Kostenlos

Ainsi Parlait Zarathoustra

Text
0
Kritiken
Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

SUR LE MONT DES OLIVIERS

L'hiver, hôte malin, est assis dans ma demeure mes mains sont bleues de l'étreinte de son amitié.

Je l'honore, cet hôte malin, mais j'aime à le laisser seul. J'aime à lui échapper; et si l'on court bien, on finit par y parvenir.

Avec les pieds chauds, les pensées chaudes, je cours où le vent se tient coi, – vers le coin ensoleillé de ma montagne des Oliviers.

C'est là que je ris de mon hôte rigoureux, et je lui suis reconnaissant d'attraper chez moi les mouches et de faire beaucoup de petits bruits.

Car il n'aime pas à entendre bourdonner une mouche, ou même deux; il rend solitaire jusqu'à la rue, en sorte que le clair de lune se met à avoir peur la nuit.

Il est un hôte dur, – mais je l'honore, et je ne prie pas le dieu ventru du feu, comme font les efféminés.

Il vau encore mieux claquer des dents que d'adorer les idoles! – telle est ma nature. Et j'en veux surtout à toutes les idoles du feu, qui sont ardentes, bouillonnantes et mornes.

Quand j'aime quelqu'un, je l'aime en hiver mieux qu'en été; je me moque mieux de mes ennemis, je m'en moque avec le plus de courage, depuis que l'hiver est dans la maison.

Avec courage, en vérité, même quand je me blottis dans mon lit: – car alors mon bonheur enfoui rit et fanfaronne encore, et mon rêve mensonger se met à rire lui aussi.

Pourquoi ramper? jamais encore, de toute ma vie, je n'ai rampé devant les puissants; et si j'ai jamais menti, ce fut par amour. C'est pourquoi je suis content même dans un lit d'hiver.

Un lit simple me réchauffe mieux qu'un lit luxueux, car je suis jaloux de ma pauvreté. Et c'est en hiver que ma pauvreté m'est le plus fidèle.

Je commence chaque jour par une méchanceté, je me moque de l'hiver en prenant un bain froid: c'est ce qui fait grogner mon ami sévère.

J'aime aussi à le chatouiller avec un petit cierge: afin qu'il permette enfin au ciel de sortir de l'aube cendrée.

Car c'est surtout le matin que je suis méchant: à la première heure, quand les seaux grincent à la fontaine, et que les chevaux hennissent par les rues grises: – j'attends alors avec impatience que le ciel s'illumine, le ciel d'hiver à la barbe grise, le vieillard à la tête blanche, – le ciel d'hiver, silencieux, qui laisse parfois même le soleil dans le silence.

Est-ce de lui que j'appris les longs silences illuminés? Ou bien est-ce de moi qu'il les a appris? Ou bien chacun de nous les a-t-il inventés lui-même?

Toutes les bonnes choses ont une origine multiple, – toutes les bonnes choses folâtres sautent de plaisir dans l'existence: comment ne feraient-elles cela qu'une seule fois!

Le long silence, lui aussi, est une bonne chose folâtre. Et pareil à un ciel d'hiver, mon visage est limpide et le calme est dans mes yeux: – comme le ciel d'hiver je cache mon soleil et mon inflexible volonté de soleil: en vérité j'ai bien appris cet art et cette malice d'hiver!

C'était mon art et ma plus chère méchanceté d'avoir appris à mon silence de ne pas se trahir par le silence.

Par le bruit des paroles et des dés je m'amuse à duper les gens solennels qui attendent: je veux que ma volonté et mon but échappent à leur sévère attention.

Afin que personne ne puisse regarder dans l'abîme de mes raisons et de ma dernière volonté, – j'ai inventé le long et clair silence.

J'ai trouvé plus d'un homme malin qui voilait son visage et qui troublait ses profondeurs, afin que personne ne puisse regarder au travers et voir jusqu'au fond.

Mais c'est justement chez lui que venaient les gens rusés et méfiants, amateurs de difficultés: on lui pêchait ses poissons les plus cachés!

Cependant, ceux qui restent clairs, et braves, et transparents – sont ceux que leur silence trahit le moins: ils sont si profonds que l'eau la plus claire ne révèle pas ce qu'il y a au fond.

Silencieux ciel d'hiver à la barbe de neige, tête blanche aux yeux clairs au-dessus de moi! O divin symbole de mon âme et de la pétulance de mon âme!

Et ne faut-il pas que je monte sur des échasses, pour qu'ils ne voient pas mes longues jambes, – tous ces tristes envieux autour de moi?

Toutes ces âmes enfumées, renfermées, usées, moisies, aigries – comment leur envie saurait-elle supporter mon bonheur?

C'est pourquoi je ne leur montre que l'hiver et la glace qui sont sur mes sommets – je ne leur montre pas que ma montagne est entourée de toutes les ceintures de soleil!

Ils n'entendent siffler que mes tempêtes hivernales: et ne savent pas que je passe aussi sur de chaudes mers, pareil à des vents du sud langoureux, lourds et ardents.

Ils ont pitié de mes accidents et de mes hasards: – mais mes paroles disent: "Laissez venir à moi le hasard: il est innocent comme un petit enfant!"

Comment sauraient-ils supporter mon bonheur si je ne mettais autour de mon bonheur des accidents et des misères hivernales, des toques de fourrure et des manteaux de neige? – si je n'avais moi-même pitié de leur apitoiement, l'apitoiement de ces tristes envieux? – si moi-même je ne soupirais et ne grelottais pas devant eux, en me laissant envelopper patiemment dans leur pitié?

Ceci est la sagesse folâtre et la bienveillance de mon âme, qu'elle ne cache point son hiver et ses vents glacés; elle ne cache pas même ses engelures.

Pour l'un la solitude est la fuite du malade, pour l'autre la fuite devant le malade.

Qu'ils m'entendent gémir et soupirer à cause de la froidure de l'hiver, tous ces pauvres et louches vauriens autour de moi! Avec de tels gémissements et de tels soupirs, je fuis leurs chambres chauffées.

Qu'ils me plaignent et me prennent en pitié a cause de mes engelures: "Il finira par geler à la glace de sa connaissance! – c'est ainsi qu'ils gémissent.

Pendant ce temps, les pieds chauds, je cours çà et là, sur ma montagne des Oliviers; dans le coin ensoleillé de ma montagne des Oliviers, je chante et je me moque de toute compassion.-

Ainsi chantait Zarathoustra.

EN PASSANT

En traversant ainsi sans hâte bien des peuples et mainte ville, Zarathoustra retournait pas des détours vers ses montagnes et sa caverne. Et, en passant, il arriva aussi, à l'improviste, à la porte de la grande Ville: mais lorsqu'il fut arrivé là, un fou écumant sauta sur lui les bras étendus en lui barrant le passage. C'était le même fou que le peuple appelait "le singe de Zarathoustra": car il imitait un peu les manières de Zarathoustra et la chute de sa phrase. Il aimait aussi à emprunter au trésor de sa sagesse. Le fou cependant parlait ainsi à Zarathoustra:

"O Zarathoustra, c'est ici qu'est la grande ville: tu n'as rien à y chercher et tout à y perdre. Pourquoi voudrais-tu patauger dans cette fange? Aie donc pitié de tes jambes! crache plutôt sur la porte de la grande ville et – retourne sur tes pas! Ici c'est l'enfer pour les pensées solitaires. Ici l'on fait cuire vivantes les grandes pensées et on les réduit en bouillie.

Ici pourrissent tous les grandes sentiments: ici on ne laisse cliqueter que les petits sentiments desséchés!

Ne sens-tu pas déjà l'odeur des abattoirs et des gargotes de l'esprit? Les vapeurs des esprits abattus ne font-elles pas fumer cette ville? Ne vois-tu pas les âmes suspendues comme des torchons mous et malpropres? – et ils se servent de ces torchons pour faire des journaux.

N'entends-tu pas ici l'esprit devenir jeu de mots? il se fait jeu en de repoussants calembours! – et c'est avec ces rinçures qu'ils font des journaux! Ils se provoquent et ne savent pas à quoi. Ils s'échauffent et ne savent pas pourquoi. Ils font tinter leur fer-blanc et sonner leur or.

Ils sont froids et ils cherchent la chaleur dans l'eau-de-vie; ils sont échauffés et cherchent la fraîcheur chez les esprits frigides; l'opinion publique leur donne la fièvre et les rend tous ardents.

Tous les désirs et tous les vices ont élu domicile ici; mais il y a aussi des vertueux, il y a ici beaucoup de vertus habiles et occupées: – beaucoup de vertus occupées, avec des doigts pour écrire, des culs-de-plomb et des ronds-de-cuir ornés de petites décorations et pères de filles empaillées et sans derrières.

Il y a ici aussi beaucoup de piété, et beaucoup de courtisanerie dévote et de bassesses devant le Dieu des armées.

Car c'est d'"en haut" que pleuvent les étoiles et les gracieux crachats; c'est vers en haut que vont les désirs de toutes les poitrines sans étoiles.

La lune a sa cour et la cour a ses satellites: mais le peuple mendiant et toutes les habiles vertus mendiantes élèvent des prières vers tout ce qui vient de la cour.

"Je sers, tu sers, nous servons" – ainsi prient vers le souverain toutes les vertus habiles: afin que l'étoile méritée s'accroche enfin à la poitrine étroite!

Mais la lune tourne autour de tout ce qui est terrestre: c'est ainsi aussi que le souverain tourne autour de ce qu'il y a de plus terrestre: – mais ce qu'il y a de plus terrestre, c'est l'or des épiciers.

Le Dieu des armées n'est pas le Dieu des lingots; le souverain propose, mais l'épicier – dispose!

Au nom de tout ce que tu as de clair, de fort et de bon en toi, ô Zarathoustra! crache sur cette ville des épiciers et retourne en arrière!

Ici le sang vicié, mince et mousseux, coule dans les artères: crache sur la grande ville qui est le grand dépotoir où s'accumule toute l'écume!

Crache sur la ville des âmes déprimées et des poitrines étroites, des yeux envieux et des doigts gluants – sur la ville des importuns et des impertinents, des écrivassiers et des braillards, des ambitieux exaspérés: – sur la ville où s'assemble tout ce qui est carié, mal famé, lascif, sombre, pourri, ulcéré, conspirateur: – crache sur la grande ville et retourne sur tes pas!" -

Mais en cet endroit, Zarathoustra interrompit le fou écumant et lui ferma la bouche.

 

"Te tairas-tu enfin! s'écria Zarathoustra, il y a longtemps que ta parole et ton allure me dégoûtent!

Pourquoi as-tu vécu si longtemps au bord du marécage, te voilà, toi aussi, devenu grenouille et crapaud!

Ne coule-t-il pas maintenant dans tes propres veines, le sang des marécages, vicié et mousseux, car, toi aussi, tu sais maintenant coasser et blasphémer?

Pourquoi n'es-tu pas allé dans la forêt? Pourquoi n'as-tu pas labouré la terre? La mer n'est-elle pas pleine de vertes îles?

Je méprise ton mépris; et si tu m'avertis, – pourquoi ne t'es-tu pas averti toi-même?

C'est de l'amour seul que doit me venir le vol de mon mépris et de mon oiseau avertisseur: et non du marécage! -

On t'appelle mon singe, fou écumant: mais je t'appelle mon porc grognant – ton grognement finira par me gâter mon éloge de la folie.

Qu'était-ce donc qui te fit grogner ainsi? Personne ne te flattait assez: – c'est pourquoi tu t'es assis à côté de ces ordures, afin d'avoir des raisons pour grogner, – afin d'avoir de nombreuses raisons de vengeance! Car la vengeance, fou vaniteux, c'est toute ton écume, je t'ai bien deviné!

Mais ta parole de fou est nuisible pour moi, même lorsque tu as raison! Et quand même la parole de Zarathoustra aurait mille fois raison: toi tu me ferais toujours tort avec ma parole!"

Ainsi parlait Zarathoustra, et, regardant la grande ville, il soupira et se tut longtemps. Enfin il dit ces mots:

Je suis dégoûté de cette grande ville moi aussi; il n'y a pas que ce fou qui me dégoûte. Tant ici que là il n'y a rien à améliorer, rien à rendre pire!

Malheur à cette grande ville! – Je voudrais voir déjà la colonne de feu qui l'incendiera!

Car il faut que de telles colonnes de feu précèdent le grand midi. Mais ceci a son temps et sa propre destinée.-

Je te donne cependant cet enseignement en guise d'adieu, à toi fou: lorsqu'on ne peut plus aimer, il faut – passer! -

Ainsi parlait Zarathoustra et il passa devant le fou et devant la grande ville.

DES TRANSFUGES

1

Hélas! tout ce qui, naguère, était encore vert et coloré sur cette prairie est déjà fané et gris maintenant! Et combien j'ai porté de miel d'espérance d'ici à ma ruche!

Tous ces jeunes coeurs sont déjà devenu vieux, – et à peine s'ils sont vieux! ils sont fatigués seulement, vulgaires et nonchalants: – ils expliquent cela en disant: "Nous sommes redevenus pieux."

Naguère encore je les vis marcher à la première heure sur des jambes courageuses: mais leurs jambes de la connaissance se sont fatiguées, et maintenant ils calomnient même leur bravoure du matin.

En vérité, plus d'un soulevait jadis sa jambe comme un danseur, le rire lui faisait signe dans ma sagesse. – Puis il se mit à réfléchir. Je viens de le voir courbé – rampant vers la croix.

Ils voltigeaient jadis autour de la lumière et de la liberté, comme font les moucherons et les jeunes poètes. Un peu plus vieux, un peu plus froids: et déjà ils sont assis derrière le poêle, comme des calotins et des cagots.

Ont-ils perdu courage parce que la solitude m'a englouti comme aurait fait une baleine? Ont-ils vainement prêté l'oreille, longtemps et pleins de désir, sans entendre mes trompettes et mes appels de héraut?

–Hélas! Ils sont toujours peu nombreux ceux dont le coeur garde longtemps son courage et son impétuosité; et c'est dans ce petit nombre que l'esprit demeure persévérant. Tout le reste est lâcheté.

Tout le reste: c'est toujours le plus grand nombre, ce sont les vulgaires et les superflus, ceux qui sont de trop. – Tous ceux-là sont des lâches! -

Celui qui est de mon espèce rencontrera sur son chemin des aventures pareilles aux miennes: en sorte que ses premiers compagnons devront être des cadavres des acrobates.

Les seconds compagnons cependant, – ceux-là s'appelleront les croyants: une vivante multitude, beaucoup d'amour, beaucoup de folie, beaucoup de vénération enfantine.

C'est à ces croyants que celui qui est de mon espèce parmi les hommes ne devra pas attacher son coeur; c'est à ces printemps et à ces prairies multicolores que celui qui connaît l'espèce humaine, faible et fugitive, ne devra pas croire!

Si ces croyants pouvaient autrement, ils voudraient aussi autrement. Ce qui n'est qu'à demi entame tout ce qui est entier. Quand des feuilles se fanent, – pourquoi se plaindrait-on!

Laisse-les aller, laisse-les tomber, ô Zarathoustra, et ne te plains pas! Souffle plutôt parmi eux avec le bruissement du vent, – souffle parmi ces feuilles, ô Zarathoustra, que tout ce qui est fané tombe et s'en aille de toi plus vite encore! -

2

"Nous sommes redevenus pieux" – ainsi confessent les transfuges et beaucoup d'entre eux sont encore trop lâches pour confesser cela.

Je les regarde dans le blanc des yeux, – je le dis en plein visage et dans la rougeur de leur joue : vous êtes de ceux qui prient de nouveau !

Cependant c'est une honte de prier ! Non pour tout le monde, mais pour toi et pour moi, et pour tous ceux qui ont leur conscience dans la tête. Pour toi, c'est une honte de prier!

Tu le sais bien: le lâche démon en toi qui aime à joindre les mains ou à croiser les bras et qui désire une vie plus facile: – ce lâche démon te dit: "Il est un dieu!'

Mais ainsi tu es de ceux qui fuient la lumière, de ceux que la lumière inquiète sans cesse. Maintenant il te faut quotidiennement plonger ta tête plus profondément dans la nuit et les ténèbres.

Et, en vérité, tu as bien choisi ton heure: car les oiseaux de nuit ont repris leur vol. L'heure des êtres nocturnes est venue, l'heure du chômage où ils ne – "chôment" pas.

Je l'entends et je le sens: l'heure est venue des chasses et des processions, non des chasses sauvages, mais des chasses douces et débiles, reniflant dans les coins, sans faire plus de bruit que le murmure des prières, – des chasses aux cagots, pleins d'âme: toutes les souricières des coeurs sont de nouveau braquées! Et partout où je soulève un rideau, une petite phalène se précipite dehors.

Était-elle blottie là avec une autre petite phalène? Car partout je sens de petites communautés cachées; et partout où il y a des réduits, il y a de nouveaux bigots avec l'odeur des bigots.

Ils se mettent ensemble pendant des soirées entières et ils se disent: "Redevenons comme les petits enfants et invoquons le bon Dieu!" – Ils ont la bouche et l'estomac gâtés par les pieux confiseurs.

Ou bien, durant de longs soirs, ils regardent les ruses d'une araignée à l'affût, qui prêche la sagesse aux autres araignées, en leur enseignant: "Sous les croix, il fait bon tisser sa toile!"

Ou bien ils sont assis pendant des journées entières à pêcher à la ligne au bord des marécages, et ils croient que c'est là être profond; mais celui qui pêche où il n'y a pas de poisson, j'estime qu'il n'est même pas superficiel!

Ou bien ils apprennent avec joie et piété à jouer de la harpe chez un chansonnier qui aimerait bien s'insinuer dans le coeur des petites jeunes femmes: – car ce chansonnier est fatigué des vieilles femmes et de leurs louanges.

Ou bien ils apprennent la peur chez un sage à moitié détraqué qui attend, dans des chambres obscures, que les esprits apparaissent – tandis que leur esprit disparaît entièrement!

Ou bien ils écoutent un vieux charlatan, musicien ambulant, à qui la tristesse du vent a enseigné la lamentation des tons; maintenant il siffle d'après le vent et il prêche la tristesse d'un ton triste.

Et quelques-uns d'entre eux se sont même faits veilleurs de nuit: ils savent maintenant souffler dans la corne, circuler la nuit et réveiller de vieilles choses endormies depuis longtemps.

J'ai entendu hier dans la nuit, le long des vieux murs du jardin, cinq paroles à propos de ces vieilles choses: elles venaient de ces vieux veilleurs de nuit tristes et grêles.

"Pour un père, il ne veille pas assez sur ses enfants: des pères humains font cela mieux que lui!"

"Il est trop vieux. Il ne s'occupe plus tu tout de ses enfants", – ainsi répondit l'autre veilleur de nuit.

"A-t-il donc des enfants? Personne ne peut le démontrer s'il ne le démontre lui-même! Il y a longtemps que je voudrais une fois le lui voir démontrer sérieusement."

"Démontrer? A-t-il jamais démontré quelque chose, celui-là? Les preuves lui sont difficiles; il tient beaucoup à ce que l'on croie en lui."

"Oui, oui! La foi le sauve, la foi en lui-même. C'est l'habitude des vieilles gens! Nous sommes faits de même!" -

– Ainsi parlèrent l'un à l'autre les deux veilleurs de nuit, ennemis de la lumière, puis ils soufflèrent tristement dans leurs cornes. Voilà ce qui se passa hier dans la nuit, le long des vieux murs du jardin.

Quant à moi, mon coeur se tordait de rire; il voulait se briser, mais ne savais comment; et cet accès d'hilarité me secouait le diaphragme.

En vérité, ce sera ma mort, d'étouffer de rire, en voyant des ânes ivres et en entendant ainsi des veilleurs de nuit douter le Dieu.

Le temps n'est-il pas depuis longtemps passé, même pour de pareils doutes? Qui aurait le droit de réveiller dans leur sommeil d'aussi vieilles choses ennemies de la lumière?

Il y a longtemps que c'en est fini des dieux anciens: – et, en vérité, ils ont eu une bonne et joyeuse fin divine!

Ils ne passèrent pas par le "crépuscule" pour aller vers la mort, – c'est un mensonge de le dire! Au contraire: ils se sont tués eux-mêmes à force de – rire!

C'est ce qui arriva lorsqu'un dieu prononça lui-même la parole la plus impie, – la parole: "Il n'y a qu'un Dieu! Tu n'auras point d'autres dieux devant ma face!" – une vieille barbe de dieu, un dieu coléreux et jaloux s'est oublié ainsi: – c'est alors que tous les dieux se mirent à rire et à s'écrier en branlant sur leurs sièges: "N'est-ce pas là précisément la divinité, qu'il y ait des dieux – qu'il n'y ait pas un Dieu?"

Que celui qui a des oreilles pour entendre entende. -

Ainsi parlait Zarathoustra dans la ville qu'il aimait et qui est appelée la "Vache multicolore".

Car de cet endroit il n'avait plus que deux jours de marche pour retourner à sa caverne, auprès de ses animaux; mais il avait l'âme sans cesse pleine d'allégresse de se savoir si près de son retour.-

LE RETOUR

O solitude! Toi ma patrie, solitude! Trop longtemps j'ai vécu sauvage en de sauvages pays étrangers, pour ne pas retourner à toi avec des larmes!

Maintenant menace-moi du doigt, ainsi qu'une mère menace, et souris-moi comme sourit une mère, dis-moi seulement: "Qui était-il celui qui jadis s'est échappé loin de moi comme un tourbillon? – celui qui, en s'en allant, s'est écrié: trop longtemps j'ai tenu compagnie à la solitude, alors j'ai désappris le silence! C'est cela – que tu as sans doute appris maintenant?

"O Zarathoustra, je sais tout: et que tu te sentais plus abandonné dans la multitude, toi l'unique, que jamais tu ne l'as été avec moi!

"Autre chose est l'abandon, autre chose la solitude: C'est cela – que tu as appris maintenant! Et que parmi les hommes tu seras toujours sauvage et étranger:

" – sauvage et étranger, même quand ils t'aiment, car avant tout ils veulent être ménagés!

"Mais ici tu es chez toi et dans ta demeure; ici tu peux tout dire et t'épancher tout entier, ici nul n'a honte des sentiments cachés et tenaces.

"Ici toutes choses s'approchent à ta parole, elles te cajolent et te prodiguent leurs caresses: car elles veulent monter sur ton dos. Monté sur tous les symboles tu chevauches ici vers toutes les vérités.

"Avec droiture et franchise, tu peux parler ici à toutes choses: et, en vérité, elles croient recevoir des louanges, lorsqu'on parle à toutes choses – avec droiture.

"Autre chose, cependant, est l'abandon. Car te souviens-tu, ô Zarathoustra? Lorsque ton oiseau se mit à crier au-dessus de toi, lorsque tu étais dans la forêt, sans savoir où aller, incertain, tout près d'un cadavre: – lorsque tu disais: que mes animaux me conduisent! J'ai trouvé plus de danger parmi les hommes que parmi les animaux: – c'était là de l'abandon!

"Et te souviens-tu, ô Zarathoustra? Lorsque tu étais assis sur ton île, fontaine de vin parmi les seaux vides, donnant à ceux qui ont soif et le répandant sans compter: – jusqu'à ce que tu fus enfin seul altéré parmi les hommes ivres et que tu te plaignis nuitamment: "N'y a-t-il pas plus de bonheur à prendre qu'à donner? Et n'y a-t-il pas plus de bonheur encore à voler qu'à prendre?" – C'était là de l'abandon!

"Et te souviens-tu, ô Zarathoustra? Lorsque vint ton heure la plus silencieuse qui te chassa de toi-même, lorsqu'elle te dit avec de méchants chuchotements: "Parle et détruis!" – lorsqu'elle te dégoûta de ton attente et de ton silence et qu'elle découragea ton humble courage: c'était là de l'abandon! "-

 

O solitude! Toi ma patrie, solitude! Comme ta voix me parle, bienheureuse tendre!

Nous ne nous questionnons point, nous ne nous plaignons point l'un à l'autre, ouvertement nous passons ensemble les portes ouvertes.

Car tout est ouvert chez toi et il fait clair; et les heures, elles aussi, s'écoulent ici plus légères. Car dans l'obscurité, te temps vous paraît plus lourd à porter qu'à la lumière.

Ici se révèle à moi l'essence et l'expression de tout ce qui est: tout ce qui est veut s'exprimer ici, et tout ce qui devient veut apprendre de moi à parler.

Là-bas cependant – tout discours est vain! La meilleure sagesse c'est d'oublier et de passer: – c'est là ce que j'ai appris!

Celui qui voudrait tout comprendre chez les hommes devrait tout prendre. Mais pour cela j'ai les mains trop propres.

Je suis dégoûté rien qu'à respirer leur haleine; hélas! pourquoi ai-je vécu si longtemps parmi leur bruit et leur mauvaise haleine!

O bienheureuse solitude qui m'enveloppe! O pures odeurs autour de moi! O comme ce silence fait aspirer l'air pur à pleins poumons! O comme il écoute, ce silence bienheureux!

Là-bas cependant – tout parle et rien n'est entendu. Si l'on annonce sa sagesse à sons de cloches: les épiciers sur la place publique en couvriront le son par le bruit des gros sous!

Chez eux tout parle, personne ne sait plus comprendre. Tout tombe à l'eau, rien ne tombe plus dans de profondes fontaines.

Chez eux tout parle, rien ne réussit et ne s'achève plus. Tout caquette, mais qui veut encore rester au nid à couver ses oeufs?

Chez eux tout parle, tout est dilué. Et ce qui hier était encore trop dur, pour le temps lui-même et pour les dents du temps, pend aujourd'hui, déchiqueté et rongé, à la bouche des hommes d'aujourd'hui.

Chez eux tout parle, tout est divulgué. Et ce qui jadis était appelé mystère et secret des âmes profondes appartient aujourd'hui aux trompettes des rues et à d'autres tapageurs.

O nature humaine! chose singulière! bruit dans les rues obscures! Te voilà derrière moi: – mon plus grand danger est resté derrière moi!

Les ménagements et la pitié furent toujours mon plus grand danger, et tous les êtres humains veulent être ménagés et pris en pitié.

Gardant mes vérités au fond du coeur, les mains agitées comme celles d'un fou et le coeur affolé en petits mensonges de la pitié: – ainsi j'ai toujours vécu parmi les hommes.

J'étais assis parmi eux, déguisé, prêt à me méconnaître pour les supporter, aimant à me dire pour me persuader: "Fou que tu es, tu ne connais pas les hommes!"

On désapprend ce que l'on sait des hommes quand on vit parmi les hommes. Il y a trop de premiers plans chez les hommes, – que peuvent faire là les vues lointaines et perçantes!

Et s'ils me méconnaissaient: dans ma folie, je les ménageais plus que moi-même à cause de cela: habitué que j'étais à la dureté envers

moi-même, et me vengeant souvent sur moi-même de ce ménagement.

Piqué de mouches venimeuses, et rongé comme la pierre, par les nombreuses gouttes de la méchanceté, ainsi j'étais parmi eux et je me disais encore: "Tout ce qui est petit est innocent de sa petitesse!"

C'est surtout ceux qui s'appelaient "les bons" que j'ai trouvés être les mouches les plus venimeuses: ils piquent en toute innocence; ils mentent en toute innocence; comment sauraient-ils être – justes envers moi!

La pitié enseigne à mentir à ceux qui vivent parmi les bons. La pitié rend l'air lourd à toutes les âmes libres. Car la bêtise des bons est insondable.

Me cacher moi-même et ma richesse – voilà ce que j'ai appris à faire là-bas: car j'ai trouvé chacun riche pauvre d'esprit. Ce fut là le mensonge de ma pitié de savoir chez chacun, de voir et de sentir chez chacun ce qui était pour lui assez d'esprit, ce qui était trop d'esprit pour lui!

Leurs sages rigides, je les ai appelés sages, non rigides, – c'est ainsi que j'ai appris à avaler les mots. Leurs fossoyeurs: je les ai appelés chercheurs et savants, – c'est ainsi que j'ai appris à changer les mots.

Les fossoyeurs prennent les maladies à force de creuser des fosses. Sous de vieux décombres dorment des exhalaisons malsaines. Il ne faut pas remuer le marais. Il faut vivre sur les montagnes.

C'est avec des narines heureuses que je respire de nouveau la liberté des montagnes! mon nez est enfin délivré de l'odeur de tous les être humains!

Chatouillée par l'air vif, comme par des vins mousseux, mon âme éternue, – et s'acclame en criant: "A ta santé!"

Ainsi parlait Zarathoustra.