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Jacques Ortis; Les fous du docteur Miraglia

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Sa mère s'arrêta sur le seuil de la porte, espérant qu'il reviendrait l'embrasser encore; mais bientôt, tournant ses yeux mouillés de larmes vers la place où nous avions reçu ses adieux, elle s'appuya sur mon bras et rentra en me disant:

– Lorenzo, si j'en crois mon cœur, nous ne devons plus le revoir.

Un vieux prêtre, qui, chaque jour, venait chez Ortis et qui, autrefois, avait été son maître de grec, nous dit, le même soir, qu'en nous quittant, notre ami avait dirigé ses pas vers l'église où était enterrée Laurette. La porte en était fermée; il voulut se la faire ouvrir par le sonneur; et, comme celui-ci n'en avait pas les clefs, il envoya un jeune garçon les chercher chez le sacristain. En l'attendant, il s'assit, se leva presque aussitôt, alla appuyer sa tête contre la porte de l'église; mais, ayant entendu les pas et la voix de plusieurs personnes, il s'éloigna.

Le vieux prêtre tenait ces détails de la bouche même du sonneur. Nous sûmes, quelque temps après, qu'il avait été le même soir chez la mère de Laurette.

– Il était très-triste, me dit-elle; mais il ne me parla point de ma fille. De mon côté, j'évitai de prononcer son nom pour ne point accroître ses peines. En descendant l'escalier, il s'arrêta: «Allez, me dit-il, aussitôt que vous le pourrez, chez ma mère… Elle aura bientôt besoin de consolations.» Et, en effet, sa mère fut, pendant toute cette soirée, atteinte du plus terrible pressentiment.

Me trouvant le dernier automne aux monts Euganéens, j'avais lu chez M. T*** quelques fragments d'une lettre où Ortis tournait toutes ses pensées vers sa solitude paternelle. Thérèse alors faisait à la chambre obscure la perspective des Cinq-Fontaines, et elle avait mis dans un coin notre ami, couché sur l'herbe et regardant le coucher du soleil. Elle demanda un vers pour lui servir d'épigraphe, et, alors, son père lui donna celui-ci:

Liberta va cercando, ch'e si cara

Elle fit ensuite don de ce petit tableau à la mère d'Ortis, lui recommandant de ne pas dire d'où il venait; il ne l'avait donc jamais su; mais, le jour qu'il passa à Venise, il revit le tableau, et se douta qui l'avait fait; il n'en ouvrit pas la bouche, mais, resté seul dans la chambre, il prit le dessin, et, au-dessous du vers servant d'épigraphe, écrivit celui qui vient après:

Come sa chi pu lei vita rifiuta

Et, sous le cristal, dans la cannelure intérieure du cadre, il trouva une longue tresse de cheveux que Thérèse, quelques jours avant son mariage, s'était coupée sans que personne le sût, et avait mise dans cette cannelure, de manière à la cacher à tous les yeux. Alors, à ces cheveux, Ortis joignit une boucle des siens, les noua ensemble avec un ruban noir qu'il portait attaché à sa montre, et remit le cadre à sa place; quelques heures après, sa mère vit le vers ajouté, s'aperçut de la tresse double et du nœud noir, qu'il n'avait pu, à cause de son volume, cacher aussi bien que l'avait fait Thérèse; le jour suivant, elle m'en parla, et je vis combien cet accident avait abattu le courage avec lequel elle avait soutenu le départ de son fils.

Cependant, pour la tranquilliser, je résolus de l'accompagner jusqu'à Ancône, lui promettant de lui écrire chaque jour. Pendant ce temps, il était arrivé à Padoue, et s'était rendu chez M. C***, où il passa la nuit; le lendemain, celui-ci lui offrit des lettres de recommandation pour quelques gentilshommes qui autrefois avaient été ses écoliers. Ortis partit sans avoir rien accepté ni refusé, revint à pied aux collines Euganéennes et se mit aussitôt à écrire:

Vendredi, une heure.

Et toi, mon cher Lorenzo, toi, mon unique et fidèle ami, me pardonneras-tu? Je te recommande ma mère, je sais qu'elle trouvera en toi un second fils… Mais, ô ma mère, tu n'auras plus celui sur le sein duquel tu espérais reposer tes cheveux blancs! tu ne pourras réchauffer mes lèvres mourantes par tes baisers!.. et peut-être même me suivras-tu!.. Je balançais, Lorenzo…

– Voilà donc, me disais-je, la récompense de vingt-quatre années d'espérances et de soins!..

Mais le sort en est jeté; Dieu qui l'ordonne ainsi ne l'abandonnera point… ni toi non plus…

Lorenzo, tant que je n'ai désiré qu'un ami sincère, j'ai vécu heureux. Dieu t'en récompense! mais tu ne t'attendais pas que je te payerais… avec des larmes… Tu ne proféreras pas sur ma tombe ce cruel blasphème, que celui qui veut mourir n'aime personne. Que n'ai-je point tenté? que n'ai-je point fait? que n'ai-je point dit à Dieu? Ah! ma vie est tout entière dans mes passions… Console-toi donc, ma vie désormais serait plus pénible pour toi que ma mort…

Mais adieu; rassemble mes livres et conserve-les en mémoire de ton ami; recueille Michel, à qui je laisse ma montre, le peu de gages qui lui sont dus, et tout l'argent qu'il y aura dans le tiroir de mon secrétaire: viens l'ouvrir seul, tu y trouveras une lettre pour Thérèse; je compte sur toi pour la lui remettre secrètement… Adieu, mon ami, adieu!

Ortis alors continua la lettre qu'il avait commencée pour Thérèse:

… Je reviens à toi, ma bien-aimée; si, pendant que je vivais, c'était une faute pour toi que de m'entendre, maintenant écoute-moi pendant ce peu d'heures qui me séparent de la tombe; je les ai réservées pour toi et je les consacre à toi seule. Lorsque cette lettre te parviendra, je serai mort, et, de ce moment, tous peut-être commenceront à m'oublier, jusqu'à ce que personne ne se rappelle plus même mon nom… Écoute-moi donc ainsi qu'une voix qui vient du sépulcre… Tu pleureras sur mes jours évanouis comme une vision nocturne, tu pleureras sur notre amour, qui fut inutile et triste comme les lampes qui éclairent la bière des morts; oui, Thérèse, mes peines devaient finir ainsi, et ma main a cessé de trembler en touchant le fer libérateur. J'abandonne la vie tandis que tu m'aimes, tandis que je suis encore digne de toi, digne de tes larmes, tandis que je puis encore me sacrifier à moi seul et à ta vertu. Alors, ton amour cessera d'être coupable, et j'ose te le demander, l'exiger même en récompense de mes malheurs, de mon amour et de mon terrible sacrifice. Oh! malheureux! malheureux que je serais si tu passais un jour près du tombeau où je dormirai sans y jeter un coup d'œil; oh! malheureux! si je laissais derrière moi l'éternel oubli, même dans ton cœur!..

Tu crois que je m'éloigne, moi! tu crois que je pourrais t'abandonner à des combats toujours renaissants et à un désespoir éternel, et que, tandis que tu m'aimes, que je t'aimerai, que je sens que je t'aimerai toujours, je pourrais me laisser séduire par l'espérance frivole que notre passion peut s'éteindre avant nos jours?.. Non, la mort seule, la mort!.. depuis longtemps, je creuse mon tombeau… et je me suis habitué à le regarder froidement et à le mesurer avec tranquillité; toi-même, tu me fuyais, je n'ai pu mêler mes larmes aux tiennes… et tu ne t'es pas aperçue que, dans mon calme sombre, je venais te voir pour la dernière fois, et te demander un éternel adieu…

Si le père des hommes m'appelle devant lui pour me demander compte de mes actions, je lui montrerai mes mains pures de sang et mon cœur exempt de crime… Je lui dirai:

– Je n'ai jamais ravi le pain des veuves et des orphelins; je n'ai point persécuté le malheureux; je n'ai point trahi ni abandonné mon ami, je n'ai point troublé la félicité des amants; je n'ai point souillé l'innocence; je n'ai point semé l'inimitié entre les frères; je n'ai point prostitué mon âme aux richesses; j'ai partagé mon pain avec l'indigent; j'ai mêlé mes larmes aux larmes de l'affligé, j'ai toujours pleuré sur les malheurs de l'humanité. Si tu m'avais accordé une patrie, j'aurais consacré mon esprit à l'illustrer et mon sang à la défendre… Et tu le sais, cependant, ma faible voix a toujours courageusement crié la vérité. Corrompu presque par le monde après avoir expérimenté tous ses vices… mais non, ses vices n'ont fait que m'effleurer, mais ne m'ont jamais vaincu! – j'ai cherché la vertu dans la retraite et la solitude… J'ai aimé! Mais, toi-même, ne m'avais-tu pas fait entrevoir le bonheur? ne l'avais-tu pas embelli des rayons de la lumière infinie? ne m'avais-tu pas créé un cœur tout d'amour et de tendresse?.. Puis, après mille espérances, j'ai tout perdu, je suis devenu inutile aux autres et à charge à moi-même… Je me suis délivré par le trépas d'une infortune éternelle… Pourrais-tu te réjouir, ô mon père! des gémissements de l'humanité? prétends-tu que les hommes doivent soutenir leurs malheurs, lorsqu'ils surpassent les forces que tu leur as accordées, et qu'ils n'ont plus en avenir que le crime ou la mort?..

Console-toi, Thérèse! console-toi! ce Dieu que tu implores avec tant de piété, ce Dieu, s'il daigne s'inquiéter de l'existence ou de la mort de ses créatures, ne détournera point son regard de moi; il lit au fond de mon âme, il sait que je ne pouvais résister plus longtemps, il a vu les combats que j'ai soutenus avant que de succomber, il a entendu avec quelle prière je l'ai supplié d'éloigner de ma bouche ce calice amer… Adieu donc!.. adieu à l'univers! O mon amie, la source de mes larmes n'est point épuisée!.. j'en reviens à pleurer et à craindre, mais bientôt tout sera fini. Oh! mes passions, elles me brûlent, elles me déchirent, elles me possèdent encore, et ce n'est que lorsque la nuit éternelle voilera le monde à mes yeux que j'ensevelirai avec moi mes désirs et mes larmes. Mais, avant de se fermer pour toujours, mes yeux te chercheront encore, je te verrai, je te verrai pour la dernière fois. Je prendrai de toi un dernier adieu, et je recueillerai tes pleurs, unique fruit de tant d'amour.

J'arrivais à cinq heures de Venise lorsque je le rencontrai à quelques pas de chez lui, allant faire ses adieux à Thérèse; ma présence inattendue le consterna, et bien plus encore ma résolution de l'accompagner jusqu'à Ancône. Cependant, il m'en remercia tendrement, mais en tâchant toujours de me détourner de ce projet; lorsqu'il vit que ses instances étaient inutiles, il me proposa de l'accompagner chez M. T***; il garda le silence pendant tout le chemin; il marchait lentement, et son visage offrait l'empreinte d'une tristesse tranquille. Comment ne m'aperçus-je pas qu'il roulait alors dans son âme ses dernières pensées! Nous entrâmes par la porte du jardin; il s'arrêta sur le seuil; puis, se retournant tout à coup vers moi:

 

– Ne te semble-t-il pas, me dit-il, que la nature est aujourd'hui plus belle que jamais?..

Lorsque nous approchâmes de la chambre de Thérèse, j'entendis la voix de celle-ci:

– Non, le cœur ne peut se changer, disait-elle.

Je ne sais si Ortis avait entendu ces paroles, mais il ne m'en parla point.

Nous trouvâmes Odouard qui se promenait; M. T*** était assis au fond de la chambre, les coudes posés sur une petite table et la tête appuyée sur ses mains; nous restâmes longtemps sans parler. Ortis enfin rompit le silence.

– Demain, dit-il, je ne serai plus avec vous.

Il se leva, prit la main de Thérèse, y posa ses lèvres, et je vis des larmes mouiller la paupière de celle-ci. Ortis, sans quitter sa main, la pria de faire appeler la petite Isabelle; les cris et les sanglots de cette pauvre enfant furent si prompts et si violents, qu'aucun de nous ne put retenir ses pleurs. A peine eut-elle appris qu'il partait, qu'elle se jeta à son cou en répétant plusieurs fois:

– O mon Ortis, pourquoi nous quittes-tu? Surtout reviens bien vite!

Ne pouvant supporter une scène aussi touchante, il la remit entre les bras de Thérèse, et sortit en répétant plusieurs fois adieu. M. T*** l'accompagna, l'embrassa en pleurant à différentes reprises, et le quitta sans pouvoir dire un mot. Odouard, qui était à son côté, nous serra la main en nous souhaitant un bon voyage.

Il était nuit lorsque nous rentrâmes; il ordonna aussitôt à Michel de préparer sa malle, et me pria de retourner à Padoue, afin de prendre les lettres que lui avait offertes M. C***. Je partis au même instant.

Alors, au bas de la lettre qu'il avait commencée pour moi le matin, il ajouta ce post-scriptum:

«Puisque je n'ai pu t'épargner la douleur de me rendre les derniers devoirs, et qu'avant que tu vinsses, j'avais l'intention d'écrire au curé, ajoute ce dernier bienfait à ceux dont tu m'as déjà comblé. Que je sois enseveli comme on me trouvera, dans un site abandonné… pendant la nuit, sans pompe… sans tombeau… sous les pins de la colline en face de l'église… Le portrait de Thérèse sera enterré avec moi.

»Ton ami, JACQUES ORTIS.»

Il sortit de nouveau, et, sur les onze heures, frappa à la porte d'un paysan à deux milles de chez lui, lui demanda de l'eau, et en but une grande quantité.

Il rentra un peu après minuit, sortit bientôt de sa chambre pour donner au jeune homme une lettre à mon adresse, qu'il lui recommanda de ne remettre qu'à moi seul, et lui dit en lui serrant la main et en le regardant tendrement:

– Adieu, Michel; aime-moi!

Puis, le quittant, il rentra tout à coup, et, fermant la porte derrière lui, continua la lettre qu'il avait commencée pour Thérèse:

Une heure.

J'ai visité mes montagnes, j'ai visité le lac des Cinq-Fontaines, j'ai salué pour la dernière fois les forêts, les champs et les cieux. O mes solitudes! ô ruisseau qui, le premier, par ton cours m'enseignas la demeure de cette femme céleste!.. combien de fois j'effeuillai des fleurs sur tes ondes, qui bientôt devaient passer sous ses fenêtres! combien de fois j'accompagnai Thérèse sur ton rivage, lorsque, enivré du bonheur de l'adorer, j'épuisais à longs traits le calice de la mort!

Mûrier sacré, je t'ai adoré, je t'ai laissé mes derniers remercîments et mes derniers soupirs. Je me suis prosterné devant toi comme devant un autel, et j'ai baigné l'herbe que tu ombrages des plus douces larmes que j'aie jamais versées; elle me semblait encore chaude de sa présence. Heureuse soirée, comme tu es gravée en mon cœur!.. J'étais assis près de toi, Thérèse, et les rayons de la lune, pénétrant à travers les rameaux, éclairaient ton visage angélique; une larme roulait sur tes joues, je la recueillis avec mes lèvres, nos bouches se rencontrèrent, mes soupirs et mon âme passèrent dans ta poitrine. C'était le soir du 13 mai, c'était la journée du jeudi… Depuis cette époque, il ne s'écoula pas un seul instant sans que cette soirée se représentât à mon souvenir. Depuis ce temps, je me suis regardé comme sanctifié, et j'ai dédaigné les autres femmes comme indignes de moi, de moi qui avais senti toute la volupté d'un baiser de ta bouche.

Je t'aimais donc, je t'aimais, et je t'aime encore d'un amour que moi seul peux comprendre… O mon ange! la mort est-elle à craindre pour l'homme qui t'a entendue dire que tu l'aimais, qui a senti courir dans ses veines toute la flamme qu'allume un de tes baisers, qui a mêlé ses larmes aux tiennes?.. Et maintenant encore que j'ai un pied dans la tombe… je crois te voir, et mes yeux s'arrêtent sur ton visage resplendissant d'une flamme céleste!.. et bientôt… Tout est préparé… La nuit n'est déjà que trop avancée… Adieu!.. Dans quelques instants, nous serons séparés par le néant et l'incompréhensible éternité… Le néant!.. oh! oui, mon Dieu! je t'en supplie du fond de l'âme… si tu n'as pas quelque lieu où nous réunir un jour pour ne nous quitter jamais, à cette heure solennelle de la mort, je te conjure de m'abandonner au néant.

Adieu, Thérèse!.. Je meurs exempt de crimes; je meurs maître de moi-même, je meurs tout à toi; certain de tes larmes… Adieu!.. pardonne-moi!.. adieu!.. – Oh! console-toi, et vis pour consoler nos malheureux parents… Ta mort ferait maudire mes cendres. Si quelqu'un osait t'accuser de mes malheurs, confonds-le avec le dernier serment que je prononce en me précipitant dans la nuit du tombeau… Thérèse est innocente.

Maintenant reçois mon âme!..

Michel, qui couchait dans la chambre voisine de celle d'Ortis, fut réveillé par un gémissement sourd et prolongé: il prêta l'oreille, pour écouter si on ne l'appelait pas, et ouvrit la fenêtre, soupçonnant que j'étais revenu et que je l'avais appelé. Mais, s'étant assuré que tout était tranquille, et la nuit encore obscure, il se remit au lit et ne tarda point à se rendormir. Il m'a dit, depuis, que ce gémissement l'avait effrayé d'abord, mais qu'ensuite il avait réfléchi que son maître avait l'habitude de s'agiter ainsi pendant son sommeil.

Le matin, Michel, après avoir frappé en vain à la porte, força la serrure, appela dans la première chambre, et, ne s'entendant point répondre, s'avança en tremblant. Bientôt, à la lumière de la lampe qui brûlait encore, il aperçut son maître baigné dans des flots de sang. Il ouvrit les fenêtres pour appeler du secours; mais, voyant que personne ne l'entendait, il courut chez le médecin et le curé: tous deux étaient sortis pour assister un malade. Alors, il entra en pleurant dans le jardin de M. T***; et, comme Thérèse sortait avec son père et son mari, lequel justement lui annonçait qu'il avait appris qu'Ortis n'était point parti dans la nuit, ainsi qu'il le devait faire, cette nouvelle lui avait rendu l'espoir de lui dire adieu une dernière fois. Elle aperçut Michel qui accourait: elle se retourna alors de son côté, soulevant le voile qui couvrait son visage, sur lequel il était facile de lire une douloureuse impatience.

Michel les joignit, criant au secours, disant que son maître s'était frappé, mais qu'il ne le croyait pas encore mort. Thérèse l'écouta, immobile et les yeux fixes; puis, sans verser une larme, sans pousser un cri, elle s'évanouit entre les bras d'Odouard. M. T*** accourut, espérant qu'il pourrait peut-être sauver la vie à notre malheureux ami. Il le trouva étendu sur un sofa, la figure presque entièrement cachée dans les coussins, immobile, mais respirant encore. Il s'était enfoncé un stylet sous la mamelle gauche; mais ce stylet, tombé près de lui, faisait présumer qu'il l'avait ensuite arraché de la blessure. Son habit noir et sa cravate étaient jetés sur une chaise voisine. Il n'avait conservé qu'un gilet, son pantalon, ses bottes et une écharpe de soie très-large qui faisait plusieurs fois le tour de son corps, et dont un des bouts pendait ensanglanté, parce que, dans ses douleurs, il avait sans doute essayé de s'en débarrasser. M. T*** souleva doucement la chemise, qui, toute souillée de sang, s'était attachée à la blessure. Ortis alors tourna vers lui ses regards mourants, étendit un bras comme pour s'y opposer, et, de l'autre, lui serra la main. Mais aussitôt, laissant retomber sa tête sur les coussins, il leva les yeux au ciel et expira.

La blessure était large et profonde, et, quoique n'attaquant pas le cœur, était devenue mortelle par la quantité de sang qu'il avait répandu, et qui coulait par torrents dans la chambre. Le portrait de Thérèse, noir de sang caillé, à l'exception du milieu, pendait à son cou, et les lèvres ensanglantées d'Ortis faisaient présumer que, dans son agonie, il avait plusieurs fois pressé contre sa bouche l'image de son amie. Sur le secrétaire était une Bible ouverte, sa montre, et quelques feuillets de papier, sur l'un desquels était écrit: O ma mère! Ensuite, au milieu de quelques lignes raturées, on distinguait ce mot: Expiation; puis, un peu plus bas, ceux-ci: De pleurs éternels. Sur un autre, on lisait seulement l'adresse de sa mère; comme si, se repentant de sa première lettre, il en eût commencé une autre qu'il n'avait pas eu le courage d'achever.

A peine fus-je arrivé de Padoue, où j'étais resté plus longtemps que je n'eusse voulu, que je fus effrayé de la foule de villageois qui pleuraient dans la cour. Quelques-uns d'entre eux me regardaient avec étonnement, et me conjuraient de ne pas monter. Je me précipitai en tremblant dans la chambre: j'aperçus alors M. T*** étendu avec désespoir sur le corps de mon ami, et Michel à genoux près de lui, la figure contre terre. Je ne sais comment j'eus la force de m'approcher et de lui poser la main sur le cœur auprès de la blessure… Il était mort, et déjà froid. Les pleurs et la voix me manquèrent ensemble: muet et immobile, je fixais des regards stupides sur ce sang, lorsque le prêtre et le chirurgien arrivèrent enfin. Aidés de quelques domestiques, ils nous arrachèrent à ce spectacle terrible. Thérèse passa tout ce jour au milieu du deuil de sa famille et dans un mortel silence; puis, quand la nuit fut venue, je me traînai derrière le corps de mon ami, qui fut enterré sur la montagne des pins par les laboureurs du village.

FIN DE JACQUES ORTIS