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La fabrique de mariages, Vol. III

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Le comte Achille appuya sa belle tête sur sa blanche main et se dit:

– Il est donc vrai! je brise tout ce que je touche!

Il se fit horreur à lui-même. C'est flatteur.

Cela n'alla point pourtant jusqu'à dresser sur son crâne un peu étroit les boucles gracieusement étagées de ses magnifiques cheveux. Au contraire, son attention fut détournée et distraite par cette chance qu'il avait de se prendre un instant au sérieux. Son regard chercha un miroir; il passa deux fois la main sur son front…

Les marmots qui font les soldats se frisent bien la moustache.

Ce ne fut qu'un moment. Si mademoiselle Jenny fût restée une minute de plus à son poste d'observation, elle aurait vu le comte Achille agenouillé devant le sofa et contemplant Béatrice les larmes aux yeux.

De vraies larmes, cette fois. Cette auréole de fatalité qu'il s'était adjugée donnait satisfaction a son amour-propre futile. Cela le faisait clément en même temps que victorieux. La corde des bonnes impressions vibrait en lui avec une vigueur inaccoutumée.

Il avait pitié; c'était dans son rôle de conquérant. Souvenez-vous des grandes mélancolies de Napoléon traversant les champs de bataille au lendemain de la mêlée.

Il avait pitié. – Peut-on regarder sans compassion ces pauvres fleurs inclinées sur leur tige?

L'idée vient, l'idée de la goutte d'eau secourable qui pourrait leur rendre l'existence.

L'eau à la plante, le bonheur à la femme. Une goutte d'espoir, une goutte de cette rosée d'amour qui ranime et qui vivifie.

Une fois entré dans cette voie, la faiblesse même de sa nature et la débonnaireté réelle de son cœur devaient le mener très-loin. La plupart de ces gens ont du moins cette qualité neutre de ne savoir pas plus résister au bien qu'au mal. Le comte Achille valait certes mieux que le commun des jeunes premiers en retraite. S'il eût été en bonnes mains, on aurait fait de lui un père noble passable en quelques années de temps, entre des mains habiles comme celles de madame la marquise de Sainte-Croix… Mais nous ne savons pas encore à quelle sauce cette éminente personne prétendait le dévorer.

Il fut touché loyalement et profondément. Il ne serait pas juste d'analyser avec trop de minutie les diverses causes de son émotion. L'appareil de Marsh trouve partout de l'arsenic. Il est incontestable que notre analyse découvrirait dans l'émoi présent du comte Achille une très-notable dose d'égoïsme; mais nous avons déjà manqué d'indulgence à l'égard de ce personnage, précisément à cause de la place un peu trop large et trop haute que ses pareils, typiquement parlant, occupent dans notre beau monde. Aller au delà, ce serait exagérer la sévérité.

Souvenons-nous qu'aucun groupe typique de consciences ne résisterait au travail de l'appareil de Marsh, transporté dans le domaine moral.

En somme, le comte Achille pouvait bien se reprocher la fin prématurée de sa première femme, conduite au tombeau par le chagrin; mais il ignorait, nous l'affirmons, les moyens terriblement ingénieux pris par madame de Sainte-Croix et ses complices pour hâter cette catastrophe. Il ne connaissait pas la comédie nocturne jouée au chevet de la jeune comtesse.

Le seul coupable, à son sens, c'était lui-même. Devant cette pauvre belle créature inanimée, il fit serment de n'être pas deux fois meurtrier.

Il resta là, seul, en face de ce mal semblable à la mort; il ne voulut point d'aide, parce que sa sensibilité, tout à coup exaltée, connut pour un instant les délicatesses du dévouement viril. Il se dit avec raison: «Il suffira de moi pour lui rendre la vie.»

Ainsi agenouillé et réchauffant de ses lèvres la bouche froide de cette femme qu'il avait adorée presque enfant, dont les sens et le cœur étaient nés à son profit, il évoqua malgré lui tout le passé.

La poésie n'est pas toujours en nous. Le choc des événements la produit.

Il est des orages de poésie aussi indépendants de nous que ces autres orages, nés de la bataille des nuées, qui se heurtent au-dessus de nos têtes.

Tout ce poëme charmant des jeunes amours se déroula autour du comte Achille comme une guirlande fleurie. Il revit ce sourire qui avait éclairé son deuil, il écouta ce chant suave et doux qui tombait de la fenêtre modeste, là-bas en la vieille cité de Liége. Comme elle était charmante, inclinée sur sa broderie et secouant ces grands cheveux prodigues qui l'aveuglaient comme un voile!..

Quand elle relevait la tête, quel rayon!

Et sa tâche terminée, comme le naïf triomphe illuminait son front de seize ans!

Le comte Achille se disait, – à cette heure, il s'en souvenait bien: «Pourquoi tant de joie? Fallait-il la tâche accomplie pour que sonnât l'heure du rendez-vous?»

Il la suivit, – pour savoir.

Et déjà son cœur battait, épouvanté par cette idée; le jeune amant l'attendait au détour de la rue prochaine.

Son cœur battait plus fort au détour de chaque rue.

Où allait-elle ainsi, leste et pressée? Pour qui se hâtait-elle?..

Le vent prenait les plis du voile qui flottait sur son petit chapeau de paille, découvrant une boucle brillante et mobile.

Elle allait, elle courait…

Oh! cette maison à la porte pauvre et sombre dont elle souleva tout à coup le marteau!

Le comte Achille ne s'arrêta point devant la porte refermée. Il entra, – toujours pour savoir, car il était déjà jaloux.

Le comte Achille avait rêvé bien souvent dans ses rêves ce pur et délicieux tableau: l'ange des charitables dévouements au chevet d'une humble agonie.

Elles sont si belles quand la piété miséricordieuse éclate dans leur regard et rayonne autour de leurs fronts!

Il s'esquiva, mais il revint. La pauvre Émerance lui parla de Béatrice. Il aima comme un fou, se disant dans la sincérité de ce paroxysme: «Je n'ai jamais aimé ainsi, jamais ainsi je n'aimerai…»

Puis ce furent les joies de la conquête, chastes et chères prémisses d'un hymen loyal des deux parts.

Car le comte Achille se fut fait dégoût à lui-même s'il n'eût pu se dire à cet instant: «J'étais sincère: je voulais tenir au delà de mes promesses.»

Cette union valait devant Dieu.

Tout en songeant ainsi, le comte Achille entourait Béatrice de ces soins que chacun sait administrer aux personnes privées de sentiment. Quand Béatrice poussa le premier grand soupir, il se mit à guetter ce réveil qu'il allait faire si joyeux. Il l'admira, pâle qu'elle était encore et gracieusement affaissée dans ses bras. Il s'écria dans le fond de son cœur: «Je l'aime! je sens que je l'aime! Elle est ma femme, je veux lui donner assez de bonheur pour expier toutes ses larmes!..»

Il n'avait plus que cette pensée dans l'esprit et que ce désir dans l'âme.

Un baiser acheva le réveil de Béatrice, qui ouvrit les yeux, cherchant ses souvenirs.

– Vous ici!.. murmura-t-elle.

Il y avait du ravissement dans ses yeux pendant qu'elle le contemplait agenouillé.

– Il y avait si longtemps!.. dit-elle encore; – est-ce que je rêve?..

Achille s'assit auprès d'elle sur le sofa et passa son bras derrière sa taille.

Il y avait un cœur maintenant sur son visage, et vous l'eussiez trouvé plus beau à cette heure où il l'aimait.

Béatrice avait refermé les yeux, craignant peut-être de voir s'envoler ce doux songe.

Il lui dit:

– Peux-tu me pardonner et m'aimer comme autrefois?

Le sourire entr'ouvrit les lèvres de Béatrice, et, tandis que ses yeux restaient clos comme dans l'extase:

– Je t'aime mieux qu'autrefois, répliqua-t-elle.

Achille mit ses lèvres dans cette chevelure opulente aux masses flexibles et parfumées.

– Ange! pauvre ange chéri! balbutia-t-il.

Puis, s'interrompant:

– Écoute! il y a des heures où je ne suis pas moi-même. Un mauvais génie plane autour de moi. Je t'aime et je n'aime que toi, Béatrice…

Elle jeta ses deux bras autour du cou de son mari. Sa bouche se fronça, cherchant à tâtons le baiser.

– Répète cela, balbutia-t-elle.

– Je t'aime! je n'aime que toi, Béatrice! ma compagne chérie! ma femme!

Il était sincère, nous nous portons sa caution.

Mais la sincérité de l'ancien jeune premier n'exclut jamais la comédie dans l'expression, ni l'emphase dans le sentiment.

Il ne se croirait pas éloquent s'il n'était troubadour.

C'est le stigmate indélébile. Alors même que les vieux enfants gâtés font bien, l'allure et la virilité leur manquent. Leurs parents ont soin, la plupart du temps, de les tuer avant la dix-huitième année; cela éclaircit leurs rangs. S'ils étaient plus nombreux, il faudrait créer pour eux une nouvelle catégorie en dehors de la femme et au-dessous de l'homme: un sexe surnuméraire.

Béatrice rouvrit les yeux et l'enveloppa d'un long regard tout plein de passion.

– Merci! fit-elle.

– Je voulais te dire, reprit Achille; – tu ne sais pas, toi, pauvre sainte, gardée par la vertu sereine, ce que c'est que l'entraînement de la passion… Il y a des cœurs qui brûlent comme la lave… Il y a des ardeurs à la fois si fatales et si folles…

– Allons loin de Paris! l'interrompit-elle.

– Oh! tu m'as deviné! s'écria-t-il avec un naïf transport; – ton amour t'a donné l'intelligence de ces choses inconnues!.. Fuyons! tu as bien dit! fuyons tous deux, loin, bien loin… Je te confie mon bonheur et toute ma vie… Tu me garderas contre moi-même…

Béatrice pensa tout haut:

– Tu l'aimes donc bien!..

Une plus savante n'aurait pas dit cela.

Le comte Achille laissa tomber sa tête jusque sur sa poitrine. Il avait la conscience de la beauté de son rôle. Il posait en héros avec un véritable plaisir.

– Béatrice! prononça-t-il d'une voix altérée, – n'essaye pas de sonder un abîme insondable! Sauve-moi de moi-même, voilà la tâche que Dieu te donne. Elle est belle, accomplis-la!.. Je t'aime, et je veux que tu sois ma femme; que te faut-il au delà?.. Nous partirons demain… Je ferai, de notre union sanctionnée et cimentée par la loi, un port où m'abriter contre la tempête… Tu seras une barrière entre moi et l'enfer…

 

La tirade fut longue.

Il est nécessaire de l'avouer, les femmes écoutent parfois ces réminiscences malades du drame allemand. Elles ne détestent pas assez ces balivernes. Quand le jeune premier émérite ne tombe pas sur une courtisane, il peut souvent parler pendant une demi-heure sans exciter le rire. C'est là tout à la fois son triomphe et son suprême malheur.

Il pèse sur tout ce qu'il aime; il est dompté à coup sûr par quiconque ne l'aime pas.

Béatrice était aussi supérieure au comte Achille que le pur diamant est supérieur au strass vaniteux et vulgaire; mais c'est le propre de la supériorité de s'abaisser elle-même devant l'objet aimé.

L'être supérieur crée l'idole à l'image de sa propre force.

Béatrice écoutait, la pauvre belle âme, subjuguée et charmée. Elle buvait les paroles avec une sorte d'ivresse. Elle admirait, elle adorait. Elle se demandait de bonne foi par quelle vertu elle avait mérité cet immense bonheur.

– Si un jour, dit-elle dans son humilité idolâtre, – tu venais à regretter…

– Je serai lié! l'interrompit héroïquement le comte Achille; – c'est ce que je veux, c'est ce que je souhaite… Une chaîne pour moi, c'est une arme; j'ai besoin d'arme pour me défendre…

Il ajouta, entrevoyant peut-être le ridicule souverain de cette argumentation:

– Pour défendre mon bonheur, qui est de t'aimer.

Béatrice lui tendit sa main blême et tremblante. Il y déposa un baiser et reprit:

– Ce soir, la petite fête pour le retour de notre Césarine… Demain, le départ… Nous nous rendons à notre terre de Bourgogne… Nous nous marions sans bruit: le silence est ce qu'il y a de mieux autour d'une réparation… Nous restons ensemble pendant toute la belle saison, et, à notre retour à Paris, nous sommes de vieux époux… En quelques mois, nous avons regagné des années.

Béatrice s'inclina. Elle mit un baiser avec une larme sur la main du comte Achille.

– As tu fini?.. pensait mademoiselle Jenny derrière la porte.

M. Baptiste avait bien raison de dire que le style de cette jeune camériste était plein de hardiesses répréhensibles.

Mademoiselle Jenny était à son poste d'honneur. Elle avait l'oreille à la serrure depuis dix minutes pour le moins. Elle n'avait rien perdu des éloquentes péroraisons de M. de Mersanz.

Son premier mouvement avait été la frayeur, car mademoiselle Jenny avait intérêt à ne point permettre que ce petit drame eût un heureux dénoûment; mais elle connaissait son comte Achille, et le résultat de ses réflexions fut ainsi formulé: «As-tu fini?»

Elle avait, à ce qu'il paraît, de quoi combattre les chevaleresques résolutions de son maître.

L'instant d'après, Achille et Béatrice étaient émus et silencieux à côté l'un de l'autre. Leurs mains réunies se parlaient. Béatrice ne se souvenait point d'avoir goûté un bonheur aussi parfait. Achille, fier de la joie qu'il donnait, se sentait libre et heureux. Béatrice avait consenti au départ. Elle remerciait Dieu dans son cœur pour cette félicité qui lui tombait du ciel, au plus fort de sa détresse.

Quand le comte Achille reprit la parole, ce fut pour dérouler ces doux projets qui naissent toujours d'une bonne résolution, pour esquisser le tableau de cette solitude enchantée que leur amour allait embellir. Il se complaisait à cela, et Béatrice l'écoutait comme on savoure un beau rêve.

Tout à coup, la porte s'ouvrit, et mademoiselle Jenny, feignant d'être tout essoufflée d'une course qu'elle n'avait point faite, s'écria:

– Mademoiselle Césarine!

Béatrice se leva d'un bond, tandis que M. de Mersanz fronçait, en vérité, le sourcil. La situation le tenait; il n'était point content d'être dérangé.

– Qu'elle vienne, la chère enfant, qu'elle vienne! dit vivement Béatrice.

Mademoiselle Jenny ne bougeait pas.

– Allez donc la chercher! ajouta Béatrice.

Au lieu d'obéir ou de répondre, mademoiselle Jenny annonça de nouveau, mais d'un ton patelin et en baissant les yeux:

– Madame et mademoiselle de Sainte-Croix.

Achille se leva à son tour. Il chancelait sur ses jambes.

La figure de Béatrice se couvrit d'une mortelle pâleur.

Elle regarda son mari, qui détournait la tête.

– Je ne reçois pas, dit-elle; – allez, et répondez que je ne reçois pas!

Achille était muet.

Mademoiselle Jenny restait toujours immobile.

– Eh bien?.. fit impérieusement Béatrice.

– C'est que… balbutia mademoiselle Jenny en jouant l'embarras, – ces dames sont déjà au salon.

M. de Mersanz fit un mouvement pour sortir.

– Et qui vous a autorisée…? commença la jeune comtesse.

Cette fois, mademoiselle Jenny releva la tête et répondit d'une voix assurée:

– C'est mademoiselle de Mersanz qui m'a donné l'ordre de les recevoir.

Béatrice se laissa choir sur le divan.

Le comte Achille hésita un instant, puis il lui baisa la main et sortit en disant:

– Je vais embrasser ma fille.

VIII
– Le cabinet du mari. —

Un temps de galop ramenait notre cavalcade le long du bas côté de l'esplanade des Invalides. Frémieux, le maquignon fashionable, tenait la tête; M. de Grévy et M. de Montmorin suivaient.

Frémieux disait:

– A cent cinquante louis, vous n'en trouveriez pas un pareil!

– Règle générale, répliqua M. de Montmorin, – chaque fois que Frémieux vous engante, c'est uniquement pour vous faire plaisir. Il a choisi la carrière chevaline pour donner cours à sa générosité naturelle. Aussi vient-il d'acheter une terre de deux cent mille écus dans le Calvados.

– Pour surveiller de près ses élèves, ajouta Grévy.

Ils galopaient. – Ils arrivèrent devant la grille de l'hôtel de Mersanz.

Le vicomte de Grévy s'interrompit pour dire:

– Passez franc, Frémieux, et ne regardez que d'un œil.

Frémieux, obéissant, ne fit que passer. Il jeta un coup d'œil rapide au travers de la grille. Le vicomte et M. de Montmorin, qui le suivaient, passèrent en affectant de tourner la tête.

Frémieux dit quand le trio équestre eut enfilé la rue Saint-Dominique:

– Il n'y a plus personne dans le jardin, personne sur la terrasse de madame du Tresnoy; toutes les fenêtres de l'hôtel sont closes… C'est lugubre comme un décor de mélodrame.

– Nous verrons un acte ou deux ce soir, répliqua M. de Montmorin.

– Messieurs, dit le vicomte de Grévy, – cette femme-là est une des plus belles, des plus spirituelles, des meilleures que j'aie rencontrées, depuis que j'ai des yeux pour regarder les femmes… Nous ne pouvons rien pour elle; mais le premier venu peut aggraver le danger de sa position en colportant ou en écoutant les bruits qui courent…

– Sur dix personnes que nous avons rencontrées au bois, fit observer Montmorin, neuf nous ont parlé de cette affaire-là… C'est le bruit public… on ne peut empêcher Paris de bavarder.

– Et, d'ailleurs, ajouta Frémieux, naturellement porté à la sévérité en fait de morale par le genre de commerce qu'il avait l'honneur de pratiquer, – voilà madame de Mersanz qui va rentrer dans sa famille. Il faut que la position soit régularisée.

Notez ce mot. Il est poignard.

Les mots poignards sont au nombre de douze ou quinze dans le langage parisien.

Si vous entendez une rumeur d'où se dégage ce mot: régulariser la position, soyez sûrs qu'il y a quelqu'un à tuer.

On parla d'autre chose. M. le vicomte de Grévy resta soucieux.

Dans le jardin de l'hôtel de Mersanz, le silence le plus complet régnait. A l'intérieur, on achevait les préparatifs de la fête de ce soir. M. Baptiste était dans son beau. C'est à ces heures solennelles qu'on juge un général en chef.

M. Baptiste était calme et hautain. Il donnait ses ordres du bout des lèvres. Parfois, quand mademoiselle Jenny et lui se croisaient dans les corridors, un sourire plein de malicieuse finesse était échangé.

Évidemment, ces deux bonnes âmes comptaient bien se divertir, ce soir.

– Ça marche! dit mademoiselle Jenny après sa dernière expédition dans la chambre à coucher de Béatrice.

– Ça marche, répondit M. Baptiste, – je viens d'entrouvrir une lettre adressée à monsieur. Elle est du maréchal et j'y ai lu cette phrase: «Songez à régulariser votre position…»

Le bon capitaine Roger dormait sous les charmilles.

Barbedor regagnait ses domaines, après avoir poussé aussi loin que possible le scandale du jardin. Niquet et Palaproie effrayaient les passants sur l'esplanade par les moulinets insensés de leurs cannes et leurs clameurs patriotiques.

Les bonnes gens du quartier disaient:

– Si on peut mettre des vieux dans des états pareils… C'est pourtant chez le comte de Mersanz qu'ils vont faire leurs farces…

Mais c'est à l'hôtel du Tresnoy que notre drame se continue.

Madame la baronne du Tresnoy et madame la vicomtesse de Grévy étaient réunies dans une vaste pièce, à l'aspect sombre et austère, qui avait servi de cabinet de travail à feu M. du Tresnoy. Depuis sa mort, tous les objets à son usage étaient restés là tels quels. Le respect de la famille défendait ce sanctuaire, qui sentait énergiquement le renfermé.

L'ameublement du cabinet affectait le style empire. Les siéges en bois d'ébène, chargé de sobres sculptures, avaient cette tournure lourde et courte qui imprimait en ce temps à tous les objets usuels un caractère d'uniformité si fâcheuse. Le bureau, également en ébène, incrusté carrément d'un filet de nacre azuré, touchait à la muraille entre les deux fenêtres.

Au-dessus du bureau pendait le portrait de M. le baron du Tresnoy, en costume de conseiller maître à la cour des comptes. Il avait occupé cette position avant d'être préfet de police.

C'était une toile sèche et roide, signée par un bon peintre de l'école de David. La robe rouge, crûment exprimée, tuait le visage, qui s'effaçait presque, placé qu'il était à contre-jour.

Cette peinture était la seule qui ornât le cabinet. Les trois autres pans des murailles étaient recouverts par trois corps de bibliothèque en chêne noir à filets de nacre, couronnés d'une corniche conique sur laquelle se couchaient, de distance en distance, des figurines de bronze.

Presque toutes représentaient des sujets de la tragédie antique.

Les vitrines de la bibliothèque laissaient voir une belle collection de livres de grand format à la reliure austère.

Un voile de serge d'un vert sombre était jeté sur les papiers du bureau.

Rien n'était poudreux ni dérangé, en ce lieu où l'ancien maître de la maison avait coutume de prolonger ses veilles laborieuses. Le désordre eût peut-être amoindri le caractère de tristesse glaciale qui se dégageait abondamment de tous ces objets; mais il n'y avait point de désordre.

C'était un deuil calme et profond, tout plein de symétrique gravité.

Madame la baronne du Tresnoy et la vicomtesse étaient assises auprès du bureau, dont les séparait l'ancien fauteuil de travail de feu M. du Tresnoy.

Sur ce fauteuil, recouvert en maroquin vert noirâtre, plusieurs liasses de papiers étaient posées; ces papiers avaient été pris parmi ceux qui dormaient depuis des années sous la serge du bureau.

Madame du Tresnoy était pâle. De vagues inquiétudes se lisaient dans son regard.

La vicomtesse semblait fort émue. Sur son visage spirituel et gracieux, qui paraissait tout jeune au demi-jour tombant des hautes fenêtres voilées, vous eussiez reconnu cette vaillance agitée et un peu fiévreuse des chevaliers enfants qui vont se jeter dans quelque romanesque aventure.

Nous avons dû le dire: elle était charmante ainsi, par le seul espoir d'occuper au bien son oisiveté découragée.

Elle attendait. Depuis une minute ou deux, madame du Tresnoy gardait le silence. Évidemment, la rêverie la tenait.

– Il y a ici bien des secrets! dit-elle tout à coup comme en se parlant à elle-même.

Puis, prenant la main de la vicomtesse:

– Ma chère Anna, voulez-vous réfléchir encore? demanda-t-elle; – le danger existe, je vous le répète… Cette femme a brisé des obstacles plus forts que vous.

– J'ai réfléchi, chère madame, repartit la vicomtesse en assurant sa voix un peu altérée; – je vous répète à mon tour qu'il me plaît en ce moment d'affronter un danger quel qu'il soit.

Madame du Tresnoy se pencha vers elle et la baisa au front.

– Vous êtes bonne, murmura-t-elle; – vous eussiez mérité d'être heureuse.

Et, comme une étincelle de fierté blessée s'allumait dans l'œil malin de la vicomtesse, elle ajouta:

 

– Je sais que vous ne vous plaignez pas… Je sais que vous avez jeté un spirituel et hardi paradoxe sur vos tristesses… mais je sais que vous souffrez…

– J'ai souffert, chère madame, rectifia madame de Grévy; – voilà longtemps que je ne souffre plus…

Les traits de la vieille dame exprimaient une sorte de pitié maternelle.

– Puisque vous êtes bons tous deux, poursuivit-elle, – tous deux généreux et sincères, le mal n'est pas sans remède.

– Que voulez-vous dire? s'écria la vicomtesse révoltée.

– Je veux dire, répliqua madame du Tresnoy, – que ces belles témérités font une auréole au front d'une jeune femme… que M. de Grévy est un chevalier aussi…

– Un chevalier myope! interrompit Anna tournant la chose en plaisanterie; – en admettant qu'il me poussât une auréole, M. le vicomte ne la verrait pas.

– Je veux dire, continua la baronne, – que M. de Grévy pourrait bien se trouver sur la même route que nous…

– Alors, je change de chemin! fit vivement la vicomtesse.

– Je veux dire, acheva madame du Tresnoy, souriant avec reproche, – qu'on a vu des réconciliations s'opérer ainsi, entre braves, au champ d'honneur…

– Chère madame, dit sérieusement Anna, – ne me liez pas les mains au moment d'agir!.. Si je croyais que M. le vicomte fût mêlé à tout ceci…

– Vous craignez donc bien le bonheur? murmura madame du Tresnoy.

– Je crains les drames épais et imbéciles, répondit Anna; – les reconnaissances, les réconciliations, toutes les péripéties où l'on tombe dans les bras l'un de l'autre en criant: «Merci mon Dieu!» et en versant des torrents de douces larmes… Nous avons fait, M. le vicomte et moi, notre vie telle qu'elle est d'un commun accord… Cette existence est à notre goût… Nous prétendons n'en point changer.

– Pauvre maladie de ce temps-ci! murmura la veuve du magistrat, – épidémie du sophisme…

Elle regarda un instant la vicomtesse en face.

Puis, changeant de ton brusquement:

– Ne parlons donc plus de cela, dit-elle, – et venons à nos faits… Je vais vous raconter une histoire assez mystérieuse, qui n'a pas de commencement et à laquelle manque un dénoûment… Le secret ne m'appartient à aucun titre… Mon mari, dont j'ai transgressé les ordres en cette circonstance seulement, voulait l'emporter avec lui dans la tombe… Je vous préviens que, si je désobéis pour la première fois de ma vie à mon mari mort, ce n'est pas au hasard… Mon mari craignait pour moi, mère de deux orphelines; il est possible que, si j'eusse été seulement sa veuve et sans charge d'âmes, mon mari m'eût dit: «Achève ma tâche…» Cela est possible; je ne l'affirme point.

»Je vous prie de m'écouter sans m'interrompre: je vous dis ici des choses qu'il m'est difficile d'exprimer. Pour que vous me compreniez bien, je vais user d'une franchise qui me coûte.

»Ce que vous venez me demander, en un moment de caprice peut-être, c'est précisément la portion de l'héritage de M. du Tresnoy que j'ai répudiée. Exécutons sa volonté à la lettre.

»Je vous offre cette portion de son héritage, malgré sa volonté, parce que je crois bien faire. Vous n'avez que vous-même à perdre, et vous avez à gagner ce calme de la conscience qu'on n'achète, dans la position follement prise par vous, qu'au prix d'un grand effort et d'un grand dévouement.

»J'ai un poids sur la conscience. Pourquoi vous le cacher, ma bonne et chère Anna, puisque vous allez peut-être m'en décharger.

»Vous qui avez été pendant quelques mois la compagne d'un homme de beaucoup d'esprit et d'usage, dont la seule affaire est le plaisir, vous n'avez pu faire vos opinions que dans les livres. Je sais les livres que vous lisez. Ils sont très-beaux. En les pilant dans un mortier, on n'y trouverait rien de ce qui peut guider et régler un cœur.

»Je vous étonne, et cependant, vous, âme excellente, vous avez quitté la droite voie et votre cœur n'a point de règle. Quelle autre preuve vous faut-il de la vanité affligeante de vos lectures?

»Entrez au dedans de vous-même et reconnaissez que vous n'avez trouvé d'enseignements ni dans vos études, ni dans cette phase souriante et trop courte de votre vie que vous raillez maintenant: votre lune de miel.

»Ah! c'est qu'il n'y a que deux éducations pour nous autres femmes, le mariage ou la religion.

»Vous n'êtes pas encore arrivée à la religion; le mariage a glissé pour vous comme un rêve.

»Vous seriez stupéfaite, Anna, mon amie et ma fille, si vous pouviez soupçonner seulement quelle somme de science et de conscience, de désillusionnement, de philosophie, de raison sûre, tranchante, implacable, une femme douée de facultés fort ordinaires – comme moi – peut acquérir et thésauriser dans l'accomplissement de ses devoirs d'épouse, prolongé pendant vingt années.

»Je parle du cas où le mari est capable d'enseigner. C'est mon cas. M. du Tresnoy était un cœur solide et doux, une éminente intelligence.

»Mes opinions sur toutes choses sont faites. J'ai en moi-même un code avec prescriptions certaines et sévères. J'ai ma loi universelle et complète. Je n'hésite jamais.

»De là vient que mon repentir est un remords, – car j'ai agi en connaissance de cause.

»Dans mon opinion arrêtée, il est aussi coupable de laisser passer l'assassin armé que de tuer un homme volontairement. Le crime passif n'a pas plus d'excuse que l'action du crime. – La jurisprudence humaine admet ceci, à un certain degré: c'est ce que le code appelle complicité morale.

»Voici le poids que j'ai sur le cœur.

»A cause de la volonté dernière de M. du Tresnoy, mon mari, et chargée que je suis de ce dépôt, délicat entre tous: mes deux filles, j'ai reculé, – lâche comme une mère, – devant ma foi et ma loi.

»J'ai laissé passer l'assassin armé. Je suis restée immobile et muette quand il fallait agir et quand il fallait parler haut…

– Et vous voulez réparer votre faute? demanda la vicomtesse.

– Je vous avais priée de ne me point interrompre, dit madame du Tresnoy presque sévèrement.

Puis elle ajouta d'un ton rassis et résolu:

– Non, je ne veux pas réparer ma faute. J'ai agi par réflexion. Ce que j'ai fait hier, je le ferais demain.

Le rouge monta au visage de la vicomtesse.

– Ma chère belle, reprit madame du Tresnoy, – notre conférence a un caractère plus singulier encore que vous ne pensez… Je ne fais pas de pruderie avec vous; je vous dis sans ménagement et sans fard: Je ne veux rien risquer… rien, entendez-vous?.. absolument rien…

– Mais les aveux que vous venez de me faire!.. s'écria madame de Grévy.

La baronne eut un singulier sourire.

– Voilà un mot téméraire! murmura-t-elle; – je pourrais le prendre pour une menace et jeter au feu ces papiers qui sont ma seule imprudence… mais je n'ai pas peur de vous, chère enfant… D'abord, vous êtes honnête jusqu'au bout des ongles: je vous ai jugée… ensuite, vous n'avez plus, dans notre monde cette autorité intacte… comment exprimer mon idée sans vous blesser?.. cette virginité du crédit.

De rouge qu'elle était, la vicomtesse devint pâle.

La baronne la regardait en face.

– Pour garder tout cela, poursuivit-elle en piquant chacun de ses mots, – il faut faire bon ménage… Si vous prononciez une parole, je dirais que vous en avez menti!

– Madame!.. fit Anna, qui sauta sur son siége.

– Mon Dieu, oui, reprit tranquillement madame du Tresnoy; – c'est une chose bien vulgaire, n'est-ce pas, que le ménage?.. Nos salons accueillent toujours ce mot avec un sourire où il y a de la moquerie… Eh bien, c'est la base solide, c'est le piédestal, c'est le trône bourgeois dont les quatre pieds carrément calés défient les chocs et les assauts… Je suis presque pauvre et vous êtes très-riche… je suis vieille et l'on peut dire que vous êtes encore toute jeune… De plus, j'ai cet appendice défavorable et antipathique: deux grandes filles difficiles à marier… Mais M. du Tresnoy et moi, nous étions un ménage… Que vous disiez oui, que je dise non, entre nous, le monde n'hésitera pas.

La vicomtesse fit un mouvement comme pour se lever et prendre congé.

– Je ne vous retiens pas, prononça doucement la baronne; – vous pouvez vous retirer: il en est temps encore… J'ajoute tout de suite, afin qu'il ne puisse y avoir entre nous l'ombre même d'un malentendu, j'ajoute que, dans la lutte à entamer, vous n'aurez à attendre de moi aucune espèce de secours… pas même un témoignage… Vous irez à la bataille seule et presque désarmée; car les armes qui sont là vaudront peu contre votre terrible adversaire…