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La fabrique de mariages, Vol. I

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V
– La gageure. —

La figure de Léon Rodelet avait pris une expression de réserve défiante. C'était un honnête jeune homme, bien qu'il glissât depuis longtemps déjà sur la pente au bas de laquelle sont toutes les folies et toutes les chutes. – Son coup de pistolet l'eût arrêté au moment où il n'avait encore commis que de pauvres fredaines d'enfant naïf et faible.

– Monsieur, dit-il, – j'ai beau chercher, je ne puis trouver aucune espèce de motif plausible à l'intérêt que vous voulez bien me témoigner et que je n'ai pas sollicité.

– Entendons-nous! interrompit M. Garnier de Clérambault, – je n'ai pas dit que je vous portasse le moindre intérêt.

– Vos offres…

– J'ai parlé d'une affaire…

– Je ne fais pas d'affaires, monsieur.

– Par exemple! s'écria l'habit bleu, qui haussa les épaules: – tout le monde fait des affaires, mon bon!.. Tenez, quand vous avez loué cet appartement, sachant bien que vous ne pourriez point payer, c'était une affaire… Quand vous avez couvert de fleurs cette terrasse au lieu d'acheter une couverture passable pour votre grabat, c'était encore une affaire… Ne changez pas de couleur et ne vous emportez pas, c'est dans votre intérêt que je discute en ce moment… Pour faire des affaires, il n'est pas du tout indispensable d'avoir des marchandises à livrer… Moi qui remue des millions, je n'ai ni un mètre de toile, ni une tasse de café…

– Vous avez peut-être quelque talent…

– Beaucoup de talent, mon fils, c'est vrai; mais c'est en quelque sorte du luxe…

– Moi, dit Léon, dont les yeux se tournaient toujours vers la porte, – je vous avoue franchement que je ne sais aucun métier, que je ne me connais aucune aptitude… et que je suis parfaitement résolu, en dernière analyse, à ne faire aucune affaire avec vous.

M. Garnier de Clérambault prit son cigare délicatement entre l'index et le pouce, se renversa sur sa chaise, et lança au plafond, selon l'art, une longue spirale de fumée.

– Moi, mon bon, répliqua-t-il, – je vous avoue franchement que j'ai besoin de vous et que vous ferez, – en dernière analyse, – tout ce que je voudrai… Il ne s'agit ni de métier ni d'aptitude… Vous êtes déplorablement bavard, – comme tous les enfants… Voici le cas: je cherche un homme dans certaine position; vous avez cette position… elle n'est pas belle… je vous agrafe au collet, et quand je tiens quelqu'un, je vous prie de croire que je ne le lâche pas.

– Prétendriez-vous user de violence? dit Léon.

– Allons donc! fit l'habit bleu; – vous faites des questions de l'autre monde!.. Voulez-vous me permettre, d'ailleurs, de supposer le cas où un agent de l'autorité pénétrerait ici sur votre appel ou autrement… Ma philanthropie est bien connue. Il y a dans cette mansarde, sans compter le pistolet, dix fois plus de preuves qu'il n'en faut pour établir la préméditation d'un suicide… Eh bien, me voilà, moi, Garnier de Clérambault, ami éclairé de l'humanité…

Il se leva et acheva en fourrant sa main sous le revers de son habit bleu, à la place du cœur:

– Me voilà! fidèle aux principes de toute ma vie! J'ai monté cinq étages au-dessus de l'entre-sol pour empêcher un malheureux enfant d'attenter à ses jours!

Il n'y a pas dans notre génération un seul jeune homme armé contre cette façon d'argumenter qui consiste à tourner au comique un beau mouvement ou un sentiment respectable. C'est l'esprit du siècle; c'en est aussi la plaie. Nous avons tous ri aux sacriléges gaietés de Robert Macaire. La moquerie est chez nous un géant assez grand pour étouffer dans ses bras le dieu de l'éloquence.

Léon eut un sourire.

– Vous êtes, dit-il, un plaisant original.

– Je suis M. Garnier de Clérambault, s'il vous plaît, mon petit homme, repartit l'habit bleu avec fatuité; – je fréquente le grand monde, j'en ai, je crois, les manières… Mais, quand je suis forcé de m'aboucher avec Pierre ou Paul, je tâche d'imiter Alcibiade et de siffler avec les merles… Voyons un peu: pourquoi vouliez-vous vous brûler la cervelle?

– Ceci me regarde, monsieur.

– Beau secret! fit l'habit bleu; – voici un paquet adressé à mademoiselle Césarine de Mersanz…

– Monsieur!.. interrompit Léon, pâle de colère et aussi d'étonnement.

– Ce paquet, poursuivit Clérambault, – contient une certaine quantité de fadaises qui se résument par celle-ci: «Vivant, je n'aurais pas osé vous imposer mon style; mais, à l'heure où vous recevrez ce colis, j'aurais cessé d'exister; en conséquence…»

– Vous passez toutes bornes, monsieur, interrompit Léon; – or, je vous prie de sortir de chez moi.

Au lieu d'obéir, Clérambault prit une des lettres qui se trouvaient sur la table. Léon voulut la lui arracher: il contint Léon de la main gauche comme il eût fait d'un enfant. – De la main droite, il décacheta tranquillement la lettre.

– Comment! dit-il avant de lire, – vous n'avez pas même eu la curiosité de lire ce qu'il y avait dans tout cela!.. Moi qui comptais d'abord vous écrire. Vous vous seriez, parbleu! fait sauter le crâne à côté de mon autographe!

Léon écumait. Il faisait effort pour ressaisir la lettre ouverte.

Clérambault lut:

«Paris, 3 mai 1836…»

– Elle a déjà quatre jours!.. s'interrompit-il. – Bon! bon! se reprit-il, – une tête imprimée… «Shlossmaker et Mariembach, tailleurs…» Vous connaissiez l'écriture, vous saviez d'avance… Ma parole! ils vous menacent de vous fourrer à Clichy!..

– Sur mon honneur! criait Léon avec rage, vous me payerez ceci, monsieur!.. Je veux vivre en effet, pour vous tuer comme un chien partout où je vous rencontrerai!

– Voilà déjà un pas de fait, riposta l'imperturbable habit bleu; – vous voulez vivre… je vous dis que nous allons nous entendre!

Il prit une autre lettre.

– Elle était du propriétaire et contenait aussi des menaces.

Une troisième, signée par le traiteur, était bourrée de gros mots.

Au moment où Clérambault avançait la main pour saisir la quatrième, Léon lui cria d'une voix étranglée:

– C'est de ma mère!

– Voyons ce qu'elle dit, répliqua Clérambault; – si elle me voyait en ce moment, croyez-vous qu'elle ne tomberait pas aux genoux du sauveur de son fils!.. – La paix! s'interrompit-il encore d'un ton presque sérieux; – je respecte votre mère, jeune homme… J'ai été jeune aussi; j'ai eu des hauts et des bas… Toutes vos misérables petites souffrances sont des enfantillages auprès des tortures que j'ai endurées, moi, Garnier de Clérambault, gentilhomme et fils de famille… Mais je n'ai jamais songé à me détruire, parce que j'aimais ma mère!

Léon courba la tête. C'était un enfant. Clérambault jeta un rapide coup d'œil sur le contenu de la lettre.

– Elle a raison, dit-il gravement; – je l'approuve de toutes mes forces… Elle supprime la pension de cent cinquante francs par mois qu'elle vous faisait.

– J'aurais voulu, murmura Léon affaissé sur lui-même, – j'aurais voulu mourir avant de savoir cela!

Clérambault le lâcha. Léon n'était plus en mesure de se révolter contre la grossière obsession de cet homme. Son propre accablement le domptait. L'habit bleu profita de cela pour lire encore deux ou trois lettres qui toutes invectivaient et menaçaient.

– C'est monotone, dit-il en gardant la dernière entre ses doigts sans l'ouvrir. – Résumé général: vous n'avez plus crédit nulle part; tout le monde veut vous mettre à Clichy; votre propriétaire va vous jeter dehors, et madame votre mère vous coupe les vivres. Voilà votre passif. – A l'actif, nous trouvons une trentaine de pots de fleurs, le mobilier spartiate qui meuble ce séjour et un paquet de lettres, probablement très-ridicules, adressées à une jeune fille archimillionnaire qui ne vous connaît pas…

Il se leva et fit un tour dans la chambre; après quoi, il ramassa le pistolet, qu'il rapporta sur la table.

– Ma foi, mon jeune camarade, reprit-il, – je ne vous croyais pas si bas. Cette coquine de pension supprimée rembrunit les horizons. Avec cent cinquante francs par mois, on fait semblant de vivre, et cela suffit quelquefois, en attendant qu'on gagne au gros lot à la loterie de l'existence humaine… mais rien! ce n'est pas assez… Je conçois maintenant votre idée de vous faire sauter la cervelle, et, franchement, si mon offre ne vous va pas, je vous laisserai tranquille.

Voyez un peu comme nous sommes faits. Cette conclusion produisit sur Léon Rodelet une impression pénible. Tout à l'heure, il se serait battu pour conquérir le droit de se briser le crâne; maintenant, l'idée de se retrouver seul en face de la mort l'épouvanta. Il faut donc bien confesser, en allant au fin fond des choses, que l'importunité de ce grand brutal d'habit bleu n'était pas aussi cruelle qu'on pourrait le penser.

Léon commençait à y tenir; il avait peur de la voir cesser.

– Monsieur, dit-il, n'ayant garde de laisser percer ce bout d'oreille, – au dénoûment de cet obscur et triste drame qui a été ma vie, vous êtes venu jeter un intermède grotesque. Vous avez usé de violence envers moi; je suis si las, mon indifférence est si profonde, que je n'ai pas déployé contre vous, en cette circonstance, l'énergie d'un homme. Je le sais; je ne m'en repens pas. A quoi m'eût servi de punir votre insolence ou de briser ma faiblesse contre votre force? Je ne sais si vous êtes un fou, comme je l'ai cru d'abord; je ne sais si vous êtes un marchandeur de conscience, comme j'ai dû le penser quand vous êtes entré, malgré moi, dans le secret de ma détresse. Peu m'importe assurément… Vous avez parlé de me donner de l'argent, cela prouve que vous me prenez pour un autre…

Il s'arrêta un instant, et poursuivit en baissant la voix:

– Vous avez parlé aussi…

– D'un pont jeté sur le fleuve de l'impossible? interrompit l'habit bleu. – Oui, oui… j'ai parlé de cela… Savez vous, mon petit homme, que vous vous exprimez avec correction et facilité?.. Il y a de l'étoffe chez vous, c'est positif. Pourquoi diable n'êtes-vous pas devenu amoureux de la fille d'un avoué? Il y en a de fort agréables…

 

– Vous trouverez sans doute comme moi, monsieur, interrompit Léon, – que l'intermède a trop duré… Si vous avez réellement des propositions à me faire, faites; sinon, veuillez me laisser.

– Il est gentil tout plein! murmura Clérambault, qui rapprocha son siége de celui de Léon.

– Jeune homme, reprit-il avec une gravité nouvelle, – je me sens pour vous le cœur d'un oncle. Je suis un homme d'affaires, il est vrai, mais j'ai de l'âme, beaucoup d'âme… et même de la sensibilité naturelle… Causons raison: dans ma toute petite enfance, j'ai ouï parler de rois qui avaient épousé des bergères…

Léon, qui avait pris une pose attentive, fit un geste d'impatience. Clérambault lui frappa sur l'épaule paternellement.

– Ce n'est pas le cas, je sais bien, dit-il; vous voudriez causer de bergers qui épousent des reines… Mon Dieu! l'un est aussi vraisemblable que l'autre… Dans les cartons de votre honoré patron, maître Souëf (Isidore-Adalbert), avez-vous vu par hasard quelquefois le contrat de mariage de M. le comte Achille de Mersanz.

– Je n'ai jamais fouillé les cartons du patron, répondit Léon; – en outre, ce qui se fait à l'étude reste à l'étude.

– J'entends bien! j'entends bien! La discrétion, diable!.. Le notariat est un sacerdoce… J'exerce aussi une profession très-délicate… qui est également un sacerdoce… Et vous me hacheriez menu comme chair à pâté, mon fils, ce qui ne serait pas aisé, vu que je suis un peu dur, avant de me faire trahir un secret gros comme la tête d'une épingle… Je vous parlais de ce contrat tout bonnement à l'occasion des bergères qui ont épousé des rois.

– Madame la comtesse de Mersanz, dit Léon, qui prenait désormais, malgré lui, intérêt à l'entretien, – était, je crois, une demoiselle Béatrice Roger, fille d'un ancien militaire.

– Bien, bien, jeune homme! interrompit sévèrement l'habit bleu; – je ne vous en demande pas tant… mettez vos maximes en pratique et soyez discret, c'est un conseil que je vous donne.

Léon se mit à rire.

– Tout le monde sait cela, dit-il.

– Très-bien… c'est un sujet brûlant, voyez vous… j'exerce une profession… mais je vous l'ai déjà dit…

– Non pas… vous ne m'avez pas dit la profession que vous exercez.

– Et vous désirez le savoir, pas vrai?

– S'il n'y a pas d'indiscrétion…

Clérambault fourra sa main entre deux boutons d'or de son habit, comme c'était son habitude quand il voulait produire un bel effet oratoire; puis il s'exprima en ces termes:

– Mon jeune ami, le mariage est la sauvegarde des sociétés et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, le pilier qui soutient encore l'édifice ébranlé de la famille. En conséquence, plus il y a de mariages, plus il y a de piliers et plus, par suite, se consolide et s'étaye le monument social menacé de ruine… Il s'est rencontré, dans ces derniers temps, un homme jeune encore, ou du moins bien conservé, jouissant d'une position honorable, franc-maçon, membre de la société philanthropico-magnétologique, ancien officier supérieur, décoré de plusieurs ordres étrangers; il s'est, dis-je, rencontré un homme qui a consacré à la construction de ces colonnes symboliques sa force, son intelligence, sa vie tout entière…

– Vous êtes…? commença Léon.

Mais M. Garnier de Clérambault l'arrêta d'un geste et poursuivit:

– Par son âge, fait pour inspirer la confiance, par sa position de fortune indépendante, par son caractère impartial qui le met à l'abri des entraînements politiques, par les relations qu'il a dans la haute société, cet homme est à même de rendre d'immenses services. Il a su se créer une clientèle imposante par la seule puissance de ses ressources personnelles. Il est le seul qui puisse offrir aux amateurs des dots graduées, depuis trois cents francs jusqu'à sept millions et demi…

Léon salua.

– En un mot, vous faites des mariages, dit-il.

– Voilà, mon biribi, répliqua M. Garnier de Clérambault retombant tout à coup des hauteurs de son prospectus au niveau vulgaire du sol.

Il tapa sur la cuisse de Léon.

– Que me donneriez vous, mon fils, demanda-t-il, – si je mariais certain cinquième clerc non appointé de l'étude Souëf à l'héritière de huit cent mille livres de rentes?

Léon devint pâle.

– Ne plaisantez pas avec cela, dit-il.

– Je ne plaisante jamais quand il s'agit de mariage, repartit l'habit bleu. – Il y a des choses difficiles; je ne connais pas de choses impossibles… Vous allez voir que nous avons déjà quelques barreaux à notre échelle pour monter à l'assaut…

– Serait-il vrai?.. balbutia Léon, dont le regard se ranima.

Garnier de Clérambault cligna de l'œil d'un air capable.

– Vous allez voir! répéta-t-il.

Léon restait bouche béante. Il était tout oreilles, comme un enfant à qui le charlatan promet un miracle.

– Césarine vous a remarqué, et d'un!.. commença l'habit bleu.

Léon faillit tomber à la renverse avec sa chaise.

– Eh bien, reprit M. Garnier de Clérambault, – qu'y a-t-il d'étonnant à cela? Vous n'êtes pas mal, mon garçon, pas mal du tout… vous êtes assez bien couvert, quoi que vous ayez toujours à peu près la même chose… Pour un débutant qui n'a que douze ou treize mois de manége, vous montez très-passablement… A l'occasion, je vous dis ceci: quand vous serez fatigué du manége, prenez la salle d'armes… cela donne de la tenue, croyez-moi… M'avez vous vu dans un salon? Malgré mon âge, toutes ces dames me regardent; la salle d'armes y est pour beaucoup. On y recueille le développement, la grâce et la santé… Pour en revenir, les fleurs de la terrasse ont fait aussi bon effet… on vous regarde, on sait votre nom… Pourquoi ne vous appelez-vous pas Noailles ou Monaco?.. On s'occupe de vous, on cause de vous…

– Avec qui? demanda Léon, qui suait à grosses gouttes.

– Curieux! répondit l'habit bleu en souriant.

Puis il ajouta:

– Puisque je vous dis que nous avons des échelons…

– Par grâce, expliquez-vous! s'écria Léon, vous me faites mourir!

– Ah çà! dit l'habit bleu, vous me la donnez belle! Est-ce que ce n'est pas pour être remarqué que vous jouiez au gentleman-rider sur votre jument de louage?

– Je n'espérais pas…

– Laissez donc!.. je vous ai vu saluer… c'est énorme, cela!

– On ne me répondait jamais…

– On faisait mieux… on rougissait… on souriait!.. Je vous dis, moi, que c'est énorme!.. et, quand vous étiez passé, le caquet allait son train.

– Avec cette jeune fille?.. la compagne de mademoiselle de Mersanz?..

– Maxence… prononça tout bas le marieur.

– Vous savez aussi son nom?.. s'écria Léon.

M. Garnier de Clérambault pinça ses grosses lèvres de manière à hérisser sa moustache comme les dards d'un porc-épic.

– Quant à cela, oui, répondit-il, – je sais son nom, à celle-là… Et qui donc le saurait, sinon moi?.. Maxence est…

Il s'interrompit brusquement et à dessein, comme s'il eût voulu donner à croire qu'il avait été sur le point de laisser échapper un grand secret.

– Peu importe, reprit-il, – ce qu'elle est ou ce qu'elle n'est point, n'est-ce pas?.. Ce n'est pas de Maxence qu'il s'agit.

– Elles ont l'air de s'aimer si tendrement toutes deux, dit Léon.

– Elles sont comme deux sœurs, quoi! appuya M. Garnier de Clérambault, toujours ensemble et n'ayant point de secrets l'une pour l'autre.

– Et c'est par mademoiselle Maxence de Sainte-Croix que vous savez?..

– Stop! fit Clérambault; – halte-là, mon rat!.. Valga me Dios! comme nous disions dans la Péninsule, vous allez trop vite!.. serrons un ris à notre grande voile… Avez vous navigué? Non? Ça veut dire: diminuons la vapeur… et permettez-moi de vous répéter ma question: Combien donneriez-vous à celui qui vous marierait bel et bien, vous, M. Léon Rodelet, possédant en revenus nets, et quittes d'impôt, zéro francs, zéro centimes, au diplomate qui vous marierait avec mademoiselle Césarine de Mersanz?

– Le plus pur de mon sang, s'il voulait! s'écria Léon avec feu.

– Peuh! fit l'habit bleu, votre sang!.. Shylock en buvait, mais c'était un juif… On ne dispute pas des goûts… moi, je mange volontiers du boudin: c'est du sang, mais pas de cinquième clerc amoureux… A combien évaluez-vous le plus pur de votre sang?

– Je n'ai rien, vous le savez.

– Le moins qu'on puisse donner en mariage à mademoiselle de Mersanz… commença l'habit bleu.

– Eh! fit Léon, – que m'importe cela!

– Comment! comment! que vous importe cela?

– Plût au ciel qu'on ne lui donnât rien du tout!

– Alors, votre serviteur, mon pigeon! je vous offrirais ma démission tout de suite… Ne bavardons pas en l'air et posons des chiffres… On donne ordinairement au diplomate un tant pour cent… mais c'est pour les mariages ordinaires… ici, nous avons des difficultés presque insurmontables…

– Mais, objecta Léon, je vous répète que je n'ai rien… rien!

– C'est précisément pourquoi il faut donner davantage… cela tombe sous le sens, mon bon!

– Quand on n'a rien, que diable!..

– Que diable! on a plus de peine à rafler une héritière…

– Monsieur!..

– Vous êtes d'une jeunesse intolérable avec vos monsieur! J'aurais déjà dû vingt fois vous planter là, monsieur!.. Est-ce que vous n'êtes pas majeur, monsieur!.. Est-ce que vous n'avez pas dix doigts pour me signer des lettres de change, monsieur!.. Vous êtes amoureux ou vous ne l'êtes pas, monsieur!.. Si vous êtes amoureux, faites ce qu'il faut pour épouser; si vous ne l'êtes pas, allez au diable, monsieur!

Pour le coup, il était en colère, ce bon habit bleu! Il appuyait sur ce mot monsieur avec une amertume terrible.

– J'aurais beau vous signer des lettres de change, mon cher monsieur, dit Léon, – avec quoi les payerais-je?

M. Garnier de Clérambault prit son chapeau à larges bords et le planta sur sa tête.

– Et, si vous ne me payez pas, pourquoi vous marierais-je, moi, mon cher petit? demanda-t-il en regardant Léon fixement.

– Écoutez, dit celui-ci, – si jamais je possède quelque chose, je vous jure…

– Ta ta ta!.. ta ta ta!.. chansons!

– Mais je ne peux pourtant pas engager la dot! s'écria Léon.

M. Garnier de Clérambault poussa un retentissant éclat de rire.

– Tenez, tenez, fit-il, ce dernier mot est splendide: – je gagnerais vingt-cinq louis, rien qu'à conter cette scène à un directeur de théâtre!.. il me ferait faire un scénario par un maçon habile et vieillot… un petit jeune homme écrirait la chose… et votre rôle serait joué par Arnal… Tudieu! vous avez déjà sur la dot des idées de bon père de famille!.. Mon petit ange, moi, je prends des années, j'ai besoin de me faire des ressources pour mes vieux jours; car, Dieu merci, je vivrai comme Mathusalem!.. Si vous voulez me donner cent mille écus d'étrennes, je m'attelle à votre affaire…

– Cent mille écus! s'écria Léon.

– Ma parole! vous êtes superbe! Ne voulez-vous point comprendre que c'est un tour inconnu à M. Robert Houdin que de marier une mansarde nue avec trois ou quatre hôtels et une demi-douzaine de châteaux!.. Cent mille écus!.. j'en sais qui me donneraient un million pour une moins belle affaire… En dix-huit mois d'économies, vous aurez regagné cela, et votre femme n'en saura rien, seulement…

Léon réfléchissait. M. Garnier de Clérambault le considérait du coin de l'œil.

– Ah! fit-il, quand il jugea le moment opportun et comme s'il n'eût pu retenir cette parole, – si elle ne vous aimait pas, la folle enfant, comme je vous tirerais ma révérence!

– Que dites-vous? s'écria Léon, à qui le souffle manqua tout à coup; – qu'avez vous dit?

– Eh! parbleu! répliqua Clérambault d'un ton bourru, – je dis que les fillettes ont le diable au corps…

– Elle!.. Césarine!.. je serais aimé!.. balbutiait Léon ivre et fou.

Il se couvrit le visage de ses deux mains, et de grosses larmes jaillirent au travers de ses doigts. – La botte de Clérambault battait le parquet avec impatience.

– Du diable si j'arrive à mon but! pensait-il; – j'y mets trop de finasserie!

– Voilà pourquoi je suis venu chez vous, reprit-il tout haut; – ce que c'est que les jeunes filles dans les pensions! Une jument de louage passe avec un blanc-bec dessus… Écoutez-moi bien, mon bon, j'ai déjà perdu beaucoup de temps ici et je n'ai pas le loisir de faire de la morale… vous réfléchirez à ce que je vous ai dit… En attendant, voici mon cas, à moi, et, si vous me refusez encore, que le tonnerre vous étouffe!.. J'ai fait une gageure… j'ai parié que M. le comte de Mersanz était remarié depuis six ans, au moins… C'était pour cela que je vous demandais si son contrat de mariage vous était jamais tombé sous la main…

 

Il dit ceci très-légèrement en se levant pour sortir. – Léon n'écoutait guère. Léon était tout entier au bonheur inouï qui l'écrasait.

– Et je ne m'en doutais pas! répétait-il, – et j'allais mourir sans savoir cela!

– Vous comprenez bien, reprit l'habit bleu, – c'est un simple enfantillage, mais j'y tiens beaucoup.

– A quoi?

– A gagner mon pari.

– Quel pari?

– Vous ne m'avez donc pas entendu?

– J'ai entendu que vous me disiez: Elle vous aime!

– Parfait! nous jouons aux propos interrompus!.. mon bon, cela n'est amusant qu'un tout petit moment… Je vous disais qu'il ne me serait pas impossible de vous faire voir votre idole… lui parler…

Léon appuya ses deux mains contre son cœur.

– Si, de votre côté, poursuivit l'habit bleu, – tachez, je vous prie, de m'écouter cette fois… si, de votre côté, vous me donnez les moyens de gagner ce coquin de pari…

– Mais quel pari? répéta Léon.

– Un pari de cinq cents louis… c'est bien quelque chose, pas vrai?

– Au sujet de quoi?

– Au sujet du contrat de mariage de M. le comte de Mersanz.

La figure de Léon se rembrunit.

– Oh! mon petit, reprit Clérambault en riant, – ne prenez pas votre visage du dimanche!.. Il ne s'agit pas du tout de trahir les secrets du patron!.. La question est de savoir si le comte s'est remarié en 1829 ou en 1830…

– Et quel motif?..

– Par mon état, je parle sans cesse de mariage… J'aime à savoir au juste les dates: ça me pose… quand je ne sais pas, j'affirme tout de même… J'ai affirmé que le contrat était de 1829, voilà!

– Et comment me ferez-vous lui parler? demanda Léon.

– Mademoiselle Maxence de Sainte-Croix n'a rien à me refuser, répondit l'habit bleu, – je la marie.

C'était plausible, surtout pour notre Léon, qui n'avait pas même l'expérience ordinaire d'un cinquième clerc. Aussi, Léon n'était embarrassé que d'une chose.

– Je ne sais pas, dit-il en fouillant son cerveau, – je ne vois aucun moyen de vérifier cela.

– Quand vous gardez l'étude, insinua Clérambault.

– Jamais je ne garde l'étude.

– Savez-vous où est le dossier du comte de Mersanz!

– Sans doute… mais…

– Un coup d'œil est si vite jeté!.. on vous charge de compulser un autre dossier, n'est-ce pas?.. vous feignez de vous tromper…

Clérambault eut peur d'avoir dépassé le but. Léon levait sur lui un regard où renaissait la défiance. Il se hâta de poursuivre:

– Après ça, dix mille francs de plus ou de moins dans ma caisse, ce n'est pas une affaire… c'est plutôt pour l'honneur… Si vous ne voulez pas, dites-le franchement…

– Vouloir!.. murmura Léon.

– Vouloir, c'est pouvoir! prononça gravement l'habit bleu.

– Quand la verrais-je?

– Sitôt le renseignement fourni, je me charge de vous introduire… vous passerez pour le cousin de Maxence… En somme, vous me plaisez, il n'y a pas à dire!.. Quand je ferais un mariage gratis en ma vie, où serait le mal?..

– Oh! monsieur! s'écria Léon, – je n'ai rien voulu promettre parce que c'eût été contre ma conscience, mais croyez que je ne serais pas ingrat!

Clérambault lui donna, ma foi, une tape sur la joue.

– Vous êtes né coiffé, petit! dit-il avec un redoublement de bonhomie; – Maxence est capable de nous enlever cette affaire-là!.. Voyons! est-ce entendu? Prenez votre chapeau et en route pour l'étude!

Léon fit un mouvement pour se lever, mais il retomba sur sa chaise.

– Il y a trois jours que je n'ai mis les pieds à l'étude, murmura-t-il.

– Eh bien?

– Eh bien!.. je crains… Parmi ces lettres qui étaient sur la table, il y en avait une du maître clerc.

– Vous craignez quoi?.. d'être remercié?.. demanda l'habit bleu, qui jouait précisément avec la lettre du maître clerc.

Léon fit un signe de tête affirmatif.

– Parbleu! s'écria Clérambault, – nous allons en avoir le cœur net!.. Dites-moi, vous avez dû me prendre pour un fier original quand vous m'avez vu ouvrir ainsi toutes vos lettres…

Tout en partant, il décachetait celle du maître clerc.

– Je suis fait comme cela, mon bon… pas d'obstacles!.. Nature étonnante!.. montant les côtes au grand galop… Ah! ah! vous verrez quand vous me connaîtrez mieux!

Il éloigna la lettre ouverte pour la mettre au point de sa vue presbyte.

– «Charles Glaise…» lut-il.

– Glayre, rectifia Léon.

– Charles Glayre.

– C'est le maître clerc.

– Voyons ce qu'il dit: «Mon cher confrère…»

Il mangea une douzaine de mots, puis il s'écria en aplatissant contre la table le papier énergiquement chiffonné:

– Quand je vous disais!.. Ma parole d'honneur, vous êtes né coiffé!

– Qu'y a-t-il dans la lettre? demanda Léon.

– On ne vous renvoie pas, mon bon, répondit l'habit bleu, qui riait de tout son cœur; – on vous met en retenue… comprenez-vous?.. on vous laisse tout seul à la maison pour punition de votre inexactitude… Voyez plutôt! c'est comme un fait exprès!

Il repassa la lettre sur le rebord de la table et lut à haute voix:

«Mon cher confrère!

«Le patron n'est pas content. Vous abusez de l'école buissonnière. Je ne sais s'il cherche un prétexte pour vous éliminer, mais il m'a chargé de vous écrire que vous veilleriez à l'étude aujourd'hui et demain, de six heures à onze heures du soir, afin de mettre de l'ordre dans les dossiers…

«Vous serez seul et nous vous souhaitons toute sorte de plaisir.»

L'idée vint à Léon que c'était l'habit bleu qui avait fait écrire cette lettre, tant elle arrivait à propos!

– Non, non! parole d'honneur! fit Clérambault, qui devinait sa pensée; – je ne connais le Charles Glayre ni d'Ève, ni d'Adam… non plus qu'aucun des petits messieurs qui décorent l'étude de maître Souëf (Isidore-Adalbert)… C'est tout simplement un coup du sort… un quine que vous gagnez à la loterie d'amour… Voyez un peu la cascade: pour que vous puissiez approcher seulement mademoiselle Césarine de Mersanz, il fallait que Maxence fût son amie et que j'eusse tout pouvoir sur Maxence: ça y est! Il fallait, en second lieu, que je vinsse vous voir: j'y suis venu, malgré vos cinq étages et l'entre-sol!.. Il fallait, en troisième lieu, que j'eusse besoin, par le plus grand de tous les hasards, de connaître la date d'un contrat de mariage et que ce contrat fût déposé dans l'étude de maître Souëf… C'est étonnant, pas vrai, quand on réfléchit?.. Enfin, il fallait encore que maître Souëf, désireux de renvoyer un clerc trop amateur, vous imposât une pénitence dans le but de provoquer quelque rébellion de votre part… Tout s'y trouve, jusqu'à la pénitence!.. Morbleu! mon jeune camarade, pour la troisième fois, je vous proclame coiffé de naissance… Touchez là!.. J'aime les gens qui ont une étoile.

Il donna à Léon, qui restait tout étourdi, une vigoureuse poignée de main; puis il reprit:

– Voici quatre heures. A six heures, vous serez à l'étude; à onze heures, vous en sortirez… je vous attendrai rue de Babylone, et nous prendrons rendez-vous pour demain matin… j'aurai prévenu Maxence… Au revoir, heureux mortel!

Il se dirigea vers la porte; mais, avant d'en passer le seuil il se ravisa:

– Dites donc! fit-il en revenant; – on ne vit pas d'amour et d'eau fraîche… je veux que vous vous présentiez demain au combat avec tous vos avantages… Voici une dizaine de louis que vous me rendrez un jour ou l'autre… Pas de compliments… A tantôt!

Il déposa l'argent sur la table et sortit.

Comme la porte se refermait, Léon entendit sur le carré une voix très-bien connue qui disait:

– En voulez-vous?

Puis un petit éclat de rire, en même temps que le pas bruyant de l'habit bleu, qui descendait l'escalier quatre à quatre.