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Les belles-de-nuit; ou, les anges de la famille. tome 3

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Sans savoir qu'il parlait, il murmurait:

– C'est beau!.. c'est beau! sur ma parole.

– Qu'est ce qui est beau? demanda auprès de lui une voix brusque et grondeuse.

Étienne se retourna vivement. A son tour, il avait oublié l'Anglais.

Celui-ci frottait ses yeux chargés de sommeil, et portait sur son visage les traces d'une humeur détestable.

– Vous m'avez réveillé, monsieur, reprit-il, avec vos soubresauts et vos cris… Ne pouviez-vous me laisser dormir en paix?

Étienne, étonné de cette sortie, voulut s'excuser; l'Anglais lui coupa la parole.

– Je vous demande, monsieur, répéta-t-il, où vous prenez ces belles choses qui vous arrachent ces cris d'admiration.

Étienne étendit la main vers la ville et le château de Vitré, que l'on apercevait en ce moment sous leur point de vue le plus pittoresque.

L'Anglais eut un rire sec et provoquant.

– Ah! diable!.. fit-il, c'est cela que vous trouvez beau, monsieur? Un sale fouillis de maisons poudreuses, où je ne voudrais pas demeurer si j'étais un mendiant!..

– Mais, milord… dit Étienne, veuillez donc remarquer…

– Je remarque, monsieur… et je prétends que ces taudis misérables sont la honte d'un pays civilisé!

– Cependant…

– Monsieur, je déteste de toute mon âme cette espèce de badauds qui tombent en admiration devant les vieilles murailles et les maisons lépreuses… De tous les travers, je suis fâché de vous l'avouer, celui-là est, sans contredit, le plus sot que je sache.

Étienne restait abasourdi devant cette attaque brutale et imprévue.

– Milord, dit-il en essayant de sourire, j'ai eu tort assurément de troubler votre sommeil…

– Oui, monsieur! interrompit l'Anglais, grand tort!.. mais il ne s'agit pas de cela. Ce qui me déplaît, c'est le genre que vous vous donnez de rester en extase à la vue de ce monceau de poussière… Je vous promets, moi, que vous trouvez cela très-laid.

– Je vous proteste…

– Du tout!.. A quoi bon soutenir cette comédie?.. Parmi certaines gens à moitié fous et désœuvrés, on est convenu de se pâmer à froid devant ces vilenies.

Étienne fit un mouvement d'impatience.

– C'est comme cela, monsieur!

– Ce qui serait fou, milord, dit le jeune peintre, ce serait de discuter sérieusement avec vous un sujet que vous ne paraissez pas comprendre.

– Comprendre! s'écria l'Anglais dont l'accent britannique semblait en ce moment plus désagréable et plus discord, voilà le grand mot!.. Quand on est à bout de bonnes raisons, on se croise les bras, et l'on dit: Profanes que vous êtes, vous ne savez pas me comprendre!

Étienne était un garçon de sang-froid et d'esprit; mais toute cette boutade le prenait hors de garde.

Il examina en fronçant le sourcil cette noble et belle figure de son compagnon de voyage que naguère encore il admirait de tout son cœur. En ce moment il ne voyait plus avec les mêmes yeux. Cette physionomie fière et calme lui semblait méchante, petite, hargneuse.

– Brisons là! dit-il avec un commencement de colère; dans notre position, une querelle serait souverainement ridicule… D'ailleurs, je n'en suis pas à savoir que, sur certains sujets, le diable ne ferait pas concorder l'instinct d'un bourgeois et le sens d'un artiste!

– Ah!.. ah!.. ah!.. fit par trois fois l'Anglais; nous sommes donc artiste, monsieur?.. Franchement, j'en suis fâché pour vous… les bras manquent à la culture de la terre… Il n'y a pas assez de boulangers; les tailleurs demandent en vain des apprentis… et il se trouve des gens qui n'ont pas honte d'avouer bonnement leur fainéantise… C'est pitoyable!

Étienne frappa du pied et se redressa; des paroles de défi étaient sur sa lèvre. L'Anglais le regarda encore durant un instant avec son sourire sec et dédaigneux.

Puis au moment où Étienne allait parler, l'Anglais haussa les épaules, ferma les yeux et remit sa tête sur son beau châle de cachemire.

– Pour Dieu! monsieur, dit-il, ne me réveillez plus… j'ai sommeil.

Étienne demeura tout déconcerté. Il garda le silence, rongeant son frein et se demandant s'il avait décidément affaire à un maniaque.

L'Anglais avait repris tout de bon son somme interrompu.

On avait eu des chevaux frais à Vitré; la voiture roulait tant bien que mal sur les confins de la Bretagne et du Maine. A mesure que le temps passait, Étienne reprenait son calme et revenait à ses souvenirs.

Au bout de deux heures, employées par le jeune peintre à rêver et par l'Anglais à dormir, la diligence atteignit un relais.

Tandis qu'on changeait de chevaux, les voyageurs, la tête à la portière, faisaient les questions d'usage:

– Où sommes-nous ici, mon brave?

– Au bourg de la Gravelle, où finit la Bretagne et où commence la France…

L'Anglais bondit dans son coin et se frotta les yeux.

– Ah!.. fit-il en poussant un soupir de soulagement; enfin!.. nous sommes débarrassés de ce maudit pays!..

Il s'adressait à Étienne, qui lui tournait le dos et faisait mine de ne pas l'entendre.

– Monsieur… reprit-il:

Point de réponse.

– Monsieur…

Nul signe de vie. Étienne trouvait un charme incomparable à contempler les tristes coursiers qu'on attelait à la voiture.

L'Anglais s'agita dans son coin. Il tira de sa poche un étui mignon, en nacre de Chine, et l'ouvrit.

– Monsieur… dit-il encore; voulez-vous me permettre de vous offrir un cigare?

– Je ne fume pas… répliqua Étienne sans se retourner.

– Et l'odeur du tabac vous incommode peut-être?

– Beaucoup… mais je n'ai pas le droit de vous gêner… milord, vous êtes chez vous.

L'Anglais referma son étui à cigares, et le remit tristement dans sa poche.

Étienne, qui s'était retourné à demi, suivait ses mouvements du coin de l'œil.

L'Anglais s'était croisé les bras sur sa poitrine d'un air de bonne humeur.

– Monsieur, poursuivit-il en se rapprochant du jeune peintre, je vous sacrifie là une habitude de vingt ans… A tout le moins, causons pour faire quelque chose.

– Ma foi, milord, répliqua Étienne d'un ton piqué, je trouve que nous avons causé suffisamment tout à l'heure.

– Allons donc!.. s'écria l'Anglais; vous me gardez rancune… Faut-il vous demander pardon?

Il y avait dans les inflexions de sa voix une franchise si communicative et si bonne qu'Étienne ne put s'empêcher de se retourner tout à fait. L'Anglais souriait, son sourire attirait comme un charme; son accent britannique lui-même, si désagréable tout à l'heure, s'adoucissait et n'était plus qu'une sorte d'assaisonnement à son langage.

– S'il ne vous faut que des excuses, reprit-il avec une grâce avenante et pleine de rondeur, je vous en offre bien volontiers… Chacun a ses travers en ce monde: un peu plus, un peu moins… Moi, j'en ai un peu plus… mais, voyez-vous, je suis déjà un vieil homme… et j'ai bien souffert en ma vie… Allons, prenez ma main et soyons amis.

Étienne n'eut même pas la pensée de refuser. Ce sentiment de sympathie respectueuse qu'il avait éprouvé en contemplant l'étranger pour la première fois se réveillait plus vif en lui, et déjà toute trace de rancune était effacée.

Il donna sa main; l'Anglais la toucha cordialement et poursuivit:

– C'est cet odieux ciel de Bretagne, qui me donnait la migraine et me rendait nerveux comme une vieille femme!

– Ah çà!.. dit Étienne en souriant, vous détestez donc bien cette pauvre Bretagne?

Il se souvenait de la question singulière que l'Anglais lui avait adressée avant de l'admettre en sa compagnie.

Le front de milord se rembrunit quelque peu.

– On ne sait pas expliquer ces choses-là… répondit-il. J'arrive de Brest… J'ai fait malgré moi quatre-vingts lieues en Bretagne, et je promets bien qu'on ne m'y reprendra plus!.. C'est peut-être un travers… mais ces trois jours m'ont paru plus longs que trois années… J'avais envie de contrarier quelqu'un, de blesser, de me venger.

– Et vous m'avez pris pour victime?

– Je trouverai bien l'occasion d'expier ma faute, mon jeune camarade… Pour commencer, je vous dirai que Vitré est un admirable point de vue.

– Franchement?

– Franchement… Que de poésie dans ces ruines antiques!.. J'avais à peu près votre âge… Je voyageais à pied, un bâton de houx à la main et mon petit paquet sur le dos. Je me souviens que je m'arrêtai au détour de la route, à l'endroit même où vous avez poussé ce cri qui m'a réveillé en sursaut… Je m'assis au revers d'un talus, et je restai là une grande demi-heure en extase.

– Que trouviez-vous donc de remarquable en ce monceau de ruines poudreuses, qui est une honte pour un pays civilisé?..

– Vous êtes méchant!.. J'y trouvais ce que vous y trouvez vous-même… des souvenirs du temps passé… une voix qui parle au cœur… que sais-je?.. La jeunesse a des émotions délicieuses qu'un autre âge s'efforce en vain d'évoquer et de faire renaître… Mais parlons de nous, s'il vous plaît, et faisons connaissance… A moi de m'exécuter le premier… Je suis Anglais d'origine: je m'appelle Berry Montalt, ancien général en chef des armées de l'iman de Mascate… Vous n'avez peut-être jamais entendu parler de ce petit prince?

– Si fait… mais vaguement.

– En Arabie, où est sa capitale, et sur les côtes d'Afrique, il possède quelques provinces grandes comme la France à peu près, mais plus riches.

– Ah!.. fit le jeune peintre étonné.

– Oui… vos gros richards de Paris et de Londres seraient des mendiants à Mascate, la ville des perles et des diamants… l'entrepôt de l'Inde… Mais il y fait trop chaud… Je reviens en France parce que je m'ennuyais là-bas… L'iman avait fait la paix avec l'Égypte, et mes soldats cipayes n'avaient plus de besogne… J'ai laissé mon palais, mes femmes et vingt-cinq lieues de côtes qu'on m'avait données… Je rapporte à peine quelques millions… A votre tour, mon jeune camarade.

 

III
DEUX PETITS CHAPEAUX DE PAILLE

Montalt avait énuméré ses titres pompeux avec une grande simplicité, mais cette simplicité même parut au jeune peintre un surcroît de fanfaronnade. Elle le mit en défiance et rompit tout à coup le charme qui l'entraînait vers son compagnon de voyage. Ce charme, d'ailleurs, agissait contre son désir. Il était bien jeune et tenait d'autant plus à la dignité de sa moustache naissante. Il eût voulu montrer plus de constance dans sa rancune; il se reprochait un peu la rapidité de son facile pardon. En somme, la conduite de l'Anglais avait été insultante; ses tardives excuses ne pouvaient effacer qu'à demi la grossièreté de son procédé.

Et puis, qui ne sait que ces excuses, octroyées de bon cœur et sans qu'on les demande, ont l'air parfois d'une aumône faite à la faiblesse?

Étienne se disait tout cela depuis dix minutes et bien d'autres choses encore. S'il ne pouvait point parvenir à froncer le sourcil, c'est que Montalt le dominait déjà par l'attrait de sa nature séduisante et sympathique.

Mais en ce moment on se moquait de lui par trop à découvert; sa susceptibilité engourdie se réveilla. Pour répondre à la question du nabab, il tâcha d'aiguiser son sourire le plus railleur.

– Parbleu! milord, dit-il, nous n'avons pas eu de chance!.. Attendre si longtemps pour nous rencontrer, quand nous étions si près l'un de l'autre… Tel que vous me voyez, je suis premier ministre démissionnaire de Sa Majesté le bon roi de Lahore.

– Vous ne me croyez donc pas?.. demanda Montalt sans perdre son sourire ami.

– Pourquoi cela?

– Parce que vous me répondez comme on fait à ces hâbleurs d'auberge, connus pour raconter des aventures impossibles.

Étienne se pinça la lèvre avec triomphe: le coup avait porté.

– Il me semble, dit-il, que si vous avez été général en chef des armées de l'iman de Mascate, je puis bien…

– Enfant que vous êtes! interrompit Montalt; sur ma parole, l'ignorance est plus incrédule encore que l'expérience!.. Mes dignités passées et mes millions vous semblent une plaisante rodomontade, parce que vous me trouvez dans une voiture publique, n'est-ce pas?

– Le fait est…

– Vous voyez bien ces deux bonnes chaises de poste qui courent au devant de nous?.. interrompit encore Montalt.

Depuis quelques heures en effet, deux chaises de poste avaient dépassé sans effort la lourde diligence et semblaient ne point vouloir la perdre de vue.

– Eh bien?.. dit Étienne.

– Eh bien! mon jeune camarade, tout ce que contiennent ces chaises de poste est à moi, quoique j'aie laissé à Brest les cinq sixièmes de mon bagage.

– Ah!.. fit Étienne, et pourquoi prendre la diligence, alors?

– Je suis très-capricieux… Mais ne trouvez-vous pas que ces chaises de poste nous envoient beaucoup de poussière?

– Si fait.

– Attendez!

Montalt mit sa tête en dehors et siffla, comme il l'avait fait déjà sous la voûte des messageries.

Les deux chaises de poste s'arrêtèrent immédiatement et du même coup.

Étienne ouvrit de grands yeux.

Quand la diligence passa auprès des chaises arrêtées, Étienne vit, à l'une des portières, deux têtes noires, à l'autre une figure de jeune femme pâle et triste.

Montalt ne prononça qu'un seul mot.

– Arrière…

La jeune femme eut un sourire docile; les deux têtes noires s'inclinèrent silencieusement, et de tout le voyage, on ne revit plus les chaises de poste.

– Je suis très-capricieux… répéta Montalt en se tournant vers le jeune peintre; et puis, bien que j'aie couru le monde, il me vient parfois des idées naïves qui ressemblent à celles des enfants.

Sa voix prit un accent mélancolique et plus doux.

– Personne ne m'aime en ce monde, continua-t-il, et je voudrais tant être aimé!.. Je suis seul, toujours seul… Aux heures de tristesse, nul ne me console… et quand je suis heureux, je cherche en vain un sourire ami qui réponde à ma joie… Vous allez me railler encore, mon jeune camarade, et c'est pourtant la vérité tout entière… Je suis monté dans cette diligence, espérant que les hasards du voyage amèneraient sur mon chemin un être que je pusse aimer…

Étienne l'écoutait avec un étonnement où l'émotion se glissait malgré lui; la voix de Montalt était si chaleureuse et ses paroles semblaient si bien partir du cœur.

– Mais… dit pourtant Étienne, êtes-vous donc complétement abandonné comme vous le dites?.. et pourquoi le seriez-vous?..

– Je ne sais.

Étienne rougit.

– Cette belle jeune femme, reprit-il en hésitant, dont je viens d'entrevoir la figure…

– Mirzé! s'écria le nabab, pauvre fille… Entendons-nous bien, je vous prie!.. Quand je dis: Je voudrais être aimé, je ne parle pas des femmes… J'ai mes idées sur les femmes, mon jeune camarade… S'attache-t-on au flacon de Champagne dont le bouchon vient de sauter par la fenêtre?.. A-t-on l'idée de chérir le cristal vide où tout à l'heure fraîchissait le sorbet parfumé?

– Ah!.. fit Étienne avec reproche; est-ce là votre pensée sérieuse, milord?

– Non… répondit Montalt dont les sourcils se froncèrent légèrement; si vous voulez ma pensée sérieuse, je changerai de langage… Je hais la femme, monsieur, et je la méprise… cela du plus profond de mon cœur!

Son regard avait un éclat dur et méchant. Sa voix, dont les inflexions sonores exprimaient naguère tant de sensibilité, devenait sèche et froide.

– Mais nous avons le temps de parler de toutes ces choses, reprit-il en rappelant son sourire. Je tiens beaucoup à Mirzé, d'ailleurs… je l'ai achetée mille gourdes, il y a un an… et je ne regrette pas mon argent… Mais vous ne m'avez pas dit encore qui vous êtes, mon jeune camarade.

Au moment où Étienne ouvrait la bouche pour répondre, deux têtes de chevaux, poilues et basses, dépassèrent la portière du coupé; on entendit en même temps le son d'un fouet et une voix enrouée qui criait:

– Hie! Dindonnet! voleur que vous êtes! hie! Coco! vieux fainéant!

Coco et Dindonnet étaient les coursiers de la Concurrence dont le postillon, par un effort désespéré, voulait en ce moment dépasser la voiture rivale.

Le postillon de la diligence lutta tant qu'il put, mais les deux rosses de son adversaire avaient de l'élan, et d'ailleurs il était superflu de ménager leur agonie.

Nos deux voyageurs du coupé virent passer lentement le long de la portière le corps jaunâtre et poudreux de la patache ennemie qui prenait décidément l'avance.

Pendant cela, Étienne déclinait ses noms et qualités; mais Montalt ne l'écoutait plus.

Son regard s'attachait, avide et perçant, à la rotonde de la Concurrence où se montraient, à demi cachées par les bords de leurs chapeaux de paille, deux ravissantes figures de jeunes filles.

– Morbleu!.. murmurait Montalt, Dieu sait pourtant que j'en ai vu beaucoup en ma vie!.. mais jamais de si délicieuses!

Étienne disait:

– Je n'avais pas de parents… et ma foi, j'acceptai volontiers la proposition de ce gentilhomme breton qui m'appelait pour orner son château… Voilà comment j'ai quitté Paris, milord.

– Laquelle est la plus charmante?.. pensait tout haut Montalt dont les yeux brillaient, ardents et fixes; mais, Dieu me pardonne! il me semble qu'elles pleurent, les pauvres enfants…

– J'ai passé là deux ans… reprenait le jeune peintre qui s'écoutait lui-même et ne prenait point garde à la préoccupation du nabab, deux ans, mon Dieu!.. et cela m'a paru à peine plus long que deux journées heureuses…

Montalt se retourna vivement.

– Mais voyez donc!.. s'écria-t-il; leurs petites joues sont baignées de larmes…

– Qu'est-ce? demanda Étienne.

Montalt lui montra du doigt la rotonde de la Concurrence, où le jeune peintre ne vit rien, parce que les deux voyageuses venaient de relever le store de leur portière.

Montalt fit un geste de dépit.

– A peine sorties de la coque!.. grommela-t-il, elles ont déjà reçu de bonnes leçons du diable… elles savent se cacher à propos pour aiguiser le désir… et tout ce manége d'enfer où se prend le cœur des fous depuis le commencement du monde…

– M'expliquerez-vous? commença Étienne.

– Je suis tout à vous, mon jeune camarade; nous disions que vous avez nom Moreau et que vous marchez sur les traces de Raphaël… Belle carrière, sur ma foi!.. La chose qui me ravit en tout ceci, c'est que vous n'êtes pas gentilhomme.

– Quoi! dit Étienne, détestez-vous encore les gentilshommes?

– Bien moins que les Bretons, et pas autant que les femmes… Je vous avertis d'ailleurs que c'est le dernier article de ma liste… A part ces trois catégories d'individus, je suis assez philanthrope…

– En abhorrant à peu près les trois quarts de l'espèce humaine?

– Le compte n'y fait rien… Passons à un sujet plus intéressant… Mon jeune camarade, vous me plaisez… En pouvez-vous dire autant de moi?

Les yeux noirs et brillants de Montalt laissaient voir l'importance singulière qu'il attachait à la réponse d'Étienne. C'était une déclaration d'amitié à brûle-pourpoint.

Le jeune peintre hésita franchement, et le visage de Montalt eut le temps de se rembrunir.

– Milord, dit enfin Étienne avec un peu de froideur, vous êtes un homme puissant… moi je suis un pauvre diable d'artiste, à la bourse légère, aux pinceaux inconnus… Que peut vous importer ma chétive opinion?

– C'est-à-dire que je ne vous plais pas.

– Permettez!.. S'il me semblait convenable de parler avec liberté entière…

– Parlez! s'écria l'Anglais dont le dépit ne se cachait point. Pour Dieu, monsieur, je ne vous demande pas de grâce!

– Eh bien, milord, au premier regard que j'ai jeté sur vous, j'ai ressenti une impression étrange… Quelque chose m'entraînait à vous respecter…

– Je ne veux pas de respect!

– A vous aimer… Puis est arrivée votre bizarre boutade…

– Vous y songez donc toujours?..

– Mon Dieu, non!.. Et, pour achever en un seul mot, ce qui me… comment dirai-je cela?.. ce qui me repousse en vous, ce sont vos haines fantasques et le mépris odieux que vous avez pour les femmes.

– Oh! oh!.. vous êtes amoureux, M. Étienne?

– Éperdument, milord.

– Peste!.. à votre âge… j'aurais dû m'en douter… Ah çà! c'est une chose bien merveilleuse que les femmes puissent ainsi me faire du mal, même quand je les fuis comme la fièvre jaune!.. Si vous saviez… ajouta-t-il en portant la main à son front, dont les rides se creusèrent tout à coup; si vous saviez!..

Il y avait un souvenir aigu et douloureux derrière ces paroles, qui sonnaient comme une plainte.

Étienne se repentit.

– Pardonnez-moi, milord, dit-il doucement, mon intention n'était pas de réveiller des chagrins…

– Des chagrins!.. interrompit Montalt en se redressant, quels chagrins?.. N'allez-vous pas me prendre pour une victime de l'amour?.. Morbleu!.. mon jeune camarade, gardez votre pitié pour une occasion meilleure… Je n'ai jamais aimé, moi, et c'est sur votre sort que je m'apitoie sincèrement.

Étienne eut un sourire triste.

– Je ne suis pas comme vous… dit-il en secouant la tête, je ne repousse pas la pitié… car je souffre.

Montalt lui prit la main dans un mouvement d'irrésistible affection.

– Elle ne vous aime pas?.. murmura-t-il.

– Je crois qu'elle m'aime.

– Vous croyez?.. Oh! elles vous prennent ainsi jeunes, beaux, généreux, pour exalter d'abord vos cœurs jusqu'au délire et pour vous briser ensuite sans pitié!.. Elles se sentent invulnérables, parce qu'elles ne boivent point leur part du philtre mortel…

– Vous ne parlez pas d'elle, n'est-ce pas? dit Étienne.

– Je parle de toutes les femmes.

– Vous ne parlez pas d'elle!.. répéta Étienne d'un ton impérieux, car je ne permettrais pas qu'on lançât, même au hasard, l'insulte qui pourrait retomber sur sa tête… Tant pis pour vous, milord, si vous n'avez jamais rencontré en votre vie une jeune fille à l'âme angélique et sainte… Tant pis pour vous si Dieu vous a refusé la joie d'aimer!.. Votre malheur ne vous donne point le droit de calomnier ce que vous ne connaissez pas… Elle est pure, entendez-vous?.. Elle est noble! et c'est à genoux que je l'aime!

La joue du jeune peintre s'était colorée vivement; ses yeux brillaient; l'émotion faisait trembler sa voix.

En l'écoutant, Montalt s'était pris à rêver.

– Toujours la même histoire! murmura-t-il; et ce sont les plus belles âmes que Dieu choisit pour les frapper de cette folie!.. Écoutez!.. reprit-il en s'adressant à Étienne; mon amitié peut être plus forte que mes aversions… Qui sait si vous n'allez pas me convertir, mon jeune camarade?.. Voulez-vous me parler d'elle et me confier le roman de vos amours?..

 

– A vous?.. se récria Étienne.

– A moi qui suis déjà votre ami… répliqua l'Anglais avec prière, à moi qui l'aimerai si elle vous aime…

Il avait mis dans ces derniers mots cette éloquence persuasive et vraie qu'il semblait prendre tout au fond de son cœur.

Étienne résista faiblement, puis il parla. C'est un bonheur si grand que de confier certains secrets, ne fût-ce qu'à demi. A l'âge qu'avait Étienne, l'âme s'épanche avec tant de joie! Et puis Montalt souriait en l'écoutant; on eût dit que ces jeunes souvenirs lui réchauffaient le cœur.

Étienne, sans prononcer aucun nom, raconta son arrivée au château et cette douce pente qui l'avait entraîné à son insu vers Diane. Il dit les premiers sourires de la jeune fille et ces vagues espoirs qui d'abord avaient fait battre son cœur.

Ce n'était pas un roman comme l'avait pensé le nabab, c'était une simple histoire: la vie tendre et confiante de deux enfants, qui s'aimaient sans se le dire.

Il n'y avait point d'incidents, car Étienne taisait une partie de la vérité. Ce n'était pas au sceptique étranger qu'il eût voulu confier ce mystère qui entourait, depuis si longtemps, la conduite des deux sœurs. Sur ce point le silence lui était d'autant plus facile que jamais il n'avait soupçonné.

Et quoiqu'il n'y eût rien dans le récit pour réveiller une curiosité blasée, rien qu'un pur et doux tableau d'amour, le nabab écoutait les yeux baissés et le front rêveur. Parfois, lorsque la narration du jeune peintre s'animait au passage d'un souvenir plus cher, on aurait vu Montalt sourire avec mélancolie.

Son regard s'élevait alors furtivement sur Étienne. Ce regard ému exprimait-il de la compassion encore ou déjà de l'envie?

Étienne laissait dire son cœur. Tout ce qu'il avait ressenti durant ces deux belles années, il se le rappelait tout haut avec délices. Aucun détail, si petit qu'il fût, ne se perdait dans sa mémoire emplie. On reconnaissait les mots charmants et timides qui tombent d'une bouche de vierge; on devinait l'aveu muet que laisse échapper le sourire; on sentait trembler la petite main blanche sous le baiser dérobé…

C'était gracieux comme le premier amour lui-même.

Et le jeune peintre, qui s'était fait prier d'abord, ne tarissait plus maintenant. Il cherchait, au contraire, à prolonger la confidence; il caressait, comme en se jouant, la poésie chaste des détails de son histoire.

Montalt ne l'interrompit point; mais que de fois son visage mobile avait changé pendant le récit!

Tantôt il écoutait pour Étienne, et alors ses beaux traits gardaient ce sourire tout plein de tendresse et de paternelle protection. D'autres fois, la ligne fière de ses sourcils se brisait tout à coup; une pensée d'amertume venait assombrir sa figure pâlie. C'est qu'alors il écoutait pour lui-même et qu'il faisait un retour sur son propre cœur.

– Oh! milord, s'écria le jeune peintre en joignant les mains, et tout cela est fini!.. J'ai vingt ans, et c'est du passé que je vous parle. Diane!.. ma pauvre Diane!.. sais-je si je la reverrai jamais?

Montalt avait les lèvres serrées et appuyait sa tête contre les parois de la voiture. Il était en un de ces moments où l'amertume d'un souvenir lointain semblait raviver et faire saigner de nouveau quelque vieille blessure de son âme.

Étienne ne prenait point garde.

– Vous… vous-même, reprit-il dans son enthousiasme, vous qui niez tout, milord, vous l'auriez aimée comme moi, j'en suis sûr… Que ne puis-je vous la montrer sous les grands ombrages de ce pays enchanté!..

Il ferma les yeux, comme pour la retrouver en un rêve.

– Dix-huit ans!.. reprit-il d'une voix plus basse; un front naïf comme celui d'un enfant, mais qui se redresse parfois orgueilleux et vaillant comme le front d'une reine… Des yeux rieurs où les larmes mettent une tristesse céleste… La taille d'une fée, la voix d'un ange… Et un cœur!.. Dites, milord, qu'eussiez-vous fait à ma place?

Montalt se redressa avec lenteur et le regarda fixement.

Le jeune peintre tressaillit sous ce regard froid et lourd.

– A votre place, M. Étienne, répliqua Montalt d'un ton de sécheresse, je n'aurais pas laissé la pauvre enfant languir comme cela pendant deux longues années.

Étienne, qui s'était rapproché involontairement durant son récit, s'éloigna jusqu'à l'autre angle du coupé.

Montalt avait retrouvé son sarcastique sourire.

– Chacun a sa manière de voir… reprit-il; vous me demandez mon sentiment, je vous le dis… Si cette déité bretonne est aussi charmante que vous le prétendez, ma foi! mieux eût valu en profiter que de la laisser en proie à quelque hobereau mal peigné du voisinage.

– Mais… dit Étienne, j'étais pauvre… je ne pouvais pas être son mari.

– J'entends bien… moi, j'aurais été son amant.

Le jeune peintre devint pâle. S'il eût obéi au fougueux mouvement de colère qui s'empara de lui, cet entretien, commencé d'une façon si amicale, aurait fini par une bataille. Mais il se retint et se contenta de lancer au nabab un regard de sanglant reproche.

Montalt n'en tint compte. Sa bizarre humeur avait tourné. Il s'étendit dans son coin, les bras tombants, la tête renversée, reprenant cette pose indolente où toutes ses facultés semblaient sommeiller à la fois.

Le silence régna dans le coupé pendant une grande heure.

Quiconque eût assisté au dénoûment de la dernière scène, aurait cru sans doute que c'en était fait de cette liaison si rapidement nouée. Étienne, suivant toute apparence, ne devait plus se laisser prendre aux avances de cet être fantasque qui comblait les gens de caresses pour les blesser ensuite plus sûrement et mieux.

C'était là, du moins, le sentiment d'Étienne lui-même. Mais il comptait sans le nabab.

Celui-ci avait de merveilleux secrets pour faire oublier ses incartades. Il savait s'excuser avec une grâce si bonne et demander pardon, sans perdre absolument rien de cette dignité innée, qui avait plus d'une fois mis le mot respect dans la bouche d'Étienne, depuis le commencement du voyage.

On avait beau s'irriter, la colère ne tenait point contre cette gracieuse franchise de l'homme, évidemment supérieur, qui revenait de lui-même, repentant et contrit.

Car Montalt se repentait sincèrement, quitte à pécher de nouveau, à ses heures.

Et puis, sous le scepticisme provoquant et brutal dont le nabab semblait faire montre, son noble caractère perçait si souvent malgré lui: c'était un fanfaron d'incrédulité.

Derrière ce cynisme de parade, on découvrait une âme élevée, un esprit d'élite et une sensibilité poussée parfois jusqu'à cette délicatesse qu'ordinairement l'âge mûr ne connaît plus.

Les contrastes séduisent. A son insu, Étienne subissait le charme de Montalt, et s'étonnait de voir ses grands courroux se dissiper au moindre vent.

En vérité, cet homme le traitait comme un enfant. Étienne s'indignait; Étienne se cabrait, et au beau milieu de sa colère, il se sentait apaisé par un sourire, par un mot, par un rien.

Entre la Gravelle et Laval, le nabab et lui se fâchèrent bien trois ou quatre fois, et cependant, aux approches de cette dernière ville, vous les eussiez pris pour des amis de vingt ans.

Leur liaison, qui datait à peine de quelques heures, s'était serrée comme par enchantement, et comportait déjà de ces coquetteries, qui font de la brouille la plus sérieuse en apparence un pont joyeux, conduisant tout droit à la réconciliation.

Et à mesure que le temps passait, le nabab faisait petit à petit la conquête de son franc parler. Étienne repoussait bien encore les désolantes théories de son compagnon de route, mais il ne se croyait plus obligé de tourner le dos à la moindre parole offensante pour le beau sexe. Il écoutait; il discutait, quoique, sur le terrain de la moquerie, il ne fût vraiment pas le plus fort.

La diligence arrivait au faubourg de Laval, ayant toujours devant elle la victorieuse patache, dont les chevaux se tuaient héroïquement pour soutenir leur triomphe.

– Eh bien! dit Montalt, vous voyez que je ne suis pas si fou d'avoir laissé mes noirs se carrer en chaise de poste pour prendre, moi, la voiture publique… J'ai rencontré ce que je cherchais… et je vous promets bien que je ne vous lâcherai pas, M. Étienne!

– Tout ce que je puis dire, milord, c'est que votre caprice a été pour moi une excellente chance…

– Eh! eh!.. fit Montalt, nous nous querellerons bien encore pourtant plus d'une fois avant d'être arrivés à Paris, s'il plaît à Dieu!.. Mais il y a déjà un progrès dans votre humeur… et sous deux ou trois jours, que je sois sage ou fou, vous m'écouterez sans colère aucune… parce que vous reconnaîtrez toujours la voix d'un ami.