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Histoire de Sibylle

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Pendant le court intervalle qui sépara cette apparition du moment où la chaloupe accosta le quai, les transports des spectateurs tinrent de l'ivresse. Beaucoup sanglotaient avec bruit; d'autres dansaient follement, d'autres s'embrassaient avec effusion. On jeta à la hâte quelques fagots sur la plage, et on y mit le feu. Le premier des gens de la chaloupe qui sauta à terre, écartant à grand'peine les flots de cette foule en délire, se retourna aussitôt pour tendre la main à celui qui le suivait: – c'était le curé. Ce brave homme, ému lui-même jusqu'aux larmes, transi de froid et de brisé de fatigue, chancela en mettant le pied sur la rive. On l'entoura, on le soutint, on le porta: on le fit asseoir sur la quille d'un canot renversé, auprès des feux qu'on venait d'allumer. Pendant le trajet, chacun s'efforçait de toucher, de baiser ses mains, ses vêtements, sa vieille soutane en lambeaux; il ne put que murmurer d'une voix éteinte:

– Mes amis! mes bons amis!

Et il défaillit.

Quand il revint à lui après quelques minutes, son premier regard rencontra le joli visage de Sibylle, éclairé par les flammes du foyer improvisé; l'enfant attachait sur lui des yeux humides et rayonnants d'extase. Dès qu'elle se vit reconnue, elle s'élança, lui sauta au cou, et le serrant ardemment sur son coeur:

– Mon bon curé, dit-elle, que je vous aime!

Le réveil du vieux prêtre eût à peine été plus doux, si un ange descendu de la nue lui eût dit:

– Dieu est content de toi!

M. et madame de Férias, après s'être assurés que les marins naufragés, qu'on avait eu le bonheur de sauver tous, recevaient dans le village les soins nécessaires, firent monter le curé dans leur voiture et le reconduisirent au presbytère. Ils reprirent ensuite le chemin du château. Sibylle ne cessa, pendant la route, de presser leurs mains et de les baiser avec effusion, mais sans parler.

– Mon enfant, lui dit M. de Férias comme ils descendaient de voiture, vous êtes fatiguée: si vous voulez, nous attendrons jusqu'à demain ce que vous avez à nous dire.

– Oh! non, répondit-elle vivement, vous n'avez que trop attendu; tout de suite.

On fit aussitôt une joyeuse attisée dans le boudoir bleu de la marquise, et Sibylle, assise sur le tapis aux pieds des deux vieillards attentifs, leur ouvrit son coeur. Son récit fut long. On peut le résumer en quelques mots. Le lecteur a d'ailleurs pressenti la vérité. Sibylle, étonnée et blessée dans son enthousiasme religieux par les puérilités d'une étroite dévotion, froissée dans la pureté de son goût par quelques détails inconvenants, troublée dans la rectitude de son jugement par des pratiques malséantes soutenues de paroles malheureuses, en était venue à douter que la religion de ses parents – puisqu'il y en avait deux, – fût la véritable et la meilleure, et que le bon Dieu de madame de Beaumesnil valût le Dieu de miss O'Neil. Une telle pensée, une fois entrée dans un esprit aussi ardent et dans une âme aussi tendre, y avait sourdement creusé des abîmes. Tombée en défiance contre ses guides naturels, Sibylle s'était trouvée, disait-elle, aussi triste et aussi abandonnée que si elle eût été au fond de la mer. Elle avait désiré mourir. Elle avoua, en insistant sur quelques particularités expressives, que la bonhomie et les habitudes familières du curé l'avaient souvent choquée et même irritée, cette physionomie un peu vulgaire contrastant péniblement avec l'image idéale qu'elle s'était faite d'un prêtre et d'un apôtre: mais dans cette soirée même l'abbé Renaud s'était tout à coup comme transfiguré à ses yeux. Au moment où il appelait sur les marins en péril de mort l'absolution suprême, au moment où il s'élançait seul au secours des naufragés, elle avait compris que le vrai Dieu et la vraie foi pouvaient seuls inspirer ces grandes paroles et ces grands dévouements. Dès cet instant, malgré les objections de détail qui pouvaient encore tourmenter sa pensée, Sibylle s'était sentie reconquise pour jamais à la religion de ses pères.

Le marquis et la marquise avaient écouté la confidence de

Sibylle avec un soulagement de coeur inexprimable.

– Ma chérie, lui dit M. de Férias quand elle eut terminé, – car jusque-là il ne l'avait interrompue que par des caresses ou par des sourires, – vous voulez toujours monter sur le cygne; vous voulez l'impossible. Ce sera, je le crains, l'écueil de votre vie. Vous apportez aujourd'hui dans la recherche de la vérité, et vous apporterez un jour dans la recherche du bonheur, un rêve de perfection qui est noble, mais qui expose à beaucoup d'erreurs et de mécomptes. Pour ne parler que de ce qui nous occupe, mon enfant, une religion divine divinement pratiquée, c'est Dieu servi par les anges, c'est le ciel; mais nous sommes sur la terre, et la religion la plus parfaite n'y peut obtenir qu'un culte imparfait, car ce sont des hommes qui le lui rendent. Songez à cela, Sibylle, et ne faites jamais un crime à la Divinité de la faiblesse ou de l'ignorance de ses adorateurs. Ce n'est pas, ma fille, que j'approuve toutes les formes que la piété peut affecter en ce monde. Parmi ces formes, il y en a de regrettables, il y en a même de funestes. Je suis de ceux qui aimeraient à dégager la religion des pratiques excessives, des symboles exagérés, des coquetteries déplacées, qui, à mes yeux comme aux vôtres, profanent ses purs autels. Toutefois à mon âge on est plus tolérant qu'au vôtre; plus tard, vous aurez plus de justice, ayant plus d'indulgence; vous pardonnerez beaucoup aux coeurs sincères, vous pardonnerez même à la superstition, car elle est encore un hommage à la vérité. Là-dessus, ma fille, allez dormir; allez jouir vous-même de la paix que vous venez de nous rendre.

Sibylle toutefois ne prit point possession de sa couche blanche sans avoir auparavant embrassé miss O'Neil, qu'elle mit en deux mots au courant des circonstances. Miss O'Neil saisit aussitôt sa harpe, tristement abandonnée depuis plusieurs mois, et, jusqu'à une heure fort avancée de la nuit, des sons éoliens, se mêlant aux murmures des vents apaisés, éveillèrent dans l'imagination des habitants du château des idées confuses de béatitude céleste, de lacs et de clairs de lune.

VIII
LE PRESBYTERE

Le lendemain, un soleil radieux faisait étinceler sur les collines les bruyères humides. M. et madame de Férias montèrent en voiture dès le matin et se rendirent au village pour visiter les marins naufragés. En passant, ils déposèrent Sibylle devant la barrière d'un petit jardin qui formait, à peu de distance de l'église, sur le versant méridional de lande, une agréable oasis. A travers les lianes de clématite et de chèvrefeuille qui masquaient à demi le treillage de la barrière, on apercevait au fond du jardin une maisonnette tapissée de vigne vierge et ornée de volets blancs. Sibylle sonna: ce fut le curé qui vint ouvrir. Il avait sa soutane des dimanches, dont la partie inférieure était soigneusement relevée par des épingles; il tenait un outil de jardinage qui lui échappa des mains quand il reconnut Sibylle.

– Comment! comment! dit-il en balbutiant, c'est vous, ma chère demoiselle?

– Oui, mon père, c'est moi qui viens prendre ma leçon de catéchisme.

Le curé la regarda longuement, regarda le ciel, et essuyant furtivement une larme qui se détachait de sa paupière:

– Oh! dit-il, est-ce possible! Venez, ma chère enfant, venez, je suis à vous!

Puis, montrant avec confusion ses mains souillées de terre:

– Marianne! cria-t-il, Marianne, vite, de l'eau!

Presque aussitôt une vieille femme, en costume du pays, sortit de la maison, portant un vase rempli d'eau.

– C'est mademoiselle de Férias, Marianne! reprit le curé.

– Oui, oui, mam'zelle de Férias, parbleu, oui, sans doute, je la connais bien! dit la vieille femme, qui ne semblait pas être de la meilleure humeur du monde.

Et pendant que le curé se lavait les mains avec un empressement fébrile:

– N'est-ce pas, mam'zelle, reprit-elle sur le ton d'une amère ironie, qu'il a bonne mine ce matin… après ses folies et ses castilles! Il a l'air d'un déterré!

– Bah! répliqua gaiement le curé; où voyez-vous cela,

Marianne? Je suis frais comme une rose au contraire!

– Oui, belle rose, ma foi! dit Marianne, et elle rentra en grommelant dans le presbytère.

L'abbé Renaud secoua la tête en riant et fit asseoir Sibylle près de lui sur un banc demi-circulaire qu'ombrageaient les larges feuilles d'un figuier. Elle lui mit aussitôt dans les mains son catéchisme, qu'elle avait apporté.

– Mais, mon enfant, apprenez-moi d'abord par quel miracle vous nous êtes rendue.

– Le miracle, mon père, dit-elle, c'est vous qui l'avez fait.

Depuis hier je vous regarde comme un saint.

– O Dieu! dit le vieillard en rougissant, ma pauvre petite!

Elle lui conta alors avec effusion ses impressions de la veille, et pendant ce récit l'abbé Renaud ne cessa de porter à ses yeux son mouchoir à carreaux, large comme un plaid de highlander.

– Mais ne puis-je savoir, demanda-t-il, quelles raisons vous avaient écartée de la foi?

Sibylle les lui dit, mais elle n'apporta pas dans cette partie de sa confidence la même franchise d'accent. Elle parla un peu vaguement des pratiques, des discours qui l'avaient choquée; elle nomma les Beaumesnil et quelques autres dévots de la même trempe, puis elle s'arrêta court et baissa les yeux.

– Allons, ma fille, dit le curé avec bonté, continuez; je vois bien que c'est mon tour… Parlez, je vous en prie.

Elle avait déposé depuis un moment son chapeau près d'elle sur le banc, et quelques rayons de soleil, filtrant à travers la cime épaisse du figuier, versaient sur sa tête blonde une lumière de nimbe; elle releva sur le curé ses grands yeux pleins de feu, et, mettant dans son sourire toute la délicatesse qui pouvait manquer à son langage d'enfant, elle lui confia les griefs qui l'avaient éloignée de lui. – Pour elle, un prêtre était un personnage sacré, un peu mystérieux, placé sur les marches d'un autel entre les hommes et Dieu; c'était un homme différent des autres, exempt de faiblesses, toujours occupé de hautes méditations, penché sur les livres saints, s'entretenant de Dieu ou avec lui, étranger à tout le reste. Elle aurait voulu qu'il ne se montrât habituellement que dans l'église au milieu des nuages de l'encens, comme autrefois les lévites, et qu'il vécût le reste du temps retiré dans l'ombre de son presbytère, comme les anachorètes des légendes, n'en sortant que pour visiter les malades et les pauvres. Elle ne pouvait respecter suffisamment à son gré, devant l'autel, dans la chaire et sous les ornements sacrés, l'homme qu'elle avait vu l'instant d'avant manger à ses côtés, prendre le café, jouer au billard ou au whist, lire le journal. En se mêlant ainsi aux réunions banales de la vie mondaine, un prêtre lui semblait jouer un rôle peu digne du caractère auguste qu'elle aimait à lui attribuer: sur ce terrain en effet, ce n'était plus un prêtre, c'était l'abbé, le curé, – comme on disait le percepteur ou le notaire. C'était un homme pauvre qu'on mettait volontiers au bout d'une table avec les enfants. Elle ne voyait pas là de l'humilité, mais de l'humiliation. Elle exprimait même, dans sa langue, la pensée que les inconvénients de ces relations familières avec ses riches paroissiens suivaient le prêtre jusque dans son église, où il demeurait l'obligé subalterne de ceux dont il n'eût jamais dû être que le supérieur spirituel. Peut-être alors se croyait-il forcé par reconnaissance, par politesse, de tolérer des paroles, des pratiques, des scènes contre lesquelles sa conscience, plus libre, eût protesté. – Bref, ces circonstances et quelques autres de même nature, qu'elle avait sans doute interprétées légèrement, lui avaient mis de la tristesse et du désordre dans l'esprit; mais la soirée de la veille lui avait ouvert les yeux: elle demandait pardon à l'abbé Renaud de l'avoir méconnu. Rien ne pourrait ébranler désormais le respect dont il l'avait pénétrée; seulement ce qui ne pouvait plus la troubler, elle, pouvait en troubler d'autres.

 

– Et voilà pourquoi, mon père, dit-elle en finissant, vous serez peut-être bien aise de savoir ce qui s'est passé dans ma tête et dans mon coeur, quoique ce ne soient que la tête et le coeur d'un enfant.

Pendant ce discours, dont nous n'avons présenté que la substance, le visage de l'abbé Renaud avait pris peu à peu l'expression d'une gravité inquiète et presque douloureuse. Son intelligence, plutôt paresseuse que faible, semblait s'éveiller à des clartés qui lui causaient une sorte d'éblouissement. Sa conscience, profondément honnête, était bouleversée. Il ne cherchait point à s'atténuer les torts qui lui étaient reprochés; il se les exagérait plutôt et en étendait la portée bien au delà des circonstances particulières à Sibylle. Il repassait rapidement dans son esprit tout le cours de sa vie pastorale et se demandait avec anxiété si la tiédeur de son troupeau spirituel et les scandales dont sa paroisse avait pu être affligée ne devaient pas être imputés à ses défaillances personnelles, qui avaient compromis le prestige et l'autorité de la parole divine; mais n'y eût-il eu que Sibylle au monde, il ne se pardonnait pas d'avoir pu contribuer à détourner de la foi cette jeune âme dont il sentait la valeur exquise. Il se promettait du moins de réparer sa négligence, de secouer sa mollesse, de fortifier son esprit par l'étude et la méditation, de purifier sa vie par les privations, de tout faire pour s'élever à la hauteur morale où l'appelait cette douce voix qu'il n'était pas loin de croire inspirée. Ces dignes pensées prêtaient à ses traits et à son accent une noblesse touchante, quand, après quelques minutes de muet recueillement, il répondit à Sibylle:

– Je vous remercie, ma fille; je ne suis plus jeune, mais à tout âge on peut devenir meilleur, et je le prouverai, avec l'aide de Dieu.

Ces notions idéales sur la vie et sur le caractère du prêtre, que Sibylle venait de lui indiquer naïvement, n'étaient point d'ailleurs pour l'abbé Renaud une conception nouvelle. Il n'avait qu'à descendre dans son souvenir pour y retrouver ces généreuses imaginations mêlées à la ferveur première de sa studieuse jeunesse. C'était bien ainsi, c'était bien sous cet aspect à la fois humble et grand qu'il avait rêvé, dans sa pauvre chambre d'étudiant et dans sa cellule de novice, la destinée, les devoirs, les austères douceurs de son ministère; mais, une fois aux prises avec la réalité et engagé dans les complications de la vie sociale, il s'était laissé glisser sur la pente commune et s'était assoupi peu à peu dans la routine. Quelques songes d'ambition qu'il avait eus autrefois étaient tombés avec le reste; c'était en vain qu'on lui offrait des cures plus importantes que celle de Férias; il ne voulait rien, il était heureux. Il n'aimait pas la peine, et il en avait peu dans sa petite paroisse. On l'y gâtait d'ailleurs. Né dans une ferme, il était l'hôte et le commensal quotidien des plus grands personnages du pays, chez lesquels il portait le respect un peu servile d'un fils de la glèbe pour son seigneur. Bref, le jeune diacre enthousiaste était devenu un brave curé de campagne, honnête, effacé, apathique et vivant bien: – mais qu'une circonstance exceptionnelle vînt frapper sur cette âme endormie, elle en faisait jaillir soudain la flamme évangélique, et au fond ce vieillard ami de ses aises, indolent et timide, était toujours prêt pour le martyre.

C'était précisément au martyre qu'il se dévouait en ce moment même avec résolution, et au plus difficile de tous peut-être, au martyre froid et patient qui chaque jour, à chaque heure, se résigne au sacrifice de quelque douce habitude, de quelque goût enraciné, de quelque faiblesse chère. Depuis longtemps, du reste, cet excellent homme était entré dans cette voie d'abnégation en prenant chaque nuit plusieurs heures sur son sommeil pour élever son enseignement au niveau de l'intelligence de Sibylle; dès cet instant, Sibylle fut étonnée de ne plus sentir, dans les explications dont il accompagna sa leçon, la molle banalité qui les caractérisait autrefois. Déjà son langage était empreint d'une pensée plus personnelle, plus précise et plus haute.

L'arrivée du marquis et de la marquise interrompit la leçon. Pendant qu'ils échangeaient avec le curé d'expansives félicitations, un coup de sonnette impérieux retentit, et l'on vit s'avancer, à travers les allées bordées de buis, la superbe madame de Beaumesnil, serrant sur son corsage une brassée de fausses fleurs aux nuances éclatantes. Après s'être suffisamment informée de la santé de l'abbé et suffisamment étonnée de l'amendement de Sibylle:

– Enfin, mieux vaut tard que jamais, dit-elle.

Elle demande la clef de l'église. Le curé pâlit un peu et regarda Sibylle à la dérobée.

– La clef de l'église!.. Pourquoi faire, madame?

– Mais, curé, pour mettre ces fleurs dans les vases de l'autel… Vous savez que personne ne s'y entend comme moi… Et, à propos, vous ne m'en dites rien de mes fleurs? Elles m'ont donné assez de mal pourtant, surtout les tulipes… Mais quand on travaille pour le bon Dieu, il ne faut pas craindre la peine, n'est-ce pas, curé?

– Non, madame, et vos fleurs sont très-belles; mais, si vous le permettez, je les placerai moi-même sur l'autel avec l'aide de mon sacristain. Cela me semble plus convenable.

A cette réponse, madame de Beaumesnil demeura un instant comme pétrifiée, la bouche entr'ouverte et l'oeil fixe; on lui refusait tout simplement les clefs de sa maison; l'église, en effet, était pour elle comme sa propre chambre; on l'y voyait presque chaque jour, perchée sur les chaises et même sur l'autel, faire le ménage, époussetant, arrangeant, combinant, – et parfaitement convaincue que ces petits travaux la sanctifiaient à tel point qu'elle pouvait hardiment, en sortant de là, cultiver à coeur joie le sept péchés capitaux. Dès qu'elle put parler:

– Ah çà! dit-elle d'une voix aigre, qu'est-ce que cela signifie, mon cher abbé? Si vous ne voulez plus que je m'occupe de la décoration de votre église, dites-le!

– Tout ce que vous voudrez bien me donner pour mon église, madame, sera reçu avec reconnaissance; mais si vous avez la bonté d'y réfléchir, comme j'y ai réfléchi moi-même, vous penserez, j'en suis sûr, que la dignité du culte souffre de ces interventions étrangères. Les soins de l'autel ne regardent que moi et ceux que j'y commets sous mes ordres, dans le secret du sanctuaire. Remettez-moi vos fleurs, et je les offrirai à Dieu en votre nom.

Madame de Beaumesnil brandit brusquement le bouquet de fleurs artificielles, et l'on entendit un cliquetis de papier froissé, puis, se dirigeant à grands pas vers un vieux tonneau où croupissait une eau bourbeuse destinée à l'arrosage, elle y jeta violemment le bouquet. Après cet exploit, elle vint tomber sur le banc, fondit en larmes, et fut en proie à la moins intéressante des attaques de nerfs.

On la calma comme on put. Elle parut se rendre peu à peu aux paroles affectueuses du curé, et finit même par l'inviter à dîner; mais il refusa, comme il avait déjà refusé l'invitation des Férias, en alléguant le prétexte de sa santé.

Cependant, lorsqu'après le départ de ses hôtes, l'abbé Renaud se fut assis devant sa petite table solitaire, sur laquelle fumait un pigeon des plus maigres, flanqué d'un triste coulis d'épinards, il sentit un moment, – il était homme! – le coeur et l'appétit lui manquer à la fois.

– Est-ce que vous êtes malade, monsieur le curé? dit la vieille Marianne de son ton bourru. Vous ne mangez pas!

– Un peu de fatigue, Marianne, un peu de fatigue.

– Votre café va vous remettre, allez!

Il hésita quelques secondes; puis, avec un profond soupir:

– Je ne prendrai pas de café, Marianne; je n'en prendrai plus à l'avenir.

– Bon! Qu'est-ce que c'est encore que cette lubie-là? Avisez-vous de changer vos habitudes à votre âge, et vous verrez qu'on vous portera en terre avant six mois!

– Soit, Marianne; on me portera en terre.

Et il alla s'enfermer dans l'église.

Pendant les jours et les mois qui suivirent, la conduite de l'abbé Renaud, dans son intérieur comme au dehors, répondit à la fermeté de ce début. Il se cloîtra dans son presbytère, où l'on sut qu'il menait la vie frugale et recueillie d'un cénobite. A la mortification de quelques-uns, mais à la grande édification de tous, il rompit toutes les relations qui n'avaient pas pour objet direct les devoirs de son ministère, et, ne se montrant plus que dans l'exercice de ses saintes fonctions, une sorte d'idée solennelle devint peu à peu inséparable de sa présence et de sa personne. Outre le respect public, il gagna, par cette gravité de moeurs, une indépendance précieuse; il resta maître dans son église; il put en écarter tous ces empiétements laïques qui, sous couleur de dévotion, tournent si souvent au scandale: il en bannit tous les abus qui s'y étaient introduits à l'abri de sa complaisance, et dont la décence du culte était parfois étrangement altérée. – Parmi ces heureuses réformes, lesquelles, comme on s'en doute, n'allèrent point sans résistance et sans combats, nous n'en citerons qu'une, parce qu'elle fut particulièrement réclamée par Sibylle. Le chevalier Théodore Desrozais daignait, comme nous l'avons dit, chanter au lutrin tous les dimanches. Cet honneur qu'il faisait à Dieu était en même temps pour les fidèles un agrément des plus vifs, car le chevalier, qui était connu dans le pays pour un bon compagnon, ne pouvait paraître dans aucun lieu sans éveiller des pensées joviales; il portait ce privilège jusqu'au pied de l'autel, et il n'était pas rare qu'il outrât son rôle de plaisant accrédité jusqu'à égayer les cérémonies sacrées tantôt par quelques paroles saugrenues lancées dans l'auditoire, tantôt même par de bizarres intonations nasales dont il jugeait charmant d'entremêler la psalmodie. Le curé avait toujours, au fond du coeur, gémi de ces licences; elles étaient souverainement odieuses à Sibylle. Quelques avertissements amicaux n'ayant pu réprimer les bouffonneries intempestives du chevalier, l'abbé Renaud en vint à lui interdire formellement les approches du lutrin. Cette mesure, s'unissant peut-être à quelques sévérités pastorales d'une nature plus confidentielle, exaspéra le chevalier. Le dimanche suivant, il ne parut pas à l'église, et il fit savoir qu'il avait emprunté au juge de paix les oeuvres de Voltaire. Pendant six semaines environ, il se plongea dans ces lectures philosophiques et courut les campagnes en répétant que les prêtres ne sont pas ce qu'un vain peuple pense; puis, l'agitation de ses humeurs s'étant résolue tout à coup en une violente attaque de goutte, il renvoya soudain le Voltaire au juge de paix, et fit mander le curé, qui se rendit aussitôt à son appel.

 

On peut croire que la réconciliation du chevalier avec son pasteur fut sincère, car ce vieil étourdi était bon homme au fond; mais cet incident ulcéra le coeur vaniteux de madame de Beaumesnil, et porta au comble le ressentiment qu'elle nourrissait contre l'abbé Renaud depuis la fatale scène du bouquet. Les réformes successives accomplies par le curé l'avaient personnellement atteinte en beaucoup de points, et la pensée que Sibylle était dans une certaine mesure l'inspiratrice de ces innovations, n'avait nullement atténué l'irritation qu'elles lui causaient. Au fait, madame de Beaumesnil était malheureuse: sa haute réputation de piété et la suprématie qu'elle s'arrogeait dans le canton en matière religieuse ne reposant que sur son intimité avec le curé, qu'on ne voyait plus au manoir, et sur quelques menues pratiques de dévotion aisée, qu'elle ne pouvait plus étaler en public, tout l'édifice de son orgueil s'écroulait. Il fallait désormais, si elle voulait passer pour une sainte femme, qu'elle eût quelques vertus chrétiennes. Cela était dur. Il lui vint une idée qui lui parut meilleure. Elle partit un beau matin pour la ville de ***, chef-lieu du diocèse dont relevait la paroisse de Férias. Malgré le mystère dont elle entoura ce voyage, on sut qu'il avait pour objet d'obtenir de l'autorité compétente qu'une vieille chapelle attenante au manoir de Beaumesnil fût rendue au culte, et qu'un chapelain spécial fût affecté à la desservir. De cette façon, madame de Beaumesnil aurait eu son église, son prêtre et son Dieu à elle, dont elle aurait fait ce qu'elle aurait voulu, ce qui eût été de la dernière commodité. Par malheur, l'autorisation qu'elle sollicitait lui fut refusée, et quoiqu'elle n'eût pas d'ailleurs absolument perdu son voyage, comme on le verra bientôt, elle en rapporta une nouvelle dose de fiel et de malignité. Les viles passions qui l'agitaient ne manquèrent pas de trouver des complaisants et des complices, comme elles en trouveront toujours dans ce misérable monde, tant qu'il y aura quelque mérite à rabaisser, quelque beauté à flétrir, quelque juste à crucifier, et dès ce moment un système de calomnies, de tracasseries et de vexations de toute nature s'organisa contre le curé avec cet art de perfidie souterraine où les mauvais dévots excellent.

Les dégoûts dont l'abreuvaient ces pharisiens de village, se joignant à ses excès de travail et aux rigueurs ascétiques de son régime, éprouvèrent cruellement le courage et même la santé de l'abbé Renaud. Sibylle elle-même ne tarda pas à s'inquiéter de lui voir prendre les apparences physiques des sains légendaires dont il avait pris les vertus. Elle confia ses alarmes à ses parents, et, sur leur conseil, elle eut à ce sujet une conférence avec la fidèle Marianne. La vieille servante lui fit un accueil médiocre, car l'influence étrange que l'enfant avait usurpée sur son maître ne lui échappait pas.

– Pardié! sans doute, dit-elle, c'est assez clair qu'il dépérit, et qu'il prend à grands pas le chemin du paradis, le pauvre homme! mais à qui la faute, mam'zelle? Il y a assez longtemps que je lui dis que vous le ferez tourner en bourrique et en esquelette!

Malgré ses préventions, Marianne finit par céder au charme de cette nature angélique, et il y a apparence qu'un traité d'alliance fut signé entre elles; car dans l'après-midi du même jour, comme le curé terminait à la hâte un de ses repas d'ermite, il ne fut pas peu surpris de respirer tout à coup dans l'atmosphère de sa petite salle un arome depuis longtemps oublié. L'instant d'après, Marianne plaçait devant lui une tasse de café fumante.

– Mais, Marianne, dit-il, devenez-vous folle? Vous savez que, depuis plus de six mois, je ne prends pas de café!

– Bah! dit la vieille femme en grimaçant un sourire; quand vous saurez quelle main a préparé celui-là, vous le prendrez, j'en réponds!

– Comment! quoi? quelle main?.. reprit le curé en la regardant d'un air interdit.

La riante apparition de Sibylle dans le cadre de la porte lui expliqua le mystère.

L'abbé Renaud remarqua, à dater de ce jour, que les talents économiques et culinaires de Marianne se développaient dans des proportions étonnantes, puisque, sans aucune augmentation de dépense, son menu lui paraissait chaque jour plus fortifiant, tant elle mettait d'art à le choisir et à l'apprêter.

– Vous voyez, ma fille, lui disait-il avec bonhomie, que je n'avais pas tort de vous reprocher quelquefois un peu de négligence, et qu'avec du soin et de l'ordre on fait des miracles.

A quoi Marianne haussait les épaules sans répondre.

Cependant l'instruction religieuse de Sibylle avait suivi son cours et touchait à son terme. – L'abbé Renaud, se rendant un jour au château pour donner à mademoiselle de Férias, qui avait alors une douzaine d'années, une de ses dernières leçons, rencontra le facteur, qui lui remit une lettre scellée des armes épiscopales. Il s'assit pour la lire sous un des arbres du chemin. Il l'eut à peine parcourue qu'il devint pâle comme un mort. Il se baissa avec peine vers une source qui coulait près de là dans le fossé, y puisa de l'eau avec sa main et ne but quelques gorgées, puis il se remit en route d'un pas chancelant. Comme il arrivait au château, M. et madame de Férias, frappés du bouleversement de ses traits, l'interrogèrent avec anxiété: il leur tendit en soupirant la lettre qu'il venait de recevoir. Elle contenait un avertissement sévère et même menaçant: on lui reprochait son esprit de novation et de désordre, ses discussions avec son conseil de fabrique, mais par-dessus tout ses relations d'intimité avec des personnes appartenant à la secte protestante, qui semblaient exercer sur lui un empire scandaleux, et qui le poussaient dans des voies à peine orthodoxes. Ce dernier grief, qui était celui auquel on paraissait attacher le plus de gravité, reposait sur un fait véritable, bien qu'on en tirât des conséquences erronées: depuis quelques mois, en effet, une intelligence amicale, fruit d'une mutuelle estime, s'était établie entre l'abbé Renaud et miss O'Neil. Miss O'Neil, prise de vénération pour les vertus du vieillard, se plaisait à lui témoigner sa déférence en assistant plus régulièrement qu'autrefois à ses leçons, qui présentaient d'ailleurs plus d'intérêt que par le passé. Le curé, qui avait du reste abandonné toute idée de prosélytisme vis-à-vis de l'Irlandaise, se montrait touché d'un respect et d'une sympathie dont il appréciait la valeur. Leurs relations se bornaient là, et la méchanceté la plus noire avait pu seule y trouver le prétexte d'une dénonciation.

– Je n'en ferai ni plus ni moins, dit tristement l'abbé Renaud en reprenant des mains du marquis la lettre comminatoire, car, où il n'y a rien, le roi perd ses droits; mais je crains bien de ne plus rester longtemps parmi vous. Tout ce que je demande, c'est de pouvoir remettre Sibylle entre les mains de Dieu; il fera de moi ensuite ce qu'il voudra.

Il trouva Sibylle en compagnie de miss O'Neil dans une salle qui précédait la bibliothèque et qui était particulièrement réservée aux études de l'enfant. Ayant épuisé depuis quelque temps son enseignement dogmatique, il avait cru devoir consacrer deux ou trois semaines qui lui restaient encore avant la première communion de Sibylle, à lui retracer une histoire générale de l'Eglise. Par un hasard singulier, il avait à parler ce jour-là de la réforme et de la naissance du protestantisme. Miss O'Neil lui offrit de se retirer.