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Ainsi Parlait Zarathoustra

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DES TROIS MAUX

1

En rêve, dans mon dernier rêve du matin, je me trouvais aujourd'hui sur un promontoire, au delà du monde, je tenais une balance dans la main et je pesais le monde.

O pourquoi l'aurore est-elle venue trop tôt pour moi? son ardeur m'a réveillé, la jalousie! Elle est toujours jalouse de l'ardeur de mes rêves du matin.

Mesurable pour celui qui a le temps, pesable pour un bon peseur, attingible pour les ailes vigoureuses, devinable pour de divins amateurs de problèmes: ainsi mon rêve a trouvé le monde: -

Mon rêve, un hardi navigateur, mi-vaisseau, mi-rafale, silencieux comme le papillon, impatient comme le faucon: quelle patience et quel loisir il a eu aujourd'hui pour pouvoir peser le monde!

Ma sagesse lui aurait-elle parlé en secret, ma sagesse du jour, riante et éveillée, qui se moque de tous les "mondes infinis"? Car elle dit: "Où il y a de la force, le nombre finit par devenir maître, car c'est lui qui a le plus de force."

Avec quelle certitude mon rêve a regardé ce monde fini! Ce n'était de sa part ni curiosité, ni indiscrétion, ni crainte, ni prière: – comme si une grosse pomme s'offrait à ma main, une pomme d'or, mûre, à pelure fraîche et veloutée – ainsi s'offrit à moi le monde: – comme si un arbre me faisait signe, un arbre à larges branches, ferme dans sa volonté, courbé et tordu en appui et en reposoir pour le voyageur fatigué: ainsi le monde était placé sur mon promontoire: – comme si des mains gracieuses portaient un coffret à ma rencontre, – un coffret ouvert pour le ravissement des yeux pudiques et vénérateurs: ainsi le monde se porte à ma rencontre: – pas assez énigme pour chasser l'amour des hommes, pas assez intelligible pour endormir la sagesse des hommes: – une chose humainement bonne, tel me fut aujourd'hui le monde que l'on calomnie tant!

Combien je suis reconnaissant à mon rêve du matin d'avoir ainsi pesé le monde à la première heure! Il est venu à moi comme une chose humainement bonne, ce rêve et ce consolateur de coeur!

Et, afin que je fasse comme lui, maintenant que c'est le jour, et pour que ce qu'il y a de meilleur me serve d'exemple: je veux mettre maintenant dans la balance les trois plus grands maux et peser humainement bien. -

Celui qui enseigna à bénir enseigna aussi à maudire: quelles sont les trois choses les plus maudites sur terre? Ce sont elles que je veux mettre sur la balance.

La volupté, le désir de domination, l'égoïsme: ces trois choses ont été les plus maudites et les plus calomniées jusqu'à présent, – ce sont ces trois choses que je veux peser humainement bien.

Eh bine! Voici mon promontoire et voilà la mer: elle roule vers moi, moutonneuse, caressante, cette vieille et fidèle chienne, ce monstre à cent têtes que j'aime.

Eh bien! C'est ici que je veux tenir la balance sur la mer houleuse, et je choisis aussi un témoin qui regarde, – c'est toi, arbre solitaire, toi dont la couronne est vaste et le parfum puissant, arbre que j'aime! -

Sur quel pont le présent va-t-il vers l'avenir? Quelle est la force qui contraint ce qui est haut à s'abaisser vers ce qui est bas? Et qu'est-ce qui force la chose la plus haute – à grandir encore davantage?

Maintenant la balance se tient immobile et en équilibre: j'y ai jeté trois lourdes questions, l'autre plateau porte trois lourdes réponses.

2

Volupté – c'est pour tous les pénitents en silice qui méprisent le corps, l'aiguillon et la mortification, c'est le "monde" maudit chez tous les hallucinés de l'arrière-monde: car elle nargue et éconduit tous les hérétiques.

Volupté – c'est pour la canaille le feu lent où l'on brûle la canaille; pour tout le bois vermoulu et les torchons nauséabonds le grand fourneau ardent.

Volupté – c'est pour les coeurs libres quelque chose d'innocent et de libre, le bonheur du jardin de la terre, la débordante reconnaissance de l'avenir pour le présent.

Volupté – ce n'est un poison doucereux que pour les flétris, mais pour ceux qui ont la volonté du lion, c'est le plus grand cordial, le vin des vins, que l'on ménage religieusement.

Volupté – c'est la plus grande félicité symbolique pour le bonheur et l'espoir supérieur. Car il y a bien des choses qui ont droit à l'union et plus qu'à l'union, – bien des choses qui se sont plus étrangères à elles-mêmes que ne l'est l'homme à la femme: et qui donc a jamais entièrement compris à quel point l'homme et la femme se sont étrangers?

Volupté – cependant je veux mettre des clôtures autour de mes pensées et aussi autour de mes paroles: pour que les cochons et les exaltées n'envahissent pas mes jardins! -

Désir de dominer – c'est le fouet cuisant pour les plus durs de tous les coeurs endurcis, l'épouvantable martyre qui réserve même au plus cruel la sombre flamme des bûchers vivants.

Désir de dominer – c'est le frein méchant mis aux peuples les plus vains, c'est lui qui raille toutes les vertus incertaines, à cheval sur toutes les fiertés.

Désir de dominer – c'est le tremblement de terre qui rompt et disjoint tout ce qui est caduc et creux, c'est le briseur irrité de tous les sépulcres blanchis qui gronde et punit, le point d'interrogation jaillissant à côté de réponses prématurées.

Désir de dominer – dont le regard fait ramper et se courber l'homme, qui l'asservit et l'abaisse au-dessous du serpent et du cochon: jusqu'à ce qu'enfin le grand mépris clame en lui.

Désir de dominer – c'est le terrible maître qui enseigne le grand mépris, qui prêche en face des villes et des empires: "Ote-toi!" – jusqu'à ce qu'enfin ils s'écrient eux-mêmes: "Que je m'ôte moi!"

Désir de dominer – qui monte aussi vers les purs et les solitaires pour les attirer, qui monte vers les hauteurs de la satisfaction de soi, ardent comme un amour qui trace sur le ciel d'attirantes joies empourprées.

Désir de dominer – mais qui voudrais appeler cela un désir, quand c'est vers en bas que la hauteur aspire à la puissance! En vérité, il n'y a rien de fiévreux et de maladif dans de pareils désirs, dans de pareilles descentes!

Que la hauteur solitaire ne s'esseule pas éternellement et ne se contente pas de soi; que la montagne descende vers la vallée et les vents des hauteurs vers les terrains bas: – O qui donc trouverait le vrai nom pour baptiser et honorer un pareil désir! "Vertu qui donne" – c'est ainsi que Zarathoustra appela jadis cette chose inexprimable.

Et c'est alors qu'il arriva aussi – et, en vérité, ce fut pour la première fois! – que sa parole fit la louange de l'égoïsme, le bon et sain égoïsme qui jaillit de l'âme puissante: – de l'âme puissante, unie au corps élevé, au corps beau, victorieux et réconfortant, autour de qui toute chose devient miroir: – le corps souple qui persuade, le danseur dont le symbole et l'expression est l'âme joyeuse d'elle-même. La joie égoïste de tels corps, de telles âmes s'appelle elle-même: "vertu".

Avec ce qu'elle dit du bon et du mauvais, cette joie égoïste se protège elle-même, comme si elle s'entourait d'un bois sacré; avec les noms de son bonheur, elle bannit loin d'elle tout ce qui est méprisable.

Elle bannit loin d'elle tout ce qui est lâche; elle dit: mauvais – c'est ce qui est lâche! Méprisable luit semble celui qui peine, soupire et se plaint toujours et qui ramasse même les plus petits avantages.

Elle méprise aussi toute sagesse lamentable: car, en vérité, il y a aussi la sagesse qui fleurit dans l'obscurité; une sagesse d'ombre nocturne qui soupire toujours: "Tout est vain!"

Elle ne tient pas en estime la craintive méfiance et ceux qui veulent des serments au lieu de regards et de mains tendues: et non plus la sagesse trop méfiante, – car c'est ainsi que font les âmes lâches.

L'obséquieux lui paraît plus bas encore, le chien qui se met tout de suite sur le dos, l'humble; et il y a aussi de la sagesse qui est humble, rampante, pieuse et obséquieuse.

Mais elle hait jusqu'au dégoût celui qui ne veut jamais se défendre, qui avale les crachats venimeux et les mauvais regards, le patient trop patient qui supporte tout et se contente de tout; car ce sont là coutumes de valets.

Que quelqu'un soit servile devant les dieux et les coups de pieds divins ou devant des hommes et de stupides opinions d'hommes: à toute servilité il crache au visage, ce bienheureux égoïsme!

Mauvais: – c'est ainsi qu'elle appelle tout ce qui est abaissé, cassé, chiche et servile, les yeux clignotants et soumis, les coeurs contrits, et ces créatures fausses et fléchissantes qui embrassent avec de larges lèvres peureuses.

Et sagesse fausse: – c'est ainsi qu'elle appelle tous les bons mots des valets, des vieillards et des épuisés; et surtout l'absurde folie pédante des prêtres!

Les faux sages, cependant, tous les prêtres, ceux qui sont fatigués du monde et ceux dont l'âme est pareille à celle des femmes et des valets, – ô comme leurs intrigues se sont toujours élevées contre l'égoïsme!

Et ceci précisément devait être la vertu et s'appeler vertu, qu'on s'élève contre l'égoïsme! Et "désintéressés" – c'est ainsi que souhaitaient d'être, avec de bonnes raisons, tous ces poltrons et toutes ces araignées de vivre!

Mais c'est pour eux tous que vient maintenant le jour, le changement, l'épée du jugement, le grand midi: c'est là que bien des choses seront manifestes!

Et celui qui glorifie le Moi et qui sanctifie l'égoïsme, celui-là en vérité dit ce qu'il sait, le devine "Voici, il vient, il s'approche, le grand midi!"

Ainsi parlait Zarathoustra.

DE L'ESPRIT DE LOURDEUR

1

Ma bouche – est la bouche du peuple: je parle trop grossièrement et trop cordialement pour les élégants. Mais ma parole semble plus étrange encore aux écrivassiers et aux plumitifs.

 

Ma main – est une main de fou: malheur à toutes les tables et à toutes les murailles, et à tout ce qui peut donner place à des ornements et à des gribouillages de fou!

Mon pied – est un sabot de cheval; avec lui je trotte et je galope par monts et par vaux, de ci, de là, et le plaisir me met le diable au corps pendant ma course rapide.

Mon estomac – est peut-être l'estomac d'un aigle. Car il préfère à toute autre la chair de l'agneau. Mais certainement, c'est un estomac d'oiseau.

Nourri de choses innocentes et frugales, prêt à voler et impatient de m'envoler – c'est ainsi que je me plais à être; comment ne serais-je pas un peu comme un oiseau!

Et c'est surtout parce que je suis l'ennemi de l'esprit de lourdeur, que je suis comme un oiseau: ennemi à mort en vérité, ennemi juré, ennemi né! Où donc mon inimitié ne s'est-elle pas déjà envolée et égarée?

C'est là-dessus que je pourrais entonner un chant – et je veux l'entonner: quoique je sois seul dans une maison vide et qu'il faille que je chante à mes propres oreilles.

Il y a bien aussi d'autres chanteurs qui n'ont le gosier souple, la main éloquente, l'oeil expressif et le coeur éveillé que quand la maison est pleine: – je ne ressemble pas à ceux-là. -

2

Celui qui apprendra à voler aux hommes de l'avenir aura déplacé toutes les bornes; pour lui les bornes mêmes s'envoleront dans l'air, il baptisera de nouveau la terre – il l'appellera "la légère".

L'autruche cour plus vite que le coursier le plus rapide, mais elle aussi fourre encore lourdement sa tête dans la lourde terre: ainsi l'homme qui ne sait pas encore voler.

La terre et la vie lui semblent lourdes, et c'est ce que veut l'esprit de lourdeur! Celui cependant qui veut devenir léger comme un oiseau doit s'aimer soi-même: c'est ainsi que j'enseigne, moi.

Non pas s'aimer de l'amour des malades et des fiévreux: car chez ceux-là l'amour-propre sent même mauvais.

Il faut apprendre à s'aimer soi-même, d'un amour sain et bien portant: afin d'apprendre à se supporter soi-même et de ne point vagabonder – c'est ainsi que j'enseigne.

Un tel vagabondage s'est donné le nom "d'amour du prochain": c'est par ce mot d'amour qu'on a le mieux menti et dissimulé, et ceux qui étaient à charge plus que tous les autres.

Et, en vérité, apprendre à s'aimer, ce n'est point là un commandement pour aujourd'hui et pour demain. C'est au contraire de tous les arts le plus subtil, le plus rusé, le dernier et le plus patient.

Car, pour son possesseur, toute possession est bien cachée; et de tous les trésors celui qui vous est propre est découvert le plus tard, – voilà l'ouvrage de l'esprit de lourdeur.

A peine sommes-nous au berceau, qu'on nous dote déjà de lourdes paroles et de lourdes valeurs: "bien" et "mal" – c'est ainsi que s'appelle ce patrimoine. C'est à cause de ces valeurs qu'on nous pardonne de vivre.

Et c'est pour leur défendre à temps de s'aimer eux-mêmes, qu'on laisse venir à soi les petits enfants: voilà l'ouvrage de l'esprit de lourdeur.

Et nous – nous traînons fidèlement ce dont on nous charge, sur de fortes épaules et par-dessus d'arides montagnes! Et si nous nous plaignons de la chaleur on nous dit: "Oui, la vie est lourde à porter!"

Mais ce n'est que l'homme lui-même qui est lourd à porter! Car il traîne avec lui, sur ses épaules, trop de choses étrangères. Pareil au chameau, il s'agenouille et se laisse bien charger.

Surtout l'homme vigoureux et patient, plein de vénération: il charge sur ses épaules trop de paroles et de valeurs étrangères et lourdes, – alors la vie lui semble un désert!

Et, en vérité! bien des choses qui vous sont propres sont aussi lourdes à porter! Et l'intérieur de l'homme ressemble beaucoup à l'huître, il est rebutant, flasque et difficile à saisir, – en sorte qu'une noble écorce avec de nobles ornements se voit obligée d'intercéder pour le reste. Mais cet art aussi doit être appris: posséder de l'écorce, une belle apparence et un sage aveuglement!

Chez l'homme on est encore trompé sur plusieurs autres choses, puisqu'il y a bien des écorces qui sont pauvres et tristes, et qui sont trop de l'écorce. Il y a beaucoup de force et de bontés cachées qui ne sont jamais devinées; les mets les plus délicats ne trouvent pas d'amateurs.

Les femmes savent cela, les plus délicates: un peu plus grasses, un peu plus maigres – ah! comme il y a beaucoup de destinée dans si peu de chose!

L'homme est difficile à découvrir, et le plus difficile encore pour lui-même; souvent l'esprit ment au sujet de l'âme. Voilà l'ouvrage de l'esprit de lourdeur.

Mais celui-là s'est découvert lui-même qui dit: ceci est mon bien et mon mal. Par ces paroles il a fait taire la taupe et le nain qui disent: "Bien pour tous, mal pour tous."

En vérité, je n'aime pas non plus ceux pour qui toutes choses sont bonnes et qui appellent ce monde le meilleur des mondes. Je les appelle des satisfaits.

Le contentement qui goûte de tout: ce n'est pas là le meilleur goût! J'honore la langue du gourmet, le palais délicat et difficile qui a appris à dire: "Moi" et "Oui" et "Non".

Mais tout mâcher et tout digérer – c'est faire comme les cochons! Dire toujours I-A, c'est ce qu'apprennent seuls l'âne et ceux qui sont de son espèce! -

C'est le jaune profond et le rouge intense que mon goût désire, – il mêle du sang à toutes les couleurs. Mais celui qui crépit sa maison de blanc révèle par là qu'il a une âme crépie de blanc.

Les uns amoureux des momies, les autres des fantômes; et nous également ennemis de la chair et du sang – comme ils sont tous en contradiction avec mon goût! Car j'aime le sang.

Et je ne veux pas demeurer où chacun crache: ceci est maintenant mon goût, – je préférerais de beaucoup vivre parmi les voleurs et les parjures. Personne n'a d'or dans la bouche.

Mais les lécheurs de crachats me répugnent plus encore; et la bête la plus répugnante que j'aie trouvée parmi les hommes, je l'ai appelée parasite: elle ne voulait pas aimer et elle voulait vivre de l'amour.

J'appelle malheureux tous ceux qui n'ont à choisir qu'entre deux choses: devenir des bêtes féroces ou de féroces dompteurs de bêtes; auprès d'eux je ne voudrais pas dresser ma tente.

J'appelle encore malheureux ceux qui sont obligés d'attendre toujours, – ils ne sont pas à mon goût, tous ces péagers et ces épiciers, ces rois et tous ces autres gardeurs de pays et de boutiques.

En vérité, mois aussi, j'ai appris à attendre, à attendre longtemps, mais à m'attendre, moi. Et j'ai surtout appris à me tenir debout, à marcher, à courir, à sauter, à grimper et à danser.

Car ceci est ma doctrine: qui veut apprendre à voler un jour doit d'abord apprendre à se tenir debout, à marcher, à courir, à sauter, à grimper et à danser: on n'apprend pas à voler du premier coup!

Avec des échelles de corde j'ai appris à escalader plus d'une fenêtre, avec des jambes agiles j'ai grimpé sur de hauts mâts: être assis sur des hauts mâts de la connaissance, quelle félicité! – flamber sur de hauts mâts comme de petites flammes: une petite lumière seulement, mais pourtant une grande consolation pour les vaisseaux échoués et les naufragés! -

Je suis arrivé à ma vérité par bien des chemins et de bien des manières: je ne suis pas monté par une seule échelle à la hauteur d'où mon oeil regarde dans le lointain.

Et c'est toujours à contre-coeur que j'ai demandé mon chemin, – cela me fut toujours contraire! J'ai toujours préféré interroger et essayer les chemins eux-mêmes.

Essayer et interroger, ce fut là toute ma façon de marcher: – et, en vérité, il faut aussi apprendre à répondre à de pareilles questions! Car ceci est – de mon goût: – ce n'est ni un bon, ni un mauvais goût, mais c'est mon goût, dont je n'ai ni à être honteux ni à me cacher.

"Cela – est maintenant mon chemin, – est le vôtre?" Voilà ce que je répondais à ceux qui me demandaient "le chemin". Car le chemin – le chemin n'existe pas.

Ainsi parlait Zarathoustra.

DES VIEILLES ET DES NOUVELLES TABLES

1

Je suis assis là et j'attends, entouré de vieilles tables brisées et aussi de nouvelles tables à demi écrites. Quand viendra mon heure? – l'heure de ma descente, de mon déclin: car je veux retourner encore une fois auprès des hommes.

C'est ce que j'attends maintenant: car il faut d'abord que ma viennent les signes annonçant que mon heure est venue, – le lion rieur avec l'essaim de colombes.

En attendant je parle comme quelqu'un qui a le temps, je me parle à moi-même. Personne ne me raconte de choses nouvelles: je me raconte donc à moi-même. -

2

Lorsque je suis venu auprès des hommes, je les ai trouvés assis sur une vieille présomption. Ils croyaient tous savoir, depuis longtemps, ce qui est bien et mal pour l'homme.

Toute discussion sur la vertu leur semblait une chose vieille et fatiguée, et celui qui voulait bien dormir parlait encore du "bien" et du "mal" avant d'aller se coucher.

J'ai secoué la torpeur de ce sommeil lorsque j'ai enseigné: Personne ne sait encore ce qui est bien et mal: – si ce n'est le créateur!

Mais c'est le créateur qui crée le but des hommes et qui donne sons sens et son avenir à la terre: c'est lui seulement qui crée le bien et le mal de toutes choses.

Et je leur ai ordonné de renverser leurs vieilles chaires, et, partout où se trouvait cette vieille présomption, je leur ai ordonné de rire de leurs grands maîtres de la vertu, de leurs saints, de leurs poètes et de leurs sauveurs du monde.

Je leur ai ordonné de rire de leurs sages austères et je les mettais en garde contre les noirs épouvantails plantés sur l'arbre de la vie.

Je me suis assis au bord de leur grande allée de cercueils, avec les charognes et même avec les vautours – et j'ai ri de tout leur passé et de la splendeur effritée de ce passé qui tombe en ruines.

En vérité, pareil aux pénitenciers et aux fous, j'ai anathématisé ce qu'ils ont de grand et de petit, – la petitesse de ce qu'ils ont de meilleur, la petitesse de ce qu'ils ont de pire, voilà ce dont je riais.

Mon sage désir jaillissait de moi avec des cris et des rires; comme une sagesse sauvage vraiment il est né sur les montagnes! – mon grand désir aux ailes bruissantes.

Et souvent il m'a emporté bien loin, au delà des monts, vers les hauteurs, au milieu du rire: alors il m'arrivait de voler en frémissant comme une flèche, à travers des extases ivres de soleil: – au delà, dans les lointains avenir que nul rêve n'a vus, dans les midis plus chauds que jamais imagier n'en rêva: là-bas où les dieux dansants ont honte de tous les vêtements: – afin que je parle en paraboles, que je balbutie et que je boite comme les poètes; et, en vérité, j'ai honte d'être obligé d'être encore poête! -

Où tout devenir me semblait danses et malices divines, où le monde déchaîné et effréné se réfugiait vers lui-même: – comme une éternelle fuit de soi et une éternelle recherche de soi chez des dieux nombreux, comme un bienheureuse contradiction de soi, une répétition et un retour vers soi-même des dieux nombreux: – où tout temps me semblait une bienheureuse moquerie des instants, où le nécessité était la liberté même qui se jouait avec bonheur de l'aiguillon de la liberté: – où j'ai retrouvé aussi mon vieux démon et mon ennemi né, l'esprit de lourdeur et tout ce qu'il il a créé: la contrainte, la loi, la nécessité, la conséquence, le but, la volonté, le bien et le mal: – car ne faut-il pas qu'il y ait des choses sur lesquelles on puisse danser et passer? Ne faut-il pas qu'il y ait – à cause de ceux qui sont légers et les plus légers – des taupes et de lourds nains?

3

C'est là aussi que j'ai ramassé sur ma route le mot de "Surhumain" et cette doctrine: l'homme est quelque chose qui doit être surmonté, – l'homme est un pont et non un but: se disant bienheureux de son midi et de son soir, une voie vers de nouvelles aurores: – la parole de Zarathoustra sur le grand Midi et tout ce que j'ai suspendu au-dessus des hommes, semblable à un second couchant de pourpre.

En vérité, je leur fis voir aussi de nouvelles étoiles et de nouvelles nuits; et sur les nuages, le jour et la nuit, j'ai étendu le rire, comme une tente multicolore.

Je leur ai enseigné toutes mes pensées et toutes mes aspirations: à réunir et à joindre tout ce qui chez l'homme n'est que fragment et énigme et lugubre hasard, – en poète, en devineur d'énigmes, en rédempteur du hasard, je leur ai appris à être créateurs de l'avenir et à sauver, en créant, tout ce qui fut.

 

Sauver le passé dans l'homme et transformer tout "ce qui était" jusqu'à ce que la volonté dise: "Mais c'est ainsi que je voulais que ce fût! C'est ainsi que je le voudrai -"

– C'est ceci que j'ai appelé salut pour eux, c'est ceci seul que je leur ai enseigné à appeler salut. -

Maintenant j'attends mon salut, – afin de retourner une dernière fois auprès d'eux.

Car encore une fois je veux retourner auprès des hommes: c'est parmi eux que je veux disparaître et, en mourant, je veux leur offrir le plus riche de mes dons!

C'est du soleil que j'ai appris cela, quand il se couche, du soleil trop riche: il répand alors dans la mer l'or de sa richesse inépuisable, – en sorte que même les plus pauvres pêcheurs rament alors avec des rames dorées! Car c'est cela que j'ai vu jadis et, tandis que je regardais, mes larmes coulaient sans cesse. -

Pareil au soleil, Zarathoustra, lui aussi, veut disparaître: maintenant il est assis là a attendre, entouré de vieilles tables brisées et de nouvelles tables, – à demi-écrites.

4

Regardez, voici une nouvelle table: mais où sont mes frères qui la porteront avec moi dans la vallée et dans les coeurs de chair? -

Ainsi l'exige mon grand amour pour les plus éloignés: ne ménage point ton prochain! L'homme est quelque chose qui doit être surmonté.

On peut arriver à se surmonter par des chemins et des moyens nombreux: c'est à toi à y parvenir! Mais le bouffon seul pense: "On peut aussi sauter par-dessus l'homme."

Surmonte-toi toi-même, même dans ton prochain: il ne faut pas te laisser donner un droit que tu es capable de conquérir!

Ce que tu fais, personne ne peut te le faire à son tour. Voici, il n'y a pas de récompense.

Celui qui ne peut pas se commander à soi-même doit obéir. Et il y en a qui savent se commander, mais il s'en faut encore de beaucoup qu'ils sachent aussi s'obéir!

5

Telle est la manière des âmes nobles: elles ne veulent rien avoir pour rien, et moins que toute autre chose, la vie.

Celui qui fait partie de la populace veut vivre pour rien; mais nous autres, à qui la vie s'est donnée, – nous réfléchissons toujours à ce que nous pourrions donner de mieux en échange!

Et en vérité, c'est une noble parole, celle qui dit: "Ce que la vie nous a promis nous voulons le tenir – à la vie!"

On ne doit pas vouloir jouir, lorsque l'on ne donne pas à jouir. Et l'on ne doit pas vouloir jouir!

Car la jouissance et l'innocence sont les deux choses les plus pudiques: aucune des deux ne veut être cherchée. Il faut les posséder – mais il vaut mieux encore chercher la faute et la douleur! -

6

O mes frères, le précurseur est toujours sacrifié. Or nous sommes des précurseurs.

Nous saignons tous au secret autel des sacrifices, nous brûlons et nous rôtissons tous en l'honneur des vieilles idoles.

Ce qu'il y a de mieux en nous est encore jeune: c'est ce qui irrite les vieux gosiers. Notre chair est tendre, notre peau n'est qu'une peau d'agneau: – comment ne tenterions-nous pas de vieux prêtres idolâtres!

Il habite encore en nous-mêmes, le vieux prêtre idolâtre qui se prépare à faire un festin de ce qu'il y a de mieux en nous. Hélas! mes frères, comment des précurseurs ne seraient-ils pas sacrifiés!

Mais ainsi le veut notre qualité; et j'aime ceux qui ne veulent point se conserver. Ceux qui sombrent, je les aime de tout mon coeur: car ils vont de l'autre côté.

7

Être véridique: peu de gens le savent! Et celui qui le sait ne veut pas l'être! Moins que tous les autres, les bons.

O ces bons! – Les hommes bons ne disent jamais la vérité; être bon d'une telle façon est une maladie pour l'esprit.

Ils cèdent, ces bons, ils se rendent, leur coeur répète et leur raison obéit: mais celui qui obéit ne s'entend pas lui-même!

Tout ce qui pour les bons est mal doit se réunir pour faire naître une vérité: ô mes frères, êtes-vous assez méchants pour cette vérité?

L'audace téméraire, la longue méfiance, le cruel non, le dégoût, l'incision dans la vie, – comme il est rare que tout cela soit réuni! C'est de telles semences cependant que – naît la vérité.

A côté de la mauvaise conscience, naquit jusqu'à présent toute science! Brisez, brisez-moi les vieilles tables, vous qui cherchez la connaissance!

8

Quand il y a des planches jetées sur l'eau, quand des passerelles et des balustrades passent sur le fleuve: en vérité, alors on n'ajoutera foi à personne lorsqu'il dira que "tout coule".

Au contraire, les imbéciles eux-mêmes le contredisent. "Comment! s'écrient-ils, tout coule? Les planches et les balustrades sont pourtant au-dessus du fleuve!"

"Au-dessus du fleuve tout est solide, toutes les valeurs des choses, les ponts, les notions, tout ce qui est "bien" et "mal": tout cela est solide!"

Et quand vient l'hiver, qui est le dompteur des fleuves, les plus malicieux apprennent à se méfier; et, en vérité, ce ne sont pas seulement les imbéciles qui disent alors: "Tout ne serait-il pas – immobile?"

"Au fond tout est immobile", – c'est là un véritable enseignement d'hiver, une bonne chose pour les temps stériles, une bonne consolation pour le sommeil hivernal et les sédentaires.

"Au fond tout est immobile" – : mais le vent du dégel élève sa protestation contre cette parole!

Le vent du dégel, un taureau qui ne laboure point, – un taureau furieux et destructeur qui brise la glace avec des cornes en colère! La glace cependant – brise les passerelles!

O mes frères! tout ne coule-t-il pas maintenant? Toutes les balustrades et toutes les passerelles ne sont-elles pas tombées à l'eau? Qui se tiendrait encore au "bien" et au "mal"?

"Malheur à nous! gloire à nous! le vent du dégel souffle!" – Prêchez ainsi, mes frères, à travers toutes les rues.

9

Il y a une vieille folie qui s'appelle bien et mal. La roue de cette folie a tourné jusqu'à présent autour des devins et des astrologues.

Jadis on croyait aux devins et aux astrologues; et c'est pourquoi l'on croyait que tout était fatalité: "Tu dois, car il le faut!"

Puis on se méfia de tous les devins et de tous les astrologues et c'est pourquoi l'on crut que tout était liberté: "Tu peux, car tu veux!"

O mes frères! sur les étoiles et sur l'avenir on n'a fait jusqu'à présent que des suppositions sans jamais savoir: et c'est pourquoi sur le bien et le mal on n'a fait que des suppositions sans jamais savoir!

10

"Tu ne déroberas point! Tu ne tueras point!" Ces paroles étaient appelées saintes jadis: devant elles on courbait les genoux et l'on baissait la tête, et l'on ôtait ses souliers.

Mais je vous demande: où y eut-il jamais de meilleurs brigands et meilleurs assassins dans le monde, que les brigands et les assassins provoqués par ces saintes paroles?

N'y a-t-il pas dans la vie elle-même – le vol et l'assassinat? Et, en sanctifiant ces paroles, n'a-t-on pas assassiné la vérité elle-même?

Ou bien était-ce prêcher la mort que de sanctifier tout ce qui contredisait et déconseillait la vie? – O mes frères, brisez, brisez-moi les vieilles tables.

11

Ceci est ma pitié à l'égard de tout le passé que je le vois abandonné, – abandonné à la grâce, à l'esprit et à la folie de toutes les générations de l'avenir, qui transformeront tout ce qui fut en un pont pour elles-mêmes!

Un grand despote pourrait venir, un démon malin qui forcerait tout le passé par sa grâce et par sa disgrâce: jusqu'à ce que le passé devienne pour lui un pont, un signal, un héros et un cri de coq.

Mais ceci est l'autre danger et mon autre pitié: – les pensées de celui qui fait partie de la populace ne remontent que jusqu'à son grand-père, – mais avec le grand-père finit le temps.

Ainsi tout le passé est abandonné: car il pourrait arriver un jour que la populace devînt maître et qu'elle noyât dans des eaux basses l'époque tout entière.

C'est pourquoi, mes frères, il faut une nouvelle noblesse, adversaire de tout ce qui est populace et despote, une noblesse qui écrirait de nouveau le mot "noble" sur des tables nouvelles.

Car il faut beaucoup de nobles pour qu'il y ait de la noblesse! Ou bien, comme j'ai dit jadis en parabole: "Ceci précisément est de la divinité, qu'il y ait beaucoup de dieux, mais pas de Dieu!"

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O mes frères! je vous investis d'une nouvelle noblesse que je vous révèle: vous devez être pour moi des créateurs et des éducateurs, – des semeurs de l'avenir, – en vérité, non d'une noblesse que vous puissiez acheter comme des épiciers avec de l'or d'épicier: car ce qui a son prix a peu de valeur.