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La fabrique de mariages, Vol. I

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VI
– Inventaire d'un grenier. —

– Bonjour, monsieur Rodelet, dit la petite bonne femme qui poussa la porte sans façon. – Ne vous faut rien, cette après-dînée?

– Rien, répondit Léon.

Le regard vif et perçant de la petite bonne femme avait déjà fait le tour de la chambre.

– Un pistolet par terre, grommela-t-elle, – de l'argent sur la table!.. Est-ce que vous le connaissez depuis longtemps, ce particulier qui sort d'ici?

– Tenez, maman, dit Léon au lieu de répondre, – je vous dois quelque chose…

– Et vous vouliez me faire banqueroute!.. interrompit la petite bonne femme, qui s'en alla ramasser le pistolet.

– C'est qu'il est chargé! se reprit-elle après l'avoir examiné; – n'ayez pas peur, je sais manier ces outils-là… On me parlait de vous tout à l'heure, à la pension Géran…

– Qui donc? demanda vivement Léon.

– Curieux!.. ce n'est pas la première fois…

– Vraiment!..

Léon avait l'eau à la bouche. Ceci confirmait victorieusement l'assertion de l'habit bleu. Césarine s'occupait de lui.

– Mademoiselle Maxence de Sainte-Croix… commença la petite bonne femme.

– Mademoiselle Maxence! répéta Léon désappointé.

– Mademoiselle Maxence parle toujours de vous quand elle vous voit passer.

– Et que dit-elle, mademoiselle Maxence?

– Elle dit: «Voici le petit jeune homme et sa jument de louage.»

Léon devint blême jusqu'aux lèvres, puis tout son sang se précipita à son front.

Pensez! Maxence ne quittait jamais Césarine. C'était à Césarine que Maxence avait dit cela.

Or, rien ne blesse les amoureux comme la crainte du ridicule. Quel portrait! un petit jeune homme sur une jument de louage.

C'était son pain de chaque jour que Léon portait au manége. Léon jeûnait depuis bien longtemps pour se donner l'air d'un fils de famille. Et voilà le résultat! On le désignait ainsi: le petit jeune homme à la jument de louage!

Vous dire que Léon eût étranglé mademoiselle Maxence de Sainte-Croix en ce moment avec un souverain plaisir, serait chose superflue.

– Ah!.. fit il d'une voix altérée, – elles savent que je suis pauvre?

– Elles savent… répéta maman Carabosse; – qui ça, elles?

– Mademoiselle Maxence… et l'autre?

– Je n'ai parlé que de mademoiselle Maxence.

Les yeux de la petite bonne femme brillaient, et Léon crut y voir une expression de moquerie. Il poussa une pièce de vingt francs jusqu'au rebord de la table.

– Peste! fit la petite femme; – nous avons eu des rentrées!

– Combien vous dois-je? demanda Léon sèchement.

– Trois livres dix sous.

– Prenez.

– Je n'ai pas de monnaie.

– Prenez, vous dis-je.

– Et laissez-moi en repos, n'est-ce pas! ajouta la petite vieille, qui eut un sourire; – ce n'est pas vingt francs que vous me devez, c'est trois livres dix sous… et je ne reçois jamais de cadeaux.

Elle prit la chaise occupée naguère par M. Garnier de Clérambault.

– Je vous ennuie, reprit-elle en s'asseyant, – je vois bien cela… mais c'est que je voudrais savoir pourquoi il vous a donné tant d'argent.

Léon fronça le sourcil et se donna un air hautain. La petite bonne femme n'y parut point prendre garde. Elle mit auprès d'elle, afin d'être plus à l'aise, sa grande boîte et son panier.

– Ce n'est pas la mère qui a envoyé cela, continua-t-elle; – la mère n'envoie qu'au 1er du mois… et les pièces d'or doivent être rares chez elle… Ah! ah! quand on a cent louis de rente et qu'on fait dix-huit cents francs de pension à son fils, à Paris, reste six cents francs… Je ne sais pas trop si l'on vit grassement à Chartres avec cela.

Léon haussa les épaules.

– Je ne connais pas la fortune de ma mère, dit-il; – mais je sais qu'elle vit dans l'aisance.

La physionomie de la petite bonne femme changeait par degrés. On eût pu voir en quelque sorte la rêverie descendre sur son front.

– Elle a été riche! fit-elle en se parlant à elle-même; – il y a longtemps!

– Quel âge avez-vous, monsieur Léon? s'interrompit-elle.

Comme il ne répondait pas assez vite, elle reprit:

– Vingt-deux ou vingt-trois ans… tout au plus… Non, non, vous ne pouvez avoir aucun souvenir de cela!

– Qu'importe ici mon âge, et de quoi parlez-vous? demanda Léon avec impatience.

La petite vieille tressaillit, car elle était déjà retombée dans sa méditation.

– Mademoiselle Ernestine Rodelet… murmura-t-elle; – une bien jolie jeune personne, en ce temps-là… et bonne… et pieuse… fille unique du banquier Rodelet, qui avait été dans les fournitures sous l'Empire et qui comptait par millions, oui… tout comme M. le comte Achille de Mersanz… Ils demeuraient au numéro 81… Vous aviez trois ans, monsieur Léon…

Elle s'arrêta. Le cinquième clerc avait de la sueur aux tempes.

– Vous connaissez l'histoire de ma famille?.. balbutia-t-il.

– Oui, oui… fit la petite vieille, – et bien d'autres histoires… Je sais l'histoire de trois maisons qui avaient chacune plus d'un étage… Le numéro 81 était la plus grande… son histoire est aussi la plus longue.

– Vous savez que ma mère…? commença Léon, qui gardait les yeux baissés.

– Oui, oui… je sais cela… et que Dieu vous pardonne si vous ne la respectez pas, monsieur Léon… Ah! il vous a donné deux cents francs!.. S'il vous avait donné cent mille pièces comme cela, vous ne seriez pas encore quittes!

– Écoutez! fit Léon au comble de l'agitation, – je ne sais pas si j'ai la tête perdue… mais je ne vous comprends pas… Au nom du ciel, expliquez-vous!

– Pas à présent, monsieur Rodelet, pas à présent. Ce serait long à raconter… et il faut que vous soyez à six heures à votre étude… Jésus Dieu! il en a eu dans les mains de l'argent, cet homme-là! Au no 81… au no 34… des familles ruinées sans ressource!.. Et impossible de le prendre… il se met toujours à l'abri… Mais que lui reste-t-il de tout cela? Il ne garde rien. Il y a derrière lui quelqu'un de plus fort que lui… un gouffre sans fond où tout tombe et disparaît… un abîme… un diable… une femme!.. – Quelque jour, s'interrompit-elle en reprenant sa boîte et son panier, – nous reparlerons de tout ceci, monsieur Léon… Si je me souviens d'Ernestine Rodelet, ah! certes, certes… au premier, sur le devant, douze domestiques, huit chevaux à l'écurie… jamais moins de cinq cents francs à la concierge au 1er de l'an… Et le no 81 était une bonne porte… on nouait les deux bouts en gardant mille écus d'économie… Au no 34, ce n'était déjà plus ça… et quant au no 7 bis… Ah! dame! il y a maisons et maisons, c'est tout simple.

Elle se leva et resta un instant à regarder Léon, qui avait la tête inclinée sur sa poitrine et semblait absorbé dans ses réflexions.

– Prenez garde à cet homme-là, dit-elle après un silence, – il en a tué de plus forts que vous.

Léon la regarda comme s'il n'eût point compris. Elle poursuivit en baissant la voix.

– Il y a là-bas une belle jeune fille qui pleure au souvenir de vous… Pauvre petit fou, pourquoi êtes-vous venu vous noyer dans ce Paris!..

Elle tourna sur ses talons et gagna la porte de son pas preste et furtif. Par derrière, à cause de sa taille exiguë et fine, vous l'eussiez presque prise pour une fillette. La déformation de son torse donnait à sa marche une allure singulière. C'est à peine si son pas sonnait sur le parquet, et certes jamais tournure plus fantastique n'avait valu à un être humain le surnom de fée. – Seulement, la fée Carabosse était laide, vieille et bossue. Notre petite bonne femme n'était que vieille et un peu jetée de côté. Quant à sa figure, qui souriait sous ses cheveux blancs frisés, plus d'une coquette de quarante ans l'eût enviée.

Et vous savez qu'il est à Paris et même ailleurs des coquettes de quarante ans qui prisent haut leur figure.

– Allons, allons, dit-elle en ouvrant la porte pour se retirer, – je dîne en ville ce soir et je ne serais pas étonnée si je parlais de vous… Méfiez-vous de cet homme et rendez-lui son argent… méfiez-vous de vous-même: vous n'épouserez jamais mademoiselle de Mersanz pour mille bonnes raisons, et ensuite parce que je ne le veux pas… Si vous avez trop grande envie de savoir ce que c'est que l'homme, allez le demander à votre mère…

La porte se referma sur elle. – Léon resta seul.

Le jour où Léon avait tiré à la conscription, sa mère l'avait pris à part dès le matin. Ils étaient restés plus d'une heure ensemble. A la fin de cette entrevue, Léon embrassa sa mère, qui fondait en larmes. Il était très-pâle.

Depuis lors, jamais aucune allusion au sujet traité dans cette entrevue n'avait eu lieu ni de la part de Léon, ni de la part de sa mère. La maison devint triste. Léon eut un bon numéro au tirage: cela n'apporta point de joie. Le lendemain du tirage, madame Rodelet se mit au lit et fit une longue maladie.

Il y avait là un secret de famille: quelque chose de douloureux et de mystérieux, un de ces deuils qu'on n'ose point porter au dehors. Madame Rodelet avait attendu jusqu'au dernier moment pour mettre Léon dans la confidence. Il est des heures dans la vie où la loi se charge elle-même de soulever tous les voiles; en face de ces solennités, on ne peut pas reculer.

Léon sut qu'il ne portait point le nom de son père et qu'il était enfant naturel. Sa mère s'humilia devant lui. – Mais ce ne fut qu'un instant, car elle lui dit:

– Si je savais que cet aveu dût me faire perdre l'autorité sacrée que j'ai sur vous, j'aimerais mieux mourir.

Léon baisa les mains de sa mère en pleurant.

Il aimait sa mère. – Cependant l'orgueil qui était en lui saignait.

Il demanda si quelqu'un au monde savait ce secret. Madame Rodelet lui répondit: «Personne.»

Personne, excepté les auteurs du crime.

Ce fut à dater de cette époque que Léon prit dégoût de la maison. Il ne pouvait souffrir la société de ceux qu'il avait connus quand il était heureux. On se fait de ces illusions blessantes: Léon croyait que tous ses amis lisaient maintenant son malheur sur son visage. Il songea à venir à Paris, non point par amour pour Paris, mais par haine de sa ville de Chartres.

 

Sa mère lui dit alors pour la première fois:

– Nous ne sommes pas riches.

Elle ne s'expliqua pas davantage, et, quand elle dut céder aux instances de Léon, elle lui annonça que, dans aucun cas, sa pension ne pourrait monter au-dessus de dix-huit cents francs par an. Léon trouva cela superbe.

La petite bonne femme était, à ce qu'il paraît, très-bien renseignée sur la position de madame Rodelet, car elle avait chiffré son revenu avec une rigoureuse exactitude. Les dix-huit cents francs prélevés, la mère de Léon gardait six cents francs pour vivre.

De l'histoire de sa famille Léon ne savait que deux faits bruts et sans détails: la ruine de son aïeul et la chute de sa mère. Ces deux faits se liaient en ce sens que la même main avait frappé les deux coups. La veille de son départ pour Paris, Léon fit des questions. Madame Rodelet se retrancha derrière son état de souffrance pour ne point répondre.

Léon partit. Une lettre de recommandation de sa mère lui ouvrit l'étude de maître Souëf. Maître Souëf avait évidemment connu sa mère en des temps meilleurs pour elle. Cependant, maître Souëf ni personne ne laissa jamais échapper un mot qui pût donner prétexte à des questions.

Nous savons à quel genre de travail Léon s'était livré depuis son arrivée à Paris. Son notaire guettait depuis longtemps l'occasion de le renvoyer au pays chartrain.

Pour juger Léon Rodelet en une seule fois, il suffit de se mettre ici à sa place. Figurez-vous un jeune homme ayant pénétré à demi le secret de sa propre vie et placé tout à coup en face d'une personne qui se vante de posséder ce secret tout entier. Neuf sur dix prendront la personne au collet et ne lâcheront prise qu'après victoire. – Léon était le dixième.

Léon fut frappé d'une chose surtout. Sa mère lui avait dit: «Tout le monde ignore notre malheur,» et voilà que sa mère se trompait! Il fut atterré, il laissa partir la petite vieille. Quand elle fut sortie, il voulut courir après elle, – et il ne courut pas.

Parce qu'il y avait une circonstance qui mettait pour lui tout le reste dans l'ombre. La petite vieille lui avait dit: «Vous n'épouserez pas Césarine de Mersanz!»

Qu'en savait-elle?

Elle avait ajouté: «Je ne veux pas!»

Qu'y pouvait-elle? – Quoi de commun entre l'héritière de tant de millions et ce pauvre être, plastron des petits enfants du quartier, qui gagnait sa vie à vendre des plaisirs et des pommes d'api?

Léon songeait. Il allait d'une chose à l'autre. – La petite vieille lui en avait dit, par le fait, bien plus long que sa mère elle-même. – Rodelet, le père, avait eu des millions. – Cet homme qui avait mis les deux cents francs sur la table était mêlé au roman de famille, – et son rôle semblait avoir été funeste.

Mais il avait promis d'introduire Léon à la pension Géran, et la petite bonne femme avait dit au contraire: «Je ne veux pas!»

Entre ces deux-là, le choix de Léon ne pouvait être douteux.

Léon n'avait pas de pendule, mais il savait se guider d'après le soleil. Six heures approchaient. Léon secoua la tête brusquement comme un homme qui veut chasser d'autorité les pensées obsédantes. Il avait juste assez de force pour nouer aussi un bandeau sur les yeux de son âme.

– Je la verrai, pensa-t-il, tandis que son cœur battait à se briser dans sa poitrine; – je lui parlerai… Que lui dirai-je?..

Grave question. – Il prit le paquet de ses lettres et jeta au pistolet un regard de dédain. Il fit même sauter dans le creux de sa main les pièces d'or. Que de promenades à cheval pour ces deux cents francs!

– Voir la date d'un contrat, se dit-il, répondant à un vague reproche de sa conscience, – ne voilà-t-il pas un grand crime!

Un son lointain de cloche arriva jusqu'à lui. C'était la récréation du soir de la pension Géran. Il se précipita sur la terrasse. Les fillettes s'éparpillaient déjà dans les gazons et commençaient leurs jeux. D'ordinaire, à ce moment, Léon voyait les deux gracieuses jeunes filles, Césarine et Maxence, les bras entrelacés et souriant toutes deux, monter la rampe tournante du cavalier.

Mais ce soir elles ne vinrent point, et le banc qui était sous la tonnelle resta solitaire.

Léon n'avait plus rien qui pût le retenir. Il enferma dans son armoire d'attache ses papiers et son pistolet, puis il prit son chapeau et sortit. – En donnant un tour de clef à sa porte, il entendit à l'étage supérieur, la petite vieille qui chantait de sa voix flûtée, mais fraîche encore et douce, malgré sa portée aiguë.

Il s'arrêta, prêt à monter, mais il ne monta pas.

– Bah! fit-il, – je n'ai plus que le temps de me rendre à l'étude… Et, d'ailleurs, quand je saurais, à quoi cela m'avancerait-il?

La rue Neuve Plumet est à deux pas de la rue de Babylone. En quelques minutes, Léon fut à la porte de l'étude. Ses collègues étaient au grand complet; ils attendaient pour voir s'il viendrait.

Entre clercs de notaires ou d'avoués, on est quelquefois bons camarades, mais pas souvent; je ne sais pourquoi ces professions rabougrissent l'âme et le corps.

C'étaient quatre garçons assez laids, échelonnés de vingt-cinq à trente-cinq ans. Le maître clerc avait déjà presque l'air d'un notaire. – Il possédait la cravate blanche, l'air discret, le flair moisi: vingt-huit ans. – Beaucoup d'avenir.

Le second clerc, trente-cinq ans, physionomie bonnasse, ventre marqué, mouchoir de poche à carreaux. – Pas d'avenir.

Le troisième clerc, touche d'étudiant, figure à pipe, métaphores empruntées aux jeux de dominos, de billard, pantalon écossais, bottes malheureuses, superbe écriture. – Peu d'avenir. – Vingt-sept ans.

Le quatrième clerc, vingt-cinq ans, teint rose, pas de barbe, voix douce, lunettes d'écaille, grasseyement de velours, propre, aimant les sucreries, aidant maître Souëf (Isidore-Adalbert) à passer son paletot, – escarpins et bas blancs. – Joli avenir.

M. Charles Glayre, M. Martineau, M. Marcailloux et M. Bidois.

Ces quatre messieurs ne s'aimaient pas entre eux. Ils détestaient Léon parce qu'il était trop bien mis. – Avis aux clercs conscrits.

– Tiens! tiens! s'écria Charles Glayre, – voilà M. Rodelet.

– Toujours grande tenue! dit le joli petit M. Bidois.

– Nous étions en train de jouer à «il viendra! il ne viendra pas!» ajouta le chevelu Marcailloux.

Martineau, le vétéran qui n'espérait plus acheter d'étude, dit:

– Est-ce que vous comptez vous promener longtemps comme ça six jours par semaine et le dimanche, monsieur Rodelet?

– Six et un! fit Marcailloux; domino.

– C'est que, continua Martineau, – votre besogne me retombe sur le corps et ne me va que tout juste… Ah! mais!

– M. Rodelet monte si bien à cheval! grasseya doucement M. Bidois.

– Je m'embarrasse pas mal!.. commença Martineau, qui était sanguin.

– Modérez-vous, messieurs! s'écria le premier clerc, comme si Léon eût soutenu la discussion. – Je dois dire à M. Rodelet que le patron est mécontent… très-mécontent…

– Oui, oui, ajouta Marcailloux, – le Rodelet susdit a bien fait de venir… sans cela, il était…

Il y a un mot aux dominos qui exprime l'idée de ruine complète et de mort. – Nous déplorons ici notre coupable insuffisance.

– Avant de partir, dit Léon au premier clerc, voulez-vous avoir l'obligeance de m'indiquer ma besogne.

Le premier clerc lissait son chapeau de soie avec son foulard.

– Faites, Martineau, dit-il en prenant sa canne; à demain, messieurs.

Sa canne était, ma foi, à pomme d'or.

Dès que le premier clerc fut dehors, l'honnête Martineau prit de l'aplomb, beaucoup. Il remit ses papiers dans son pupitre et ôta ses fausses manches de lustrine, à l'aide desquelles il égalisa le poil fauve de son chapeau.

– Vous avez entendu, monsieur Marcailloux, dit-il.

Et il s'en alla, le parapluie sous le bras, narguant le beau soleil.

Marcailloux tira de sa poche une vilaine blague, brodée en faux. Il roula une cigarette avec soin, affûta son chapeau gris à poils révoltés sur son genou, et sortit en sifflant l'air de Marlborough.

Alors, M. Bidois mit ses gants de filoselle.

– Hein!.. dit-il, – avez-vous vu cela?.. Trois bonnes têtes!.. Voici ce dont il s'agit, monsieur Rodelet… épousseter les cartons sans rien déranger… Au plaisir de vous revoir.

Il arrangea ses cheveux frisottés devant un petit miroir qu'il avait dans sa poche, et s'en alla décemment, non sans adresser à Léon un bienveillant sourire.

C'était une belle et bonne avanie qu'on faisait à Léon. Il ne songea même pas à cela. Il était maître de l'étude. Tous ces cartons qui tapissaient la muraille depuis le lambris jusqu'au plafond, étaient à lui. – Il prit le plumeau et l'échelle comme s'il n'eût jamais fait autre chose de sa vie et monta droit au dossier de M. le comte de Mersanz.

La petite bonne femme chantait toujours dans sa chambrette du sixième au-dessus de l'entre-sol. Elle savait toutes sortes de chansons qui n'étaient pas nouvelles. En chantant, elle se démenait, car elle était pressée, – et souvent elle s'interrompait pour se dire:

– Deux cents francs! pourquoi lui a-t-il donné deux cents francs?

Cela l'intriguait, sans cependant qu'il y eût en elle aucune inquiétude.

– Il veut savoir sans doute le détail des biens de Mersanz, pensait-elle. – Ah! il en pourra compter des châteaux, des fermes, des futaies!.. que sais-je, moi!.. mais après… en sera-t-il plus avancé?

C'est étonnant ce qu'on peut mettre d'objets dans la chambre la plus exiguë. Celle de la petite vieille était pleine comme un œuf, mais sans trop d'encombrement. Tout y était net et propret; vous n'y eussiez pas trouvé un grain de poussière.

Les meubles consistaient en une couchette de noyer bien ciré, un guéridon, trois chaises et deux coffres qui tenaient à eux seuls la moitié de la chambre. Les ornements ne manquaient pas. Il y avait tout autour des murailles une profusion de petites estampes coloriées, représentant toutes des militaires. Vous eussiez dit le réduit d'un invalide de la grande armée, d'autant mieux qu'on voyait au-dessus d'un petit poêle à cuisine, placé dans l'enfoncement de la fenêtre mansardée, un briquet de fantassin et une aiguille à déboucher la lumière des fusils, avec sa chaînette de cuivre. Un bonnet de police couronnait ce trophée.

Dans la ruelle du lit, composé d'un simple matelas, manquant d'embonpoint et très-aplati par l'usage, mais entouré de rideaux de coton blancs comme la neige, un bénitier était pendu avec sa branche de buis. Sous le bénitier, il y avait une image de la Vierge. – La petite vieille était bonne chrétienne.

De sa lucarne, on apercevait les trois quarts de Paris en panorama: une vue superbe, sauf les premiers plans, formés par des tuyaux de poêle. Ce à quoi elle tenait le plus dans cet immense tableau dont elle jouissait à raison de soixante francs l'an, c'était à la colonne Vendôme, où Napoléon posait pour elle du matin jusqu'au soir, dominant les beaux arbres des Tuileries.

Elle n'était pas souvent chez elle; mais, dès qu'elle remontait ses sept étages, elle donnait un coup d'œil amoureux à son Napoléon.

La demie de six heures venait de sonner à la caserne de Babylone. – Encore un avantage que nous allions oublier de noter. La petite bonne femme n'avait pas besoin de pendule: elle était entre deux horloges, celle de Babylone et celle des Invalides, – deux horloges militaires. Elle n'en usait que modérément, parce qu'elle aimait mieux régler sa vie par le son des tambours.

– Je suis en retard, dit-elle en soulevant le couvercle d'un de ses grands coffres; – pas habillée… et le temps qu'il faut pour aller à la barrière des Paillassons!.. Ah! je ne vendrai rien ce soir… Cela coûte cher de dîner en ville!

Le coffre contenait de belles piles de plaisirs passés l'un dans l'autre et arrangés avec un soin minutieux. La petite bonne femme chargea sa boîte et prit dans un coin du coffre ce qu'il fallait de fraîches pommes d'api, bien couchées dans des rognures de papier blanc, pour emplir son panier. Elle faisait tout cela lestement et adroitement; les plaisirs n'étaient point foulés, les pommes ne s'offensaient point l'une l'autre, mais la boîte n'aurait pas pu contenir un plaisir de plus, ni le panier une seule pomme.

– La!.. fit-elle; – demain, je verrai si mademoiselle Maxence a bien dormi… Je parie que celle-là ne m'achètera plus de devises!

Elle referma son coffre et s'accouda dessus.

 

– Cette Maxence a compris!.. murmura-t-elle toute rêveuse; – comme elle a embelli depuis un an! J'ai vu le comte la dévorer des yeux, l'autre jour… Saperlotte! je ne veux pas que Béatrice pleure… Pauvre belle créature!

Une larme vint aux bords de sa paupière, mais un sourire malin la sécha.

– Quoique ce ne serait pas mal, reprit-elle, – de faire endêver un peu le père Roger… Il ne l'a pas volé… Mais je lui trouverai sa marche quelque jour à M. le capitaine…

Elle traversa la chambre pour gagner le côté de la fenêtre où était le second coffre. Ses idées allaient et venaient comme celles d'un enfant.

– Maxence! reprit-elle encore; – eh bien, ça me fait de la peine, quoi!.. à cet âge-là, on aurait pu la tourner au bien… Quels yeux elle vous a!

Puis, en levant le couvercle du second coffre:

– Je ne peux pas avaler ces deux cents francs, moi!.. Pour sûr, il y a un coup monté… Il employa ainsi un grand nigaud de jeune homme dans l'affaire du no 81.

Ce pronom il se rapportait sans doute à l'habit bleu qui avait donné les deux cents francs.

– Mais encore une fois, poursuivit-elle, – que peut-on faire dans l'étude de maître Souëf?.. Les châteaux du comte de Mersanz ont leurs fondements en terre, ses fermes aussi, aussi ses moulins… On aura beau violer le secret des cartons, ça n'abattra pas ses futaies!

Le contenu du second coffre ne ressemblait nullement à celui du premier. Les fillettes de la pension Géran ne l'eussent assurément point fouillé avec le même plaisir; mais, pour la petite bonne femme, c'était tout le contraire: elle aurait donné dix coffres pleins de pommes d'api, vingt coffres pleins de plaisirs, pour les bragos bizarres et disparates qui s'offrirent à sa vue quand le couvercle fut soulevé.

Il y avait d'abord un de ces petits berceaux à la main dont l'habitude se perd, mais que portaient autrefois les Alsaciennes voyageuses, quand elles allaient par les campagnes au temps de la moisson, un de ces berceaux que nous avons vus dans des estampes de l'époque impériale, au bras des jeunes vivandières suivant l'armée; – il y avait ensuite un costume complet de vivandière, avec le jeu de timbales en étain et le baril, peint en rouge et en bleu; – il y avait une épaulette rouge, un sac de soldat, une boîte de carton contenant une croix d'honneur.

Il y avait un mouchoir de batiste, taché de larges gouttes de sang, noirci par les années. Ce mouchoir portait des initiales, timbrées de la couronne ducale.

Il y avait un biscaïen et un éclat d'obus, – un bout de tresse de dragon, – une cartouchière russe, – un hausse-col d'officier avec un trou de balle au milieu.

Et bien d'autres choses également curieuses. C'était un musée guerrier. La petite bonne femme avait peut-être vu nos grandes batailles.

Il fallait bien qu'il y eût un motif à cette étrange manie qu'elle avait de se mettre au pas de tous les régiments qui passaient.

Outre le musée, le coffre contenait les hardes de la petite vieille; mais sa garde-robe n'était pas envahissante. A part sa toilette de tous les jours, elle n'avait qu'un casaquin, une jupe et quelques chemises.

Nous ne pouvons cependant omettre, en parlant de toilette, un écrin contenant une boucle en brillants qui devait être fort étonnée de se trouver en pareille compagnie.

La petite bonne femme avait ouvert son coffre pour y prendre son casaquin des jours de fête, sa jupe habillée et une chemise blanche. Il n'y avait qu'à la voir pour deviner que sa toilette ne devait pas être longue. – Mais il y a des souvenirs qui absorbent et des objets qui réveillent invinciblement le souvenir.

Quand le coffre fut ouvert, la petite vieille, qui se prétendait pourtant bien pressée, n'atteignit ni sa chemise, ni sa jupe, ni son corsage. Elle resta tout bonnement en contemplation devant ses débris.

Le sang vint abondamment à ses joues pâles; sa courte taille se redressa toute fière et toute vaillante; ses narines se gonflèrent, son regard brilla. C'était là tout son passé, heureux ou malheureux, on le voyait bien; c'était là toute sa vie.

Chaque objet contenu dans le coffre présentait un symbole. Une longue histoire était là en abrégé. Elle commençait au baril rouge et bleu de la vivandière; le berceau la continuait, puis l'épaulette, puis la croix d'honneur, puis le mouchoir qui avait un écusson ducal et de grandes taches de sang, puis le hausse-col percé d'une balle, puis encore l'agrafe de diamants.

– Il y en a fichtrement qui seraient mortes! dit-elle en posant son poing sur sa hanche d'un air fanfaron; – mais je suis en vie et, jour de Dieu! les deux enfants auront du bonheur.

Elle frappa sur le baril, et, continuant:

– Ça a roulé!.. il faisait plus chaud qu'à vendre des plaisirs… Quand il fallait porter ça d'un côté, le berceau de l'autre, on en avait assez… Ran, plan, plan, ran, plan, plan!.. Et la grosse caisse… et le canon!.. Est-il Dieu possible qu'il ait couché là dedans… c'est si petit, et il est si grand!

Nous pouvons affirmer que cet autre pronom il ne se rapportait plus à l'habit bleu.

– Et pourtant, reprit-elle attendrie, – il me semble qu'il est encore là!.. Il était beau… je ne sais pas s'il a jamais pleuré… Du plus loin que je me souviens, je vois son cher sourire.

Elle toucha le berceau comme une relique sainte, – puis elle rapprocha le petit oreiller de ses lèvres.

– Oui, oui! s'écria-t-elle avec un mouvement d'exaltation, – les enfants seront heureux!

Elle tira de sa poche quelques francs, fruit de sa recette du jour, et les déposa dans un coin du coffre, où il y avait déjà un petit tas d'argent.

– En attendant, dit-elle, – j'ai suffi à tout par la grâce du bon Dieu… il n'a jamais manqué de rien… Il en sait aussi long que son général… Pourquoi ne l'aimerait-elle pas, puisqu'il est beau comme un ange, et spirituel aussi, personne ne peut dire non, et brave, et bon!..

Un roulement de tambour se fit entendre dans la cour de la caserne de Babylone. La petite bonne femme releva la tête.

– Charge en douze temps! s'écria-t-elle; – je la sauverai, la chère créature, quand le diable y serait! Et je le marierai, lui… eh! mais!.. avec une des plus riches héritières de France et de Navarre… En avant, marche!

D'un tour de main, elle prit tout ce dont elle avait besoin dans le coffre et laissa retomber le couvercle avec bruit. Une minute après, elle était en jupon, chantait Fanfan la Tulipe à pleine voix. Au bout d'une autre minute, elle chantait la Marseillaise et achevait de s'habiller.

Elle se regarda dans un petit miroir accroché contre la fenêtre.

– Dire qu'on a été jeune et la plus jolie fille de l'armée française! dit-elle non sans une légère nuance de regret; – ah! bah! il y a si longtemps! je ne sais pas pourquoi je m'en souviens encore.

Elle jeta sur ses cheveux blancs bien peignés un bonnet de mousseline brodée et drapa sur ses épaules un petit châle aux couleurs trop éclatantes. – La Marseillaise était finie; elle avait entonné la Mère Michel.

Écoutez, nous pouvons bien lui passer un peu de turbulence et de coquetterie. C'était une crâne petite bonne femme!

Au moment de partir, elle cessa tout à coup de chanter. Sa physionomie devint sérieuse. Elle appuya sa main contre sa poitrine.

– Comme mon cœur bat! se dit-elle; – c'est que je vais le voir… Ce garçon là me rendra folle. – Le voir, répéta-t-elle en s'accoudant sur le coffre fermé, – le voir tout mon content!.. toute une soirée… Pour ça, on ne peut pas se faire trop belle, pas vrai.

Elle souleva le couvercle et prit l'agrafe de diamants, qu'elle attacha en guise de broche sur son casaquin de grosse laine.

– C'est égal, c'est égal, fit-elle cédant à l'extrême mobilité de sa nature et revenant pour la troisième fois à sa première pensée, – ces deux cents francs-là me chiffonnent… C'est le prix d'un marché…

Elle ferma sa porte et descendit l'escalier. Quand elle passa devant la loge de la concierge, celle-ci lui demanda:

– Où donc allez-vous comme ça en grande tenue, maman Carabosse?

La petite bonne femme la regarda d'un air absorbé. – Elle n'avait fait que songer aux deux cents francs, depuis son septième étage jusqu'au rez-de-chaussée.

Au lieu de répondre à la concierge, elle se frappa le front tout à coup et s'écria: