nom de "trêve de misère" et de "destinée".

O mon âme, je t'ai donné des noms nouveaux et des jouets multicolores, je t'ai appelée "destinée", et "circonférence des circonférences", et "nombril du temps", et "cloche d'azur".

O mon âme, j'ai donné toute la sagesse à boire à ton domaine terrestre, tous les vins nouveaux et aussi les vins de la sagesse, les vins qui étaient forts de temps immémorial.

O mon âme, j'ai versé sur toi toutes les clartés et toutes les obscurités, tous les silences et tous les désirs: – alors tu as grandi pour moi comme un cep de vigne.

O mon âme, tu es là maintenant, lourde et pleine d'abondance, un cep de vigne aux mamelles gonflées, chargé de grappes de raisin pleines et d'un brun doré: – pleine et écrasée de ton bonheur, dans l'attente et dans l'abondance, honteuse encore dans ton attente.

O mon âme, il n'y a maintenant plus nulle part d'âme qui soit plus aimante, plus enveloppante et plus large! Où donc l'avenir et le passé seraient-ils plus près l'un de l'autre que chez toi?

O mon âme, je t'ai tout donné et toutes mes mains se sont dépouillées pour toi: – et maintenant! Maintenant tu me dis en souriant, pleine de mélancolie: "Qui de nous deux doit dire merci? – n'est-ce pas au donateur de remercier celui qui a accepté d'avoir bien voulu prendre? N'est-ce pas un besoin de donner? N'est-ce pas – pitié de prendre?" -

O mon âme, je comprends le sourire de ta mélancolie: ton abondance tend maintenant elle-même las mains, pleines de désirs!

Ta plénitude jette ses regards sur les mers mugissantes, elle cherche et attend; le désir infini de la plénitude jette un regard à travers le ciel souriant de tes yeux!

Et, en vérité, ô mon âme! Qui donc verrait ton sourire sans fondre en larmes? Les anges eux-mêmes fondent en larmes à cause de la trop grande bonté de ton sourire.

C'est ta bonté, ta trop grande bonté, qui ne veut ni se lamenter, ni pleurer: et pourtant, ô mon âme, ton sourire désire les larmes, et ta bouche tremblante les sanglots.

"Toute larme n'est-elle pas une plainte? Et toute plainte une accusation?" C'est ainsi que tu te parles à toi-même et c'est pourquoi tu préfères sourire, ô mon âme, sourire que de répandre ta peine – répandre en des flots de larmes toute la peine que te cause ta plénitude et toute l'anxiété de la vigne qui la fait soupirer après le vigneron et la serpe du vigneron!

Mais si tu ne veux pas pleurer, pleurer jusqu'à l'épuisement ta mélancolie de pourpre, il faudra que tu chantes, ô mon âme! – Vois-tu, je souris moi-même, moi qui t'ai prédit cela: – chanter d'une voix mugissante, jusqu'à ce que toutes les mers deviennent silencieuses, pour ton grand désir, – jusqu'à ce que, sur les mers silencieuses et ardentes, plane la barque, la merveille dorée, dont l'or s'entoure du sautillement de toutes les choses bonnes, malignes et singulières: – et de beaucoup d'animaux, grands et petits, et de tout ce qui a des jambes légères et singulières, pour pouvoir courir sur des sentiers de violettes, – vers la merveille dorée, vers la barque volontaire et vers son maître: mais c'est lui qui est le vigneron qui attend avec sa serpe de diamant, – ton grand libérateur, ô mon âme, l'ineffable – pour qui seuls les chants de l'avenir sauront trouver des noms! Et, en vérité, déjà ton haleine a le parfum des chants de l'avenir, – déjà tu brûles et tu rêves, déjà ta soif boit à tous les puits consolateurs aux échos graves, déjà ta mélancolie se repose dans la béatitude des chants de l'avenir! -

O mon âme, je t'ai tout donné, et même ce qui était mon dernier bien, et toutes mes mains se sont dépouillées pour toi: – que je t'aie dit de chanter, voici, ce fut mon dernier don!

Que je t'aie dit de chanter, parle donc, parle: qui de nous deux maintenant doit dire – merci? – Mieux encore: chante pour moi, chante mon âme! Et laisse-moi te remercier! -

Ainsi parlait Zarathoustra.

L'AUTRE CHANT DE LA DANSE

1

"Je viens de regarder dans tes yeux, ô vie: j'ai vu scintiller de l'or dans tes yeux nocturnes, – cette volupté a fait cesser les battements de mon coeur.

– j'ai vu une barque d'or scintiller sur des eaux nocturnes, un berceau doré qui enfonçait, tirait de l'eau et faisait signe!

Tu jetais un regard vers mon pied fou de danse, un regard berceur, fondant, riant et interrogateur: deux fois seulement, de tes petites mains, tu remuas ta crécelle – et déjà mon pied se dandinait, ivre de danse. -

Mes talons se cambraient, mes orteils écoutaient pour te comprendre: le danseur ne porte-t-il pas son oreille – dans ses orteils!

C'est vers toi que j'ai sauté: alors tu t'es reculée devant mon élan; et c'est vers moi que sifflaient les languettes de tes cheveux fuyants et volants!

D'un bond je me suis reculé de toi et de tes serpents: tu te dressais déjà à demi détournée, les yeux pleins de désirs.

Avec des regards louches – tu m'enseignes des voies détournées; sur des voies détournées mon pied apprend – des ruses!

Je te crains quand tu es près de moi, je t'aime quand tu es loin de moi; ta fuite m'attire, tes recherches m'arrêtent: – je souffre, mais, pour toi, que ne souffrirais-je pas volontiers!

Toi, dont la froideur allume, dont la haine séduit, dont la fuite attache, dont les moqueries – émeuvent: – qui ne te haïrait pas, grande lieuse, enveloppeuse, séduisante, chercheuse qui trouve! Qui ne t'aimerait pas, innocente, impatiente, hâtive pécheresse aux veux d'enfant!

Où m'entraînes-tu maintenant, enfant modèle, enfant mutin? Et te voilà qui me fuis de nouveau, doux étourdi, jeune ingrat!

Je te suis en dansant, même sur une piste incertaine. Où es-tu? Donne-moi la main! Ou bien un doigt seulement!

Il y a là des cavernes et des fourrés: nous allons nous égarer! – Halte! Arrête-toi! Ne vois-tu pas voltiger des hiboux et des chauves-souris?

Toi, hibou que tu es! Chauve-souris! Tu veux me narguer? Où sommes-nous? C'est des chiens que tu as appris à hurler et à glapir.

Aimablement tu claquais devant moi de tes petites dents blanches, tes yeux méchants pétillent vers moi à travers ta petite crinière bouclée!

Quelle danse par monts et par vaux! je suis le chasseur: – veux-tu être mon chien ou mon chamois?

A côté de moi maintenant! Et plus vite que cela, méchante sauteuse! Maintenant en haut! Et de l'autre côté! – Malheur à moi! En sautant je suis tombé moi-même!

Ah! regarde comme je suis étendu! regarde, pétulante, comme j'implore ta grâce! J'aimerais bien à suivre avec toi – des sentiers plus agréables! – les sentiers de l'amour, à travers de silencieux buissons multicolores! Ou bien là-bas, ceux qui longent le lac: des poissons dorés y nagent et y dansent!

Tu es fatiguée maintenant? Il y a là-bas des brebis et des couchers de soleil: n'est-il pas beau de dormir quand les bergers jouent de la flûte?

Tu es si fatiguée? Je vais t'y porter, laisse seulement flotter tes bras! As-tu peut-être soif? – j'aurais bien quelque chose, mais ta bouche n'en veut pas!

O ce maudit serpent, cette sorcière glissante, brusque et agile! Où t'es-tu fourrée? Mais sur mon visage je sens deux marques de ta main, deux taches rouges!

Je suis vraiment fatigué d'être toujours ton berger moutonnier! Sorcière! j'ai chanté pour toi jusqu'à présent, maintenant pour moi tu dois – crier!

Tu dois danser et crier au rythme de mon fouet! Je n'ai pourtant pas oublié le fouet? – Non!" -

2

Voilà ce que me répondit alors la vie, en se bouchant ses délicates oreilles:

"O Zarathoustra! Ne claque donc pas si épouvantablement de ton fouet! Tu le sais bien: le bruit assassine les pensées, – et voilà que me viennent de si tendres pensées.

Nous sommes tous les deux de vrais propres à rien, de vrais fainéants. C'est par delà le bien et mal que nous avons trouvé notre île et notre verte prairie – nous les avons trouvées tout seuls à nous deux! C'est pourquoi il faut que nous nous aimions l'un l'autre!

 

Et si même nous ne nous aimons pas du fond du coeur, – faut-il donc s'en vouloir, quand on ne s'aime pas du fond du coeur?

Et que je t'aime, que je t'aime souvent de trop, tu sais cela: et la raison en est que je suis jaloux de ta sagesse. Ah! cette vieille folle sagesse!

Si ta sagesse se sauvait une fois de toi, hélas! vite mon amour, lui aussi, se sauverait de toi." -

Alors la vie regarda pensive derrière elle et autour d'elle et elle dit à voix basse: "O Zarathoustra, tu ne m'es pas assez fidèle!

Il s'en faut de beaucoup que tu ne m'aimes autant que tu le dis; je sais que tu songes à me quitter bientôt.

Il y a un vieux bourdon, lourd, très lourd: il sonne la nuit là-haut, jusque dans ta caverne: – quand tu entends cette cloche sonner les heures à minuit, tu songes à me quitter entre une heure et minuit: – tu y songes, ô Zarathoustra, je sais que tu veux bientôt m'abandonner!" -

"Oui, répondis-je en hésitant, mais tu le sais aussi -" Et je lui dis quelque chose à l'oreille, en plein dans ses touffes de cheveux embrouillées, dans ses touffes jaunes et folles.

"Tu sais cela, ô Zarathoustra? Personne ne sait cela -"

Et nous nous sommes regardés, nous avons jeté nos regards sur la vertre prairie, où passait la fraîcheur du soir, et nous avons pleuré ensemble. – Mais alors la vie m'était plus chère que ne m'a jamais été toute ma sagesse. -

Ainsi parlait Zarathoustra.

3

Un!

O homme prends garde!

Deux!

Que dit minuit profond?

Trois!

"J'ai dormi, j'ai dormi -,

Quatre!

"D'un rêve profond je me suis éveillé: -

Cinq!

"Le monde est profond,

Six!

"Et plus profond que ne pensait le jour.

Sept!

"Profonde est sa douleur -,

Huit!

"La joie – plus profonde que l'affliction.

Neuf!

"La douleur dit: Passe et finis!

Dix!

"Mais toute joie veut l'éternité -

Onze!

" – veut la profonde éternité!"

Douze!