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La fabrique de mariages, Vol. I

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III
– Deux jeunes filles. —

Il passait en effet – sur sa jument de louage, – une jolie bête fringante et vive qu'il montait assez bien. Il passait dans l'avenue de Saxe, fringant comme sa monture, fatigant ses étriers pour trotter à l'anglaise et laissant floconner derrière lui la fumée bleue de son cigare.

Quelle différence y a-t-il, de loin, entre un cinquième clerc d'avoué et un prince?

Il passait. La petite bonne femme ne se trompait pas. C'était bien Léon Rodelet que Césarine et Maxence regardaient.

Césarine, émue et curieuse; Maxence, curieuse mais calme.

Ce n'était pas mademoiselle Maxence de Sainte-Croix qui venait pour Léon Rodelet sous la tonnelle.

– Il est vraiment assez bien, dit-elle quand Léon fut passé, le poing sur la hanche et la bride lâchée.

Il ne faut rien cacher. En passant, il avait envoyé un salut en souriant.

– Assez bien! répéta Césarine avec reproche.

– Très-bien, si tu veux… pour un petit jeune homme.

Vous verrez très-rarement une toute jeune fille apprécier un petit jeune homme.

Césarine répéta encore d'un air piqué:

– Un petit jeune homme!

– Dame, fit Maxence ingénument, et ce n'était pas son défaut dominant d'être ingénue, – c'est à peine si l'on voit sa moustache.

– Tu es myope, toi, ma bonne, répliqua mademoiselle de Mersanz; – moi, je la vois très-bien.

Maxence tourna vers elle ses grands yeux de gitana.

– Est-ce que vraiment tu l'aimes? murmura-t-elle.

Césarine éclata de rire, – mais trop bruyamment.

– J'aime son joli cheval, dit-elle, – sa cravache, la fumée de son cigare… On n'a pas le choix, ici.

Elle était rouge comme une cerise. – Maxence secoua la tête gravement.

– Et que crois-tu qu'on aime dans les hommes? murmura-t-elle.

– Je ne sais pas, repartit Césarine sèchement.

Maxence lui prit la main. – Il paraît que cette Maxence était beaucoup plus instruite que Césarine.

Césarine poursuivit:

– Mais d'où peut-il venir comme cela tous les matins? Et où va-t-il?

– Ma pauvre petite, répondit mademoiselle de Sainte-Croix, – il retourne d'où il vient?

– Où cela?

– Avenue de Breteuil, au manége Kreutzer.

– Comment peux-tu savoir?

– Je devine… et puis j'ai vu des commis en nouveauté monter sa jument le dimanche.

Césarine baissa les yeux.

– Les juments se ressemblent, dit-elle.

– Pas plus que les hommes.

– Où vas-tu donc, quand tu sors, le dimanche, Maxence?

– Je vais chez ma mère, tu le sais bien.

– Et tu vois passer les jeunes gens à cheval?

– Comme nous les voyons passer ici.

Il y eut un silence après lequel Césarine reprit timidement:

– Alors, tu ne le crois pas riche?

– Je le crois pauvre, repartit Maxence sans hésiter.

– Pourquoi?

– Parce qu'il est trop élégant.

– Par exemple!.. commença mademoiselle de Mersanz.

– Tu m'interroges, interrompit Maxence; – je te réponds… et puis tu te fâches… Je le crois pauvre parce qu'il fait semblant d'être riche et qu'il a un logement au cinquième dans la rue Neuve-Plumet.

– C'est une belle rue.

– Au premier, sur le devant. C'est une rue passable.

– Sa terrasse est un bijou.

– On n'y voit jamais de valet de chambre mettre les meubles dehors.

Césarine fit un geste d'impatience.

– Tu épluches tout! dit-elle avec dépit. Ses fleurs sont ravissantes.

– Il les arrose lui-même.

Pour le coup, Césarine frappa du pied.

– Les jeunes gens comme il faut n'ont pas de ces goûts-là, ajouta froidement Maxence.

– Il est donc défendu d'être poëte! s'écria mademoiselle de Mersanz.

Maxence répondit tranquillement:

– Oui.

– C'est différent! reprit Césarine, qui ne pouvait plus se taire; comme si on n'avait pas vu des jeunes gens appartenant aux premières familles quitter leur hôtel et venir habiter un logement modeste pour se rapprocher…

– De l'objet aimé, acheva Maxence d'un ton railleur; – on a vu cela… dans les romans… et surtout dans les vaudevilles.

Césarine fronça le sourcil.

– Tu es méchante, aujourd'hui! fit-elle.

– Comment cela peut-il te blesser, demanda Maxence impitoyable, – puisque tu ne l'aimes pas?

Comme Césarine ne répondait point, elle la regarda en dessous et ajouta tout bas: – Puisque tu en aimes un autre…

Césarine tressaillit comme si une guêpe l'eût piquée.

Or, voyez, deux émotions dans ce petit cœur!

Ce n'était pas assez de M. Léon Rodelet, le dandy peu authentique, le sportman au cachet, Césarine avait encore un autre roman. Ce joli cheval, cette cravache, ce cigare ne lui suffisaient pas. Le héros de la terrasse fleurie avait un rival.

Et cette petite Césarine avait le front de dire: «On n'a pas le choix ici!»

Si vous les écoutiez là-bas, à la pension, quand elles causent, vous auriez parfois la chair de poule. Ce mot aimer, ce terrible mot et ses dérivés, amour, amant, etc., sont employés par elles avec un laisser aller qui fait frémir. Avez-vous vu des enfants imprudents jouer avec une arme chargée? C'est tout comme.

Moins elles savent, plus elles parlent. Est-ce bien dangereux? On le dit. Je ne sais trop. Il faut bien quelque chose pour remplacer la poupée.

Dès que la poupée a perdu son crédit, on joue à l'amour.

Il n'y a pas d'interrègne.

On pourrait presque dire: Celle qui ne joue pas à l'amour a de l'amour.

Non plus de l'amour de pension, mais un amour dangereux, puisque déjà il est prudent.

Entre Césarine et Maxence, c'était la blonde Césarine qui était accusée d'aimer. Nous nous serions défiés de Maxence.

Amant! quel gros mot! L'emploie-t-on vraiment à la pension Géran?

Les brillants sujets et les honnêtes femmes qui seront remarquées dans le monde passent-ils ainsi leurs récréations à bavarder amour?

Nous vous le disons parce que nous le savons: aimer, amour, amant, on ne sort pas de là. C'est le thème éternel. Demandez à celles qui brillent aujourd'hui dans le monde et qui, avant-hier encore, habillaient leur poupée, demandez-leur ce qu'elles faisaient hier.

Elles sont franches depuis qu'elles sont libres et reines. L'histoire universelle les occupait peu, la géographie moins, l'arithmétique pas du tout, – le piano…

Mais que d'amour dans cette boîte de palissandre! L'âme éplorée de la romance est là! tous les échos de la poësie idiote murmurent sous ces planches: soupirs du cœur! brises des nuits! guitares vénitiennes! Le piano est de l'amour.

Demandez-leur, elles jouaient à l'amour. Mademoiselle Mélite n'y peut rien, la grande mademoiselle Mélite; mademoiselle Philomène y perd son latin. Ce jouet de la quinzième année, l'amour passe à travers les grilles, saute par-dessus les murs, descend par les tuyaux de cheminée, entre par le trou de la serrure.

Voilà le fait. La conséquence est plus bizarre que le fait lui-même. La conséquence tendrait à prouver que cet amour-poupée qui divertit les pensionnaires est un petit dieu de carton, inoffensif au premier chef. – Mademoiselle Mélite et mademoiselle Philomène nous ont, en effet, affirmé que jamais ces demoiselles, devenues libres, ne gardaient souvenir du héros qui les avait fait rêver en prison.

Si leur destin est de nouer un roman dans le monde, ces demoiselles choisissent toujours un autre héros.

L'amour-poupée fait partie du mobilier de l'institution. Il est d'attache et ne peut pas être emporté.

L'univers est plein de curiosités providentielles qui prouvent l'infinie bonté de Dieu.

Comme Maxence achevait de prononcer ces mots accusateurs: «Puisque tu en aimes un autre,» la musique d'un régiment de ligne jeta quelques accords gaillards, accompagnés d'un coup de grosse caisse et de grincement de cymbales.

Les tambours, qu'on ne voyait pas encore et qui battaient le pas accéléré, se turent.

La tête du régiment déboucha par la place de Breteuil au moment où la musique frappait le premier accord de l'ouverture de Zampa.

– Le voici! murmura Maxence. Quand on parle du loup…

Elle se prit à battre la mesure avec son pied cambré hardiment. Son visage exprimait une indifférence dédaigneuse.

Mademoiselle de Mersanz était devenue tout à coup très-pâle.

– De qui parles-tu? demanda-t-elle.

– De ton autre amoureux, répondit Maxence du bout des lèvres.

Le regard que la jolie Césarine lui jeta était plein d'une véritable colère.

Je vous le demande, n'y a-t-il point des bornes que la plaisanterie ne doit jamais franchir?

Même entre pensionnaires jouant à l'amour-poupée?

L'autre amoureux était un lieutenant de la ligne.

Il y a des amoureux impossibles, entre autres, le lieutenant de la ligne!

Et encore ce n'était pas un de ces lieutenants qui sortent de l'École et qui ont un petit bâton de maréchal dans leur porte-cigarettes. C'était un lieutenant de vingt-huit ans, au moins, qui avait dû passer par tous les grades inférieurs.

Mais, tudieu! c'était un beau lieutenant! Nous regardons comme très-malaisé de faire de la poésie avec le vaillant uniforme de notre infanterie. Cependant, nous avons vu parfois de jeunes guerriers qui ne le portaient pas trop mal. – Le képi ramené en avant n'était pas inventé: c'est quelque chose. – D'ailleurs, notre lieutenant eût relevé le képi lui-même.

Un visage franc et doux, déjà bruni par la fatigue, un nez grec aux narines nerveuses, une bouche ciselée vigoureusement et qu'une fine moustache ombrageait à peine, des yeux fiers et tendres, surmontés de sourcils plus noirs que le jais. – Il était grand avec cela, et jamais jaquette militaire ne serra une taille plus robuste et plus gracieuse à la fois.

Le lieutenant Vital avait la réputation d'être le plus brave cœur et le plus bel officier de l'armée française.

 

Le régiment passa. – Vital était tout près. Maxence sourit et dit:

– Bon parti pour une héritière de huit cent mille francs de rente!

De pâle qu'elle était, Césarine devint écarlate.

Pourquoi?

Mademoiselle Mélite et mademoiselle Philomène ont vu bien des jeunes filles et de bien près, mais elles ne sauraient point répondre plus que nous à ces questions indiscrètes.

Césarine tourna la tête au moment où Vital glissait vers la terrasse un regard timide et triste.

Si Maxence l'eût observé en ce moment, elle aurait surpris une larme dans ses yeux.

Était-ce dépit? dépit d'avoir deux amoureux dont l'un était un petit jeune homme et l'autre un lieutenant de la ligne?

L'épée de Vital s'agita en quelque sorte d'elle-même comme pour ébaucher un salut.

Puis ses yeux se baissèrent.

– Il est superbe, ce garçon! fit Maxence; superbe!

Elle allait ajouter quelque chose, mais sa bouche demeura béante et tout son sang se retira de son visage.

A une centaine de pas du régiment, une calèche légère venait au trot de deux magnifiques chevaux.

Dans la calèche, il y avait une femme toute jeune encore et d'une ravissante beauté.

Plus belle assurément que Césarine ou Maxence elle-même.

Auprès de la jeune femme, un homme très-distingué, dans le bon sens du mot, très-élégant, mais non pas à la façon du pauvre Léon Rodelet, se renversait sur les coussins de la voiture.

Au mouvement que fit Maxence, Césarine la regardait d'un air de défiance. Elle craignait un sarcasme nouveau.

– Qu'as-tu donc? demanda-t-elle la voyant si pâle.

Maxence ne répondit pas.

– Est-ce que le beau lieutenant?.. commença Césarine d'un ton plus incisif.

Mais, à ce moment, ses yeux tombèrent sur la calèche. Elle se leva d'un saut et frappa ses mains l'une contre l'autre en criant:

– Mon père! mon père!

Maxence était toujours immobile. Vous eussiez dit une statue, sans les battements précipités de son sein.

La dame de la calèche fit un salut gracieux en souriant.

– Achille, dit-elle à son compagnon, à quoi pensez-vous donc?.. ne voyez-vous pas votre fille?

Césarine envoyait des baisers.

M. le comte Achille de Mersanz sortit en sursaut de ses réflexions et se pencha en avant. Il salua d'un air caressant. – Maxence releva les yeux en ce moment; le comte envoya un baiser.

C'était bien simple de la part d'un père.

Maxence, défaillante, appuya sa main contre son cœur.

Les yeux du comte brillèrent et se détournèrent.

– Entrons-nous? demanda doucement Béatrice; voici déjà longtemps que vous n'avez vu cette chère enfant.

– Non, répliqua le comte avec brusquerie.

Béatrice agita son mouchoir brodé. La calèche passa. Le comte ferma les yeux et se renversa de nouveau au fond de la voiture.

Sous la paupière de Césarine, une larme se montra.

– Elle n'aura pas voulu… pensa-t-elle tout haut.

– Qui?.. demanda Maxence.

– Ma belle-mère.

– Que n'a-t-elle pas voulu?

– Sans elle, mon père serait venu m'embrasser.

Maxence effeuillait lentement une fleur.

– Est-ce que tu es jalouse de ta belle-mère? murmura-t-elle.

– Non, répondit Césarine de bonne foi; mais mon père l'aime trop.

– Elle est très-belle, murmura encore Maxence.

– Tu trouves?

– Très-belle… très-belle!

Elles gardèrent le silence pendant toute une minute; après quoi, Césarine s'essuya les yeux en souriant et reprit, consolée:

– Tu as raison, elle est très-belle… et, ce qui vaut mieux, elle est bonne.

– Ah!.. fit Maxence, bonne?

– Oui, certes… Mon père fait bien de l'aimer… Je crois que je l'aime aussi.

– Toi?.. dit Maxence, qui la couvrit d'un singulier regard.

– J'ai eu tort, poursuivit mademoiselle de Mersanz; ce n'est pas elle, assurément qui a empêché mon père de me venir voir.

– Si fait, répondit tranquillement Maxence, – c'est elle.

A son tour, Césarine la regarda.

– Comment sais-tu cela? demanda-t-elle.

– Les belles-mères sont toutes ainsi, repartit Maxence; j'ai deviné, au mouvement de ses lèvres, qu'elle disait à ton père: «Pas aujourd'hui, mon ami; vous irez voir cette petite une autre fois.»

– Cette petite, répéta Césarine, qui se redressa; penses-tu qu'elle m'appelle cette petite?

Maxence retrouva son sourire railleur pour répondre:

– Je jurerais qu'elle a cette audace.

– Écoute donc, reprit Césarine revenant malgré elle au point de départ, j'ai beau faire, moi, je ne la trouve pas si belle…

– Alors, c'est que tu es jalouse.

– Mais non, je t'assure.

– Mais si… moi, je t'assure que si!.. Madame la comtesse de Mersanz est la femme la plus belle et à la fois la plus jolie que j'aie rencontrée depuis que j'existe.

– Bah!.. et, si tu étais homme, tu l'aimerais?

– Follement!

Maxence prononça ce mot avec force; puis elle ajouta tout bas:

– Elle est de celles qui sont aimées ainsi… et mortellement détestées!

– Bah! fit encore Césarine; eh bien, moi, je te trouve plus belle que madame de Mersanz… Voilà!

– Quel âge a-t-elle? demanda Maxence.

Maxence rêvait. Le regard de ses beaux yeux errait maintenant dans le vide.

– Vingt-deux ans.

– Elle s'appelle Béatrice?.. murmura-t-elle… un nom qui va bien au calme de son front et aux regards profonds de ses yeux… Vingt-deux ans, l'âge d'être adorée!

– Est-ce qu'on n'adore pas celles de dix-sept ans? interrogea Césarine.

– On les trompe, prononça Maxence du bout des lèvres.

– A la bonne heure!.. s'écria Césarine. En vérité, je ne sais pas ce que tu as aujourd'hui.

Sa pensée tourna. Le vent change souvent dans la cervelle des jeunes filles. Elle prit les deux mains de Maxence et la baisa au front solennellement.

– Je vais t'avouer quelque chose, reprit-elle; tu diras encore que je suis folle… J'ai pensé souvent à cela… Quel bonheur si on pouvait avoir pour belle-mère sa meilleure amie!..

Maxence essaya de sourire, mais elle était affreusement pâle.

Césarine ne vit point cela et poursuivit:

– Comprends-tu?.. Toutes deux dans la maison… toi et moi… toutes deux du même âge… toutes deux ardentes à s'aimer…

– Quel enfantillage!.. balbutia mademoiselle de Sainte-Croix.

– J'étais sûre que tu te moquerais de moi… Mais, c'est égal, je soutiens que c'est un beau rêve, et j'irai jusqu'au bout, puisque j'ai commencé… Nous nous habillerions de même comme deux sœurs… Nous irions dans le monde ensemble toujours… Tu ne me gronderais pas plus là-bas qu'ici… un peu moins, peut-être… Mon père serait heureux comme un roi, et nous…

– Mais tu n'y songes pas! interrompit Maxence, qui tâchait de sourire, moi, la femme de ton père?

Un observateur, même médiocre, eût deviné bien vite l'effort qu'elle faisait. Mais Césarine était tout entière à son idée.

– Eh bien, s'écria-t-elle, est-ce un trop bas parti, mademoiselle?.. M. le comte de Mersanz n'est-il pas assez noble et assez riche pour vous?

– Je ne dis pas…

– Le trouvez vous laid ou mal tourné?..

– Il ne s'agit pas de cela…

– De quoi s'agit-il?.. L'as tu vu à cheval?.. Il a couru en Angleterre, l'an dernier… Il s'est battu en duel cette année!..

Deux grands exploits, veuillez le croire!

– Mon âge… voulut objecter Maxence.

– Tu veux parler du sien… Il a trente-sept ou trente-huit ans… et tu arrangeais tout à l'heure assez mal les petits jeunes gens… Non, non, mademoiselle, mon père n'est pas trop vieux pour vous, je vous en réponds… C'est lui qui m'a appris la schottich… Quand il valse, tout le monde fait cercle… et toi qui valses si bien… Ah! s'il n'était pas remarié…

– Tais toi, dit Maxence, dont la voix était sensiblement altérée.

– Pourquoi me taire?..

– Je t'en prie!

Ce disant, Maxence tourna la tête. Césarine, qui la voyait de profil perdu, crut découvrir une larme suspendue aux longs cils de sa paupière.

– On ne peut même plus plaisanter avec toi! murmura-t-elle.

Maxence se retourna vers elle brusquement et la regarda en face.

– Es-tu capable de garder un secret? demanda-t-elle tout bas.

– Tu as donc un secret?.. balbutia Césarine étonnée.

– Ce n'est pas à moi, le secret, répondit Maxence; ce serait plutôt à toi… si ce qu'on dit est vrai…

– A moi?..

– A ton père.

– Explique-toi, au nom de Dieu!

Maxence hésita un instant, comme si elle eût regretté déjà ses paroles; mais il n'était plus temps de reculer.

– Il y a dans le monde des situations singulières, dit-elle en choisissant ses expressions avec soin; des trompe-l'œil… des apparences mensongères… Tu n'as pas beaucoup d'expérience, mais tu dois cependant me comprendre.

– Absolument pas! prononça carrément Césarine.

– N'as-tu pas ouï parler quelquefois d'unions qui n'étaient pas sanctionnées par le mariage?

Césarine ouvrit de grands yeux.

– Est-ce que mon père?.. commença-t-elle d'une voix étouffée.

– Mon Dieu! interrompit Maxence, le monde est plein de ces bruits qui n'ont aucun fondement…

– Est-ce qu'on dirait?..

– Que ne dit-on pas, ma pauvre Césarine!

– Je veux que tu me répètes textuellement…

– Ce sont peut-être de purs bavardages.

– Tu m'entends bien… je le veux!

Ce dernier mot fut prononcé impérieusement.

– Puisque tu m'y forces, commença Maxence avec une expression de profond regret et d'honnête répugnance, sache donc que le bruit public… ou plutôt le murmure public, car cela se dit bien bas… sache donc… Mais, s'interrompit-elle en tressaillant, quelqu'un s'approche.

– Pour Dieu! s'écria Césarine, – achève, je t'en supplie!

– Voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir! chanta au bas du cavalier la voix doucette de la petite bonne femme.

– Une autre fois… dit Maxence.

– Ce n'est qu'un mot, sans doute, insista Césarine, – prononce-le.

– Plus tard… ce soir.

La petite bonne femme parut au coude du sentier tournant, souriante et gaillarde.

– En voulez-vous? demanda-t-elle en prenant sa pose favorite.

Il faut vous dire qu'elle avait fait bonne recette dans le jardin. Elle était contente et de joyeuse humeur. – La musique militaire qui venait de passer lui avait mis de la joie à l'âme.

Elle regrettait bien un peu de n'avoir pas pu sortir pour suivre le régiment au pas accéléré jusqu'au lieu de sa destination, mais il faut faire son état.

Si elle avait su que c'était le régiment du beau lieutenant Vital. – La petite bonne femme aimait ce beau lieutenant comme la prunelle de ses yeux.

Mais elle ne savait pas, et toutes ces petites folles s'arrachaient les coquilles dorées contenant de belles devises, pas fortes sous le rapport de la poésie, mais pleines de sens et donnant toujours d'excellents avis.

– Moi, la première!

– Non, moi, moi, moi!

La petite bonne femme ne savait à laquelle entendre. Les têtes blondes et brunes moutonnaient autour d'elle comme les vagues de la mer. Elles trépignaient, les impatientes, elles se poussaient, elles tendaient leurs deux sous au bout de leurs petits bras allongés.

– Maman Carabosse! bonne maman Carabosse!

Pensez-vous qu'il ne soit pas agréable de s'entendre appeler maman par toutes ces bouches roses qui s'ouvrent en montrant deux rangées de perles? La petite bonne femme en oubliait presque la musique militaire.

– Chacune son tour, mes mignonnes!.. Quant à être jolies, les devises, c'est tout premier choix, et n'y en a pas une autre dans Paris qui pourrait vous en donner de pareilles… Voyez la dorure… et c'est de vraies coquilles en bois… on peut mettre ça sur sa cheminée pour ornement… on en apporte de la Chine et d'ailleurs qui ne sont pas si jolies de moitié… Nous disons donc qu'on commence par vous, mademoiselle Victorine: choisissez!

Victorine, un lutin qui avait d'énormes tresses sur le dos, fourra sa petite main dans la corbeille et tira une coquille après avoir donné ses deux sous. Elle se hâta de l'ouvrir et tout le monde l'entoura.

Victorine ne savait pas très-bien lire. Ce fut mademoiselle Anaïs qui déchiffra par-dessus son épaule:

«Les enfants qui sont paresseux

Deviennent toujours malheureux.»

– Gare à toi, Victorine! cria-t-on de toutes parts.

– Victorine, tu as ton paquet!

Victorine n'était pas contente. Elle regrettait ses deux sous.

– A moi, à moi, à moi!

– Nous disons, fit la bonne petite femme, que c'est à mademoiselle Cécile.

Cécile, heureuse et impatiente, prit sa coquille d'or et l'ouvrit.

 

– Tu n'as pas les mains propres, Cécile! cria un petit chiffon à qui on faisait cent fois chaque jour le même reproche.

Cécile lut au milieu des rires joyeux:

«Ce n'est que par la propreté

Qu'on peut conserver sa beauté.»

– Attrape, Cécile!

Cécile fit la moue et dit:

– Ce n'est pas gentil!

– A mademoiselle Félicité!

Félicité fourra dans sa bouche le restant de son plaisir, au risque d'étouffer. Sa coquille d'or portait:

«Il est un fort vilain défaut,

C'est de manger plus qu'il ne faut.»

– A mademoiselle Anaïs!

Dans chaque pension, il y a une pauvre petite Anaïs, – à qui on ne parle jamais de sa mère.

Ces coquilles sont cruelles. Savez-vous ce que celle d'Anaïs contenait?

Deux vers trop connus, quoique peu rimés:

«Bonne renommée

Vaut mieux que ceinture dorée.»

– Ah! pour le coup… commença une grande en éclatant de rire.

La petite bonne femme fixa sur elle ses yeux de telle façon, que la grande resta muette. – Tudieu! quand elle voulait, la petite bonne femme vous avait de ces regards…

– Qu'est-ce que ça veut dire! demanda la pauvre petite Anaïs.

Personne ne savait, excepté la grande, et la grande restait muette sous le regard de la petite bonne femme.

– Ça veut dire, répondit celle-ci, – qu'il y a de belles demoiselles bien sottes qui ne valent pas les chérubins comme vous, mon trésor.

La grande alla se promener.

– Maintenant, dit maman Carabosse quand tout le monde eut tiré, je vas en casser une pour moi, à l'intention de toute la société.

Elle choisit la plus belle coquille et la sépara en deux. Elle lut à haute voix:

«Travaillez bien, mes chers enfants,

Pour le bonheur de vos parents!»

Une devise de cette force-là vaut seule un long poëme. Pendant que la petite bonne femme reprenait sa boîte et son panier, il y eut une triple salve de vivats et tout le monde retourna à son jeu. La tour prends garde, la corde, les barres, le cercle recommencèrent comme de plus belle. – Jeanne, la jolie petite baronne, fut admise au jeu de barres. Comme elle était trop brave, elle fut prisonnière tout le temps de la récréation.

Maman Carabosse se dirigea vers le cavalier pour faire sa visite à ces demoiselles.

A sa question sacramentelle: «En voulez-vous?» Césarine répondit par un geste d'impatience; mais Maxence, plus maîtresse d'elle-même, réussit à sourire.

– Bonjour, maman, dit-elle; – avons-nous fait bonne vente?

– Il n'en reste plus que pour vous, mes chères belles, répondit la petite bonne femme.

– Nous prendrons donc le fond du sac, dit Maxence, qui atteignit sa bourse.

Césarine fit le même mouvement; mais elle garda son porte-monnaie à la main sans l'ouvrir parce que M. Léon Rodelet venait de paraître là-haut sur la terrasse fleurie. Césarine avait cru voir la main de ce hardi Léon s'approcher, puis s'éloigner de sa bouche, – comme pour lui décocher un baiser.

– Vous allez m'en donner des nouvelles! disait la bonne petite femme en comptant ses plaisirs; mais qu'est-ce que vous regardez donc au paradis, mamselle Césarine?

– Moi, répondit la jeune fille en rougissant; – la terrasse… les fleurs…

– Tiens! tiens! fit maman Carabosse, – ça fait bien, d'ici… et M. Léon est à son balcon… C'est la maison où je demeure, vous savez.

– Qu'est-ce que c'est que ce M. Léon? demanda Maxence d'un ton indifférent; – un prince déguisé?

– Un cinquième clerc de notaire, répondit la petite bonne femme.

Maxence éclata de rire. Césarine avait envie de pleurer.

– Vous avez l'air toute chagrine, reprit la petite bonne femme, qui ouvrit le double fond de sa boîte. – Allons! une devise pour vous égayer… il n'y en a plus que deux… Choisissez.

Césarine prit la première venue qui disait:

«Tout ce qui reluit n'est pas or.»

Elle la jeta. Maman Carabosse la lut et dit en haussant les épaules: – C'est comme ici près sur la terrasse!

Maxence avança la main pour prendre la coquille qui restait.

– La petite bonne femme retira la boîte.

Elle avait les yeux fixés sur Maxence, et l'expression de ce regard était si étrange, que la jeune fille en éprouvait une sorte de malaise.

– C'est la noire, dit-elle. – ne la prenez pas!

– Comment, la noire?..

La petite bonne femme renversa sa boîte et fit tomber la coquille à terre. On put voir alors que la dorure de cette dernière coquille était rayée de filets noirs.

– Et qu'est-ce que contiennent les noires? demanda Maxence.

– La vérité.

– J'aime la vérité… Donnez.

– Je vous ai dit: Ne la prenez pas, mademoiselle de Sainte-Croix.

– Moi, je vous paye vos deux sous et je vous dis: Donnez-la-moi, maman Carabosse.

La petite bonne femme se baissa et ramassa la coquille.

– Vous avez peur… murmura-t-elle.

– Peur de quoi? s'écria Maxence avec fanfaronnade.

La petite bonne femme lui présenta la coquille en répétant:

– Vous avez peur.

– Ta main tremble… dit en même temps Césarine intimidée; – ne l'ouvre pas.

Maxence n'ouvrit pas la coquille, elle la brisa.

Le papier qu'elle contenait était entouré d'un filet de deuil.

– Ne lis pas! ne lis pas! s'écria Césarine.

Maxence commença d'une voix ferme et tout haut:

 
«A son insu, l'acide mord;
A son insu, la fange tache,
Et le vil poignard qui se cache,
A son insu donne la mort…»
 

A la fin de ce quatrain, la main et la voix de Maxence tremblaient.

– Cela n'a aucune signification! s'empressa de dire Césarine.

Elle ajouta en s'adressant à la petite bonne femme:

– N'est-ce pas?

Maman Carabosse refermait sa boîte.

Maxence avait la tête inclinée. Un voile de pâleur s'était répandu sur son visage. Elle avait les yeux cloués au sol.

– Cela doit signifier beaucoup, au contraire… murmura-t-elle.

La cloche qui annonçait la fin de la récréation sonna.

– Portez vous bien, mes belles demoiselles, dit maman Carabosse, qui rejeta sa boîte sur son dos et descendit prestement le cavalier.

Maxence laissa tomber sa tête charmante sur le sein de Césarine et répéta lentement:

 
A son insu, l'acide mord;
A son insu, la fange tache,
Et le vil poignard qui se cache,
A son insu donne la mort…