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Histoire de Sibylle

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III
RAOUL AU CHATEAU DE FERIAS

Une heure à peine s'était écoulée quand le comte de Chalys, qui n'avait pris que le temps de quitter son négligé de peintre, fut introduit dans le grand salon du château de Férias, où le marquis et la marquise l'attendaient et lui firent un accueil empreint d'une extrême gravité. Il y eut, après l'échange des saluts, une minute de silence pendant laquelle le comte et ses hôtes s'observaient mutuellement avec un intérêt réservé, mais profond. M. et madame de Férias étaient secrètement frappés du caractère de grâce et d'intelligence qui recommandait au premier abord la personne de Raoul; pour lui, la vue des ces deux vieillards si dignes, si doux et si tristes, achevait de déterminer le tour encore hésitant de son exorde.

– Madame la marquise, dit-il avec un léger tremblement dans la voix, si je n'avais apporté ici les sentiments de la plus absolue déférence, je les y trouverais… Mais on a dû vous dire que je ne me présentais chez vous que pour y prendre vos ordres, et que je m'y soumets d'avance, ne réclamant que la liberté de vous expliquer ma conduite.

– Monsieur le comte, dit le marquis de Férias, nous ne pouvons vous refuser cette liberté; mais aucune explication ne saurait modifier la nature – non point des ordres – mais de la prière que nous avons à vous adresser.

– Monsieur le marquis, j'espère le contraire. Mon arrivée dans ce pays a éveillé les susceptibilités de mademoiselle de Férias et les vôtres; je le comprends. Permettez-moi cependant de vous affirmer que la pensée de manquer de respect à mademoiselle de Férias ou à vous m'a été aussi étrangère que peut vous l'être celle d'offenser le Dieu dont vous attendez votre salut… Vous ne me connaissez pas, monsieur le marquis, et les préventions dont vous êtes animé en ce moment vous disposent mal à me croire sur parole;… mais la vérité pourtant a bien de la puissance, et je me flatte que vous en reconnaîtrez l'accent, même dans la bouche. – Raoul fit une courte pause et reprit: – Vous ne me connaissez pas, mais vous connaissez mademoiselle de Férias, et vous pouvez facilement imaginer quelle sorte d'attachement lui serait consacré, si jamais elle rencontrait un homme qui fût capable et digne de l'apprécier… Eh bien, monsieur, je vous supplie de supposer un instant que je sois cet homme, que mon naturel, que le tour particulier de ma pensée et de ma vie m'aient préparé autant que possible à bien comprendre tout ce que vaut mademoiselle de Férias, à lui rendre tout entier le culte d'admiration, d'estime et de tendresse qu'elle mérite… à bien concevoir enfin toute la plénitude de bonheur qu'une créature si noble et si parfaite répandrait sur la destinée à laquelle elle daignerait s'unir… Veuillez vous souvenir que ce rêve m'a été permis un jour comme une espérance… et qu'on me l'a soudain brisé dans le coeur… sur les lèvres… et je vous demande à vous-même, monsieur, à vous pour qui je suis un étranger et presque un ennemi, – je vous demande si vous n'avez pas pitié de ce que j'ai dû souffrir!

A ces derniers mots que le jeune homme avait prononcés avec une mâle émotion, la marquise détourna un peu la tête et toussa légèrement.

– Monsieur, dit le vieux marquis, vous vous exprimez avec chaleur, et, je le crois, avec sincérité; mais je vous le demanderai à mon tour, si vous vous êtes formé une juste idée du caractère de ma petite-fille, quel avantage avez-vous pu espérer d'une tentative, – d'une démarche que je veux bien qualifier simplement de romanesque?

– Mon Dieu! monsieur le marquis, reprit Raoul avec un triste sourire, il ne faut pas exiger d'un homme qui se débat dans l'agonie d'un naufrage une parfaite maturité de délibération… Il s'attache à tout… Un moyen s'est offert de me rapprocher de mademoiselle de Férias, de me remettre sur son chemin… je l'ai saisi! Et cependant, monsieur, mon entreprise n'a pas été tout à fait irréfléchie… J'avais une espérance que la raison et l'honneur peuvent avouer. Autant que j'ai pu le savoir, c'est au nom des scrupules de sa conscience que mademoiselle de Férias a repoussé des voeux qu'elle n'ignorait pas… Eh bien, monsieur, je savais que chez mademoiselle de Férias la fermeté rigoureuse – trop rigoureuse peut-être – des principes n'exclut pas la générosité du coeur… C'est à son coeur que j'ai tenté de faire appel, c'est sa générosité que j'ai espéré toucher en lui montrant sous ses pieds un homme qui, comme elle le sait, ne fait point métier de s'humilier.

– Je suis sensible, monsieur le comte, à vos explications, et j'avoue qu'elles vous concilient jusqu'à un certain point mon intérêt; mais cet intérêt, vous le comprenez, ne saurait me faire oublier ce que je dois au repos et à la dignité de ma petite-fille. Je ne puis donc que solliciter de vous le témoignage de déférence que vous avez bien voulu nous promettre.

– Soyez assuré, monsieur, que je ne vous le refuserai pas, si vous jugez, après y avoir réfléchi, qu'en m'enlevant mes dernières espérances vous ne frappez que moi, si vous approuvez pleinement les principes auxquels mademoiselle de Férias me sacrifie, si vous pensez enfin que l'homme qui vous parle était vraiment indigne d'entrer dans votre famille et de faire le bonheur de votre enfant. Dans un instant pour moi si solennel et où je joue sur une partie suprême toute ma destinée, souffrez-moi la franchise la plus entière, la plus inusitée. Ne me défendez aucun argument, si délicat qu'il puisse être… Souffrez que j'essaye d'intéresser à ma cause votre sollicitude même pour l'avenir de celle que vous chérissez à si juste titre! Laissez-moi vous le rappeler, et mademoiselle de Férias ne me démentira pas… car elle ne saurait dire que la vérité, – son coeur ne me repoussait pas… Ce sera la fierté et peut-être le désespoir de toute ma vie que d'avoir été un instant honoré de sa sympathie… Eh bien, cette sympathie, qu'un tel coeur sans doute n'avait pas accordée légèrement, comment l'ai-je perdue? Sur un seul mot, sur une parole, – sinon mal comprise, – au moins bien rigoureusement interprétée! Je respecte et j'admire les principes religieux de mademoiselle de Férias;… mais n'ont-ils pas même à vos yeux, monsieur, quelque chose de l'intolérance de la première jeunesse? Ne perdront-ils rien de leur inflexibilité au contact de la vie et de l'expérience? La résolution qu'ils ont dictée à votre petite-fille ne sera-t-elle jamais sujette… le croyez-vous!.. à quelque secret repentir? Pensera-t-elle toujours, comme aujourd'hui, qu'elle a bien fait de séparer, de désoler deux existences dont l'union lui avait semblé à elle-même présenter plus d'une condition de bonheur?.. Et pourquoi? Parce que l'homme qui l'aimait si profondément, – et qu'elle avait jugé digne d'un peu de retour, – était un homme de son temps, un enfant de son siècle… et peut-être un des meilleurs, car si je suis un incrédule, je ne suis pas un impie; mon incrédulité n'est ni agressive ni triomphante… elle est triste et respectueuse. Je vénère et j'envie ceux qui possèdent la vérité. Pour moi, je la cherche dans toute la sincérité et dans toute l'amertume de mon âme. Voilà donc ce que je suis, monsieur. Que mademoiselle de Férias, jeune comme elle l'est, élevée loin du monde, ait pensé qu'une telle situation morale ne pouvait se concilier avec aucune vertu, aucun honneur, aucune bonne foi, je le comprends;… mais j'en appelle, monsieur, à l'expérience et à la charité de votre âge;… croyez-vous qu'elle ne se trompe pas? Croyez-vous qu'un incrédule comme moi soit vraiment incapable de tout sentiment honnête et loyal, qu'il n'ait rien de sacré dans l'âme, qu'il ne puisse rien aimer, rien respecter, rien adorer dans ce monde… ni son père, ni sa femme, ni son enfant? Ah! si vous le pensez, je vous atteste, monsieur, que vous me méconnaissez… je vous atteste, au nom même des sentiments dont je suis pénétré devant vous… que le plus saint respect peut entrer dans un coeur où la foi n'est pas!

M. de Férias échangea un regard avec la marquise, et répondit ensuite avec une sorte d'abandon:

– Mon Dieu! monsieur le comte, admettons pour un moment que les principes de ma petite-fille, érigés en règles pratiques de la vie, puissent être en effet taxés d'exagération regrettable… Que pouvons-nous faire, madame de Férias et moi, dans la circonstance? Il ne sautait être question ici d'user de notre autorité… Que pouvons-nous donc? Que venez-vous nous demander? Je vous interroge sincèrement, car, ayant égard à ce que vos sentiments et votre situation semblent offrir d'intéressant, nous serions disposés, madame de Férias et moi, à vous donner, dans la limite de nos devoirs, un témoignage de notre sympathie.

– Eh bien, monsieur le marquis, dit Raoul avec son plus doux sourire, ne me chassez pas, voilà tout ce que je vous demande… Laissez-moi le temps de désarmer, d'apaiser des scrupules que vous-même jugez excessifs… Laissez-moi, comme autrefois Jacob, servir sept ans, s'il le faut, pour gagner le coeur et la main de Rachel!

– Pardon, mon cher monsieur, reprit le vieux marquis en souriant à son tour; mais vous oubliez que la réputation de ma petite-fille pourrait être compromise dans cette expérience.

– Comment le serait-elle, monsieur le marquis? Il est évident que ma folle équipée, en supposant que le monde vienne à pénétrer le mystère dont je me couvre, ne saurait compromettre que moi… Une passion heureuse, encouragée, ne réduit pas un homme de ma condition à ces procédés d'aventurier… On se moquera de moi… je serai ridicule… voilà ce qui peut arriver de pis… Vous faut-il quelque chose de plus? Faut-il m'engager sur l'honneur à ne pas rechercher mademoiselle de Férias; à l'éviter même, tant qu'elle ne m'appellera pas? Je m'y engage… je m'engage encore à ne pas prolonger mon séjour dans ce pays au delà du temps nécessaire à l'achèvement consciencieux de mon travail… Vous avouerai-je l'espérance suprême que j'attache à ce travail?.. Si mademoiselle de Férias reste inflexible, si mon dévouement silencieux, persévérant, n'a pu l'ébranler… eh bien, j'emporterai encore une consolation… Je laisserai sous ses yeux l'oeuvre que mes mains, mon esprit et mon coeur lui auront consacrée… Je pourrai me dire de loin que ce témoignage lui rappelle quelquefois combien elle fut aimée, qu'il mêle mon nom à ses pensées… à ses prières… qu'il peut un jour lui arracher une larme de regret, un cri de tendresse… et que peut-être enfin ma vie n'est pas perdue à jamais… Maintenant, monsieur, j'attends vos ordres… Si vous l'exigez, je partirai, je partirai ce soir même, mais je partirai désespéré!

 

Le marquis demeura un moment silencieux, les yeux fixés sur le parquet. Raoul crut comprendre à la contraction de son front qu'il rassemblait ses forces pour lui adresser une réponse négative. Il se leva, et s'approchant de madame de Férias avec un air de dignité émue:

– Madame la marquise, dit-il, ne souffrez pas que je sois jugé, condamné peut-être, sans laisser tomber de vos lèvres un peu de cette bonté, de cette compassion que je lis dans vos yeux… Dites un mot, je vous en supplie… dites que votre coeur maternel a confiance… et que vraiment j'aime votre enfant comme personne au monde ne l'aimera jamais!

– Hélas! monsieur, dit la marquise en portant son mouchoir à ses yeux, comment se peut-il qu'un homme qui montre des sentiments comme les vôtres ne croie pas en Dieu!

Le comte s'inclina, saisit la main de madame de Férias, et la baisant avec un respect attendri:

– S'il m'eût donné… et conservé une mère comme vous, madame, j'y croirais peut-être!

Le regard humide de la marquise se porta sur les yeux de son mari, et s'y arrêta un moment.

– Monsieur le comte, dit alors le marquis, vous trouverez bon que nous désirions, madame de Férias et moi, nous consulter plus mûrement avant de prendre une décision formelle. Veuillez donc nous conserver des dispositions de déférence auxquelles je ne vous cache pas que nous ferons probablement appel… Jusque-là nous n'approuvons pas, mais nous voulons bien ignorer votre présence en ce pays.

Sur ces paroles, Raoul respira avec force, et un jet de sang colora son pâle visage.

– Merci! dit-il d'une voix à peine distincte, et, posant une main sur sa poitrine, il salua profondément les deux vieillards et se retira.

Le marquis et la marquise, demeurés en tête-à-tête, se regardèrent quelque temps sans parler.

– Mon Dieu! dit enfin madame de Férias, qu'il me plaît, mon ami!

– Oui, oui, sans doute, dit le marquis en hochant la tête; mais prenons garde, ma chère… c'est un grand séducteur!

– Voulez-vous dire que sa droiture vous soit suspecte?

– Non… je ne dis pas cela;… mais c'est un grand séducteur… Il m'a séduit moi-même, je l'avoue… J'ai cherché dans mon esprit des arguments en sa faveur… Ce jeune homme, – qu'on serait heureux à tant d'égards d'appeler son fils, – a toujours vécu dans le mauvais courant du siècle… Je me suis demandé si quelque temps d'une vie nouvelle, entourée d'influences salutaires, ne pourrait pas le rendre à celui qu'il paraît si digne de connaître!

– Vous vous êtes rappelé, dit en souriant la marquise, miss O'Neil convertie, Jacques Féray consolé, notre brave curé sanctifié, et vous avez espéré que l'âme troublée de ce jeune homme pourrait s'apaiser et se purifier au souffle du même ange?

– Oui, ma chère; mais cette épreuve est bien grave, bien délicate, et il faut prendre conseil et nous recueillir avant de nous y engager.

Sibylle entrait en ce moment dans le salon; son regard ardent et curieux interrogea M. de Férias.

– Eh bien? dit-elle.

– Eh bien, mon enfant, dit le vieillard en souriant avec une nuance d'embarras, nous avons passé à l'ennemi!

– Comment! s'écria Sibylle.

– Non, rassurez-vous… Seulement nous avons cru pouvoir ajourner notre arrêt de proscription… Nous voulons y penser, vous y penserez vous-même… Ce jeune homme ne demande que le droit de terminer son travail, qu'il nous présente comme un hommage désintéressé de sympathie et de dévouement… Il s'engage d'ailleurs à respecter scrupuleusement votre repos… Mon Dieu! sous cette clause, il nous a paru dur de traiter en malfaiteur un homme bien né… d'un grand talent… et après tout malheureux!.. Nous y penserons, ma fille.

Sibylle accueillit cette communication avec tous les signes extérieurs de son respect habituel pour son aïeul, mais au fond de l'âme elle en fut atterrée. Elle comprit que M. et madame de Férias avaient subi la fascination personnelle de Raoul, et elle se fit contre lui un nouveau grief de ce triomphe. Elle crut voir la défaillance de l'âge dans le trait de faiblesse qu'elle reprochait secrètement à ses vieux parents, et dont elle se représentait les suites avec désespoir. Elle seule savait au prix de quels combats, de quelles fièvres, de quelles insomnies elle était parvenue à étouffer, et à n'étouffer qu'à demi, une passion que son jugement condamnait. La présence de Raoul même invisible allait la rendre toute entière à ces agitations dont elle espérait à peine triompher deux fois. Elle était convaincue que la faute la plus grave qu'une créature humaine, et qu'une femme surtout, puisse commettre, c'est de laisser usurper par la passion, dans le gouvernement de sa destinée, la place de la raison et des principes. Elle sentit que l'abandon de ses guides naturels l'exposait à ce danger. Elle en frémit, et se détermina sur l'heure à tenter de sa personne un effort suprême pour rester maîtresse de sa vie. Laissant ses parents en conférence avec miss O'Neil et avec le curé, qui venait d'arriver au château, elle monta à cheval, sous le prétexte d'une excursion de charité, et, suivie de son vieux domestique, elle prit d'une allure rapide le chemin de Férias.

IV
L'EXPLICATION

Si nous sommes parvenu à donner une idée juste du caractère de Raoul, caractère où, sur un fonds riche, mais déraciné de toutes bases morales, la passion et l'enthousiasme régnaient souverainement en guise de principes, et pouvaient se tourner vers le bien ou vers le mal avec une égale sincérité, on aura peut-être le secret de beaucoup d'existences de ce temps qui, dans leurs contrastes et leurs variations, dans leur noblesse et dans leurs défaillances, semblent manquer de logique ou de droiture, et qui ne manquent que de foi. – On comprendra du moins dans quelles dispositions attendries, sereines et honnêtes Raoul rentra au presbytère à la suite de son entrevue avec les vieux parents de Sibylle. Il les avait vus à demi gagnés, et, malgré toutes les réserves dont ils avaient enveloppé la tolérance qu'ils lui accordaient, il y sentait une sanction réelle de ses prétentions et de ses voeux. Il connaissait le respect et l'adoration de Sibylle pour les deux vieillards, et, assuré d'une alliance si puissante, il crut pouvoir s'abandonner franchement à ses espérances. Ces espérances avaient pris un caractère plus ardent et plus tendre depuis qu'il avait pénétré dans cet intérieur patriarcal et respiré l'air de paix, de douceur et de dignité dont il semblait être parfumé. L'aspect même du château, le bon goût, l'ordre et le silence qui y régnaient, les grands jardins en fleur, le vitrage étincelant des serres, les avenues et les bois, tout ce qu'il avait pu entrevoir de la demeure natale de Sibylle formait à la jeune fille elle-même un cadre harmonieux, à la fois sévère et gracieux comme elle. Il envisageait avec des effusions de coeur la pensée d'enfermer sa vie, son art, son avenir dans cette retrait bénie, à côté de celle qui lui paraissait être l'âme et le génie de ce lieu enchanté. Pour cet esprit troublé et pour ce coeur fatigué, un tel rêve, exalté par la passion, avait des délices incomparables.

Ne trouvant pas le curé au presbytère, il se rendit à l'église. En prévision du lendemain, les ouvriers venaient d'enlever les échafaudages qui encombraient la nef pour la restituer aux besoins du culte. Raoul profita de ce débarras pour examiner sous différentes perspectives l'effet général de son oeuvre commencée, en se portant tour à tour sur différents points de l'église. Accoudé sur une des stalles du choeur, il s'absorbait dans ses observations critiques, quand il entendit la porte de l'église s'ouvrir, puis se refermer. L'instant d'après, mademoiselle de Férias parut dans la nef: elle s'arrêta quelques secondes, puis, apercevant Raoul, que l'étonnement retenait immobile sur le pavé du choeur, elle s'avança vers lui. A mesure qu'elle approchait, le pli sévère de ses sourcils et la décision hautaine de son regard faisaient passer dans les veines du jeune homme, surpris peut-être en plein rêve de bonheur, de douloureux frissons. – Il s'inclina:

– Dois-je me retirer, mademoiselle? dit-il.

– Non, monsieur, je vous cherche.

Après un peu de recueillement, elle reprit:

– Je viens moi-même, monsieur le comte, vous prier de rendre à ma vie la liberté et le repos que votre présence ici lui enlève. Vous m'excuserez si j'hésite sur le choix des arguments que je dois employer pour vous y décider… Est-ce à votre conscience ou à votre honneur que je dois faire appel?.. Votre conscience, monsieur, ne reconnaît d'autres lois, je le crains, que votre fantaisie et votre bon plaisir, et vous me permettrez d'en attendre peu de secours, puisqu'elle ne vous a pas interdit d'elle-même une conduite que la plus simple honnêteté réprouve.

Le ton âpre de Sibylle et la mesure étudiée de son langage glacé achevaient si cruellement de détruire les espérances dont Raoul s'était bercé un instant, qu'il se sentit défaillir à demi. Il porta une main à son front, qui s'était chargé d'une pâleur livide, et, s'appuyant de l'autre sur la stalle voisine:

– Mon Dieu! murmura-t-il.

– Je voudrais, poursuivit la jeune fille avec le même accent de hauteur, je voudrais compter davantage sur votre honneur, sur les sentiments de savoir-vivre et de délicatesse que les hommes les plus étrangers à la morale vulgaire sont encore forcés de respecter, quand ils sont des hommes bien nés, et qu'ils tiennent à en conserver le nom… Permettez-moi donc de vous rappeler, monsieur, que s'il y a une loi d'honneur formelle et incontestable, c'est celle qui défend à un galant homme de s'imposer par la persécution et l'intrigue à un coeur qui le repousse.

– Mon Dieu! répéta la comte, qui croisa les bras sur sa poitrine avec un air de froide résignation.

– Et si ce n'est pas assez, monsieur, pour vous toucher, je m'adresserai à votre raison, à votre bon sens… Cette entreprise, peu honorable, où vous vous obstinez, ne peut aboutir, laissez-moi vous le dire, qu'à votre confusion. Vous vous êtes gagné la partialité de quelques personnes que je respecte profondément, et vous vous flattez que je céderai un jour ou l'autre à leur influence… Eh bien, je vous atteste, monsieur, que vous vous faites illusion, et que toute ma déférence pour ces personnes ne saurait, ni aujourd'hui, ni demain, ni jamais, me faire dévier de la ligne de conduite que je me suis tracée vis-à-vis de vous… et je vous atteste encore que votre persévérance, durât-elle des années, ne ferait que rendre vos prétentions plus vaines, en redoublant dans mon coeur les sentiments de dédain et de mésestime que de tels procédés m'inspirent.

Le comte de Chalys étendit le bras vers l'un des angles de l'autel:

– Tenez, mademoiselle, dit-il, je me demande si c'est vous qui parlez… ou bien si ce n'est pas une de ces statues de pierre que voilà!

Une flamme de colère s'alluma dans l'oeil de Sibylle.

– Celle qui vous parle, dit-elle vivement, est une jeune fille odieusement outragée, et qui certes n'eût pas été soumise à cette indignité, si vous aviez vu près d'elle une seule main capable de la défendre ou de la venger!

A ces mots, une sorte de cri sourd s'échappa de la poitrine de Raoul; sa main s'abattit lourdement sur le plat de la boiserie. Il marcha vers Sibylle, et la regardant en face:

– Retirez-vous! lui dit-il.

Stupéfiée par le rayonnement effrayant de ses yeux, la jeune fille ne bougea pas.

– Retirez-vous! répéta Raoul avec force… Vous êtes une enfant insensée! et vous me feriez perdre à moi-même la raison… avec la patience et le respect!.. Quoi! voilà donc vos vertus… votre charité… votre religion, mademoiselle Sibylle!.. Bonté du ciel!.. Je suis un homme sans conscience… sans honneur… sans coeur… sans âme!.. Et pourquoi? Est-ce parce que je vous aime tendrement, fidèlement, follement, à travers tous les dégoûts, toutes les amertumes, toutes les injustices dont vous m'abreuvez?.. Non!.. c'est parce que je ne crois pas, n'est-il pas vrai?.. parce que je n'ai pas la foi? Voilà le crime, n'est-ce pas?.. qui me vaut tant de réprobation et de mépris?.. Eh bien, je n'accepte pas votre anathème, entendez-vous? et votre Dieu, s'il existe, ne le sanctionne pas!.. Mais quel est donc enfin ce comble de déraison et d'iniquité?.. Comment! la dernière des vieilles femmes de ce village qui pour toute vertu vient, chaque dimanche, dormir au pied de cette chaire, sera une sainte à vos yeux!.. Et moi, qui ai toute ma vie cherché la vérité de tout l'effort de ma pensée… et dans l'angoisse la plus sincère de mon âme, je serai un misérable!.. Ah! méprisez tant qu'il vous plaira ce qui est méprisable… l'incrédulité indifférente et railleuse… mais l'incrédulité qui souffre, qui implore, qui respecte… respectez-la!

 

La jeune fille, muette et comme pétrifiée sur les dalles, le regardait et l'écoutait avec un mélange singulier d'intérêt et de terreur. Il fit quelques pas précipités dans l'étroite enceinte du choeur, comme pour calmer la violence des passions qui l'agitaient; puis, s'arrêtant brusquement, et montrant la croix qui dominait l'autel:

– Prenez là, reprit-il d'un ton plus contenu, prenez là, mademoiselle Sibylle, une leçon de justice et de charité! Rappelez-vous le cri de détresse et de défaillance qui s'est élevé de cette croix: "Mon père, pourquoi m'avez-vous abandonné?" Eh bien, c'est le cri de toute ma vie, et de celle de bien d'autres en ce siècle. Est-il donc si coupable?.. Ah! il y a des blasphèmes, sachez-le, qui valent des prières… et il y a des impies qui sont des martyrs!.. Oui, je crois fermement, quant à moi, que les souffrances du doute sont saintes, et que penser à Dieu, y penser toujours, même avec désespoir, c'est l'honorer et lui plaire!.. Je crois que le seul crime irrémissible à ses yeux, c'est l'insouciance et la raillerie brutale vis-à-vis des grands mystères où il se cache, et qui nous environnent… Oui, passer sur cette terre, voir le ciel sur sa tête, la création tout entière autour de soi… et ne pas se demander jour et nuit le mot de l'éternelle vérité… oui, cela est coupable, cela est honteux et dégradant!.. Mais se plonger de tout son coeur dans la recherche du vrai, appeler le Dieu qu'on a perdu… et même le maudire, s'il ne répond pas… porter cette pensée et cette tristesse à travers tout… en sentir sur son front la pâleur soudaine au milieu des plus riantes fêtes de la vie… est-ce donc là de l'impiété, grand Dieu?.. En tout cas, c'est la mienne!.. Si elle me fait criminel, je le saurai peut-être un jour;… je sais, quant à présent, qu'elle ne me fait pas heureux… Mais du moins, Sibylle, – écoutez bien! – elle ne me dessèche pas le coeur, elle me l'emplit au contraire d'une compassion attendrie pour mes semblables, pour tous ceux qui me paraissent, comme moi-même, cruellement abandonnés en ce monde aux caprices du hasard, de la force et du mal; elle ne m'ordonne pas de sacrifier à de misérables scrupules mes sentiments les plus vrais, mes élans les plus purs; elle ne m'apprend pas à immoler sur de mesquins autels, qu'aucun Dieu ne peut bénir, mon bonheur ou celui des autres; elle ne me donne pas vos vertus, mais elle m'en donne une du moins que vous n'avez pas: – la bonté!.. Et maintenant, mademoiselle Sibylle, soyez heureuse… Vous serez obéie!.. Et j'ajoute que je vous connais assez désormais pour vous obéir sans regret!

En achevant ces mots, Raoul se détourna comme pour ne pas voir la jeune fille s'éloigner.

Sibylle parut hésiter un moment, puis, s'avançant lentement vers lui:

– Raoul! dit-elle.

En entendant son nom prononcé par cette douce voix sur le ton de la prière, le comte se retourna brusquement et regarda Sibylle avec un air de profonde surprise.

– Raoul, reprit-elle alors, vous aussi, vous êtes injuste, et vous me méconnaissez… Pouvez-vous croire vraiment que j'aie sacrifié vos sentiments, – et les miens, que je ne cherche pas à vous cacher, – à ces étroits scrupules dont vous parlez? que j'aie craint, en vous aimant et en vous donnant ma vie, d'être impie et d'offenser Dieu? Non… j'ai craint d'être plus malheureuse encore que je ne le suis, et de l'être surtout avec moins de dignité. – Tâchez de me comprendre, je vous en prie… Telle que le ciel m'a faite, s'il y a une pensée pour moi insupportable, c'est celle de tomber dans une de ces unions qui naissent du caprice d'un jour, – et qui ne lui survivent pas… Et ce n'est pas seulement ma fierté, Raoul, qui se révolte à cette pensée… c'est mon coeur… mon coeur, dont la tendresse vous est inconnue! L'amour que j'aurais eu à vous offrir, je le sentais infini, je le sentais éternel! et j'aurais voulu que le vôtre fût égal! – Ah! vous m'aimez, je le sais… et vous êtes un homme sincère et loyal;… mais ne savez-vous pas vous-même ce que deviennent en ce monde les sentiments les plus ardents et les plus vrais quand ils ne s'appuient pas sur Dieu… quand ils ne se purifient pas… quand ils ne s'éternisent pas en lui? Ne comprenez-vous pas, dites-le-moi, tout ce que doit ajouter de force et de constance à l'affection de deux coeurs… l'espérance commune d'un avenir sans fin?.. Eh bien, cette espérance, vous ne l'avez pas! ce lien impérissable nous eût manqué… Vous aimez ma jeunesse, – qui demain ne sera plus;… mais ce qui sera toujours… mon âme, – comment l'aimeriez-vous? Vous n'y croyez pas!.. Un jour j'aurais aimé seule!.. J'en étais persuadée… Hélas! je le suis toujours… et plutôt que d'affronter cette horrible douleur, j'ai voué ma vie à la solitude, à l'abandon, aux regrets… préférant briser mon coeur de ma main… que de le sentir jamais brisé par la vôtre… Voilà mon crime, à moi… et malgré ce qu'il vous fait souffrir, je vous le demande avec confiance, Raoul, est-il indigne de votre pardon?.. me rend-il indigne de votre estime?

Raoul resta un moment sans répondre, les yeux attachés avec une secrète admiration sur le visage de la jeune enthousiaste, qui, dans le demi-jour mystique du choeur, brillait d'un éclat presque surnaturel. – Puis, comme se parlant à lui-même:

– Pauvre enfant! dit-il.

Elevant ensuite la voix:

– Oui, Sibylle, dit-il, je vous pardonne… je vous remercie même… quoique vous me désespériez; mais vous me parlez avec confiance, avec bonté… vous me traitez en ami… je vous remercie! – Et pourquoi ne serions-nous pas amis? Ne puis-je avoir cette consolation, dites, ne fût-ce que pendant mon séjour en ce pays? Oh! ne craignez rien;… je vous connais bien maintenant… et je n'essayerai même pas de vous fléchir;… mais, à défaut d'un lien plus étroit, cette sympathie qui nous unit ne peut-elle avoir sa douceur… et ne sommes-nous pas capables tous deux d'une telle amitié?

Sibylle secoua faiblement la tête avec un ombre de sourire.

– Ah! dit-elle, si je pouvais espérer qu'un jour, – si lointain qu'il puisse être, – je vous verrai prier là!

Raoul sourit à son tour:

– Vous ne voulez pas que je vous trompe, n'est-ce pas?.. Je ne le crois pas. Je suis si loin de la foi!.. Et pourtant il me semble que si jamais je devais m'en rapprocher… ce serait là, – dans cette chère église… près de ce digne prêtre… et près de vous!

Elle le regarda fixement; puis elle s'avança vers l'autel, s'agenouilla sur les degrés, et se mit à prier avec ferveur, la tête dans ses mains. Raoul, debout et immobile contre la boiserie du choeur, contempla un instant la jeune fille prosternée, et, les traits de son visage s'agitant d'une émotion subite, il mordit ses lèvres et passa rapidement la main sur ses yeux.

Après quelques minutes, mademoiselle de Férias se releva, salua l'autel, et passant devant Raoul:

– A bientôt! lui dit-elle en souriant.

Comme elle sortait du choeur, elle s'arrêta, attacha son regard sur la fresque ébauchée, et, se retournant: