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Nos femmes de lettres

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MADAME RENÉE VIVIEN

Cette fois, c'est nous qui devrons sortir de nous-mêmes. Il nous faudra oublier nos habituelles façons de sentir et de penser, si nous voulons atteindre à reconstituer cette exceptionnelle personnalité de notre littérature féminine, Mme Renée Vivien.

 
Je reviens chercher l'illusion des choses
D'autrefois, afin de gémir en secret
Et d'ensevelir notre amour sous les roses
Blanches du regret.
 

Cette pièce intitulée Atthis, qui célèbre la mélancolie d'un amour, pourrait servir d'épigraphe à l'œuvre de notre jeune poétesse, car elle traduit l'irréparable tristesse d'appétitions vers un passé que le rêve seul est habile à revivre. De notre existence contemporaine, avec ses inquiétudes, ses tourments, ses angoisses, sa beauté aussi – car tout ce qui lutte a sa beauté propre – voici donc une jeune femme qui se refuse à rien connaître, parce que délibérément elle plaça son amour dans la contemplation d'un rêve. Le mépris ou la haine n'est jamais en nous que la contrepartie de l'amour: l'horreur du présent sera donc faite en elle de tous les regrets du passé. Doctrine qui pourra amener le sourire aux lèvres du philosophe, puisqu'elle s'insurge contre l'acceptation nécessaire, convient-elle pas merveilleusement au poète qui suit les impulsions de son tempérament, qui s'abandonne aux exigences de sa nature?

Je ne sais rien des goûts, des habitudes, de tout ce qui constitue la personnalité effective de notre auteur, et d'ailleurs, conformément aux principes d'une critique qui s'attache uniquement aux œuvres, je me suis interdit d'en rien rechercher. Pourtant je l'imagine, je la restitue assez bien, et même j'accepterais difficilement que des documents authentiques vinssent contredire l'idée que je m'en fais. Dans une demeure somptueuse, isolée autant que possible des grossiers contacts de la vie contemporaine, je me la représente cultivant avec amour les sensations les plus curieuses et les plus raffinées dont notre machine nerveuse est capable: sensations de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, magnifiques correspondances qui nous furent révélées par nos maîtres, Gautier, Baudelaire, j'allais en oublier d'autres, dont elle-même nous vante les surprises:

 
L'art du toucher, complexe et curieux, égale
Le rêve des parfums, le miracle des sons.
 

Tapis moelleux qui amortissent les pas, lourdes draperies qui se relèvent à volonté, s'abattent, assourdissant tout bruit autour d'elles, miroirs qui reflètent et prolongent la beauté, statues et peintures qui fixent le geste et l'immobilisent en son rythme le plus expressif… ce sont là les images, quelques-unes du moins parmi celles qui dans ma pensée viennent s'ordonner harmonieusement autour du nom de Mme Renée Vivien. Si toutefois la réalité de la vie ne répondait pas pour elle au tableau que j'en fais, j'en demanderais pardon à notre auteur, et j'ajouterais: Telle n'en fut pas moins la réalité de son rêve. Or, pour le poète, ne le savons-nous pas? de l'une à l'autre moins grande est la distance que de la coupe aux lèvres pour les autres mortels qui s'acharnent à la poursuite du bonheur?

Pourtant, ne faut-il pas toujours «rabattre de nos rêves11»? Ah! comme elle en dut rabattre, celle qui, dans l'horreur du présent, poursuit les images du passé, et tente de les fixer sous la forme harmonieuse du rythme! Du fond de la demeure solitaire où sa fantaisie sut grouper quelques témoignages de son culte, son regard intérieur pousse au delà des objets qui lui rappellent un temps trop rapproché de nous. Statues, miroirs, tentures, tapis, qu'est-ce que tout cela? vains et artificiels témoignages, auprès du désir qui se représente la vie entière comme une harmonie, où chaque geste est expressif et contribue à la perfection du tout! S'être figuré l'idéal sous ce gracieux symbole: un groupe de vierges enlacées, esquissant un pas rythmique à l'ombre des lauriers-roses, sous l'immortel azur du ciel hellénique, et couler ses jours sous l'affreux ciel parisien, eût-on pris soin par avance d'orner sa demeure de tous les objets propres à en faire oublier la noirceur, c'est quand même un rude contraste! Pour qui possède la faculté d'expression verbale, il ne reste plus qu'à fixer son rêve dans la forme impérieuse du rythme, unique compensation de qui ne peut se satisfaire des quotidiens spectacles que la vie lui présente:

 
Douceur de mes chants, allons vers Mitylène.
Voici que mon âme a repris son essor
Nocture et craintive ainsi qu'une phalène
Aux prunelles d'or!
Allons vers l'accueil des vierges adorées!
Nos yeux connaîtront les larmes des retours!
Nous verrons enfin s'éloigner les contrées
Des ternes amours!
 

C'est l'Invitation au Voyage… C'est l'embarquement, non pour Cythère, mais pour Lesbos. Comme si elle voulait nous montrer que, sous sa plume d'or, la prose française peut avoir des caresses et des douceurs d'accent égales à celles de la plus suave poésie, l'élève de Sapho décrit en prose rythmée le berceau de son héroïne, – «La terre d'où jaillit une fleur sans pareille est en vérité la patrie de la volupté et du Désir, une île amoureuse que berce une mer sans reflux, au fond de laquelle s'empourprent les algues.» – Que de tendresse et de regrets dans ces quelques lignes! Voici donc une âme qui vint à la lumière du jour deux mille ans trop tard! Jugez-en d'après ces soupirs! Que seront-ils pour l'héroïne elle-même? – «L'œuvre du divin poète fait songer à la Victoire de Samothrace, ouvrant dans l'infini ses ailes mutilées. Comme elles s'allient profondément avec l'aube et le silence, ces paroles trempées dans le parfum des nuits mityléniennes: «Les Étoiles autour de la belle lune voilent aussitôt leur clair visage lorsque, dans son plein, elle illumine la terre de sa lueur d'argent…» En face de l'insondable nuit qui enveloppe cette mystérieuse beauté, nous ne pouvons que l'entrevoir, la deviner, à travers les strophes et les vers qui nous restent d'elle. Et nous n'y trouvons pas le moindre frisson tendre de ses vers pour un homme! Ses parfums, elle les a versés aux pieds délicats de ses amantes. Ses frémissements et ses pleurs, les vierges de Lesbos furent seules à les recevoir. N'a-t-elle point prononcé ces paroles, si profondément imprégnées de ferveur et de souvenir: «Envers vous, belles, ma pensée n'est point changeante.» Je vous le disais bien que notre prose française enferme une musicalité sans égale, qui ne le cède en rien à celle de la plus suave poésie, quand l'archet qui la fait vibrer frémit sur de certaines cordes. Pourtant j'y veux joindre encore ce fragment lyrique, digne à tous égards d'André Chénier:

 
O parfum de Paphos! O poète, ô prêtresse,
Apprends-nous le secret des divines douleurs.
Apprends-nous les soupirs, l'implacable caresse
Où pleure le plaisir, flétri parmi les fleurs!
O langueur de Lesbos! Charme de Mitylène,
Apprends-nous le ver d'or que ton râle étouffa.
De ton harmonieuse haleine
Inspire-nous, Psappha!
 

On suit l'accent, comme on voit l'Idéal auquel il se subordonne. Un Idéal qui délibérément repousse tout ce qui est de ce temps. Soutiendra-t-on qu'un tel art soit artificiel, artificiel étant synonyme d'insincère, c'est-à-dire conçu à froid, et ne répondant pas aux mouvements spontanés de l'être. Mon Dieu non, pas plus qu'un poème de cet André Chénier que nous citions tout à l'heure, pas plus qu'une aquarelle de Gustave Moreau, où ces âmes, mal satisfaites du présent, et qui avaient leurs raisons intérieures de l'être, célèbrent leur puissance de rêve et leurs regrets des temps disparus!

Il est des esprits myopes, irrémédiablement, pour qui nulle sincérité n'existe, en dehors de la représentation des objets immédiats: conception basse et bien digne d'une époque qui subit le joug avilissant de trente années de réalisme. Gardons-nous d'en partager l'illusion. Parce que telle nature répugne, de façon invincible, aux images que lui viennent proposer les spectacles de la vie contemporaine, allons-nous en conclure qu'elle ne saurait trouver l'éveil de sa sensibilité? Il suffit qu'elle découvre le point de contact entre cette sensibilité et son véritable objet. Quand, après avoir contemplé les merveilles naturelles de la baie de Naples, lesquelles à vrai dire ne se sont guère modifiées depuis l'heure où s'y développait une civilisation en tout contraire à la nôtre, nous venons nous recueillir dans la petite salle du musée qui enferme les fragments épars des fresques pompéiennes, nous n'avons pas besoin d'un vif effort d'intuition sympathique pour ressusciter en vivantes images les groupes humains qui jadis les animaient: il n'y faut qu'un peu de culture aidée d'une faculté d'abstraction qui pour quelques instants abolit le présent. Chez celle qu'inclinait déjà une prédisposition naturelle, les rives parfumées de Lesbos et l'enchantement des nuits mityléniennes suscitèrent le décor incomparable où les strophes de Sapho, l'antique poétesse, mutilées sans doute, mais radieuses encore de vie comme un beau marbre antique, allaient évoquer des groupements harmonieux.

Léger de poids, mais lourd de substance, le petit volume de Sapho nous donne la mesure et la qualité de cette inspiration. Comme un précieux flacon qui longtemps enferma dans son cristal ciselé le plus capiteux des aromes, ses vers dégagent la senteur de l'Idéal qui tout entier s'exprime par eux: «Les Lesbiens avaient l'attrait bizarre et un peu pervers des races mêlées. La chevelure de Psappha, où l'ombre avait effeuillé ses violettes, était imprégnée du parfum tenace de l'Orient. Ses poèmes sont asiatiques par la violence de la passion, et grecs par la ciselure rare et le charme sobre de la strophe.» – Mélange subtil que nous goûtons aux vers de Mme Renée Vivien. A vrai dire je ne sais pas d'exemple plus saisissant de retour en arrière, ni qui montre mieux ce phénomène singulier: un écrivain de notre race, vivant parmi nous, et que nous pouvons coudoyer, sautant à pieds joints par-dessus deux mille années de culture, pour nous faire respirer une âme tout imprégnée des senteurs de Lesbos! Les plus fameuses reconstitutions de la vie antique, depuis la Salammbô de Gustave Flaubert jusqu'à l'Aphrodite de M. Pierre Louÿs, en passant par la Thaïs de M. France, ne sont au prix de ces vers qu'artifice où le travail de l'érudit vient alourdir l'inspiration du poète: on y sent le coup de dictionnaire de l'archéologue, et tout justement cet effort qui est le contraire même de la vie. Rien de pareil chez l'auteur de Sapho. J'imagine qu'un long sommeil de vingt siècles ait appesanti ses membres, les ait maintenus dans cette sorte de léthargie qui se confond avec la mort, tout en laissant subsister la vie: à son réveil elle n'eût pu restituer, avec plus de fidélité, les états antérieurs qui constituèrent sa première conscience. Je prononçais tout à l'heure le beau nom de Chénier: je ne vois pas de meilleur exemple, en effet, ni qui soit plus frappant, d'assimilation de substance, pour la transformer en poésie. De quel art incomparable elle sait se plier au modèle qui régla cette inspiration? Plasticité… dira-t-on… Et certes j'y souscris, mais plasticité d'ordre unique et vraiment merveilleuse puisque, tout en épousant la forme de qui régla cette inspiration, elle fait passer dans une langue différente l'essentiel de celle-ci. Comme un musicien, docile au génie du maître qu'il admire, plie les mouvements de son rythme au thème initial dont il tirera ses variations, ainsi notre jeune poétesse subordonne les accents de sa lyre à toutes les nuances que lui propose son modèle. J'en citerai un seul exemple, qui vaut pour le reste. Voici le thème, ou fragment saphique: «Et toi, ô Dika, ceins de guirlandes ta chevelure aimable; tresse les tiges du fenouil de tes tendres mains. Car les vierges aux belles fleurs sont de beaucoup les premières dans la faveur des Bienheureuses: celles-ci se détournent des jeunes jeunes filles qui ne sont pas couronnées.» – Après le thème, écoutez maintenant la variation:

 
 
Va jusqu'au jardin clair où tu te reposes,
Pare tes cheveux de verdure et de fleurs.
Choisis les parfums, Dika, tresse les roses,
Mêle les couleurs.
 
 
Et si tu veux plaire aux sereines Déesses,
Entoure l'autel des souffles de l'été.
Elles souriront, ainsi que leurs prêtresses,
A ta piété.
 
 
Porte à l'Artémis les sombres violettes,
A l'Aphrodite la pourpre des Iris,
A Perséphona, vierge aux lèvres muettes,
La langueur des lys.
 

C'est bien comme un tout aux éléments indissociables qu'il faut envisager cette conception de la vie que dans ses vers recrée Mme Renée Vivien, en y subordonnant les forces vives de son être. Et j'admire la souplesse du geste servant à recomposer l'attitude que tant de siècles nous avaient fait oublier: geste qu'auparavant nous vîmes esquissé par d'autres, mais qui sentait son acteur et la préoccupation de tenir un rôle, il est chez elle si spontané qu'il rejette délibérément dans le lointain la vie présente, pour faire surgir au premier plan les images d'autrefois. Tandis qu'un auteur comme Mme de Noailles emprunte aux civilisations disparues certaines de ses images pour les situer dans un décor contemporain, Mme Renée Vivien ferait plus volontiers le contraire. Pourtant il est telle pièce signée d'elle qui, par son caractère d'universalité, ne saurait s'inscrire sous aucune date. Veut-elle par exemple développer les variations qu'enferme ce thème immortel: la douleur de vieillir, sans doute on n'y trouvera pas les contractions d'un poète à l'inspiration toute moderne, comme Mme Lucie Delarue-Mardrus, qui prend ses images à portée de sa main et n'a nul souci du rythme antique. Seule la pureté de la forme nous rappellera chez Mme Renée Vivien les prédilections inhérentes à sa nature:

 
Puisque telle est la loi lamentable et stupide,
Tu te flétriras un jour, ah! mon lys!
Et le déshonneur hideux de la ride
Marquera ton front de ce mot: Jadis!
Tes pas oublieront le rythme de l'onde;
Ta chair sans désir, tes membres perclus,
Ne frémiront plus dans l'ardeur profonde.
L'amour désenchanté ne te connaîtra plus.
 

Si ces vers, d'une étrange perfection formelle, n'ont pas l'accent déchirant et contracté de tels autres, qui pareillement se lamentent sur la déchéance de la beauté, il n'en reste pas moins qu'ils associent, dans une imbrisable unité, la Beauté au Désir, et par conséquent affirment leur conception de l'amour. Mais c'est ici que nous touchons à la véritable originalité de Mme Renée Vivien, celle qui la différencie nettement de ses rivales littéraires.

Quelles que puissent être en effet les divergences d'exécution qui sont liées à la diversité de leur tempérament, ces rivales s'accordent sur un point: l'amour est conçu dans leur œuvre comme une servitude, comme une domination, où l'élément viril exerce une sorte de main-mise dont l'unique contrepoids est la ruse, la duplicité, armes naturelles, moyens de défense que l'instinct du sexe disposa en leur faveur: conception que symbolisa magnifiquement Alfred de Vigny, leur ancêtre, dans ce puissant raccourci: La Colère de Samson! Les femmes de Mme de Noailles cèdent avec délice au joug du mal sacré, «tendres corps qui se penchent et avancent, tendus vers les mains des hommes». Le décor toujours voulu, cherché avec un raffinement intentionnel, au milieu duquel elle nous les présente, n'est à vrai dire qu'une vaste alcôve, où nous les voyons tour à tour succomber en proclamant leur croyance, leur unique croyance à l'invincible pouvoir du Dieu qui les étreint. Les Femmes de Mme Henri de Régnier y font plus de façons peut-être: elles ont un mouvement de révolte contre la force qui va les soumettre. Mais dans l'instant précis où nous percevons leur plainte, nous les sentons vaincues par avance, et déjà tremblantes de leur défaite. C'est peu dire qu'elles acceptent. Tous leurs gestes s'humilient devant la loi de Nature qui créa la hiérarchie des sexes en amour. Et cela, c'est proprement la conception moderne issue d'une culture où se rencontrèrent tant d'éléments divers empruntés aux Littératures et aux Religions, à laquelle vient s'opposer l'antique conception de l'élève de Sapho. De toute son énergie nous la voyons qui rejette la servitude, car la grossièreté du Désir répugne à ses sens délicats, et le geste d'amour esquissé par une main virile implique des froissements qu'elle refuse d'accepter. Ce n'est pas seulement amour d'indépendance qui sent ce qu'elle va perdre en se remettant aux mains d'un autre… c'est encore raffinement d'esthétique qui repousse les exigences d'un maître.

Tout aussi bien que notre monde moderne, le monde antique avait senti la valeur de la virginité, ce qu'elle maintient à l'âme de vigueur et d'énergie, en lui permettant de canaliser dans une même direction l'ensemble des forces qui sont latentes en elle. Seulement, n'ayant pas ce souci de moralité inséparable de la conception chrétienne, il n'en pouvait suivre les prolongements dans la conduite de la vie. En condensant son idée dans le mythe des Amazones, il lui avait imposé des limites où s'enferme strictement notre auteur. Elle ne veut voir dans la virginité que l'horreur de toute dépendance et la fierté de l'âme qui a refusé le joug:

 
Leur regard de dégoût enveloppe les mâles
Engloutis sous les flots nocturnes du sommeil.
 
 
Elles gardent une âme éclatante et sonore
Où le rêve s'émousse, où l'amour s'abolit,
Et ressentent, dans l'air affranchi de l'aurore,
Le mépris du baiser et le dédain du lit.
Leur chasteté tragique et sans faiblesse abhorre
Les époux de hasard que le rut avilit.
 

Pourtant les froideurs de la virginité s'accordent mal avec l'air embaumé que l'on respire sous le ciel hellénique, avec les enchantements des nuits mityléniennes, et ce serait par trop méconnaître les gracieux enseignements de la poétesse Psappha que s'en tenir au seul exemple des Amazones. Dans les bosquets de Lesbos, je vois circuler des groupes entrelacés où l'œil ne discerne plus bien les intentions formelles de la Nature quand elle créa la dualité des sexes. La conception de l'Androgyne est le fruit de cette complaisance secrète, et nous sentons pareillement de quel prix elle peut être aux yeux de notre auteur. De lui nous répéterons ce que jadis nous disions du suave Luini12. Ce qu'il aima, ce qu'il traduisit aussi, comme on peut rendre cela seul à quoi l'on attache un prix infini, il paraît bien que ce furent la grâce indécise et la beauté fuyante de cet âge où le jeune homme, encore à peine sorti de l'adolescence, entend les premiers appels de sa timide virilité. Il y a, dans ces strophes, tels visages aux contours suaves, telles lignes pliantes du corps, qui ne laissent aucun doute sur la vraie complaisance de l'artiste. Comment s'émurent ces mains gracieuses, de quelle douceur ardente et contenue elles esquissèrent le geste par où nous imaginons qu'elles furent infiniment sensibles à qui les sut élire… nous le percevons à travers ces poèmes. Mais que peut valoir notre commentaire au prix des vers mêmes du poète célébrant le charme de l'Androgyne!

 
Ta royale jeunesse a la mélancolie
Du Nord, où le brouillard efface les couleurs.
Tu mêles la discorde et le désir aux pleurs,
Grave comme Hamlet, pâle comme Ophélie.
 
 
Souris, amante blonde, ou rêve, sombre amant,
Ton être double attire, ainsi qu'un double aimant,
Et ta chair brûle avec l'ardeur froide d'un cierge.
 
 
Mon cœur déconcerté se trouble, quand je vois
Ton front pensif de prince, et tes yeux bleus de vierge,
Tantôt l'un, tantôt l'autre et les deux à la fois.
 

CONCLUSIONS

J'estime qu'il y a quelque attitude, et, si j'ose dire, quelque inconvenance, à prétendre indiquer, dès ses pages liminaires, les conclusions d'un livre. C'est douter en quelque façon de la subtilité du lecteur, croire ou paraître croire qu'il n'y a pas assez de pénétration en lui pour dégager à mesure les intentions de l'auteur, ce que Stendhal appelait sa pensée de derrière la tête. Pareil à l'enfant qui ne supporte pas d'être tenu en lisière passé un certain âge, celui-ci ne veut pas que trop énergiquement on mette les points sur les i. Et d'ailleurs ne serait-ce pas la condamnation même d'un livre qu'il exigeât trop de préliminaires? Comme un paysage matinal enveloppé de brumes, sous la poussée d'une brise légère découvre à nos regards la diversité de ses aspects, les perspectives morales d'un ouvrage doivent se dégager progressivement des brouillards qui les isolaient de la vue.

Mon but serait atteint si l'image que je propose avait pu rencontrer ici son application, si les intentions et les limites du livre s'étaient dégagées du seul accent de ces pages. Je voudrais en un mot que le travail de synthèse, qui reconstitue une pensée, se fût opéré peu à peu, à mesure de l'analyse qui le décompose en ses multiples éléments. Car ce serait une pauvre analyse, bien vaine et indigne de fixer l'attention, celle qui se restreindrait à son rôle de dissociation, sans souci de préparer l'effort qui permet d'embrasser les ensembles. La poitrine ne se dilate complètement que sur les sommets, et le travail de l'analyste, en plus d'un point semblable à celui de l'archéologue qui poursuit ses fouilles, est un travail de plaine.

On chercherait à tort ici un tableau de la littérature féminine telle qu'elle se présente aux environs de l'année 1908. Un mouvement auquel correspondent tant d'efforts, et dans des sens si différents, assez imposant d'ailleurs pour avoir suscité l'ombrage des jalousies viriles, ne saurait se réfléchir en cinq Portraits, quand même ces Portraits seraient ceux des Femmes-auteurs qui par la vigueur du talent s'imposent au premier rang. Ce serait donc un point de vue tout à fait faux, celui du critique qui regretterait de ne pas trouver ici ce qu'il a l'habitude de chercher, c'est-à-dire de la critique littéraire et l'analyse des principales œuvres répondant à tel nom déterminé. Je vais faire une comparaison qui mettra mon idée en pleine lumière: lorsque le peintre d'expression a rencontré la figure qui le plus énergiquement parle à son âme, et suscité le plaisir de peindre en lui donnant ce petit coup au cœur qui ne saurait tromper, il attend pour la fixer que les mouvements spontanés de cette figure atteignent à leur plus intense qualité expressive. Pareillement nous avons choisi nos modèles, et fort peu soucieux de l'accessoire, c'est-à-dire de tout ce qui ne pouvait contribuer à mettre leur physionomie en valeur, nous avons attendu que d'eux-mêmes ils prissent la pose la plus propre à dégager leur intimité.

 

Grouper des documents précis sur la femme littéraire, tel fut l'objet de notre analyse, et si, dans une mesure quelconque nous y avons atteint, du même coup nous aurons assemblé les matériaux de la synthèse qui lui doit succéder, puisque les personnages de ces romans avec les sentiments qu'ils traduisent, puisque l'accent intime ou lyrique de ces poèmes avec les nuances qui leur sont propres, deviennent autant de témoignages irrécusables sur l'âme qui s'exprima par eux. La question du talent dépensé est désormais hors de cause: seuls le pourraient contester ceux qu'animerait le plus injuste parti pris et qui tiendraient les yeux fermés devant l'évidence même. Quand deux romanciers comme Mme Henri de Régnier et Mme Marcelle Tinayre sont arrivés, par des moyens si différents, à dresser debout des figures vivantes, agissantes, laissant dans notre pensée une durable image; que de plus elles ont atteint à leur donner une forme qui, pour se rattacher à la tradition des maîtres, n'en garde pas moins son accent propre; quand deux poètes comme Mme Lucie Delarue-Mardrus et Mme Renée Vivien ont su traduire certains mouvements de l'âme avec une sincérité et une perfection plastique que n'égalèrent même pas leurs contemporains du sexe fort, ceux-ci ne marqueraient-ils pas la plus mauvaise grâce du monde en venant contester ces mérites? Ils n'aboutiraient qu'à découvrir au grand jour les sentiments de rivalité dont tendent à se défendre tous leurs efforts apparents. Non moins vainement pourraient-ils objecter à ces talents certains les précédents du génie, car elles auraient toujours la faculté de leur répondre: «Où sont donc vos Balzac? Où sont vos Victor Hugo?.. De quel droit le talent vient-il à talent égal opposer l'exemple du génie?»

Oui, sans doute, faut-il dire avec celles qui le répètent mentalement, quand une trop vive attaque les invite à rappeler leurs adversaires à l'ordre, en leur restituant le sens des réalités: «Où sont nos Balzac? Où sont nos Victor Hugo?..» Si nous interrogeons du regard l'horizon littéraire, nous discernons bien quelques hauteurs, nous n'apercevons pas un sommet, aucun de ces hommes chez qui la fécondité d'invention et ce bouillonnement intérieur qui correspond au jaillissement de la source soient l'irrécusable témoignage de la virilité créatrice et le signe non moins certain de la grandeur. Depuis longtemps, dans le domaine de la création artistique et littéraire, cette espèce d'hommes n'a plus de représentants, la seule devant laquelle la Femme soit obligée de s'incliner sans lui pouvoir rien opposer, car, nous le disions au début de notre Préface, sur ces hauteurs sacrées par le génie mâle flotte une atmosphère irrespirable à de certains poumons, et comme il est peu d'intelligences pour embrasser dans leur plénitude l'intime signification de leurs œuvres, on en trouve moins encore pour leur susciter des équivalents. C'est donc vainement que nous en chercherions: depuis longtemps déjà, le sexe fort n'affirme sa domination par le despotisme d'aucun génie, et comme il advient dans l'ordre des réalités, quand nulle main puissante ne fait sentir la vigueur de son étreinte, les forces adverses redressent la tête. Point de génie, avons-nous dit, mais un groupe de délicieux talents… Quoi d'étonnant si, de valeur presque égale, quelques-unes sont venues réclamer leur place dans la lumière que projette la Renommée?

Elles obéissent simplement aux exigences spontanées de l'être: utiliser la faculté d'expression que la Nature mit en elles. Encore ce mot: utiliser ne rend-il qu'un des aspects de la vérité, car il apparaît trop pratique, trop positif, précisant ces seules démarches par où l'on tente d'imposer son nom à l'attention, de la plus sûre façon qui chez nous réussisse: en faisant figure littéraire. Qui ne reconnaîtrait à cette attitude le meilleur trait de la mentalité latine? Et ce sont de parfaites latines, en effet, Mme Lucie Delarue-Mardrus et Mme Renée Vivien, ces Femmes-poètes, disciples de Baudelaire, le plus latin des maîtres de notre poésie contemporaine, qui atteignent à condenser comme lui, dans le raccourci d'une brève pièce, tout l'aigu d'une émotion rare, après s'être meurtries aux pointes extrêmes de la sensation. Une telle poésie serait impossible en terre germanique, et j'imagine qu'elle doit paraître incompréhensible à ceux qui n'y furent pas préparés par une identique formation. Parfaites latines également ces romancières, Mme Henri de Régnier, Mme Marcelle Tinayre, qui surent unir de si frappantes qualités plastiques à la notation précise, implacable et cruellement désabusée des réalités de l'amour, et cette Mme de Noailles elle-même qui, pour avoir pris son bien un peu partout, pour avoir braconné sur tous les territoires, gardés ou non, de la littérature romantique n'en réussit pas moins à composer un amalgame fort divertissant pour le goût. Ce n'est plus là simple parti pris de faire figure dans le monde littéraire, mais ambition justifiée par des mérites correspondants.

Je me représente le plus déterminé des Misogynes, et, pour n'en citer qu'un, le plus illustre, Schopenhauer, revenant sur cette terre, et choisissant dans son écritoire la plus aiguë de ses plumes pour juger la production féminine de ce temps. Peut-être ne paraîtra-t-il pas sans intérêt de se poser la question suivante: ses conclusions s'en trouveraient-elles modifiées, et dans quelle mesure? De lui nous n'avons guère retenu que le mot fameux qui se grave dans la mémoire – tel un profil de médaille – sur le sexe «aux cheveux longs et aux idées courtes», premier trait d'un dédain qui déduit ses raisons de l'observation des faits, pour aboutir au jugement motivé: «Que peut-on attendre des femmes, si l'on réfléchit que dans le monde entier ce sexe n'a pu produire un seul esprit véritablement grand, ni une œuvre complète et originale dans les Beaux-Arts?» Songez que le maître de Franckfort notait ses aphorismes au temps où la femme-auteur se manifestait comme le phénomène le plus rare et le plus isolé, vingt années avant que son disciple Nietzsche, qui partageait ses sentiments, flétrît en George Sand «l'ambition populacière qui aspire aux sentiments généreux».

Et d'abord on peut bien croire que le seul groupement de tant de plumes féminines saurait retenir son attention: le passage du fait individuel au phénomène collectif lui serait un suffisant témoignage, quant à l'intérêt d'un mouvement qui mobilise des forces correspondantes à celles dont la société se trouve travaillée. Car c'est ici que nous touchons au point central de notre effort, celui où les conclusions du moraliste viennent se déduire logiquement de l'enquête du psychologue. Sont-ils pas comme les deux volets d'un dyptique qui s'expliquent et se commentent naturellement? Du point de vue littéraire, le philosophe de Franckfort aurait tôt fait de déblayer le terrain, de renvoyer à leurs magazines celles qui brassent des besognes en contribuant pour leur bonne part à ce que Sainte-Beuve appelait déjà, voici cinquante années, l'industrie littéraire. Mais une fois terminé ce premier travail éliminatoire, quand il aurait, de son clair regard d'observateur, fouillé l'âme de chacune en plongeant ses yeux dans leurs yeux, quand il aurait sondé les reins et ausculté les cœurs de celles qui représentent une valeur, quel serait son diagnostic? Je vous le demande et me le demande à moi-même en tentant de le reconstituer.

Point de génie sans doute, si l'on entend par là le jaillissement spontané d'une âme qui, grâce à la puissance de ses moyens d'expression, ne trouve d'image adéquate que dans les forces de la nature s'imposant tout autour d'elle. C'est bien le sens de son premier jugement, quand il parle «d'œuvre complète et originale dans les Beaux-Arts». Mais que de talent dépensé et comment demeurer insensible, si l'on connaît la tradition française, à tant d'art mis en œuvre pour renouveler nos sensations? Comment y demeurerait-il insensible, lui surtout qui ne saurait manquer de reconnaître en celles qu'il va juger tout un groupe de jeunes initiées? Ici, en effet, l'impartialité du juge se complique et s'affaiblit de l'indulgence du maître pour des disciples en qui il retrouve un miroir à ses plus chères doctrines. Il faut tenir compte de cette nuance: avoir conçu, en s'en créant un premier titre à la gloire, une métaphysique de l'amour qui repose toute sur l'observation désenchantée de ses exigences physiologiques; en avoir déduit, dans une langue aussi claire qu'impérieuse, des servitudes qui s'imposent à l'humanité suivant la rigueur implacable de l'antique destinée… puis rencontrer soudain dans l'œuvre rapprochée de cinq auteurs femmes qui n'eurent guère entre elle que ce point commun, je ne dis pas seulement la confirmation, mais une manière d'hymne enthousiaste à vos plus solides croyances, n'est-ce pas là de quoi brouiller le meilleur regard, intervertir les opinions du plus robuste misogyne?

11Formule heureuse de M. Maurice Barrès.
12Voir nos Figures de Rêve: Les Jeunes-Hommes de Luini.