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Histoire de Sibylle

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– Oh! mon Dieu, non! dit-il; pourquoi?



L'Irlandaise, les yeux penchés sur un ouvrage de broderie, reprit alors l'attitude muette et réservée qu'elle avait coutume de garder pendant les leçons du curé. Il rappela d'abord brièvement les détails historiques de la révolution religieuse du XVIe siècle; venant ensuite au commentaire moral de ce grand fait, il s'exprima ainsi, avec ce mélange de simplicité et d'élévation qui était devenu de jour en jour l'accent de son langage:



– En résumé, ma fille, personne ne peut nier qu'à cette époque l'Eglise catholique et la cour de Rome en particulier ne fussent en proie à des abus et à des scandales affligeants; mais ces désordres n'étaient qu'à la surface; l'Eglise avait en elle-même, dans sa constitution, dans ses propres forces, dans ses lois, dans sa liberté, tous les éléments de sa régénération: elle l'a prouvé. La conscience publique avait donc raison de réclamer des réformes; mais fallait-il les chercher dans les ruines du temple? Fallait-il, pour corriger quelques abus passagers, renverser l'oeuvre des siècles, l'oeuvre de tant de génie et de vertu, cet édifice de l'unité de la foi, dont j'ai essayé de vous faire concevoir la grandeur? Fallait-il briser cette chaîne irréparable de traditions qui, de concile en concile, de saint en saint, d'apôtre en apôtre, remontait fidèlement jusqu'au Christ lui-même, rompre à jamais cette union touchante et sublime de tous les enfants de l'Evangile au pied des mêmes autels, autour de la même table? – Non, il ne le fallait pas. L'impatience de l'orgueil et des passions humaines perdit tout. Il faut être patient devant les choses éternelles. – Il y a des jours, ma fille, où le ciel se voile: il n'en est pas moins le ciel, et l'on attend avec confiance le soleil du lendemain. La même confiance n'était-elle pas permise, et même commandée vis-à-vis de l'Eglise obscurcie, mais restée pure sous ses voiles? Ceux qui la profanaient étaient des hommes: ils pouvaient s'amender; en tout cas, ils devaient mourir. Il fallait attendre; au lieu d'attaquer et de détruire, il fallait prier et espérer… Et comment ne pas espérer? L'Eglise n'avait-elle jamais, avant cette époque, traversé des jours sombres? n'en était-elle pas sortie avec tout son éclat? Dieu ne pouvait-il d'une heure à l'autre susciter une fois de plus un saint pontife, de sains évêques? Il lui faut si peu de chose pour toucher les esprits et transformer les coeurs! Le souffle d'un enfant y suffit… Je suis bien humble sans doute, ma fille, pour entrer en comparaison avec ces grandeurs… Mais voyez cependant! Moi aussi, j'ai été un scandale; moi aussi, j'ai été pour vous, pour d'autres peut-être, une cause de trouble, de doute, d'éloignement de Dieu! Eh bien, votre faible voix m'a parlé, et j'ai tâché d'être moins mauvais… J'ai prié, j'ai veillé, j'ai souffert, et ma foi a été justifiée: Dieu vous a reprise, et quoiqu'il m'éprouve, je sens qu'il me pardonne!



En achevant ces mots, la voix du vieillard tremblait: il se leva, comme n'étant plus maître de son émotion, et entra brusquement dans la pièce voisine.



La bibliothèque du château, où l'abbé Renaud venait de se réfugier, était une vaste salle, à laquelle des solives saillantes, des meubles rares, des armoires s'élevant jusqu'au plafond, et la couleur uniforme du vieux chêne noirci par les années, prêtaient un caractère claustral. Il s'y promena quelque temps à grands pas, en passant par intervalles une main sur ses yeux; puis il se laissa tomber dans un fauteuil, près d'une grande table qui occupait le centre de la pièce, et demeura plongé dans une méditation dont la contraction de son visage révélait les douleurs.



La porte s'ouvrit tout à coup en face de lui: il se leva, et vit entrer M. et madame de Férias, suivis de Sibylle, qui tenait miss O'Neil par la main. Un air si particulier de mystère et d'allégresse illuminait les traits de tous ces personnages, que le curé, sans concevoir ni soupçonner la part qui pouvait lui revenir dans cette joie publique, sentit son coeur bondir dans sa poitrine.



Le marquis et la marquise, s'effaçant un peu, firent signe à



Sibylle de s'avancer; Sibylle s'avança, tenant toujours miss



O'Neil par la main.



– Mon père, dit-elle, voici miss O'Neil qui se fait catholique, et qui veut communier avec moi.



L'abbé Renaud étendit soudain ses deux bras par un geste d'étonnement inexprimable: ses joues maigres et pâles se teignirent de pourpre, et ses yeux incertains, après avoir interrogé chacun des assistants, s'arrêtèrent sur ceux de miss O'Neil.



– C'est vrai, monsieur le curé, dit-elle.



Le pauvre homme alors chercha des paroles et n'en trouva pas; ses yeux se remplirent d'eau; il indiqua de la main qu'il ne pouvait parler; il tomba à genoux sur le parquet, et, appuyant sa tête grise sur la table qui était devant lui, il se mit à sangloter avec une telle violence, qu'on entendait le bruit de son front heurtant le bois.



Peu de jours après, la nouvelle se répandit dans le pays que l'évêque de *** était arrivé au château de Férias: le prélat avait cédé en effet à la prière du marquis; il avait cru juste de donner à l'abbé Renaud une éclatante réparation, et il voulut recevoir lui-même l'abjuration de miss O'Neil. L'instruction religieuse de l'Irlandaise fut d'ailleurs jugée si complète qu'on put la dispenser du noviciat usité en de pareilles circonstances.



Ces événements avaient été, comme on pense, des coups de foudre pour madame de Beaumesnil et pour son troupeau: le jour où elle connut l'arrivée de l'évêque à Férias, elle prit son parti, et alla se jeter tout en larmes aux pieds de l'abbé Renaud, qui eut la bonté de l'embrasser. Elle passa de là dans les bras de M. de Férias, qu'elle avait cessé de saluer, puis dans les bras de Sibylle et dans ceux de miss O'Neil, criant à travers ses pleurs "qu'elle avait la tête un peu vive, un peu près du bonnet, mais un coeur d'or, qu'on retrouvait toujours!"



La première communion de Sibylle et de miss O'Neil eut lieu le 1er mai. Le printemps était cette année-là tiède et doux. Pendant la nuit qui précéda ce grand jour, un rossignol, qui chantait habituellement dans les bois de Férias, s'exalta fort et redoubla de trilles merveilleux: il essayait de lutter avec les sons de harpe extrêmement mélodieux qui s'envolaient par une fenêtre entr'ouverte du château.



Jacques Féray se trouvait le lendemain dans le cimetière au moment où Sibylle le traversa, toute blanche comme une marguerite qui vient d'éclore. Elle lui sourit en passant, et on remarqua que pour la première fois depuis quinze ans Jacques Féray franchit ce jour-là le seuil de l'église. Il resta près de l'entrée, suivit la cérémonie avec un intérêt profond, et vers la fin, – pensant vaguement sans doute à sa petite fille morte, au ciel, aux anges, – il pleura.



SECONDE PARTIE

I

CLOTILDE

Nous ne nous étendrons pas sur les trois ou quatre années qui suivirent la première communion de Sibylle. Pour elle et pour ceux qui l'entouraient, ce fut une ère de parfaite félicité. Ses vives aptitudes, en musique et en peinture surtout, prirent sous la direction de miss O'Neil des développements qui touchaient au talent, et dont elle se charmait elle-même en charmant les autres. En même temps son intelligence, plus largement éclairée et s'assouplissant d'ailleurs aux premiers contacts de l'expérience, perdit peu à peu cette rigidité de l'enfance qui avait été l'excès et le défaut de ce caractère. Puis le coeur de la femme s'éveillait en elle, et tempérait d'une teinte plus douce la sévérité de ses grâces.



Cette phase nouvelle de sa vie morale se traduisit dans l'ordre religieux par un trait digne d'intérêt. Peut-être a-t-on remarqué chez Sibylle, dans la première partie de ce récit, une disposition d'esprit dont son aïeul n'avait pas laissé de se préoccuper, une étrange tendance à s'élancer pour ainsi dire d'un seul bond jusqu'à Dieu en négligeant les intermédiaires. Ce penchant était particulier sans doute dans une certaine mesure aux instincts de Sibylle; mais il était aussi de son âge. L'âme des enfants, volontiers passionnée et enthousiaste, n'est point tendre. Aussi l'Ancien Testament est-il leur livre plutôt que le Nouveau. L'idée simple de Dieu saisit immédiatement leur intelligence et la domine; mais le drame évangélique, quoiqu'il intéresse leur curiosité par des représentations figurées qui sont pour eux des jouets, ne parle véritablement ni à leur pensée ni à leur coeur. Le sens divin de ce grand mystère leur échappe absolument, et ses parties humaines ne les touchent pas. C'est seulement quand, au premier souffle des passions, le coeur s'attendrit, que le Christ y entre – comme un Dieu, mais aussi comme un ami.



Cette modification du sentiment religieux, que nous croyons généralement vraie, le fut du moins pour mademoiselle de Férias. Ce qui n'avait été pour elle durant tout le cours de son enfance qu'un article de foi un peu effacé sembla prendre vie dans sa pensée: la poésie incomparable de l'Evangile la captiva profondément, et elle eut à un haut degré la seule idolâtrie permise à une chrétienne, l'idolâtrie du Christ. Elle aimait, dans ses entretiens avec miss O'Neil et avec le curé, à s'exalter sur ce texte, à rappeler les épisodes les plus touchants de cette pure existence, à admirer le mélange d'impassibilité divine et de faiblesse humaine qui en est le saisissant caractère: elle passait de douces heures dans ces enthousiasmes partagés, tantôt prolongeant avec l'Irlandaise ses promenades du soir à travers les bois, pendant que l'or des étoiles étincelait sur le dais sombre du feuillage, tantôt assise près du vieux prêtre sur le gazon de la falaise, regardant vaguement l'horizon en feu, ou égrenant d'une main distraite les grappes bleues des bruyères.



L'empire que Sibylle avait pris sur l'esprit du curé ne s'était pas affaibli; mais avec les années la forme s'en était adoucie et comme détendue. Mademoiselle de Férias commençait à sourire de quelques excès de son propre zèle. Son intervention dans les choses religieuses ne se faisait plus sentir qu'à de rares intervalles, et chaque jour avec une nuance de tolérance plus marquée, surtout vis-à-vis de la personne du vieillard. Loin de le pousser désormais dans la voie de l'ascétisme, elle employait d'innocentes ruses pour l'arracher de temps à autre aux rigueurs de sa solitude et de son régime. Toutefois sur les points qui lui paraissaient essentiels à la dignité de la religion, elle demeurait inflexible et n'hésitait pas à suggérer à l'abbé Renaud des conseils qui étaient aussitôt appliqués avec une docilité dont M. de Férias se divertissait avec la marquise.

 



– Ma chère, disait-il en riant, c'est une spiritualiste, et elle voudrait spiritualiser la paroisse!



Cette plaisanterie du marquis était la formule assez exacte des constantes aspirations de Sibylle et des tentatives méritoires de l'abbé Renaud. Nous n'entrerons à cet égard dans aucun détail nouveau sur des matières délicates que nous n'avons déjà sans doute que trop agitées, quoique nous ayons tâché d'y apporter la réserve respectueuse qu'elles commandent: il nous suffira de dire que, sous le régime pastoral de l'abbé Renaud, le culte fut pratiqué dans la paroisse de Férias avec une rare pureté, sans que le dogme parût en souffrir.



Ce fut vers cette époque que Sibylle eut l'avantage de faire connaissance avec la comtesse de Vergnes, son aïeule du côté maternel. Le comte de Vergnes avait eu à deux reprises, depuis la naissance de sa petite-fille, le courage de s'arracher à ses habitudes parisiennes pour venir passer trois ou quatre jours à Férias. Sibylle le connaissait donc depuis longtemps, et elle l'aimait, parce qu'il était aimable d'abord, et ensuite parce que son image lui apparaissait toujours dans un cadre magnifique où les bonbons, les poupées à ressort et les colliers de perles fines se mêlaient agréablement; mais elle avait eu le regret de ne jamais voir sa grand'mère de Vergnes, laquelle, pour ménager l'exquise sensibilité qui était une de ses prétentions, avait ajourné d'année en année des émotions dont elle s'était probablement exagéré la violence, car, en apercevant pour la première fois sa petite-fille dans le salon de la gare, elle l'envisagea avec beaucoup de calme, se retourna vers une vieille femme de chambre qui la suivait de près pour la soutenir au besoin, et lui dit tranquillement:



– Voyez donc, Julie! exactement, mais exactement moi à quinze ans! Cela me fait mal!.. Pauvre petite!.. Mon Dieu! ajouta-t-elle alors en embrassant Sibylle et en essuyant une larme dont la source restait assez mystérieuse.



On put croire pendant vingt-quatre heures que madame de Vergnes allait fixer sa résidence à Férias, tant elle se montrait sensible à la poésie de la campagne: les bois, la mer, les prairies, le chant des oiseaux, tout la ravissait; elle ne sortait point des transports.



– Mon Dieu! disait-elle à ses hôtes, que vous êtes donc heureux de vivre ici! Mais sentez-vous bien votre bonheur? N'y êtes-vous point trop habitués pour en bien savourer toutes les douceurs?.. Ce calme, ce silence… et puis ces bruits, ce vent dans le feuillage, ces bestiaux qui mugissent dans le lointain… ces petits faisans, – ce sont des faisans, n'est-ce pas, ces petites bêtes jaunes?.. Non? Ce sont des poulets… simplement? Tiens! – Eh bien, ces petits poulets qui trottent derrière leur mère en faisant

piau

,

piau

… comme c'est délicieux, mon Dieu! comme c'est intéressant! On passerait l'éternité à sa fenêtre… à voir et à entendre tout cela! Ah! voilà la vie… la voilà!.. La nature, la campagne! Mon Dieu! que vous êtes donc heureux de vivre ici!



Cependant le troisième jour au matin madame de Vergnes confia à la discrète Julie qu'elle n'avait point fermé l'oeil de la nuit.



– Vraiment, dit-elle, j'ignore, je ne conçois pas comment ils font pour dormir dan ce pays-ci. Moi qui suis habituée à la plus grande tranquillité (elle demeurait rue de la Chaussée-d'Antin), je ne me ferai jamais à ce tapage-là!.. Il y a un tas d'oiseaux qui jacassent dès le point du jour… Mon Dieu! j'aime beaucoup à entendre chanter les oiseaux, certainement, mais il y a temps pour tout!.. Et puis les vaches, les moutons qui hurlent dès l'aurore!.. On se croirait dans l'arche, ma parole!.. Et puis toujours ce vert épinard sous les yeux!.. C'est à dégoûter du vert!.. Ca devient un cauchemar, ce vert!.. Je vois tout vert, moi, maintenant!.. Donnez-moi donc ma petite glace carrée, ma bonne Julie! Eh bien, tenez, je me vois verte! Au surplus, ce n'est pas étonnant… je dois l'être après une nuit pareille!



Le quatrième jour enfin, madame de Vergnes reçut une lettre qui fut censée la rappeler en toute hâte à Paris. Elle exprima d'amers regrets, se plaignit de sa destinée, et monta en wagon à midi.



– Allons, ma pauvre enfant, dit-elle en embrassant sa petite-fille au départ, tenons-nous, tenons-nous, point d'émotion! A bientôt, car, vous aussi, vous quitterez avant peu ce paradis pour notre enfer… Ah! voilà la vie, ma pauvre enfant! Adieu! adieu! Tenons-nous, ma chère petite!



Les déchirements de cette séparation n'étaient pas au-dessus de la force d'âme de Sibylle; mais elle eût trouvé en tout cas un appui et des consolations dans la cordiale intimité qui l'unissait alors à son amie Clotilde Desrozais. Clotilde était sortie du couvent depuis deux ans, et à son retour madame de Beaumesnil, sa tante, s'était empressée de la présenter à tout le voisinage. Mademoiselle Desrozais était d'ailleurs fort bonne à montrer: elle avait tenu amplement toutes les promesses de son enfance. Elle était grande, souple, ondoyante; elle avait une masse épaisse de cheveux noirs dont elle ne savait que faire; elle les tordait, elle les nattait, elle les repoussait en boucles sur la nuque, elle les retroussait en diadème sur son front. Ses bras, ses mains, ses épaules, modelés en plein marbre, faisaient songer aux déesses. Quand elle soulevait sa paupière un peu lourde, sa prunelle lançait un jet de flamme qui se noyait aussitôt dans un fluide velouté. – Sous le rapport moral, on se plut à reconnaître que Clotilde avait beaucoup gagné. Effectivement, comme pour donner raison aux principes de madame de Beaumesnil en matière d'éducation, l'enfant terrible, turbulente, opiniâtre, maussade, était devenue une jeune personne timide, modeste, parlant peu et à demi-voix, obligeante, prête à tout, même à faire un quatrième au whist, bref une demoiselle exemplaire.



Personne ne constata avec plus de plaisir que Sibylle ces heureuses modifications. Ne trouvant plus dans le caractère de Clotilde aucune des aspérités qui avaient autrefois inquiété son affection, elle se livra sans réserve au penchant de son coeur, et un commerce de relations presque quotidiennes s'établit entre elles. La beauté de son amie inspirait à Sibylle une admiration mêlée de fierté: elle aimait à la citer comme une espèce de type au-dessus duquel son imagination ne concevait rien. Clotilde se prêtait en souriant à cet enthousiasme: elle se laissait habiller, coiffer, draper en Romaine, en druidesse, en Juive, en Turque; puis Sibylle la dessinait ou la peignait sous ces divers aspects, en lui disant de temps à autre, dans ses impatiences d'artiste:



– Non! tu es trop belle, vois-tu! tu es affreusement belle! tu es ridiculement belle! Dieu! que c'est bête d'être beau comme ça!



Invectives dont mademoiselle Clotilde voulait bien ne pas se formaliser.



Elle entrait avec la même complaisance dans tous les goûts favoris de mademoiselle de Férias, et se faisait l'écho de ses sentiments, de ses rêves, de ses exaltations avec une facile ardeur, une sorte d'éloquence naturelle et une parfaite sincérité, car elle avait dans l'âme un océan de passion toujours prêt à se répandre, même sur le bien. Si quelque chose lui manquait, ce n'était pas le fonds, mais le discernement, la règle, la prédilection morale. Quoi qu'il en soit, les imaginations élevées, poétiques, généreuses, la passionnaient de très-bonne foi à ses heures, et elle paraissait même souvent, dans la chaleur de son langage, dépasser les aspirations les plus idéales de Sibylle.



Au milieu de leurs entretiens, Sibylle n'avait pas tardé à remarquer qu'on ne pouvait toucher certains sujets familiers entre jeunes filles sans que mademoiselle Desrozais ne prît aussitôt un air de mystère, de profonde mélancolie et d'incurable désespoir. Elle se décida donc à l'interroger sur le sens de ces attitudes.



– Tu es trop jeune, ma chère! dit mademoiselle Desrozais en secouant la tête et en soupirant douloureusement.



Cette réponse dilatoire ne fit, comme on pense, qu'enflammer la curiosité de Sibylle, qui flairant un roman dans l'existence de son amie, la supplia instamment de l'honorer de sa confiance. Clotilde résista quelque temps; puis enfin, après avoir fait jurer à Sibylle un éternel secret:



– Ma chère, lui dit-elle, telle que tu me vois, je ne me marierai jamais!



– Est-il possible? dit Sibylle en se rapprochant avec un redoublement d'intérêt.



– Cela est certain, reprit mademoiselle Desrozais, car j'aime quelqu'un, et celui que j'aime et dont je suis aimée ne peut m'épouser: les circonstances nous séparent à jamais.



– Mon Dieu! mon Dieu! s'écria Sibylle; mais comment cela est-il arrivé? Où l'as-tu rencontré? Comment s'appelle-t-il?



– Je ne puis te dire que son nom de baptême: il s'appelle



Raoul… Pourquoi rougis-tu?



A ce nom de Raoul, Sibylle en effet avait rougi soudain jusqu'au front.



– Pourquoi rougis-tu? répéta Clotilde, dont le ton s'anima brusquement; est-ce que tu connais un Raoul? Réponds donc!



– Je rougis parce que tu me dis des choses qui me bouleversent… Où veux-tu que j'aie connu ton Raoul?



– Au fait, c'est impossible… Eh bien, ma chère, il avait une cousine qui était en même temps que moi au couvent, et qu'il venait voir assez souvent avec sa mère. Son air, sa figure m'intéressèrent tout de suite. Il faut te dire que ce n'est pas un très-jeune homme, de sorte que je m'imaginais que j'étais une originale, et qu'aucune de ces demoiselles ne pensait à le remarquer. Voici comment je fus détrompée: un jour, nous cherchions un jeu; une de ces demoiselles proposa que chacune de nous se mît à réfléchir aux jeunes gens qui venaient le plus souvent au parloir, et écrivît ensuite sur un petit papier le nom de celui qu'elle aimerait le mieux épouser, après quoi une de nous lirait à haute voix tous les petits papiers.



– C'est un drôle de jeu, dit Sibylle.



– Mon Dieu! c'était un jeu comme un autre… Enfin il fut accepté. Chacune écrivit en secret sur un carré de papier qu'elle mit ensuite dans une corbeille… Eh bien! quand on vint à faire la lecture des bulletins, ils portaient tous le même nom: Raoul!



– C'est très-bizarre, dit froidement Sibylle.



– Je vis par là que je n'étais pas aussi originale que j'avais pu le croire. Quelques jours après, ma chère, je me trouvais au parloir en même temps que lui, et, comme toujours, je m'apercevais qu'il me regardait beaucoup. Sa cousine, qui était mon amie, – quoique je ne l'aimasse guère au fond, – se leva tout à coup, fit un tour dans le parloir, et en passant auprès de moi elle me dit rapidement: "Ne bouge pas pendant cinq minutes!" – Je vis alors qu'il avait un album sur les genoux et qu'il dessinait… Il paraît, par parenthèse, qu'il peint divinement… Quand il eut fini, il m'adressa de la tête et des yeux un salut et un remercîment dont il m'est impossible de te rendre la grâce. J'avais été si troublée de tout cela qu'au moment de sortir, quand je me trouvai près de lui dans la foule, je laissai tomber mes gants que je chiffonnais dans ma main. Il les ramassa vivement, parut hésiter à me les rendre, puis définitivement il les garda en fixant ses yeux sur les miens avec une expression si profonde, si tendre, que mon coeur cessa de battre, et que je sentis dès ce moment que nous étions liés pour la vie.



Mademoiselle Clotilde, en achevant cette période, leva ses grands yeux vers le ciel, comme pour lui renouveler ses serments d'inviolable fidélité.



– Est-ce que c'est tout? demanda Sibylle.



– Sans doute. Que veux-tu de plus? Ne t'ai-je pas dit que nous étions liés pour la vie?



– Mais il me semble que non, dit Sibylle.



– Enfant! reprit mademoiselle Desrozais en haussant doucement les épaules. Sache donc que, huit jours après, mon amie m'informa d'un ton de mystère que son cousin, pressé par sa famille d'épouser une jeune fille très-noble, très-belle et très-riche, était parti brusquement pour la Perse. On lui supposait, ajouta mon amie avec un méchant regard, – car elle ne m'aimait pas au fond plus que je ne l'aimais, – quelque inclination qu'il n'osait avouer pour une personne sans fortune et sans naissance… Est-ce assez clair?.. Pauvre Raoul! c'est pour moi qu'il a affronté l'exil et peut-être la mort… car souvent on ne revient pas de ces pays lointains. Eh bien, tu vas rire, Sibylle, mais je me considère comme sa veuve… et il m'arrive la nuit de pleurer sur lui et sur moi, comme si nous étions morts tous deux.

 



Quelques larmes charmantes tombèrent avec ces derniers mots de Clotilde, et Sibylle, entièrement persuadée, les recueillit une à une de ses lèvres émues.



C'était dans une des allées les plus solitaires du parc que les deux jeunes filles se livraient à ces affectueux épanchements. Elles furent troublées soudain par un bruit de voix qui se faisait entendre à peu de distance; en même temps un chien de chasse accourut d'un air affairé près du banc sur lequel elles étaient assises, et se mit à quêter leurs caresses.



– Mon Dieu! mon Dieu! dit Clotilde en se levant à la hâte, qui vient donc là? à qui ce beau chien?



On vit alors apparaître au détour de l'allée le marquis et la marquise de Férias, accompagnés d'une dame étrangère qui avait passé le bel âge de la vie et d'un jeune homme mince, blond, élégamment vêtu, qui tordait une cravache dans ses gants lilas. A cet aspect, la veuve inconsolable du pauvre Raoul porta rapidement la main à ses yeux humides, à ses bandeaux en désordre, à ses boucles, à ses nattes, à ses jupes, et en deux secondes elle était parée pour le combat.



– Ah! dit tranquillement Sibylle, ce sont probablement les



Val-Chesnay. Ma grand'mère les attend depuis huit jours.



Sibylle accomplissait alors sa quinzième année, et l'intérêt de son avenir paraissait exiger qu'on ne retardât pas beaucoup plus longtemps le moment de son entrée dans le monde et de sa présentation sur la grand théâtre parisien. M. et madame de Férias, sans reculer devant le sacrifice que leur conscience leur imposait, en sentaient profondément la rigueur. Ils avaient eu la pensée de prévenir une séparation, qui pour eux menaçait d'être sans retour, en assurant à leur petite-fille, dans le pays même, un établissement digne d'elle; mais après s'être livrés à quelques vaines recherches dans le cadre étroit où leur vie retirée les renfermait, ils avaient bientôt renoncé à ce vague dessein, qui leur semblait d'ailleurs entaché d'égoïsme.



Cependant un ami, confident de leurs angoisses, avait poursuivi de son côté la même entreprise: cet ami était l'évêque de ***, avec lequel les Férias n'avaient pas cessé d'entretenir, depuis la conversion de miss O'Neil, un commerce de relations plus que courtoises. Ce prélat, esprit bienveillant et un peu ardent auquel les grâces et les bizarreries même de Sibylle avaient inspiré un vif intérêt, crut pouvoir annoncer un jour au vieux marquis qu'il avait découvert pour cette petite-fille, qui mettait le trouble dans l'église, un mari qui avait fort la mine d'être un phénix. "J'ai cherché cet oiseau rare, dit-il, dans tout mon diocèse, pendant ma tournée pastorale, et, suivant l'usage, je l'ai trouvé à ma porte, en rentrant. C'est le jeune baron de Val-Chesnay, dernier représentant des Val-Chesnay Mérinville, un nom qui ne vaut pas le vôtre, monsieur le marquis, mais qui est bon. La fortune est immense, égale pour le moins à celle que peut espérer votre petite iconoclaste… Tenez! vous pouvez voir par cette fenêtre l'hôtel de Val-Chesnay, en face du mien… Et précisément voici le jeune Roland qui monte à cheval dans la cour: un joli garçon comme vous voyez… un peu jeune, vingt-quatre ans à peine, mais c'est un beau défaut; d'ailleurs mademoiselle de Férias elle-même peut attendre… Cette vieille dame qui caresse le cheval, en lui recommandant d'être sage, est la mère naturellement… une sainte, – pas un aigle, mais une sainte. Elle a fait élever son fils sous son aile dans les meilleurs principes; elle ne l'a jamais quitté. Elle se trouve précisément à l'heure qu'il est dans une situation d'esprit analogue à la vôtre, appréhendant de ne pouvoir marier cet enfant en province et frémissant à la pensée de le plonger dans le tourbillon parisien… Quant au jeune homme, vous le verrez de plus près: il est bien… il est bien! – Mon Dieu! il