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La fabrique de mariages, Vol. III

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M. Scribe a composé presque toutes ses comédies à l'aide de ce système joli qui consiste à étrangler la sagesse des nations, et ses comédies ne s'en portent pas plus mal.

Césarine! c'était la blonde fille du comte Achille qui souriait dans le rêve de notre Béatrice.

Ordinairement, la marâtre toute jeune est plus hostile et plus impitoyable.

Ceci est encore un axiome: Tout voisinage est cas de guerre.

Quand les âges se rapprochent entre belle-mère et belle-fille, il faut de nécessité s'entre-dévorer.

Césarine! Béatrice appelait Césarine de cette voix douce et riante qui demande un baiser…

Fuyait-elle, Césarine? Le front de la belle comtesse devint triste; sa tête charmante s'affaissa plus lourde sur l'oreiller, et le silence régna de nouveau dans la chambre.

Le rêve avait tourné. Béatrice était plus pâle; une expression de souffrance se répandait sur ce délicieux visage comme une nuée cache le soleil.

Tout à l'heure, vous eussiez dit le sommeil enjoué d'une jeune fille; quelque chose de virginal était dans cette suave gaieté. Maintenant, la teinte du tableau s'assombrissait et se réchauffait à la fois. Faut-il ajouter que le tableau s'embellissait?

Eh bien, oui! la femme est plus belle que la jeune fille! la fleur est plus belle que le bouton! L'orgueil de Dieu est dans l'achèvement du chef-d'œuvre…

La vierge, c'est l'espoir et la promesse. Il faut attendre à demain. J'aime mieux, moi, la corolle entr'ouverte qui laisse échapper déjà l'enivrant trésor de ses parfums, qui montre toutes ses couleurs comme une gloire et qui se balance, triomphante étoile, au sommet de sa tige forte et souveraine.

C'est l'heure solennelle et bénie, c'est l'épanouissement prodigue, c'est le rayonnement qui brûle et qui éblouit.

Si j'étais poëte, je chanterais la rose hautaine et radieuse, grande ouverte sous le feu de midi, le soleil au zénith, la coupe vermeille et pleine à déborder, la femme reine, au diadème de qui pas une perle ne manque.

Je ne veux pas de promesse, je n'y crois pas; l'heure qui vient peut mentir.

Les sages orientaux ont dit la distance qui sépare la coupe des lèvres.

Si le bouton n'allait jamais s'ouvrir!..

Je chanterais la beauté victorieuse et couronnée, oubliant à la fois ce qui fut et ce qui sera. Dieu fit ces merveilles pour notre admiration. Pourquoi se hâter ou s'attarder? Choisissez l'instant propice. Hier, c'était trop tôt; que nous importe demain?..

Il fallait la contempler à genoux. Elle était belle à défier le pinceau du peintre et le magique miroir du poëte. Sa main paresseuse venait de laisser échapper ses cheveux, qui tombaient en masses opulentes sur la batiste brodée, jetant çà et là de fauves et mystérieux reflets. Les contours chastes et riches de sa taille se dessinaient dans le demi-jour. Son sein battait; ses lèvres désunies laissaient voir l'émail perlé de ses dents.

Comment exprimer cela? Il y eut dans sa poitrine des tressaillements fréquents et légers. L'arc gracieux de ses sourcils se détendit; ses lèvres se séparèrent davantage, et, sous cette adorable pâleur qui couvrait ses joues, un glacis rose se montra.

– Achille!.. murmura-t-elle.

En ce moment, une voix de stentor éclata dans le jardin.

C'était une de ces basses-tailles cuivrées qui s'entendent d'une lieue comme les trombones et qui font trembler les vitres des maisons.

C'était Jean-François Vaterlot qui chantait pour divertir le sergent Niquet et l'adjudant Palaproie:

 
Un jour, le bon frère Étienne
Avec joyeux frère Eugène,
Tous deux la besace pleine,
Suivis de frère François…
 

On eût fait serment que le terrible chanteur était là, au milieu de la chambre.

Béatrice s'éveilla en sursaut; son regard effrayé fit le tour de la chambre.

Le cousin Jean-François avait fini son couplet. On n'entendait plus rien.

– C'était un rêve, pensa tout haut Béatrice.

Mais ces mots ne se rapportaient évidemment point à la chanson de Barbedor.

– Je le voyais, reprit-elle, déjà rêveuse et fermant à demi ses beaux yeux, dont la prunelle brillait doucement derrière ses longs cils, – là, tout près de moi, comme autrefois… nos mains étaient unies et nos cœurs se parlaient.

Un soupir s'échappa de ses lèvres, tandis qu'une larme roulait lentement sur sa joue.

– C'était un rêve!.. répéta-t-elle.

VI
– Bon petit cœur de domestique. —

– Madame la comtesse a sonné? demanda mademoiselle Jenny, qui montra son minois chiffonné à la porte entre-bâillée.

– Que veut dire ce tapage, Jenny?

Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, faubourdonnait à tue-tête:

 
… De telle taille
Que jamais jour de bataille,
Canon chargé de mitraille
Ne fit un pareil effet!
 

Et de longs rires avinés lui répondaient.

Mademoiselle Jenny répliqua:

– C'est étonnant que madame la comtesse ait pu reposer si longtemps… les amis du père de madame la comtesse n'ont pas cessé de faire du tapage depuis ce matin.

– Les amis de mon père! répéta Béatrice, qui baissa les yeux.

Elle resta un instant silencieuse.

– Madame la comtesse va-t-elle s'habiller? interrogea Jenny; – avec une vie pareille, madame la comtesse ne pourrait jamais se rendormir.

Au lieu de répondre, Béatrice demanda:

– Quelle heure est-il?

– Deux heures et demie.

– Mon mari est-il encore à la maison?

– M. le comte a été réveillé vers midi par les deux invalides… Il a sonné M. Baptiste… mais madame sait bien que je ne cause jamais avec les domestiques.

– Et Césarine, est-elle arrivée?

– Pas encore, madame.

– Quelqu'un est-il venu, ce matin?

– Deux personnes… la marchande de plaisirs à qui madame la comtesse a la bonté de s'intéresser, et le jeune officier…

– Atteignez mon peignoir, Jenny; je veux me lever.

Mademoiselle Jenny avait prononcé toutes ses réponses d'un ton parfaitement convenable. Elle n'était pas fille à briser les vitres trop tôt. Il y avait des choses, cependant, qu'elle voulait dire et qu'elle n'avait pu glisser. L'occasion avait manqué à mademoiselle Jenny. Il y a des traits qui ne valent que comme riposte. Mademoiselle Jenny prétendait trop sérieusement au bon ton pour perdre sa petite artillerie maladroitement et au hasard.

Une explication fondamentale avait eu lieu entre elle et M. Baptiste, cet autre fonctionnaire, plein de tact et d'acquit. Le résultat de cette explication avait été défavorable à Béatrice. On s'était mutuellement convaincu, à l'aide des arguments échangés, que madame la comtesse était perdue sans ressources. Roger, le terrible Roger, avec ses deux invalides et ce gros homme qui chantait des gaudrioles de barrière, Roger était une maladie incurable et mortelle.

Dans la position où était Béatrice, on ne se relève pas d'un père comme celui-là.

M. Baptiste et mademoiselle Jenny étaient unanimes sur ce point, qu'il eût mieux valu pour madame la comtesse avoir quelque faute grave sur la conscience. Les fautes graves amènent des conflits où la passion peut produire de superbes péripéties. Les fautes graves brisent quelquefois, mais elles marient souvent.

Tandis qu'un inconvénient vivant comme ce bon capitaine Roger est un infranchissable barrière.

Cela dépasse absolument les bornes. C'est inouï, absurde, invraisemblable. On n'a pas, rue Saint-Dominique, un beau-père comme cela. Affirmez que la chose est, chacun vous répondra: «Impossible!»

Mademoiselle Jenny et M. Baptiste, doués tous les deux d'un très-honorable flair, pressentaient donc décidément la catastrophe prochaine. Peut-être ne savaient-ils pas le menu de toutes les causes de ruine qui menaçaient cette union, cimentée sous de si charmants auspices; peut-être ignoraient-ils la meilleure part des secrets communs à ce bon M. Garnier de Clérambault et à madame la marquise de Sainte-Croix, mais ce qu'ils connaissaient était suffisant.

La marquise et son Garnier étaient les assiégeants; ils devaient entrer dans cette place si mal défendue.

Ils avaient pour eux la détresse même de l'assiégé, outre cette machine de guerre irrésistible: la beauté souveraine de Maxence.

Béatrice était perdue. Pour ces belles natures de domestiques, c'est le moment de frapper fort et ferme. – Seulement, il faut toujours frapper de manière à pouvoir, le cas échéant, nier effrontément le coup porté.

C'est la science. Ce grand art de la diplomatie d'antichambre ne fait pas, il est vrai, partie du programme officiel des bureaux de placement, mais on en tient compte. Un valet de chambre qui n'aurait pas ce talent ne pourrait jamais devenir adjoint sur ses vieux jours; une soubrette qui ne posséderait pas cette corde, devrait renoncer à l'espoir d'épouser, vers son quarantième printemps, un percepteur des contributions indirectes ou un notaire provincial de troisième classe.

Voici l'échelle: la fidélité mène à la caisse d'épargne, à la mansarde et au ciel.

La rapine, ou, si mieux vous aimez, la rapacité conduit au titre de rentier, au quatrième avec terrasse dans le quartier du Marais, – et au purgatoire.

La diplomatie peut pousser aux actions du crédit mobilier, au second sur le derrière dans la rue neuve des Mathurins, aux honneurs de Pontoise, à l'autorité dans Pézenas, – et au fin fond de l'enfer.

Le prix Montyon est commun aux trois classes.

Mademoiselle Jenny alla chercher le peignoir de madame au portemanteau. Le portemanteau était dans un cabinet de toilette. Quand on est ainsi occupée et que les étoffes frôlées bourdonnent aux oreilles, on croit souvent entendre parler.

Et jamais on ne saisit le sens des paroles.

C'est la querelle entre maîtresses et caméristes du commun.

 

La camériste dit alors:

– Madame demande quelque chose?

Et la maîtresse, avec impatience:

– Vous devenez sourde, Mariette.

Mademoiselle Jenny fit semblant d'avoir ainsi entendu la voix de Béatrice et montra au seuil sa figure effarée.

– Plaît-il, madame? fit-elle avec empressement.

– Quoi donc, Jenny? demanda la jeune comtesse.

– Par exemple, voilà qui est étonnant! s'écria la soubrette; – j'avais ce taffetas dans les oreilles… J'ai cru que madame m'appelait et me disait: «Mon mari s'est-il rencontré avec le lieutenant Vital?»

Béatrice garda un instant les yeux baissés comme si elle eût essayé de comprendre.

Quand son regard se releva sur mademoiselle Jenny, celle-ci rougit et se détourna, tant elle y vit d'étonnement et à la fois de calme.

– Je croyais… balbutia-t-elle.

– Donnez mon peignoir, je vous prie, l'interrompit la comtesse.

Mademoiselle Jenny se mit aussitôt en devoir de l'habiller.

Dans le jardin, le chant faisait trêve; mais nos quatre bons vivants causaient et se disputaient bruyamment.

Béatrice, dès qu'elle eut son peignoir, alla vers une des fenêtres et l'ouvrit toute grande.

Elle n'avait pas besoin du demi-jour. Les rayons du soleil, en frappant son visage, illuminèrent sa merveilleuse beauté, où la fatigue et la tristesse mettaient un charme de plus. Mademoiselle Jenny, qui la suivait de l'œil, ne put retenir un mouvement de dépit.

– Rien ne fait! pensa-t-elle; – je crois qu'elle a embelli depuis que je suis à la maison!

Une des principales rancunes de mademoiselle Jenny contre la pauvre Béatrice venait de ce fait que mademoiselle Jenny avait des prétentions assez sérieuses à la position de jolie femme. Chaque fois que Béatrice lui donnait un chiffon, la méchante humeur de mademoiselle Jenny augmentait, loin de s'apaiser, parce que mademoiselle Jenny s'apercevait bien que les chiffons perdaient cent pour cent à changer de propriétaire.

Elle se disait bien, il est vrai: «Elle a tout l'avantage, elle les porte dans le neuf;» mais sa conscience parlait, et, si entêtée que soit mademoiselle Jenny, l'évidence est cependant plus forte qu'elle.

Un massif d'acacias séparait la croisée de la comtesse de la plate-forme où nos quatre gais lurons faisaient leurs fredaines. Ils parlaient haut, en hommes qui ont payé le droit de faire tapage. Roger, qui n'avait jamais poussé si loin les privautés dans la maison de son gendre, avait eu depuis le matin quelques vagues remords, par petits accès qui ne duraient pas longtemps. Il commençait à porter sa charge complète, comme disent les marins. Le bon vin a facilement raison du repentir et des scrupules. Douze bouteilles vides s'alignaient autour de la table, sans compter les canettes de bière. Roger avait la conscience tranquille.

Le sergent Niquet et l'adjudant Palaproie en avaient pris à leur aise et de tout cœur. Nous ne voudrions pas affirmer que l'idée d'une catastrophe possible ne leur fût pas venue. Chaque rasade, pour eux, était conquise sur l'ennemi, et ils s'attendaient bien un peu à être jetés à la porte en fin de compte.

Cette crainte n'était pas absolument dépourvue de charme. Elle donnait au plaisir l'attrait de l'école buissonnière. Rien n'est près de l'enfant comme l'invalide. La pensée du maître de céans venant balayer son parc et chasser les tapageurs, donnait à leurs exploits bachiques une bonne odeur d'espièglerie. – En outre, ils se représentaient avec plaisir la confusion de Roger, le cas échéant.

Roger les opprimait de sa supériorité. C'était un de ces amphitryons que l'on déteste en se gorgeant de leur vin.

La position de Jean-François Vaterlot, dit Barbedor, était plus tranchée. Il n'avait pas les mêmes petites passions que les deux invalides, mais il avait une grande passion. Autour de cette table, présidée par le capitaine, Barbedor représentait l'esprit du mal. C'était de sang-froid qu'il poussait au bruit, exaltant la turbulence sénile des deux jambes de bois et faisant naître de parti pris des sujets de querelle.

Barbedor était là pour mettre les choses en tel état, que toutes bornes fussent passées. Il provoquait l'orage, il appelait la foudre. Le percement de la barrière des Paillassons était à ce prix.

Mademoiselle Jenny se mit à ranger les effets de nuit de sa maîtresse et poussa de grands soupirs. Sa première attaque n'avait point réussi. Elle n'était pas découragée.

– Ce n'est rien, à présent! dit-elle.

Béatrice était immobile et froide auprès de la fenêtre.

– Cela contrarierait peut-être madame la comtesse, reprit mademoiselle Jenny, – si je lui racontais ce qui s'est passé… Franchement, si je n'avais pas eu cette crainte, j'aurais dit déjà depuis longtemps tout ce que je sais.

Béatrice ne répondit pas. Peut-être n'avait-elle point entendu. Elle était distraite depuis qu'elle souffrait beaucoup et toujours. Le propre de la souffrance physique ou morale est d'absorber.

– Césarine devrait être arrivée… murmura-t-elle.

– Je me doutais bien, dit entre haut et bas la camériste, – que madame la comtesse ne se souciait pas de savoir.

Ce sont les femmes seules qui sauraient dire pourquoi la meilleure manière de se faire entendre, c'est de parler à demi-voix.

Ces paroles, prononcées sotto-voce, entrent dans l'oreille comme des pointes d'aiguilles.

– Savoir quoi?.. demanda en effet Béatrice.

Mademoiselle Jenny eut grand'peine à réprimer un triomphant sourire.

– Les voisins étaient à leurs fenêtres, dit-elle en feignant de parler à contre-cœur; – le balcon de l'hôtel du Tresnoy était plein de monde… j'ai reconnu madame et mademoiselle de Sainte-Croix…

Béatrice baissa les yeux, tandis qu'un peu de sang montait à ses joues.

– En voilà une qui tournera des têtes! piqua incidemment mademoiselle Jenny; – quels yeux!.. A la grille du jardin… c'était tout le quartier qui s'ameutait… comme si on ne savait pas ce que c'est qu'un brave et honorable militaire qui aime la société de ses compagnons d'armes… et qui a un gendre riche… A Paris, on est badaud… Moi, je disais à M. Baptiste: «C'est du dernier ridicule!»

Elle s'arrêta.

Béatrice n'interrogeait plus.

Béatrice savait parfaitement de quoi parlait mademoiselle Jenny.

– C'était au point, poursuivit la carriériste, – qu'au moment où M. le comte a ouvert ses fenêtres… – Mais, s'interrompit-elle, – madame la comtesse n'aime pas à m'entendre bavarder.

Elle se tut. Béatrice, de son côté, garda un instant le silence. Elle restait pensive et ne regardait point mademoiselle Jenny, qui déployait autour du lit une activité tout à fait inusitée et superflue.

Mademoiselle Jenny était là comme ces pêcheurs hardis qui ont planté le harpon dans le flanc de la baleine; elle laissait filer le câble et se disait:

– Bien sûr qu'elle va prendre un détour pour m'interroger.

Mais la comtesse Béatrice ne prenait jamais de détours.

Elle fit un pas vers la camériste et lui dit:

– Je désirerais savoir ce qui se passait au moment où mon mari a ouvert sa fenêtre.

– Mon Dieu! répliqua mademoiselle Jenny, – je suis vraiment fâchée d'avoir parlé de cela à madame. Ce n'est pas à moi que M. Baptiste l'a dit: madame sait bien que je ne cause jamais avec les domestiques… mais, comme je traversais l'antichambre pour aller recevoir la couturière de madame, qui apportait la robe pour la petite fête de ce soir, j'ai entendu M. Baptiste qui disait au frotteur et au second valet de chambre, Martin: «Si vous faites des cancans là-dessus, on vous chasse!..» Oh! pour fidèle, M. Baptiste l'est! Je puis répondre de lui à madame la comtesse, presque autant que de moi-même.

– Vous ne m'avez encore rien dit, prononça Béatrice avec fatigue.

Mademoiselle Jenny baissa les yeux.

– C'est que… murmura-t-elle, – j'ai si peur de déplaire à madame la comtesse… Après tout, moi, je n'ai saisi que quelques mots en passant… je ne m'arrête jamais à l'antichambre… On peut demander à M. Baptiste s'il m'arrive de bavarder avec lui, comme toutes ces demoiselles ne se gênent pas pour le faire dans les maisons… j'ai toujours détesté ça… Pendant qu'on cause, qui est-ce qui fait l'ouvrage?.. Et puis que gagne-t-on à se commettre avec les subalternes?.. Les maîtres sont libres: pourquoi épiloguer sur ce qu'ils font et sur ce qu'ils ne font pas?.. Tout le quartier a-t-il besoin de savoir que M. le comte était furieux… mais, la, furieux… et qu'il en bégayait, tant la colère le tenait… C'est déjà bien assez de ce que les voisins espionnent par la grille, sans aller clabauder ceci et cela… que madame pleure, que monsieur brise la porcelaine à coups de canne, comme je l'ai vu dans ma dernière place… Mais ce n'était pas comme ici. Ah bien, oui! Tout le monde les croyait mariés… Je t'en souhaite!.. la noce s'était faite au treizième…

Mademoiselle Jenny ne put s'empêcher de glisser une œillade sournoise vers sa maîtresse. Celle-ci venait de s'asseoir. Ses deux mains s'appuyaient contre sa poitrine. Elle semblait près de défaillir.

Mademoiselle Jenny n'eut point pitié.

– Ça va et ça vient! reprit-elle; – le premier moment de colère emporte tout… Demain, M. le comte ne se souviendra plus de ce qu'il a dit.

– Qu'a-t-il dit?.. demanda faiblement Béatrice.

C'était le moment de porter un coup de massue.

– Quant à cela, répondit mademoiselle Jenny, – un homme dans la position de M. le comte n'aime pas à être la fable du quartier… Il paraît que ses amis le font enrager avec ce beau-père… ça le taquine… En cassant le grand vase, il a dit: «Ma maison est un cabaret… je déserterai plutôt!.. je m'en irai!.. je suis à bout!..» Le vase avait coûté quatre mille francs chez Monbro… Si encore ça servait à quelque chose de se mettre dans des états pareils!.. à moins qu'on n'ait besoin de prétexte pour briser les vitres… ça s'est vu… Des fois, on crie bien haut à propos de ceci, parce qu'on n'ose pas souffler mot à propos de cela…

Sur notre honneur et sur notre conscience, nous déclarons ne pas savoir où mademoiselle Jenny se serait arrêtée. Étant donné un thème si opulent, il n'y avait absolument pas de raison pour que la harangue de mademoiselle Jenny prît fin.

Désormais, Béatrice l'écoutait, passive et atterrée.

Il y avait longtemps qu'elle craignait cet éclat. Il y avait longtemps que la présence de son père la terrifiait. C'était pour elle la mèche qui devait mettre le feu à la mine.

Parmi ses craintes, celle-là seule avait un corps, une forme, un nom. Les autres, elle ne se les avouait point.

Si ses autres craintes avaient eu un sens précis comme celle-là, Béatrice fût morte de chagrin.

Elle doutait, elle redoutait. Ses appréhensions vagues avaient le bénéfice de l'incertitude. Son mari continuait d'être bon pour elle, selon la locution acceptée et triste qui semble être l'épitaphe des belles amours; elle ne savait rien de précis touchant la conduite de son mari au dehors.

Cette angoisse sourde que Béatrice éprouvait depuis des années, mademoiselle Jenny l'irritait et l'exaltait. L'idée de la séparation naissait…

Mademoiselle Jenny s'interrompit tout à coup et resta bouche béante à regarder la porte.

Béatrice avait mis sa pauvre main pâle au-devant de ses yeux. Elle ne prenait point garde.

Elle tressaillit violemment au son d'une voix bien connue qui disait:

– Sortez!

En levant les yeux, elle vit mademoiselle Jenny qui s'esquivait, rouge comme une pivoine et la tête basse.

Elle s'élança les bras tendus; les larmes et le sourire lui vinrent à la fois.

M. le comte Achille de Mersanz était debout à quelques pas d'elle.