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La petite comtesse

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VI

1er octobre.

Paul, il se passe quelque chose ici qui ne me plaît pas. Je voudrais avoir ton avis: envoie-le-moi le plus tôt possible.

Jeudi matin, après avoir terminé ma lettre, je descendis pour la remettre au courrier, qui part de bonne heure; puis, comme il ne restait que quelques minutes avant le déjeuner, j'entrai dans le salon, qui était encore désert. Je feuilletais tranquillement une Revue au coin du feu, quand la porte s'ouvrir brusquement: j'entendis le craquement et les froissements d'une robe de soie trop large pour franchir aisément une ouverture d'un mètre, et je vis paraître la petite comtesse: elle avait passé la nuit au château? – Si tu te rappelles le fâcheux dialogue où je m'étais empêtré dans la soirée de la veille, et que madame de Palme avait surpris d'un bout à l'autre, tu comprendras sans peine que cette dame fût la dernière personne du monde avec laquelle il pouvait m'être agréable de me trouver en tête-à-tête ce matin-là.

Je me levai, et je lui adressai une profonde révérence: elle y répondit par une inclination qui, bien que légère, était encore plus que je ne méritais de sa part. Les premiers pas qu'elle fit dans le salon, après m'avoir aperçu, étaient marqués d'une sorte d'hésitation et pour ainsi dire de flottement: c'était l'allure d'une perdrix légèrement touchée dans l'aile et un peu étourdie du coup. Irait-elle au piano, à la fenêtre, à droite, à gauche ou en face? – Il était clair qu'elle l'ignorait elle-même; mais l'indécision n'est point le défaut de ce caractère: elle eut vite pris son parti, et, traversant l'immense salon d'une marche très-ferme, elle se dirigea vers la cheminée, c'est-à-dire vers mon domaine particulier.

Debout devant mon fauteuil et ma Revue à la main, j'attendais l'événement avec une gravité apparente qui cachait mal, je le crains, une assez forte angoisse intérieure. J'avais lieu, en effet, d'appréhender une explication et une scène. En toute circonstance de ce genre, les sentiments naturels à notre coeur et le raffinement qu'y ajoutent l'éducation et l'usage du monde, la liberté absolue de l'attaque et les bornes étroites de la défense permise, donnent aux femmes une supériorité écrasante sur tout homme qui n'est pas un mal-appris ou un amant. Dans la crise spéciale qui me menaçait, la vive conscience de mes torts, le souvenir de la forme presque injurieuse sous laquelle mon offense s'était produite, achevaient de m'interdire toute pensée de résistance; je me voyais livré pieds et poings liés à la vindicte effrayante d'une femme jeune, impérieuse et courroucée. Mon attitude était donc fort pauvre.

Madame de Palme s'arrêta à deux pas de moi, étala sa main droite sur le marbre de la cheminée, et allongea vers la flamme du foyer la pantoufle mordorée qui emprisonnait son pied gauche. Ayant accompli cette installation préalable, elle se tourna vers moi, et, sans m'adresser un seul mot, elle parut jouir de ma contenance, qui, je te le répète, ne valait rien. Je résolus de me rasseoir et de reprendre ma lecture; mais, auparavant, et en guise de transition, je crus devoir dire poliment:

– Vous ne voulez pas cette Revue, madame?

– Merci, monsieur, je ne sais pas lire.

Telle fut la réponse qui me fut aussitôt décochée d'une voix brève. Je fis de la tête et de la main un geste courtois, par lequel je semblais compatir doucement à l'infirmité qui m'était révélée; après quoi, je m'assis. J'étais plus tranquille. J'avais reçu le feu de mon adversaire. L'honneur me paraissait satisfait.

Néanmoins, au bout de quelques minutes de silence, je recommençai à sentir l'embarras de ma situation; j'essayais vainement de m'absorber dans ma lecture; je voyais une foule de petites pantoufles mordorées miroiter sur le papier. Une scène ouverte m'eût décidément semblé préférable à ce voisinage incommode et persistant, à la muette hostilité que trahissaient à mon regard furtif le pied agité de madame de Palme, le cliquetis de ses bagues sur la tablette de marbre et la mobilité palpitante de sa narine. Je poussai donc malgré moi un soupir de soulagement quand la porte, s'ouvrant tout à coup, introduisit sur le théâtre un nouveau personnage que je pouvais considérer comme un allié. C'était une dame, amie d'enfance de lady A… et qui se nomme madame Durmaître. Elle est veuve et infiniment belle; elle se distingue par un degré de folie moindre au milieu des folles mondaines. A ce titre, et aussi bien en raison de ses charmes supérieurs, elle a conquis dès longtemps l'inimitié de madame de Palme, qui, par allusion aux toilettes sombres de sa rivale, au caractère languissant de sa beauté et à sa conversation un peu élégiaque, se plaît à l'appeler, entre jeunes gens, la veuve du Malabar. Madame Durmaître manque positivement d'esprit; elle a de l'intelligence, un peu de littérature et beaucoup de rêverie. Elle se pique d'un certain art de conversation. Me voyant dépourvu moi-même de tout autre talent de société, elle s'est mis dans la tête que je devais avoir celui-là, et a entrepris de s'en assurer. Il s'en est suivi entre nous un commerce assez assidu et presque cordial; car, si je n'ai pu répondre à toutes ses espérances, j'écoute du moins avec une attention religieuse le petit pathos mélancolique dont elle est coutumière. J'ai l'air de le comprendre, et elle m'en sait gré. La vérité est que je ne me lasse point d'entendre sa voix, qui est une musique, de regarder ses traits, qui sont d'une exquise pureté, et d'admirer ses grands yeux noirs, qu'un rideau de cils épais enveloppe d'une ombre mystique. Quoi qu'il en soit, ne t'inquiète pas: j'ai décidé que la saison d'être aimé, et d'aimer par conséquent, était passée pour moi; or, l'amour est une maladie qu'on n'a point quand on s'attache sincèrement à en réprimer les premières convulsions.

Madame de Palme s'était retournée au bruit de la porte: quand elle reconnut madame Durmaître, un éclair féroce jaillit de son oeil bleu; le hasard lui envoyait une proie. Elle laissa la belle veuve faire quelques pas vers nous avec la lenteur traînante et douloureuse qui caractérise son allure, et, partant d'un éclat de rire:

– Brava! dit-elle avec emphase: la marche du supplice! la victime traînée à l'autel! Iphigénie… ou plutôt Hermione…

Pleurante après son char vous voulez qu'on me voie!

Qui est-ce donc qui a fait ce vers-là?.. Je suis si ignorante!.. Ah! c'est votre ami M. de Lamartine, je crois! Il pensait à vous, ma chère!

– Ah! vous citez des vers maintenant, chère madame? dit madame

Durmaître, qui n'a point la réplique.

– Pourquoi pas, chère madame? En avez-vous le monopole? "Pleurante après son char…" J'ai entendu dire cela à Rachel… Au fait, ça n'est pas de Lamartine, c'est de Boileau… Je vous dirai, ma petite Nathalie, que j'ai l'intention de vous demander des leçons de conversation sérieuse et vertueuse… C'est si amusant! et, pour commencer, voyons, lequel préférez-vous, de Lamartine ou de Boileau?

– Mais, Bathilde, il n'y a aucun rapport, répondit madame Durmaître avec assez de bon sens et avec beaucoup trop de bonne foi.

– Ah! reprit madame de Palme.

Et, me montrant du doigt tout à coup:

– Vous préférez peut-être monsieur, qui fait aussi des vers?

– Non, madame, dis-je, c'est une erreur; je n'en fais pas.

– Ah! je croyais. Pardon!

Madame Durmaître, qui doit sans doute à la conscience de sa beauté souveraine son inaltérable sérénité d'âme, s'était contentée de sourire avec une nonchalance dédaigneuse. Elle se laissa tomber dans le fauteuil que je lui abandonnais.

– Quel temps triste! me dit-elle; vraiment, ce ciel d'automne pèse sur l'âme! Je regardais tout à l'heure par la fenêtre: tous les arbres ressemblent à des cyprès, et toute la campagne à un cimetière. On dirait que…

– Non, ah! non… je vous en prie, Nathalie, interrompit madame de Palme, arrêtez-vous là. C'est assez folâtrer à jeun. Vous vous ferez mal.

– Ah çà! ma chère Bathilde, il faut décidément que vous ayez passé une fort mauvaise nuit, dit la belle veuve .

– Moi, ma chère amie? ah! ne dites donc pas ça! J'ai fait des rêves célestes… j'ai eu des extases… des extases, vous savez?.. Mon âme s'est entretenue avec des âmes… pareilles à votre âme… Des anges m'ont souri à travers des cyprès… et coetera pantoufles!

Madame Durmaître rougit légèrement, haussa les épaules et prit la Revue que j'avais posée sur la cheminée.

– A propos, Nathalie, reprit madame de Palme, savez-vous qui nous aurons aujourd'hui à dîner, en fait d'hommes?

L'excellente Nathalie nomma M. de Breuilly, deux ou trois autres personnages mariés et le curé de la commune.

– Alors, je vais partir après le déjeuner, dit la petite comtesse en me regardant.

– C'est fort gracieux pour nous, murmura madame Durmaître.

– Vous savez, répliqua l'autre avec un aplomb imperturbable, que je n'aime que la société des hommes, et il y a trois classes d'individus que je considère comme n'appartenant pas à ce sexe, ni à aucun autre: ce sont les hommes mariés, les prêtres et les savants. En terminant cette sentence, madame de Palme m'adressa un nouveau regard dont je n'avais, d'ailleurs, nul besoin pour comprendre qu'elle me faisait figurer dans sa classification des espèces neutres: ce ne pouvait être que parmi les individus de la troisième catégorie, bien que je n'y aie aucun droit; mais on est savant à peu de frais pour ces dames.

Cependant, le son d'une cloche retentit presque aussitôt dans la cour du château, et elle reprit:

– Ah! voilà le déjeuner, Dieu merci, car j'ai une faim diabolique, n'en déplaise aux purs esprits et aux âmes en peine.

Elle fit alors une glissade jusqu'à l'autre extrémité du salon et alla sauter au cou du marquis de Malouet, qui entrait suivi de ses hôtes. Pour moi, je m'empressai d'offrir mon bras à madame Durmaître et de lui faire oublier, à force de politesses, l'orage que venait d'attirer sur elle l'ombre de sympathie qu'elle me témoigne.

 

Ainsi que tu as pu le remarquer, la petite comtesse avait fait preuve dans le cours de cette scène, comme toujours, d'une liberté de langage sans mesure et sans goût; mais elle y avait déployé plus de ressources d'esprit que je ne lui en supposais, et, quoiqu'elle les eût dirigées contre moi, je ne pus me défendre de lui en savoir gré, – tant je hais les bêtes, que j'ai toujours trouvées en ce monde plus malfaisantes que les méchants. D'ailleurs pour être juste, les représailles dont je venais d'être l'objet, à part la circonstance qu'elles avaient frappé les trois quarts du temps sur une tête innocente, me semblaient d'assez bonne guerre: elles ne partaient point d'un fond mauvais; elles avaient une tournure d'espièglerie plutôt que ce caractère de sérieuse méchanceté auquel se monte si aisément une haine de femme, et pour de moindres provocations que celles dont la petite comtesse avait eu à se plaindre. En résumé, j'avais souri intérieurement plus d'une fois pendant cette escarmouche, et l'impression qu'elle me laissait sur le compte de mon ennemie était plutôt atténuante qu'aggravante. A l'éloignement et au dédain, que m'inspirait la mondaine extravagante, se mêlait désormais une nuance de douce pitié pour l'enfant mal élevée et pour la femme mal dirigée.

Les femmes sont habiles à saisir les nuances, et celle-ci n'échappa point à madame de Palme. Elle eut vaguement conscience de mon léger retour d'opinion vers elle; elle ne tarda pas même à s'en exagérer la portée et à prétendre en abuser. Pendant deux jours, elle me harcela de traits piquants que je supportai avec bonhomie, et auxquels je répondis même par quelques attentions, car j'avais encore sur le coeur les rudes expressions de mon dialogue avec madame de Malouet, et je ne croyais pas les avoir suffisamment expiées par le faible martyre que j'avais subi, le lendemain, en commun avec la belle veuve du Malabar.

Il n'en fallut pas davantage pour que madame Bathilde de Palme s'imaginât qu'elle pouvait me traiter en pays conquis et joindre Ulysse à ses compagnons. Avant-hier, dans la journée, elle avait essayé à plusieurs reprises la mesure de son pouvoir naissant sur mon coeur et sur ma volonté, en me demandant deux ou trois petits offices de cavalier servant, offices dont chacun ici ambitionne l'honneur avec émulation, et dont je m'acquittai pour ma part avec politesse, mais avec une froideur évidente. Ces jolis actes de servage ont quelquefois du charme, et surtout quand ils ne sont pas imposés; mais tous les âges et tous les caractères ne sont point faits pour s'y plier avec la même bonne grâce. Les esprits graves et les naturels un peu raides, sans jamais se refuser d'une façon maussade à ce que peut exiger en ce genre le simple savoir-vivre, doivent s'en tenir au nécessaire et ne pas rechercher des fonctions que la jeunesse et une certaine souplesse élégante sauvent seules du ridicule.

Cependant, malgré l'extrême réserve avec laquelle je l'étais prêté, tout le jour, à ces épreuves, madame de Palme crut à son entier succès; elle jugea étourdiment qu'il ne lui restait plus qu'à river ma chaîne et à me joindre à son triomphe, faible supplément de gloire assurément, mais qui enfin avait à ses yeux le mérite de lui avoir été contesté. Dans la soirée, comme je quittais la table de whist, elle s'avança vers moi délibérément et me pria de lui faire l'honneur de figurer avec elle dans la danse de caractère qu'on nomme cotillon. Je m'excusai, en riant, sur ma complète inexpérience; elle insista, me déclarant que j'avais évidemment des dispositions pour la danse, et me rappelant l'agilité dont j'avais donné des preuves dans la forêt. Enfin, pour terminer le débat, elle m'entraîna familièrement par le bras, en ajoutant qu'elle n'avait pas l'habitude de se voir refusée.

– Ni moi, madame, dis-je, celle de me donner en spectacle.

– Quoi! pas même pour me plaire?

– Pas même pour cela, madame, et quand même ce serait l'unique moyen d'y réussir.

Je la saluai en souriant sur ces mots, que j'avais accentués d'une manière si positive, qu'elle n'insista plus. Elle quitta mon bras brusquement et alla rejoindre un groupe de danseurs qui nous observait de loin avec un intérêt manifeste. Elle y fut accueillie par des chuchotements et des sourires, auxquels elle répondit par quelques phrases rapides, dont je n'entendis que le mot revanche. Je n'y fis pas autrement attention pour l'instant, et mon âme alla s'entretenir dans les nuages avec l'âme de madame Durmaître.

Le lendemain, une grande chasse devait avoir lieu dans la forêt. Je m'étais arrangé pour n'y point prendre part, voulant profiter d'une journée entière de solitude pour pousser mon malheureux travail. Vers midi, les chasseurs se réunirent dans la cour du château, qui retentit pendant un quart d'heure du son éclatant des trompes, du piétinement des chevaux et des aboiements de la meute. Puis cette mêlée tumultueuse s'engouffra dans l'avenue; le bruit s'éteignit peu à peu, et je demeurai maître de moi et de mon esprit, dans un silence d'autant plus doux qu'il est singulièrement rare sous ce méridien.

Je jouissais, depuis quelques minutes, de mon isolement, et je feuilletais, en souriant à mon bonheur, les pages in-folio de la Neustria pia, quand je crus entendre un cheval galoper dans l'avenue, et bientôt après sur le pavé de la cour.

– Quelque chasseur en retard! me dis-je à part moi.

En prenant ma plume, je commençai à extraire de l'énorme volume le passage relatif aux chapitres généraux des bénédictins; mais une nouvelle et plus grave interruption vint m'affliger: on frappait à la porte de la bibliothèque. Je secouai la tête avec humeur, et je dis: "Entrez!" du ton dont j'aurais pu dire: "Sortez!" On entra. J'avais vu, peu d'instant auparavant, madame de Palme prendre son vol, avec ses plumes, en tête de la cavalcade, et je ne fus pas médiocrement surpris de la retrouver à deux pas de moi, dès que la porte se fut ouverte. – Elle avait la tête nue et les cheveux attifés en arrière d'une façon bizarre: elle tenait d'une main sa cravache et relevait de l'autre la queue traînante de ses longues jupes d'amazone. L'animation de la course qu'elle venait de faire semblait encore exagérer l'expression d'audace qui est habituelle à son regard et à ses traits. Et portant sa voix était moins assurée qu'à l'ordinaire, lorsqu'elle me dit, à peine entrée:

– Ah! pardon!.. est-ce que madame de Malouet n'est pas ici?

Je m'étais levé de toute ma grandeur.

– Non, madame, elle n'est pas ici.

– Ah! pardon!.. Vous ne savez pas où elle est?

– Non, madame, mais je vais m'en informer, si vous le désirez.

– Merci, merci… Je vais la trouver… C'est qu'il m'est arrivé un accident…

– Vraiment, madame?

– Oh! fort peu de chose… une branche a déchiré le bourdalou de mon chapeau, et mes plumes sont tombées…

– Vos plumes bleues, madame?

– Oui… mes plumes bleues… Enfin, je suis revenue au château pour faire recoudre mon bourdalou… Vous êtes bien là pour travailler?

– Parfaitement, madame, on ne peut mieux.

– Etes-vous très-occupé dans ce moment-ci?

– Mais oui, madame, assez occupé.

– Ah! tant pis!

– Pourquoi donc?

– Parce que… j'avais envie… l'idée m'était venue de vous demander de m'accompagner à la forêt… Ces messieurs seront presque arrivés quand je repartirai… et je ne puis guère m'en aller seule… si loin…

En gazouillant du bout des lèvres cette explication un peu embrouillée, la petite comtesse avait un air à la fois sournois et troublé qui fortifia beaucoup le sentiment de défiance que la gaucherie de son entrée avait fait naître dans mon esprit.

– Madame, lui dis-je, vous me désespérez: je regretterai toute ma vie d'avoir laissé échapper l'occasion charmante que vous daignez m'offrir, mais il faut que le courrier de demain emporte ce travail, que le ministre attend avec une extrême impatience.

– Vous avez peur de perdre votre place?

– Je n'en ai pas, madame; ainsi…

– Eh bien, laissez attendre le ministre pour moi; ça me flattera.

– C'est impossible, madame.

Elle prit un ton fort sec:

– Mais… c'est trop singulier!.. Comment! vous ne tenez pas plus que cela à m'être agréable?

– Madame, lui dis-je assez sèchement, à mon tour, je tiendrais beaucoup à vous être agréable, mais je ne tiens nullement à vous faire gagner votre pari.

Je lançais cette insinuation un peu au hasard, m'appuyant sur quelques souvenirs et sur quelques indices que tu as pu recueillir çà et là dans mon récit. Toutefois, j'avais touché juste. Madame de Palme rougit jusqu'au front, balbutia deux ou trois paroles que je n'entendis pas, et sortit de l'appartement, ayant perdu toute contenance.

Cette déroute précipitée me laissa moi-même très-confus. Je ne saurais admettre que nous devions pousser le respect pour le sexe faible jusqu'à nous prêter sottement à tous les caprices et à toutes les entreprises qu'il peut plaire à une femme de diriger contre notre repos ou contre notre dignité; mais notre droit de légitime défense en de telles rencontres est circonscrit dans des limites étroites et délicates que je craignais d'avoir franchies. Il suffisait que madame de Palme fût isolée dans le monde, et sans autre protection que son sexe, pour qu'il me parût extrêmement pénible d'avoir cédé, sans mesure, à l'irritation, juste d'ailleurs, que m'avait causée son impertinente récidive. Comme j'essayais d'établir entre nos torts réciproques une balance qui calmât mes scrupules, on frappa de nouveau à la porte de la bibliothèque.

Ce fut cette fois madame de Malouet qui entra. Elle était émue.

– Ah çà! me dit-elle, qu'est-ce donc qui s'est passé?

Je lui contai de point en point le détail de mon entretien avec madame de Palme, et, tout en exprimant un profond regret de ma vivacité, j'ajoutai que la conduite de cette dame à mon égard était inexprimable, qu'elle m'avait pris deux fois en vingt-quatre heures pour objet de ses gageures, et que c'était beaucoup trop d'attention de sa part pour un homme qui lui demandait uniquement la grâce de ne pas s'occuper de lui plus qu'il ne s'occupait d'elle.

– Mon Dieu! me dit la bonne marquise, je ne vous reproche rien. J'ai pu apprécier par mes yeux, depuis quelques jours, votre conduite et la sienne; mais tout cela est fort désagréable. Cette enfant vient de se jeter en pleurant dans mes bras. Elle prétend que vous l'avez traitée comme une créature…

Je me récriai.

– Madame, je vous ai rapporté textuellement mes paroles.

– Ce ne sont pas vos paroles, c'est votre air, votre ton… Monsieur George, permettez-moi de m'expliquer franchement avec vous: avez-vous peur de devenir amoureux de madame de Palme?

– Nullement, madame.

– Avez-vous envie qu'elle devienne amoureuse de vous?

– Pas davantage, je vous assure.

– Eh bien, faites-moi un plaisir: mettez pour aujourd'hui votre amour-propre de côté, et accompagnez madame de Palme à la chasse.

– Madame!

– Le conseil vous paraît singulier; mais vous pouvez croire que je ne vous le donne pas sans y avoir réfléchi. L'éloignement que vous témoignez à madame de Palme est précisément ce qui attire vers vous cette enfant impérieuse et gâtée. Elle s'irrite et s'obstine contre une résistance à laquelle on ne l'a point accoutumée. Ayez l'humilité de lui céder. Faites cela pour moi.

– Sérieusement, madame, vous pensez…?

– Je pense, reprit en riant la vieille dame, ne vous en déplaise, que vous perdrez votre principal mérite à ses yeux aussitôt qu'elle vous verra subir son joug comme tout le monde.

– En vérité, madame, vous me présentez les choses sous un point de vue tout nouveau. Jamais je n'ai conçu la pensée d'attribuer les taquineries de madame de Palme à un sentiment dont j'eusse lieu de me glorifier.

– Et vous avez eu raison, reprit-elle vivement: il n'y a jusqu'à présent rien de pareil, Dieu merci; mais cela eût pu venir, et vous êtes trop galant homme pour le vouloir avec les dispositions que je vous connais.

– Je m'abandonne absolument à votre direction, madame; je vais mettre mon chapeau et mes gants. Reste à savoir comment madame de Palme accueillera mon empressement un peu tardif.

– Elle l'accueillera fort bien, si vous mettez de la bonne grâce à le lui offrir.

– Pour cela, madame, j'y mettrai toute celle dont je suis capable.

Sur cette assurance, madame de Malouet me tendit sa main, que je baisai avec un profond respect, mais avec une assez mince gratitude.

Quand j'arrivai dans le salon, botté et éperonné, madame de Palme y était seule: plongée dans un fauteuil et ensevelie sous ses jupes, elle achevait de rattacher son bourdalou. Elle leva et baissa rapidement les yeux qu'elle avait fort rouges.

 

– Madame, lui dis-je, je suis si sincèrement affligé de vous avoir offensée, que j'ose vous demander le pardon d'une maussaderie impardonnable. Je viens me mettre à votre disposition; si vous refusez ma compagnie, vous ne ferez que m'infliger une mortification très-méritée, mais vous me laisserez plus malheureux que je n'ai été coupable… et c'est beaucoup dire.

Madame de Palme, tenant plus de compte de l'émotion de ma voix que de mon pathos diplomatique, releva les yeux vers moi, entr'ouvrit les lèvres, ne dit rien, et finalement avança une main un peu tremblante que je me hâtai de recevoir dans la mienne. Elle se servit aussitôt de ce point d'appui pour se dresser sur ses pieds, et bondit légèrement sur le parquet. Quelques minutes après, nous étions tous deux à cheval, et nous sortions de la cour du château.

Nous atteignîmes l'extrémité de l'avenue sans avoir échangé une parole. Je sentais profondément, tu peux le croire, combien ce silence, de mon côté du moins, était gauche, empesé et ridicule; mais, comme il arrive souvent dans les circonstances qui réclament le plus impérieusement des ressources d'éloquence, j'étais frappé d'une stérilité d'esprit invincible. Je cherchais vainement une entrée en matière vraisemblable, et plus je me dépitais de n'en trouver aucune, moins je devenais capable d'y réussir. J'étais, d'ailleurs, agité de réflexions aussi nouvelles que pénibles; je suivais malgré moi l'ordre d'idées très-imprévu où m'avaient jeté les étranges appréciations de madame de Malouet. Je me demandais jusqu'à quel point ces appréciations pouvaient être fondées, et jusqu'à quel point, en ce cas, les conseils et la prudence de la marquise avaient été bien inspirés. Je me rappelais la vivacité hautaine, volontaire et capricieuse de la jeune femme qui était à mes côtés; je voyais son air accablé et presque dompté. Tout cela me troublait et me touchait vaguement. L'abîme qui me sépare à jamais d'une telle personne n'en subsistait pas moins dans son immensité; mais, si cela peut se dire, je sentais toujours entre nous la distance, et je ne sentais plus l'éloignement.

Madame de Palme qui n'était pas initiée à mes secrètes méditations, et qui, d'ailleurs, n'en eût peut-être goûté que modérément les nuances les plus bienveillantes, finit par s'impatienter d'un silence au moins embarrassant.

– Si nous courions un peu? dit-elle tout à coup.

– Courons, dis-je.

Et nous partîmes au galop, ce qui me soulagea infiniment.

Cependant, il fallut, bon gré, mal gré, ralentir notre allure au haut du chemin tortueux qui mène dans la vallée des Ruines. Le soin de guider nos chevaux dans le cours de cette descente difficile put encore, durant quelques minutes, servir de prétexte à mon mutisme; mais, en arrivant sur le terre-plein de la vallée, je vis bien qu'il fallait parler à tout prix, et j'allais débuter par une banalité quelconque, lorsque madame de Palme voulut bien me prévenir:

– On dit, monsieur, que vous avez beaucoup d'esprit?

– Madame, répondis-je en riant, vous pouvez en juger.

– Difficilement jusqu'ici, quand même j'en serais capable, ce que vous êtes très-éloigné de croire… Oh! ne le niez pas! C'est parfaitement inutile après la conversation que le hasard m'a fait entendre l'autre soir…

– Madame, j'ai commis tant de méprises sur votre compte, que vous devez vous expliquer la confusion pitoyable où je suis vis-à-vis de vous.

– Et sur quels points vous êtes-vous mépris?

– Sur tous, je crois.

– Vous n'en êtes pas bien sûr… Convenez, au moins, que je suis une bonne femme…

– Oh! de tout mon soeur, madame!

– Vous avez bien dit cela… Je crois que vous le pensez… Vous n'êtes pas méchant non plus, je crois, et cependant vous l'avez été pour moi, cruellement.

– C'est vrai.

– Quelle espèce d'homme êtes-vous donc? reprit la petite comtesse de sa voix brève et brusque. Je n'y comprends pas grand'chose. A quel titre, en vertu de quoi me méprisez-vous? Je suppose que je sois réellement coupable de toutes les intrigues qu'on me prête: qu'est-ce que cela vous fait? Etes-vous un saint, vous? un réformateur? N'avez-vous jamais eu de maîtresses? Avez-vous plus de vertu que les autres hommes de votre âge et de votre condition? Quel droit avez-vous de me mépriser? Expliquez-moi ça.

– Madame, si j'avais à me reprocher les sentiments que vous me supposez, je vous répondrais que jamais personne, dans votre sexe ni dans le mien, n'a pris sa propre moralité pour règle de son opinion et des jugements sur autrui; on vit comme on peut, et on juge comme on doit: c'est, en particulier, une inconséquence très-ordinaire parmi les hommes, de ne point estimer les faiblesses qu'ils encouragent et dont ils profitent… Mais, pour mon compte, je me tiens sévèrement en garde contre un rigorisme aussi ridicule chez un homme que coupable chez un chrétien… Et quant à cette conversation qu'un hasard déplorable vous a livrée, et où mes expressions, comme il arrive toujours, ont dépassé de beaucoup la mesure de ma pensée, – c'est une offense que je n'effacerai jamais, je le sais; mais je vous l'expliquerai du moins avec franchise. Chacun a ses goûts et sa façon d'entendre la vie en ce monde: nous différons tellement, vous et moi, à cet égard, que j'ai conçu pour vous, et que vous avez conçu pour moi, à vue de pays, une antipathie extrême. Cette disposition, qui, d'un côté du moins, madame, devait se modifier singulièrement sur plus ample informé, m'a entraîné à des mouvements d'humeur et à des vivacités de controverse peu réfléchis: vous avez souffert sans doute, madame, des violences de mon langage, mais beaucoup moins, veuillez le croire, que je n'en devais souffrir moi-même, après en avoir reconnu l'injustice profonde et irréparable.

Cette apologie, plus sincère que lucide, n'obtint point de réponse. Nous achevions, en ce moment, de traverser l'église de l'abbaye, et nous nous trouvâmes, à l'improviste, mêlés aux derniers rangs de la cavalcade. Notre apparition fit courir un sourd murmure dans la foule pressée des chasseurs. Madame de Palme fut entourée aussitôt d'une troupe joyeuse qui parut lui adresser des félicitations sur le gain de sa gageure. Elle les reçut d'une mine indifférente et boudeuse, fouetta son cheval et gagna les avant-postes pour entrer en forêt.

Cependant, M. de Malouet m'avait accueilli avec une affabilité plus marquée encore que de coutume; et, sans faire aucune allusion directe à l'incident qui m'amenait, contre mon gré, à cette fête cynégétique, il n'omit aucune attention pour m'en faire oublier le léger désagrément. Bientôt après, les chiens lancèrent un cerf, et je les suivis avec ardeur, n'étant nullement insensible à l'ivresse de ce divertissement viril, quoiqu'elle ne suffise pas à mon bonheur en ce monde.

La meute se laissa dépister deux ou trois fois, et la journée tourna à l'avantage du cerf. – Nous reprîmes vers quatre heures le chemin du château. Quand nous traversâmes la vallée au retour, la crépuscule dessinait déjà plus nettement sur le ciel la silhouette des arbres et la crête des collines: une ombre mélancolique descendait sur les bois, et un brouillard blanchâtre glaçait l'herbe des prairies, tandis qu'une brume plus épaisse marquait les détours de la petite rivière. Comme je m'absorbais dans la contemplation de cette scène, qui me rappelait des jours meilleurs, je vis, tout à coup, madame de Palme à mes côtés.

– Je crois, après réflexion, me dit-elle avec sa brusquerie accoutumée, que vous méprisez mon ignorance et mon manque d'esprit beaucoup plus que ma prétendue légèreté de moeurs… Vous faites moins de cas de la vertu que de la pensée… Est-ce cela?

– Non assurément, dis-je en riant, ce n'est pas cela; ce n'est rien de tout cela. D'abord, le mot de mépris doit être supprimé, n'ayant rien à faire ici;… ensuite, je ne crois guère à votre ignorance et pas du tout à votre manque d'esprit… Enfin, je ne vois rien au-dessus de la vertu, quand je la vois, ce qui est rare. Je suis confus au reste, madame, de l'importance que vous attachez à ma manière de voir… Le secret de mes prédilections et de mes répugnances est fort simple: j'ai, comme je vous le disais, le plus religieux respect pour la vertu, mais toute la mienne se borne à un sentiment profond de quelques devoirs essentiels que je pratique tant bien que mal; je ne saurais donc exiger davantage de qui que ce soit… Quant à la pensée, j'avoue que j'en fais grand cas, et la vie me paraît chose trop sérieuse pour être traitée sur le pied d'un bal continuel, du berceau à la tombe. De plus, les productions de l'intelligence, les oeuvres de l'art en particulier, sont l'objet de mes préoccupations les plus passionnées, et il est naturel que j'aime à pouvoir parler de ce qui m'intéresse. Voilà tout.