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Le roman d'un jeune homme pauvre (Novel)

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– Avec tout cela, dit-elle, voilà encore un mouchoir perdu!

Le mouchoir, entraîné par le mouvement constant du remous, était allé s'échouer naturellement dans les branches du buisson fatal, à une assez courte distance de la rive opposée.

– Fiez-vous à moi, mademoiselle, s'écria M. de Bévallan. Dans dix minutes, vous aurez votre mouchoir, ou je ne serai plus!

Il me parut que mademoiselle Marguerite, sur cette déclaration magnanime, me lançait à la dérobée un regard expressif, comme pour me dire: "Vous voyez que le dévouement n'est point si rare autour de moi!" Puis elle répondit à M. de Bévallan:

– Pour Dieu! ne faites point de folie! l'eau est très profonde… Il y a un vrai danger…

– Ceci m'est absolument égal, reprit M. de Bévallan. Dites-moi,

Alain, vous devez avoir un couteau?

– Un couteau! répéta mademoiselle Marguerite avec l'accent de la surprise.

– Oui. Laissez-moi faire, laissez-moi faire!

– Mais que prétendez-vous faire d'un couteau?

– Je prétends couper une gaule, dit M. de Bévallan.

La jeune fille le regarda fixement.

– Je croyais, murmura-t-elle, que vous alliez vous mettre à la nage!

– Oh! à la nage! dit M. de Bévallan; permettez, mademoiselle… D'abord je ne suis pas en costume de natation… ensuite je vous avouerai que je ne sais pas nager.

– Si vous ne savez pas nager, répliqua la jeune fille d'un ton sec, il importe assez peu que vous soyez ou non en costume de natation!

– C'est parfaitement juste, dit M. de Bévallan avec une amusante tranquillité; mais vous ne tenez pas particulièrement à ce que je me noie, n'est-ce pas? Vous voulez votre mouchoir, voilà la but. Du moment que j'y arriverai, vous serez satisfaite, n'est-il pas vrai?

– Eh bien, allez, dit la jeune fille en s'asseyant avec résignation; – allez couper votre gaule, monsieur.

M. de Bévallan, qu'il n'est pas très facile de décontenancer, disparut alors dans un fourré voisin, où nous entendîmes pendant un moment craquer des branchages; puis il revint armé d'un long jet de noisetier qu'il se mit à dépouiller de ses feuilles.

– Est-ce que vous comptez atteindre l'autre rive avec ce bâton, par hasard? dit mademoiselle Marguerite, dont la gaieté commençait manifestement à s'éveiller.

– Laissez-moi faire, laissez-moi donc faire, mon Dieu! reprit l'imperturbable gentilhomme.

On le laissa faire. Il acheva de préparer sa gaule, après quoi il se dirigea vers la barque. Nous comprîmes alors que son dessein était de traverser la rivière en bateau au-dessus de la chute, et, une fois sur l'autre bord, de harponner le mouchoir, qui n'en était pas très éloigné. A cette découverte, il n'y eut dans l'assistance qu'un cri d'indignation, les dames en général aimant fort, comme on sait, les entreprises dangereuses – pour les autres.

– Voilà une belle invention vraiment! Fi! fi! monsieur de

Bévallan!

– Ta, ta, ta, mesdames, c'est comme l'oeuf de Christophe

Colomb. Il fallait encore s'en aviser.

Cependant, contre toute attente, cette expédition d'apparence si pacifique ne devait se terminer ni sans émotions ni même sans périls. M. de Bévallan, en effet, au lieu de gagner l'autre rive directement en face de la petite anse où la barque avait été amarrée, eut l'idée malencontreuse d'aller descendre sur quelque point plus voisin de la cataracte. Il poussa donc le canot au milieu du courant, puis le laissa dériver pendant un moment; mais il ne tarda pas à s'apercevoir qu'aux approches de la chute, la rivière, comme attirée par le gouffre et prise de vertige, précipitait son cours avec une inquiétante rapidité. Nous eûmes la révélation du danger en le voyant soudain mettre le canot en travers, et commencer à battre des rames avec une fiévreuse énergie. Il lutta contre le courant pendant quelques secondes avec un succès très incertain. Cependant, il se rapprochait peu à peu de la berge opposée, bien que la dérive continuât à l'entraîner avec une impétuosité effrayante vers les cataractes, dont les menaçantes rumeurs devaient alors lui emplir les oreilles. Il n'en était plus qu'à quelques pieds, lorsqu'un effort suprême le porta assez près du rivage pour que son salut du moins fût assuré. Il prit alors un élan vigoureux, et sauta sur le talus de la rive, en repoussant du pied, malgré lui, la barque abandonnée, qui fut culbutée aussitôt par-dessus les récifs, et vint nager dans le bassin, la quille en l'air.

Tant que le péril avait duré, nous n'avions eu, en face de cette scène, d'autre impression que celle d'une vive inquiétude; mais nos esprits, à peine rassurés, devaient être vivement saisis par le contraste qu'offrait le dénouement de l'aventure avec l'aplomb et l'assurance ordinaires de celui qui en était le héros. Le rire est, d'ailleurs, aussi facile que naturel après des alarmes heureusement apaisées. Aussi n'y eut-il personne parmi nous qui ne s'abandonnât à une franche gaieté, aussitôt que nous vîmes M. de Bévallan hors de la barque. Il faut dire qu'à ce moment même son infortune se complétait par un détail vraiment affligeant. La berge sur laquelle il s'était élancé présentait une pente escarpée et humide: il n'y eut pas plus tôt posé le pied qu'il glissa et retomba en arrière; quelques branches solides se trouvaient heureusement à sa portée, et il s'y cramponna des deux mains avec frénésie, pendant que ses jambes s'agitaient comme deux rames furieuses dans l'eau, d'ailleurs peu profonde, qui baignait la rive. Toute ombre de danger ayant alors disparu, le spectacle de ce combat était purement ridicule, et je suppose que cette cruelle pensée ajoutait aux efforts de M. de Bévallan une maladroite précipitation qui en retardait le succès. Il réussit cependant à se soulever et à reprendre pied sur le talus; puis subitement nous le vîmes glisser de nouveau en déchirant les broussailles sur son passage, après quoi il recommença dans l'eau, avec un désespoir évident, sa pantomime désordonnée. C'était véritablement à n'y pas tenir. Jamais, je crois, mademoiselle Marguerite n'avait été à pareille fête. Elle avait absolument perdu tout souci de sa dignité, et, comme une nymphe ivre de raisin, elle remplissait le bocage des éclats de sa joie presque convulsive. Elle frappait dans ses mains à travers ses rires, criant d'une voix entrecoupée:

– Bravo! bravo! monsieur de Bévallan! très joli! délicieux! pittoresque! Salvator Rosa!

M. de Bévallan cependant avait fini par se hisser sur la terre ferme: se tournant alors vers les dames, il leur adressa un discours que le fracas de la chute ne permettait point d'entendre distinctement; mais, à ses gestes animés, aux mouvements descriptifs de ses bras et à l'air gauchement souriant de son visage, nous pouvions comprendre qu'il nous donnait une explication apologétique de son désastre.

– Oui, monsieur, oui, reprit mademoiselle Marguerite, continuant de rire avec l'implacable barbarie d'une femme, c'est un très beau succès! Soyez heureux!

Quand elle eut repris un peu de sérieux, elle m'interrogea sur les moyens de recouvrer la barque chavirée, qui par parenthèse, est la meilleure de notre flottille. Je promis de revenir le lendemain avec des ouvriers et de présider au sauvetage; puis nous nous acheminâmes gaiement à travers les prairies, dans la direction du château, tandis que M. de Bévallan, n'étant pas en costume de natation, devait renoncer à nous rejoindre, et s'enfonçait d'un air mélancolique derrière les rochers qui bordent d'autre rive.

20 août.

Enfin cette âme extraordinaire m'a livré le secret de ses orages. Je voudrais qu'elle l'eût gardé à jamais!

Dans les jours qui suivirent les dernières scènes que j'ai racontées, mademoiselle Marguerite, comme honteuse des mouvements de jeunesse et de franchise auxquels elle s'était abandonnée un instant, avait laissé retomber plus épais sur son front son voile de fierté triste, de défiance et de dédain. Au milieu des bruyants plaisirs, des fêtes, des danses qui se succédaient au château, elle passait comme une ombre, indifférente, glacée, quelquefois irritée. Son ironie s'attaquait avec une amertume inconcevable tantôt aux plus pures jouissances de l'esprit, à celles que donnent la contemplation et l'étude, tantôt même aux sentiments les plus nobles et les plus inviolables. Si l'on citait devant elle quelque trait de courage ou de vertu, elle le retournait aussitôt pour y chercher la face de l'égoïsme: si l'on avait le malheur d'allumer en sa présence le plus faible grain d'encens sur l'autel de l'art, elle l'éteignait d'un revers de main. Son rire bref, saccadé, redoutable, pareil sur ses lèvres à la moquerie d'un ange tombé, s'acharnait à flétrir, partout où elle en voyait trace, les plus généreuses facultés de l'âme humaine, l'enthousiasme et la passion. Cet étrange esprit de dénigrement prenait, je le remarquais, vis-à-vis de moi, un caractère de persécution spéciale et de véritable hostilité. Je ne comprenais pas, et je ne comprends pas encore très bien, comment j'avais pu mériter ces attentions particulières, car s'il est vrai que je porte en mon coeur la ferme religion des choses idéales et éternelles, et que la mort seule l'en puisse arracher (eh! grand Dieu! que me resterait-il, si je n'avais cela!), je ne suis nullement enclin aux extases publiques, et mes admirations, comme mes amours, n'importuneront jamais personne. Mais j'avais beau observer avec plus de scrupule que jamais l'espèce de pudeur qui sied aux sentiments vrais, je n'y gagnais rien: j'étais suspect de poésie. On me prêtait des chimères romanesques pour avoir le plaisir de les combattre, on me mettait dans les mains je ne sais quelle harpe ridicule pour se donner le divertissement d'en briser les cordes.

Bien que cette guerre déclarée à tout ce qui s'élève au-dessus des intérêts positifs et des sèches réalités de la vie ne fût pas un trait nouveau du caractère de mademoiselle Marguerite, il s'était brusquement exagéré et envenimé au point de blesser les coeurs qui sont le plus attachés à cette jeune fille. Un jour, mademoiselle de Porhoët, fatiguée de cette raillerie incessante, lui dit devant moi:

 

– Ma mignonne, il y a en vous depuis quelque temps un diable que vous ferez bien d'exorciser le plus tôt possible; autrement vous finirez par former le saint trèfle avec madame Aubry et madame de Saint-Cast, je veux bien vous en avertir; pour mon compte, je ne me pique pas d'être ni d'avoir été jamais une personne très romanesque, mais j'aime à penser qu'il y a encore dans le monde quelques âmes capables de sentiments généreux: je crois au désintéressement, quand ce ne serait qu'au mien; je crois même à l'héroïsme, car j'ai connu des héros. De plus, j'ai du plaisir à entendre chanter les petits oiseaux sous ma charmille, et à bâtir ma cathédrale dans les nuages qui passent. Tout cela peut être fort ridicule, ma charmante; mais j'oserai vous rappeler que ces illusions sont les trésors du pauvre, que monsieur et moi nous n'en avons point d'autres, et que nous avons la singularité de ne pas nous en plaindre.

Un autre jour, comme je venais de subir avec mon impassibilité ordinaire les sarcasmes à peine déguisés de mademoiselle Marguerite, sa mère me prit à part:

– Monsieur Maxime, me dit-elle, ma fille vous tourmente un peu; je vous prie de l'excuser. Vous devez remarquer que son caractère s'est altéré depuis quelque temps.

– Mademoiselle votre fille paraît être plus préoccupée que de coutume.

– Mon Dieu! ce n'est pas sans raison; elle est sur le point de prendre une résolution très grave, et c'est un moment où l'humeur des jeunes personnes est livrée aux brises folles.

Je m'inclinai sans répondre.

– Vous êtes maintenant, reprit madame Laroque, un ami de la famille; à ce titre, je vous serai obligée de me dire ce que vous pensez de M. de Bévallan?

– M. de Bévallan, madame, a, je crois, une très belle fortune, – un peu inférieure à la vôtre, – mais très belle néanmoins, cent cinquante mille francs de rente environ.

– Oui; mais comment jugez-vous sa personne, son caractère?

– Madame, M. de Bévallan est ce qu'on nomme un très beau cavalier. Il ne manque pas d'esprit; il passe pour un galant homme.

– Mais croyez-vous qu'il rende ma fille heureuse?

– Je ne crois pas qu'il la rende malheureuse. Ce n'est pas une âme méchante.

– Que voulez-vous que je fasse, mon Dieu? Il ne me plaît pas absolument… mais il est le seul qui ne déplaise pas absolument à Marguerite… et puis il y a si peu d'hommes qui aient cent mille francs de rente. Vous comprenez que ma fille, dans sa position, n'a pas manqué de prétendants… Depuis deux ou trois ans, nous en sommes littéralement assiégés… Eh bien! il faut en finir… Moi, je suis malade… je puis m'en aller d'un jour à l'autre… Ma fille resterait sans protection… Puisque voilà un mariage où toutes les convenances se rencontrent, et que le monde approuvera certainement, je serais coupable de ne pas m'y prêter. On m'accuse déjà de souffler à ma fille des idées romanesques… la vérité est que je ne lui souffle rien. Elle a une tête parfaitement à elle. Enfin, qu'est-ce que vous me conseillez?

– Voulez-vous me permettre de vous demander quelle est l'opinion de mademoiselle de Porhoët? C'est une personne pleine de jugement et d'expérience, et qui de plus vous est entièrement dévouée.

– Eh! si j'en croyais mademoiselle de Porhoët, j'enverrais M. de Bévallan très loin… Mais elle en parle bien à son aise, mademoiselle de Porhoët… Quand il sera parti, ce n'est pas elle qui épousera ma fille!

– Mon Dieu, madame, au point de vue de la fortune, M. de Bévallan est certainement un parti rare, il ne faut pas vous le dissimuler, – et si vous tenez rigoureusement à cent mille livres de rente?..

– Mais je ne tiens pas plus à cent mille livres de rente qu'à cent sous, mon cher monsieur. Seulement il ne s'agit pas de moi, il s'agit de ma fille… Eh bien, je ne peux pas la donner à un maçon, n'est-ce pas? Moi, j'aurais assez aimé être la femme d'un maçon; mais ce qui aurait fait mon bonheur ne ferait peut-être pas celui de ma fille. Je dois, en la mariant, consulter les idées généralement reçus, non les miennes.

– Eh bien, madame, si ce mariage vous convient, et s'il convient pareillement à mademoiselle votre fille…

– Mais non… il ne me convient pas… et il ne convient pas davantage à ma fille… C'est un mariage… mon Dieu! c'est un mariage de convenance, voilà tout!

– Dois-je comprendre qu'il est tout à fait arrêté?

– Non, puisque je vous demande conseil. S'il l'était, ma fille serait plus tranquille… Ce sont ses hésitations qui la bouleversent, et puis…

Madame Laroque se plongea dans l'ombre du petit dôme qui surmonte son fauteuil, et ajouta:

– Avez-vous quelque idée de ce qui se passe dans cette malheureuse tête?

– Aucune, madame.

Son regard étincelant se fixa sur moi pendant un moment. Elle poussa un soupir profond et me dit d'un ton doux et triste:

– Allez, monsieur… je ne vous retiens plus.

La confidence dont je venais d'être honoré m'avait causé peu de surprise. Depuis quelque temps, il était visible que mademoiselle Marguerite consacrait à M. de Bévallan tout ce qu'elle pouvait garder encore de sympathie pour l'humanité. Ces témoignages toutefois portaient plutôt la marque d'une préférence amicale que celle d'une tendresse passionnée. Il faut dire au reste que cette préférence s'explique. M. de Bévallan, que je n'ai jamais aimé et dont j'ai, malgré moi, dans ces pages, présenté la caricature plutôt que le portrait, réunit le plus grand nombre des qualités et des défauts qui enlèvent habituellement le suffrage des femmes. La modestie lui manque absolument; mais c'est à merveille, car les femmes ne l'aiment pas. Il a cette assurance spirituelle, railleuse et tranquille, que rien n'intimide, qui intimide facilement, et qui garantit partout à celui qui en est doué une sorte de domination et une apparence de supériorité. Sa taille élevée, ses grands traits, son adresse aux exercices physiques, sa renommée de coureur et de chasseur, lui prêtent une autorité virile qui impose au sexe timide. Il a enfin dans les yeux un esprit d'audace, d'entreprise et de conquête, que ses moeurs ne démentent point, qui trouble les femmes et remue dans leurs âmes de secrètes ardeurs. Il est juste d'ajouter que de tels avantages n'ont, en général, toute leur prise que sur les coeurs vulgaires; mais le coeur de mademoiselle Marguerite, que j'avais été tenté d'abord, comme il arrive toujours, d'élever au niveau de sa beauté, semblait faire étalage, depuis quelque temps, de sentiments d'un ordre très médiocre, et je la croyais très capable de subir, sans résistance comme sans enthousiasme, avec la froideur passive d'une imagination inerte, le charme de ce vainqueur banal et le joug subséquent d'un mariage convenable.

De tout cela il fallait bien prendre mon parti, et je le prenais plus facilement que je ne l'aurais cru possible un mois plus tôt, car j'avais employé tout mon courage à combattre les premières tentations d'un amour que le bon sens et l'honneur réprouvaient également, et celle même qui, sans le savoir, m'imposait ce combat, sans la savoir aussi, m'y avait aidé puissamment. Si elle n'avait pu me cacher sa beauté, elle m'avait dévoilé son âme, et la mienne s'était à demi refermée. Faible malheur sans doute pour la jeune millionnaire, mais bonheur pour moi!

Cependant je fis un voyage à Paris, où m'appelaient les intérêts de madame Laroque et les miens. Je revins il y a deux jours, et, comme j'arrivais au château, on me dit que le vieux M. Laroque me demandait avec insistance depuis le matin. Je me rendis à la hâte dans son appartement. Dès qu'il m'aperçut, un pâle sourire effleura ses joues flétries; il arrêta sur moi un regard où je crus lire une expression de joie maligne et de secret triomphe, puis il me dit de sa voix sourde et caverneuse:

– Monsieur! M. de Saint-Cast est mort!

Cette nouvelle, que le singulier vieillard avait tenu à m'apprendre lui-même, était exacte. Dans la nuit précédente, le pauvre général de Saint-Cast avait été frappé d'une attaque d'apoplexie, et une heure plus tard il était enlevé à l'existence opulente et délicieuse qu'il devait à madame de Saint-Cast. Aussitôt l'événement connu au château, madame Aubry s'était fait transporter, dare dare chez son amie, et ces deux compagnonnes, nous dit le docteur Desmarets, avaient tout le jour échangé sur la mort, sur la rapidité de ses coups, sur l'impossibilité de les prévoir ou de s'en garantir, sur l'inutilité des regrets, qui ne ressuscitent personne, sur le temps qui console, une litanie d'idées originales et piquantes.

Après quoi, s'étant mises à table, elles avaient repris des forces tout doucement.

– Allons! mangez, madame; il faut se soutenir, Dieu le veut, disait madame Aubry.

Au dessert, madame de Saint-Cast avait fait monter une bouteille d'un petit vin d'Espagne que le pauvre général adorait, en considération de quoi elle priait madame Aubry d'y goûter. Madame Aubry refusant obstinément d'y goûter seule, madame de Saint-Cast s'était laissé persuader que Dieu voulait encore qu'elle prît un verre de vin d'Espagne avec une croûte. On n'avait point porté la santé du général.

Hier matin, madame Laroque et sa fille, strictement vêtues de deuil, montèrent en voiture: je pris place près d'elles. Nous étions rendus vers dix heures dans la petite ville voisine. Pendant que j'assistais aux funérailles du général, ces dames se joignaient à madame Aubry pour former autour de la veuve le cercle de circonstance. La triste cérémonie achevée, je regagnai la maison mortuaire, et je fus introduit, avec quelques familiers, dans le salon célèbre dont le mobilier coûte quinze mille francs. Au milieu d'un demi-jour funèbre, je distinguai, sur un canapé de douze cents francs, l'ombre inconsolable de madame de Saint-Cast, enveloppée de longs crêpes, dont nous ne tarderons pas à connaître le prix. A ses côtés se tenait madame Aubry, présentant l'image du plus grand affaissement physique et moral. Une demi-douzaine de parentes et d'amies complétaient ce groupe douloureux. Pendant que nous nous rangions en haie à l'autre extrémité du salon, il y eut un bruit de froissements de pieds et quelques craquements du parquet; puis un morne silence régna de nouveau dans le mausolée. De temps à autre seulement il s'élevait du canapé un soupir lamentable, que madame Aubry répétait aussitôt comme un écho fidèle.

Enfin parut un jeune homme, qui s'était un peu attardé dans la rue pour prendre le temps d'achever un cigare qu'il avait allumé en sortant du cimetière. Comme il se glissait discrètement dans nos rangs, madame de Saint-Cast l'aperçut.

– C'est vous, Arthur? dit-elle d'une voix pareille à un souffle.

– Oui, ma tante, dit le jeune homme, s'avançant en vedette sur le front de notre ligne.

– Eh bien, reprit la veuve du même ton plaintif et traînant, c'est fini?

– Oui, ma tante, répondit d'un accent bref et délibéré le jeune Arthur, qui paraissait un garçon assez satisfait de lui-même.

Il y eut une pause, après laquelle madame de Saint-Cast tira du fond de son âme expirante cette nouvelle série de questions :

– Etait-ce bien?

– Très bien, ma tante, très bien.

– Beaucoup de monde?

– Toute la ville, ma tante, toute la ville.

– La troupe?

– Oui, ma tante; toute la garnison, avec la musique.

Madame de Saint-Cast fit entendre un gémissement, et elle ajouta:

– Les pompiers?

– Les pompiers aussi, ma tante, très certainement.

J'ignore ce que ce dernier détail pouvait avoir de particulièrement déchirant pour le coeur de madame de Saint-Cast; mais elle n'y résista point: une pâmoison subite, accompagnée d'un vagissement enfantin, appela autour d'elle toutes les ressources de la sensibilité féminine, et nous fournit l'occasion de nous esquiver. Je n'eus garde, pour moi, de n'en pas profiter. Il m'était insupportable de voir cette ridicule mégère exécuter ses hypocrites momeries sur la tombe de l'homme faible, mais bon et loyal, dont elle avait empoisonné la vie et très vraisemblablement hâté la fin.

Quelques instants plus tard, madame Laroque me fit proposer de l'accompagner à la métairie de Langoat, qui est située cinq ou six lieues plus loin, dans la direction de la côte. Elle comptait y aller dîner avec sa fille: la fermière, qui a été la nourrice de mademoiselle Marguerite, est malade en ce moment, et ces dames projetaient depuis longtemps de lui donner ce témoignage d'intérêt. Nous partîmes à deux heures de l'après-midi. C'était une des plus chaudes journées de cette chaude saison. Les deux portières ouvertes laissaient entrer dans la voiture les effluves épais et brûlants qu'un ciel torride versait à flots sur les landes desséchées.

 

La conversation souffrit de la langueur de nos esprits. Madame Laroque, qui se prétendait en paradis et qui s'était enfin débarrassée de ses fourrures, restait plongée dans une douce extase. Mademoiselle Marguerite jouait de l'éventail avec une gravité espagnole. Pendant que nous gravissions lentement les côtes interminables de ce pays, nous voyions fourmiller sur les roches calcinées des légions de petits lézards cuirassés d'argent, et nous entendions le pétillement continu des ajoncs qui ouvraient leurs gaines mûres au soleil.

Au milieu d'une de ces laborieuses ascensions, une voix cria soudain du bord de la route:

– Arrêtez, s'il vous plaît!

En même temps une grande fille aux jambes nues, tenant une quenouille à la main et portant le costume antique et la coiffe ducale des paysannes de cette contrée, franchit rapidement le fossé: elle culbuta en passant quelques moutons effarés, dont elle paraissait être la bergère, vint se camper avec une sorte de grâce debout sur le marchepied, et nous présenta dans le cadre de la portière sa figure brune, délibérée et souriante.

– Excusez, mesdames, dit-elle de ce ton bref et mélodieux qui caractérise l'accent des gens du pays; me feriez-vous bien le plaisir de me lire cela?

Elle tirait de son corsage une lettre pliée à l'ancienne mode.

– Lisez, monsieur, me dit madame Laroque en riant, et lisez tout haut, s'il y a lieu.

Je pris la lettre, qui était une lettre d'amour. Elle était adressée très minutieusement à mademoiselle Christine Oyadec, du bourg de ***, commune de ***, à la ferme de ***. L'écriture était d'une main fort inculte, mais qui paraissait sincère. La date annonçait que mademoiselle Oyadec avait reçu cette missive deux ou trois semaines auparavant: apparemment la pauvre fille, ne sachant pas lire et ne voulant point livrer son secret à la malignité de son entourage, avait attendu que quelque étranger de passage, à la fois bienveillant et lettré, vînt lui donner la clef de ce mystère qui lui brûlait le sein depuis quinze jours. Son oeil bleu et largement ouvert se fixait sur moi avec un air de contentement inexprimable, pendant que je déchiffrais péniblement les lignes obliques de la lettre, qui était conçue en ces termes:

"Mademoiselle, c'est pour vous dire que depuis le jour où nous nous sommes parlé sur la lande après vêpres, mes intentions n'ont pas changé, et que je suis en peine des vôtres; mon coeur, mademoiselle, est tout à vous, comme je désire que le vôtre soit tout à moi, et si ça est, vous pouvez bien être sûre et certaine qu'il n'y a pas âme vivante plus heureuse sur la terre ni au ciel que votre ami, – qui ne signe pas; mais vous savez bien qui, mademoiselle."

– Est-ce que vous savez qui, mademoiselle Christine? dis-je en lui rendant la lettre.

– Ca se pourrait bien, dit-elle en nous montrant ses dents blanches et en secouant gravement sa jeune tête illuminée de bonheur. Merci, mesdames et monsieur!

Elle sauta à bas du marchepied, et disparut bientôt dans le taillis en poussant vers le ciel les notes joyeuses et sonores de quelque chanson bretonne.

Madame Laroque avait suivi avec un ravissement manifeste tous les détails de cette scène pastorale, qui caressait délicieusement sa chimère; elle souriait, elle rêvait, devant cette heureuse fille aux pieds nus, elle était charmée. Cependant, lorsque mademoiselle Oyadec fut hors de vue, une idée bizarre s'offrit soudain à la pensée de madame Laroque: c'était qu'après tout elle n'eût pas trop mal fait de donner une pièce de cinq francs à la bergère, en outre de son admiration.

– Alain! cria-t-elle, rappelez-la.

– Pourquoi donc, ma mère? dit vivement mademoiselle Marguerite, qui jusque-là n'avait paru accorder aucune attention à cet incident.

– Mais, mon enfant, peut-être cette fille ne comprend-elle pas parfaitement tout le plaisir que j'aurais, – et qu'elle devrait avoir elle-même, – à courir pieds nus dans la poussière: je crois convenable, à tout hasard, de lui laisser un petit souvenir.

– De l'argent! reprit mademoiselle Marguerite; oh! ma mère, ne faites pas cela! ne mettez pas d'argent dans le bonheur de cette enfant!

L'expression de ce sentiment raffiné, que la pauvre Christine, par parenthèse, n'aurait peut-être pas apprécié infiniment, ne laissa pas de m'étonner dans la bouche de mademoiselle Marguerite, qui ne se pique pas en général de cette quintessence. Je crus même qu'elle plaisantait, bien que son visage n'indiquât aucune disposition à l'enjouement. Quoi qu'il en soit, ce caprice, plaisant ou non, fut pris très au sérieux par sa mère, et il fut décidé d'enthousiasme qu'on laisserait à cette idylle son innocence et ses pieds nus.

A la suite de ce beau trait, madame Laroque, évidemment fort contente d'elle-même, retomba dans son extase souriante, et mademoiselle Marguerite reprit son jeu d'éventail avec un redoublement de gravité. Une heure après, nous arrivions au terme de notre voyage. Comme la plupart des fermes de ce pays, où les hauteurs et les plateaux sont couverts de landes arides, la ferme de Langoat est assise dans le creux d'un vallon que traverse un cours d'eau. La fermière, qui se trouvait mieux, s'occupa sans retard des préparatifs du dîner, dont nous avions eu soin d'apporter les principaux éléments. Il fut servi sur la pelouse naturelle d'une prairie, à l'ombre d'un énorme châtaignier. Madame Laroque, installée dans une attitude extrêmement incommode sur un des coussins de la voiture, n'en paraissait pas moins radieuse. Notre réunion, disait-elle, lui rappelait ces groupes de moissonneurs qu'on voit en été se presser à l'abri des haies, et dont elle n'avait jamais pu contempler sans envie les rustiques banquets. Pour moi, j'aurais trouvé peut-être en d'autres temps une douceur singulière dans l'étroite et facile intimité que ce repas sur l'herbe, comme toutes les autres scènes de ce genre, ne manquait pas d'établir entre les convives; mais j'éloignais avec un pénible sentiment de contrainte un charme trop sujet au repentir, et le pain de cette fugitive fraternité me semblait amer.

Comme nous finissions de dîner:

– Etes-vous quelquefois monté là-haut? me dit madame Laroque en désignant le sommet d'une colline très élevée qui dominait la prairie.

– Non, madame.

– Oh! mais, c'est un tort. On a de là un très bel horizon. Il faut voir cela. – Pendant qu'on attellera, Marguerite va vous y conduire; n'est-ce pas, Marguerite?

– Moi, ma mère? Je n'y suis allée qu'une fois, et il y a longtemps… Au reste, je trouverai bien. Venez, monsieur, et préparez-vous à une rude escalade.

Nous nous mîmes aussitôt, mademoiselle Marguerite et moi, à gravir un sentier très raide qui serpentait sur le flanc de la montagne, en perçant çà et là un bouquet de bois. La jeune fille s'arrêtait de temps à autre dans son ascension légère et rapide, pour regarder si je la suivais, et, un peu haletante de sa course, elle me souriait sans parler. Arrivé sur la lande nue qui formait le plateau, j'aperçus à quelque distance une église de village dont le petit clocher dessinait sur le ciel ses vives arêtes.

– C'est là, me dit ma jeune conductrice en accélérant le pas.

Derrière l'église était un cimetière enclos de murs. Elle en ouvrit la porte, et se dirigea péniblement, à travers les hautes herbes et les ronces traînantes qui encombraient le champ de repos, vers une espèce de perron en forme d'hémicycle qui en occupe l'extrémité. Deux ou trois degrés disjoints par le temps et ornés assez singulièrement de sphères massives, conduisent sur une étroite plate-forme élevée au niveau du mur; une croix en granit se dresse au centre de l'hémicycle.