Le Vicomte de Béziers Vol. I

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— Saissac est un château bien haut placé pour ton vol, jeune homme, répondit le châtelain en se dégageant de la main de Roger.

— Les flèches de mon esclave l’atteindraient du premier coup, dit Roger avec mépris. Voyons, Kaëb, montre à mon tuteur jusqu’où tu peux aller dénicher un vautour.

Kaëb prit à ces paroles un arc fait de bois d’ébène, et, le tendant de toutes ses forces, il visa le sommet du clocher de Saint-Nazaire, et frappa au sommet l’immense croix dorée qui le dominait.

— C’est un coup d’enfant, dit Saissac avec mépris ; quand j’avais ton âge, esclave, j’aurais arrêté cette flèche au vol. À peine elle passerait la largeur de mes fossés. Donne-moi cet arc, je vais te montrer à quelle hauteur est le nid du vieux vautour.

Le châtelain prit l’arc, le tendit à son tour, et sans but marqué il enleva une flèche à une hauteur si prodigieuse qu’elle disparut un moment dans l’azur du ciel, et retomba à quelques pieds de la croisée avec un sifflement aigu.

Le viguier sourit à ces deux essais. L’on peut dire que la main lui démangeait de s’emparer à son tour de l’arc et des flèches, et peut-être eût-il cédé à la tentation malgré son affectation à ne savoir faire usage d’aucune sorte d’armes, lorsque Roger le prévint. À son tour il ajusta une flèche sur l’arc qu’il avait arraché à Saissac, puis il sembla chercher au ciel quelque but éloigné. Aussitôt et sans qu’il parût en avoir trouvé un, la flèche partit si rapidement que l’œil ne put la suivre, et qu’on l’eût dite disparue comme par enchantement ; et même, pendant quelques instants, Saissac et Lombard attendirent qu’elle retombât. Enfin un point noir qui semblait immobile dans l’espace s’agita tout-à-coup, il approcha en grossissant, et l’on vit descendre en se débattant un aigle percé de la flèche de Roger. Le visage de Lombard se rembrunit, et Saissac baissa la tête.

— Kaëb, dit alors Roger en mesurant son tuteur et le viguier d’un œil colère, va me chercher une plume de cet aigle. C’est avec elle que je veux signer ce traité, afin qu’il en reste bon souvenir à ceux qui l’improuvent comme à ceux qui vont le conclure.

Après ces paroles, Saissac sortit et Lombard se mit en devoir d’écrire.

II.

LA VICOMTESSE DE BÉZIERS.

Quelques heures après la scène que je viens de rapporter, le château de Carcassonne était tout en mouvement. On voyait qu’il s’agissait des apprêts d’un départ, car les valets rangeaient les armures dans les étuis, et les chevaliers en longue robe, le chaperon sur l’oreille, couraient dans les cours et corridors appelant leurs domestiques à haute voix : ceux-là recommandant bien qu’on visitât les fers du cheval qu’ils voulaient monter, d’autres désignant le costume qu’ils comptaient mettre en route ; tous joyeux et riants, et se promettant joie et plaisir pour bientôt, car le vicomte Roger avait fait annoncer aux chevaliers de sa lance qu’ils allaient à Montpellier où les attendait Pierre d’Aragon, seigneur de cette ville, qui devait les recevoir et les fêter, ainsi que le comte de Toulouse et ses hommes nobles. Sur quoi chacun préparait ses plus magnifiques habits, car sans doute il y aurait cour plénière, et ce serait une magnifique réunion. Au milieu de toute cette agitation qui animait du sommet à la base le vieux château de Carcassonne, Roger était resté seul dans la chambre où nous l’avons laissé. Il avait quitté son magnifique costume du matin, et n’était vêtu que d’un justaucorps fort simple et d’un pantalon de couleur brune ; il n’avait d’autre coiffure qu’un petit couvre-chef en feutre noir, et avait tout à fait la tournure de quelque jeune bourgeois, ou d’un écolier de la savante ville de Toulouse. Il n’avait ni épée ni poignard ; mais à une petite chaîne attachée à sa ceinture pendait un énorme couteau fermé, et il était appuyé sur un long bâton garni de fer à ses deux extrémités. Il paraissait attendre l’arrivée de quelqu’un avec impatience. Le jour était prêt à finir, et Roger suivait avec anxiété les ombres qui voilaient déjà les objets les plus éloignés de la campagne. Enfin Kaëb entra suivi de plusieurs hommes ployés sous le poids de sacoches de cuir pleines d’argent. Au même moment un homme à figure chétive et jaune se présenta, il avait un énorme trousseau de clefs à la ceinture et regarda les sacoches d’un air de bonne humeur.

— Peillon, lui dit le vicomte, voici de l’argent pour défrayer nos hommes à Montpellier ; tu partiras demain matin en escorte de mes chevaliers, et prends garde d’égarer quelque sac en chemin, comme cela t’est arrivé à notre dernière visite à Beaucaire, car je te fais vendre au marché comme un âne ou un bouc si cela t’arrive.

— Qui voulez-vous qui achète un misérable comme moi, dit l’argentier en souriant du mieux qu’il put, et que pourriez-vous en tirer ?

— Celui qui t’achèterait, vilain, lui dit le vicomte moitié riant moitié sérieux, je le connais et toi aussi.

— Qui serait-ce donc ? reprit Peillon d’un air qui affectait la niaiserie.

— Qui ? répliqua Roger. Toi ! beau sire, et si tu donnais pour ne pas tomber aux serres de quelques malandrins la moitié de ce que tu m’as volé, j’aurais fait une plus belle affaire que de vendre à notre évêque ma justice sur les voleurs et les homicides.

— Vous avez vendu votre justice sur les voleurs ? dit Peillon d’un ton surpris.

— Tu as peur pour ta peau, argentier d’enfer, dit Roger en riant ; que Dieu soit donc en aide à toi et aux tiens, car j’ai cédé aussi à Béranger ma justice sur les adultères, et j’espère bien te voir un jour pendu à une branche d’orme, et ta femme promenée nue par les faubourgs. Va-t-elle toujours se confesser à Ribian l’Espérou, le beau chanoine de Saint-Jacques ?

— Quelquefois encore, répondit avec un sourire indicible le vieux hibou ; puis ils vont ensemble pleurer et prier sur la tombe de madame la comtesse Adélaïde votre mère.

— Mécréant, s’écria Roger plus pâle qu’un mort, prends cet argent, il y a là douze mille sols melgoriens ; s’il y manque un denier, n’oublie pas que je n’ai vendu ni mon bâton ni mon couteau. Sors.

Quand l’argentier eut fait enlever les sacoches, et qu’il fut parti, Roger se prit à se promener activement, et sous l’impression que lui avaient causée les dernières paroles de Peillon, il se laissa aller à parler tout haut.

— Ah ! je mériterais, moi, d’être pendu et promené la hart sur le cou pour la sotte intempérance de ma langue. J’ai attiré à la mémoire de ma mère une injure de ce misérable. Et l’infâme savait qu’il me rendait un coup de poignard pour un coup d’épingle.

Kaëb, à ce mot de poignard, fit un geste significatif à Roger en lui montrant le court damas qu’il portait à son côté.

— Punir cette injure, dit Roger, ce serait la comprendre. Va, Kaëb, mène nos chevaux à la poterne : dans une demi-heure, je suis à toi.

Kaëb et Roger descendirent de la tour, l’un continua jusqu’au rez-de-chaussée, le vicomte s’arrêta et entra dans les vastes salles du premier étage. Une foule de valets y étaient en mouvement, ils s’arrêtèrent à l’aspect du vicomte, et formèrent la haie. À mesure qu’il s’avançait, chacun, serf, ou libre bourgeois, ou noble de ceux qui habitaient le château, venaient se ranger sur son passage, et il les salua tous de leur nom avec un air de courtoisie et de bienveillance dont chacun paraissait charmé. Ainsi de salle en salle, partout accueilli par les témoignages d’une affection sincère, Roger arriva jusqu’à une vaste chambre où son entrée fut le signal de vives acclamations. Mille questions se pressèrent en foule, et l’on interpella le vicomte de tous côtés.

— Oui, compagnons, leur répondit-il joyeusement, nous serons sous deux jours à Montpellier chez notre beau frère le roi d’Aragon avec notre oncle le comte de Toulouse. Il y aura bals et banquets durant les nuits, tournois et carrousels durant le jour. Holà ! mes chevaliers, j’ai compté sur vos épées pour l’honneur du jour, comptez sur moi pour l’éclat des nuits. J’ai de l’or à faire damner la belle Constance l’hermite de la montagne noire. Préparez-vous, je veux que vous soyez beaux, mes chevaliers, et que les filles nobles et bourgeoises de Montpellier nous jettent des fenêtres leurs branches de lilas qu’elles baiseront en nous regardant.

Et les jeunes chevaliers, après cette harangue, s’enfuirent en applaudissant et appelant plus fort que jamais leurs valets et leurs esclaves pour soigner les apprêts de leur départ. Un seul demeura pensif dans l’embrasure d’une croisée. C’était un jeune homme de vingt ans au plus, pâle et brun, frappé au cœur d’un malheur solennel ou d’une passion profonde et sans espoir. Roger le considéra un moment, il contempla en silence ce beau et jeune visage, si triste et si résigné. Dans son regard, plein d’une tendre compassion, on pouvait deviner que Roger se retraçait l’histoire des douleurs de cette jeune existence, car une larme vint presque à ses yeux, et il lui dit, d’une voix émue :

— Sire Pons de Sabran, vous me suivrez, n’est-ce pas ?

— C’est un devoir en guerre, seigneur vicomte, répondit gravement le jeune homme.

— Ce serait amitié en partie de plaisir, reprit affectueusement Roger.

— Amitié ! répéta le jeune homme avec un triste sourire. Amitié !

— Pons, reprit le vicomte en lui tendant la main, viens-y, je t’en supplie. Viens-y. Puis, hésitant un moment, il ajouta : Le comte Aimer de Narbonne y sera.

— Et sans doute Étiennette avec lui, murmura le jeune chevalier en chancelant et le regard égaré.

— Étiennette y sera, reprit Roger en assurant sa voix ; la belle Étiennette, la louve de Penaultier, consent à suivre son suzerain, le comte de Narbonne, et à quitter ses montagnes pour la cour du roi d’Aragon.

 

— Et pour l’amour du vicomte Roger, reprit froidement le jeune Pons.

— Et pour l’amour de toi si tu veux ne plus être un enfant, et ne pas t’effaroucher de ce nom de louve qui lui sert de masque aux yeux des sots et des fous.

— Et où sont les sots et les fous ? s’écria impétueusement le sire de Sabran, en portant la main sur la garde de son épée.

— Le premier des sots est son mari ; le plus grand des fous c’est toi, qui vous laissez prendre à ses grimaces et à ses colères, répliqua doucement le vicomte.

— Oh ! tais-toi, Roger, dit le jeune homme, tais-toi ! L’avoir aimée deux années entières ; à chaque heure, à chaque minute de ces deux années, avoir fait d’elle ma vie, mon culte, ma croyance ; l’avoir vénérée jusqu’à n’oser penser qu’elle était belle, jusqu’à craindre de lui faire injure en baisant la place où ses pieds s’étaient posés, et savoir que, dans une nuit d’orgie, toi, Roger, tu l’as conduite délirante et folle, et pendue à tes lèvres, de la salle du festin jusqu’à ton lit, où elle s’est épuisée d’amour dans tes bras : non, c’est souffrir l’enfer que d’y penser. Que serait-ce si je la voyais ?

— Ce serait ton tour, enfant, si tu la voyais.

— Ah ! ne me dis pas cela, Roger, ne me fais pas croire qu’elle se donnerait à moi comme elle a fait à toi, car alors elle serait une débauchée, ouvrant ses bras aux caresses de tout amant : dis-moi que c’était une nuit de sabbat ; que tu l’as fascinée, trompée ; dis-moi que tu l’as enivrée, rendue folle, égarée, perdue ; mais ne me dis pas que pour moi aussi elle retrouverait ces brûlants baisers et ces instants d’amour que tu nous as si cruellement racontés ; car ce serait vice alors et non plus folie, ce serait crime, et je la mépriserais.

— Et tu ne l’aimerais plus au moins ? dit doucement Roger.

— Oh ! ajouta Pons avec un regard d’une inexprimable douleur, je l’aimerais toujours ! et il cacha sa tête dans ses mains.

Roger le quitta et entra dans une vaste chambre magnifiquement meublée. À son aspect des femmes, richement vêtues, se levèrent et laissèrent voir leur surprise de la venue du vicomte ; l’une d’elles s’avança pour soulever le rideau de la porte qui conduisait aux appartements plus éloignés.

— C’est inutile, dit Roger, avertissez Arnauld de Marvoill que je l’attends. Ne dites pas à la vicomtesse que je suis ici.

Puis il se mit à se promener activement, selon sa coutume. De rapides réflexions se pressaient dans son esprit et venaient successivement s’écrire sur son front où se succédaient de vives physionomies d’impatience et de colère ; il semblait qu’il redoutât l’entretien qu’il allait avoir, et qu’il s’irritât par avance des remontrances qu’il prévoyait. Il était si absorbé dans cette sorte de discussion anticipée, qu’il ne vit pas entrer la personne qu’il attendait.

Arnauld de Marvoill avait été le poète le plus célèbre de son époque ; il avait passé en outre pour l’un des hommes les plus remarquables par sa grâce et sa beauté ; mais à l’époque de cette histoire, de jeunes rivaux lui avaient succédé dans la faveur des princes et des dames, et ce n’est qu’avec un violent chagrin qu’il avait vu arriver ce changement. Cependant il avait retenu, autant que possible, les souvenirs du passé. Son costume presque romain se composait encore de la tunique et de la toge du siècle précédent. Des bandelettes pourpres, croisées sur les jambes, y attachaient cette sorte de pantalon qu’avait adopté la mollesse du Bas Empire ; il portait les cheveux courts, et sa barbe encore noire était soigneusement peignée et parfumée. Il attendit un moment que Roger lui adressât la parole ; enfin il lui parla le premier.

— Vicomte Roger, vous m’avez fait demander ?

— J’ai à te parler Arnauld, répondit le jeune homme sans arrêter sa promenade.

— Je le crois, dit Arnauld.

— Sais-tu ce que j’ai à te dire ?

— Je crains de le deviner.

Roger examina Arnauld ; il vit que le poète s’était préparé à ne pas fléchir dans la discussion qu’il prévoyait, et une teinte d’humeur et de chagrin se montra sur son visage. Il reprit sa marche, et, se parlant à lui-même, il s’exalta peu à peu.

— Toujours des obstacles, dit-il ; des hommes qui se nomment mes amis et qui s’arment contre moi de ma condescendance. Écoute, Arnauld, je viens de voir Saissac, le vieux fou m’a quitté en me menaçant et en se dégageant de ma suzeraineté.

— C’est que vous avez fait quelque chose de mal, dit Marvoill en interrompant le vicomte.

— Peux-tu parler ainsi ? dit Roger, Saissac est ton ennemi.

— Sans doute, mais il est votre ami.

— Eh bien ! s’écria Roger, ami ou ennemi, Saissac m’a résisté et m’a bravé ; il a épuisé tout ce que j’ai de patience. Écoute-moi donc et obéis.

— J’écouterai d’abord, répondit froidement Arnauld.

Roger le mesura de son regard de feu ; mais le poète, comme pour échapper à cette puissance, tenait les yeux baissés ; et le vicomte continua.

— Demain tu partiras pour Montpellier avec cette enfant dont tu as réclamé le soin.

— Quelle enfant ? dit Arnauld.

— Quelle enfant ? reprit tristement Roger. Cette enfant à laquelle toi et ma mère m’avez lié pour la vie. Cette fille au berceau dont vous avez fait ma femme, toi et ma mère, pendant que votre volonté était la mienne, pendant que Saissac perdait d’un autre côté mes privilèges.

— Lorsque ta mère, moi et le conseil de tes tuteurs nous t’avons fait épouser Agnès, le testament de Guillaume, qui lui assurait le comté de Montpellier pour héritage, existait encore.

— Oui, répliqua avec dérision le vicomte, Pierre d’Aragon vous l’affirmait, et pendant ce temps il épousait Marie, la sœur aînée d’Agnès, la pauvre déshéritée, comme il la nommait. Puis, lorsque Guillaume est mort, il ne s’est plus trouvé de testament. Le roi d’Aragon a eu le comté, et moi j’étais marié avec une femme au maillot.

— Elle a grandi, seigneur, dit Marvoill.

— Et ma haine pour elle aussi, répondit sèchement Roger.

— Pourquoi la haïssez-vous ? Vous ne la connaissez pas.

— Je ne la connais pas et ne veux pas la connaître. Je la hais comme je hais toute chaîne qui m’a été imposée et qui met obstacle à mes volontés. N’est-elle pas aujourd’hui l’écueil où se brisent tous mes projets ? Sans elle, Sancie m’apportait le comté de Comminges. Il y a un an, je pouvais choisir entre Ermengarde Doulcet, filles d’Aymery de Lora, et Narbonne m’appartenait, ou Conserans était à moi. Mais non, on m’a fait épouser à douze ans une fille en nourrice, et lorsque pendant ma minorité on a laissé briser le testament qui lui assurait le comté de Montpellier, lorsqu’on l’a laissé lâchement retourner à Marie sa sœur, et par suite à Pierre d’Aragon, l’époux de Marie, il faudra que toute ma vie je trouve cette enfant à mon encontre comme une barrière à mes désirs : non, c’est assez, et je veux en finir.

Arnauld regardait attentivement Roger, un imperceptible sourire d’incrédulité agitait ses lèvres pendant qu’il l’écoutait, et il lui répondit doucement avec une légère teinte d’ironie :

— Je ne savais pas que le vicomte Roger fît conquête de domaines et de suzerainetés à la pointe d’une plume de sénéchal ou de notaire. Je croyais qu’il laissait ce métier à son oncle de Toulouse, qui épouse et répudie par spéculation, et qui en est, je crois, à sa cinquième femme et à son cinquième comté, et qui en sera bientôt au sixième, je suppose.

Ces derniers mots frappèrent le vicomte, mais il feignit de ne pas les avoir entendus, et s’il murmura tout bas ces mots, – pas encore, bel oncle, pas encore, il répondait plutôt à lui même qu’à Marvoill. Celui-ci continua donc.

— Et peut-on savoir maintenant, pour expliquer cette résolution d’en finir qui vous est si soudainement venue, quelle alliance se présente si glorieuse ? il s’agit sans doute d’un duché ou d’un marquisat.

— Il s’agit, dit Roger d’un air sombre, que je le veux. Je te l’ai dit, Arnauld, Saissac a épuisé ma patience. Songe à m’obéir ; demain tu partiras avec cette enfant pour Montpellier.

— Je ne partirai pas, sire vicomte, répliqua sérieusement Arnauld ; je n’emmènerai pas votre épouse hors du territoire de vos domaines ; je ne la conduirai pas à Montpellier où Pierre d’Aragon et Raymond sont prêts à trafiquer de répudiations. Qu’ils chassent de leurs lits leurs épouses pour en prendre de nouvelles, ce ne sera chose bien étrange pour aucune. Marie de Montpellier n’est-elle pas à son troisième mariage ? et Éléonore d’Aragon a dû apprendre sans doute que son frère, en la donnant à Raymond, lui gardait une chance assez prochaine de liberté : aussi toutes deux ont assuré leurs riches douaires. Mais Agnès est une fille livrée à votre merci, qui tombera demain dans la misère d’une esclave, si vous la répudiez, ici parmi vos chevaliers et vos bourgeois, qui lui ont rendu hommage comme à leur vicomtesse. Un tel acte vous épouvante, et vous n’osez le faire : mais à Montpellier, sous l’influence de Pierre et de Raymond, loin de toute remontrance et de tout frein, vous le feriez, Roger, et Agnès serait perdue. Je ne la conduirai pas à Montpellier.

Le vicomte regarda Arnauld d’un air stupéfait, puis il s’écria violemment :

— Ces hommes sont fous et ne comprennent rien. As-tu entendu que je t’ai dit, Arnauld, qu’il fallait qu’Agnès me suivît à Montpellier ? Pour quels desseins ? que t’importe ? La seule chose que tu doives bien entendre, c’est que je le veux, et que ce mot est inflexible et sans retour. Vas-tu pas faire comme Saissac qui, par ses refus, m’a forcé à demander de l’argent à Raymond Lombard ? Faudra-t-il que ce qui aurait pu être un simple et facile accord des deux parts, tourne encore de ce côté en violence et folie ? et veux-tu que j’appelle quelques archers qui emporteront Agnès en croupe comme une proie, et me la jetteront à Montpellier, comme une fille de basse-cour ramassée sur le chemin.

— Vous ne le ferez pas, Roger, dit Arnauld alarmé de la colère qu’il mettait dans ses paroles.

— Je le ferai, s’écria le vicomte.

— Cependant…

— Cependant,… reprit Roger, en répétant ce mot avec rage, et en paraissant défier Arnauld d’achever sa phrase.

À ce moment une main blanche et frêle souleva légèrement la portière de damas qui cachait l’entrée des autres appartements ; et une voix, si profondément émue qu’on l’entendit à peine, prononça ces paroles :

— Sire de Marvoill, nous partirons demain pour Montpellier.

Roger tourna vivement ses regards vers l’endroit où cette voix inconnue s’était fait entendre ; mais il ne vit rien que le balancement de la tenture qui était retombée. Il se sentit confus et regarda Arnauld comme pour l’interroger ; mais, après un moment d’hésitation, il se décida à sortir, et courut vers la poterne, où l’attendait Kaëb.