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Histoire de Sibylle

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"Mon cousin, voici une chose qu'on me demande, à laquelle vous vous connaîtrez mieux que moi. Aussitôt que vous aurez découvert le jeune homme, prévenez-moi.

"Blanche."

Deux jours après, Blanche recevait du comte la réponse suivante:

"Ma cousine,

"Le jeune homme est trouvé, il partira dans une quinzaine. Dites qu'on veuille bien faire préparer les murs, les enduits et tout ce qui n'est pas besogne de peintre. Ci-joint quelques instructions à ce sujet. – Respectueusement à vous.

"Raoul."

Sibylle était allée au-devant de cette recommandation, et les instructions que la duchesse lui transmit, en se gardant bien de lui en révéler l'origine, se trouvèrent superflues. Stimulée par l'ardeur impatiente de son esprit, elle s'était occupée déjà, avec le concours de l'architecte diocésain, de faire exécuter dans la nef tous les travaux préparatoires. Ces travaux étaient complétement achevés et les murailles toutes prêtes pour la brosse du peinte, lorsque, par une tiède soirée de juin, l'abbé Renaud entendit une voiture s'arrêter devant la grille de son jardin; presque aussitôt un homme d'une trentaine d'années, en élégante tenue de voyage, et dont le visage était remarquable pâle, s'avança vers lui, et le saluant avec une grâce hautaine:

– Monsieur le curé de Férias? dit-il.

– Oui, monsieur.

– Vous attendiez un peintre pour votre église, monsieur?

– Oui, monsieur, balbutia le curé, qui se sentait intimidé par l'apparence distinguée et l'accent un peu dédaigneux de l'étranger; nous attendons un jeune peintre, un jeune artiste de Paris.

– La fleur de jeunesse, reprit l'autre avec un sourire glacé, n'est pas, je suppose, une condition essentielle… Enfin, monsieur, c'est moi!

II
RAOUL AU PRESBYTERE

M. de Chalys venait de passer deux mois amers. En d'autres temps, son abattement eût trouvé du soutien dans l'affection et dans l'énergie morale de Gandrax; mais Gandrax était alors absorbé par une de ces passions furieuses qu'il n'est pas rare de voir éclater au midi de la vie de l'homme, surtout dans un coeur et dans un sang vierges. Le laissant tout entier à Clotilde, Raoul avait quitté brusquement Paris; comme Sibylle, il chercha la solitude; mais il n'y rencontra pas les mêmes consolations. La solitude pour lui fut vide comme le ciel; sa blessure, au lieu de s'y fermer, sembla s'y envenimer. La distraction du travail fut impuissante. Vingt fois le jour, il rejetait son pinceau avec dégoût, et cherchait à éteindre dans des orgies de cigare les pensées qui le dévoraient. Le souvenir de Sibylle, toujours présent, soulevait en lui un tumulte d'idées et de sentiments où la passion, le regret et la colère se confondaient orageusement. Il avait entrevu un moment dans l'amour de cette jeune fille, dans leur union espérée, dans l'avenir qu'elle lui ouvrait, l'accomplissement d'un de ces rêves de paix, d'honnêteté et de réhabilitation morale qui séduisent si vivement parfois les âmes troublées et mécontentes d'elles-mêmes. Les scrupules au nom desquels Sibylle avait brisé ce rêve, et qu'il connaissait d'ailleurs très-imparfaitement, lui semblaient puérils, misérables et comme criminels; puis, à l'instant même où il s'exaltait dans cette irritation, l'image de mademoiselle de Férias se dressait sous ses yeux avec sa grâce étrange, à la fois élégante et pure, chaste et passionnée, et la flamme courait dans ses veines: il maudissait et il adorait dans la même minute cette enfant charmante et barbare.

Le billet de sa cousine Blanche l'avait trouvé dans ce violent état d'esprit. La jeune duchesse, en le lui adressant par une sorte d'espièglerie de femme, n'avait pas même conçu l'idée du dessein extraordinaire que cette communication devait suggérer à Raoul. Il n'avait pas achevé de lire le billet de la duchesse et la lettre qui y était jointe, que sa résolution fut prise. Il retourna sur-le-champ à Paris, s'y occupa pendant quinze jours de quelques apprêts et de quelques études préalables, et partit pour Férias, agité de mille sentiments contraires, où dominait le plus souvent une sorte de désespoir ironique et malfaisant.

Cette méchante disposition accentua d'abord fortement son langage dans sa première entrevue avec l'abbé Renaud; mais, sa générosité naturelle se réveillant aussitôt devant la physionomie bienveillante et timide du vieillard, il le gagna aisément à son tour par le ton de déférence polie et caressante qu'il fit succéder à l'âpreté de son début. Le pauvre curé n'en éprouva d'ailleurs que plus d'embarras lorsque cet étranger de si haute mine et de formes si exquises le pria de lui indiquer dans le village un hôtel où il pût trouver le vivre et le couvert pendant la durée de ses travaux.

– Un hôtel, monsieur?.. Mon Dieu!.. Marianne, monsieur demande un hôtel!

– Si monsieur veut un hôtel, dit Marianne, qu'il le bâtisse!

– Marianne, voyons donc!.. Hélas! monsieur, nous n'avons dans les environs que de méchantes auberges… Ah! comment n'ai-je pas prévu cela?.. Mais j'y songe… Mon Dieu! monsieur, j'ai ici, au presbytère, une petite chambre, fort simple à la vérité, mais assez propre… Si vous vouliez bien l'accepter… avec mon modeste ordinaire?

– Mais, monsieur le curé, je crains de vous être à charge… Cependant je ne serais pas insensible au plaisir de votre intimité quotidienne, et si, au point de vue matériel, vous consentiez à désintéresser mes scrupules en me permettant de rendre à vos pauvres la charité que vous me ferez…

– Oh! monsieur!.. Puis-je vous demander votre nom, monsieur?

Cette question si facile à prévoir, Raoul ne l'avait pas prévue. Le mensonge était de tous les vices celui qui répugnait le plus à sa fière nature. Il hésita, rougit, et, mentant le moins possible, il donna son titre:

– Le comte, dit-il.

– Eh bien, mon cher monsieur Lecomte, soyez certain que nous n'aurons pas de difficultés ensemble… Préparez la chambre verte, Marianne!.. Mais vous avez peut-être faim, monsieur Lecomte?

– Vous l'avez dit, monsieur le curé, j'ai faim… Vous voyez comme je vais vous gêner… j'ai déjà faim!

– Tant mieux, tant mieux, monsieur Lecomte!.. Marianne, vous préparerez la chambre un peu plus tard… Tuez un poulet!

– Non, je vous en prie, monsieur le curé, ne tuons personne… Vous avez des oeufs, n'est-ce pas? J'adore l'omelette, et je suis sûr que mademoiselle Marianne la fait à merveille.

Un instant plus tard, le comte de Chalys était installé devant la petite table ronde du curé, et félicitait Marianne sur la façon savante de son omelette. Quelques viandes froides, une bouteille de vieux vin et une savoureuse tasse de café complétèrent ce repas, pendant lequel Raoul, animé d'une fièvre secrète, déploya une verve enjouée et obligeante qui subjugua absolument le coeur de l'abbé Renaud, et qui finit même par évoquer sur le visage hérissé de Marianne le phénomène insensé d'un sourire. Le comte, de son côté, sentait croître sa sympathie pour le vieillard en lui entendant prononcer à tout moment le nom de Sibylle avec une prédilection enthousiaste; ce n'était pas non plus sans un vif intérêt qu'il découvrait sous la bonhomie rustique de son hôte des traits d'élévation et de dignité qui affirmaient sa parenté spirituelle avec mademoiselle de Férias.

– Monsieur le curé, dit-il en quittant la table, je crois que nous serons bons amis, nous deux, n'est-ce pas?

– Pour ma part, mon cher monsieur, la chose est déjà faite.

– Mais, monsieur le curé, je ne veux pas vous prendre en traître… je ne suis pas… très-dévôt!

– Eh bien, monsieur Lecomte, que voulez-vous? Saint Paul l'était encore moins que vous à votre âge!

– C'est vrai, monsieur le curé;… mais les temps sont différents… Enfin… me permettez-vous de fumer dans votre jardin, monsieur le curé?

– Dans mon jardin, dans votre chambre, dans la mienne… où vous voudrez!

– Même dans la cuisine! ajouta Marianne.

La nuit était venue: une lune pure flottait dans le ciel, jetant des reflets d'argent sur le sable des allées, emplissant d'ombre les tonnelles, et glaçant d'une teinte de neige le clocher de la petite église, dont le triangle se découpait sur le sommet de la falaise voisine. Pendant que Raoul allumait un cigare en donnant un coup d'oeil à cette scène douce et tranquille, l'abbé Renaud, qui était resté un peu en arrière, fut interpellé à demi-voix par Marianne:

– Ah çà, monsieur l'abbé, qu'est-ce que c'est donc que cette manière d'artiste-là?.. Vous m'aviez dit: un petit jeune homme!.. Drôle de petit jeune homme! Il a toutes ses dents, celui-là!

– Je n'y conçois rien, ma fille;… mais je serais bien étonné si ce n'était pas un grand artiste… un très-grand artiste même!

– Je ne sais pas si c'est un grand artiste… mais, ma foi! c'est un homme bien aimable… Voyons, monsieur l'abbé, je vous le demande, suis-je une de ces femmes qu'on enjôle facilement, moi?

– Oh! non, Marianne!

– Eh bien, il m'enjôle!.. Ma foi! c'est un homme bien aimable… et si bien nippé! J'ai commencé, avec le vieux Pierre, à ranger ses effets et ses brimborions de toilette dans sa chambre… Ah! monsieur, c'est là un soin! c'est là des raffineries! c'est là un linge… un linge de sénateur, quoi!

– Chut! Marianne! il m'appelle!

Et l'abbé Renaud courut au-devant de Raoul, qui l'appelait en effet.

– Monsieur le curé, je vous demande pardon; mais j'entends de la musique… Est-ce que vous avez des sirènes sur ces rivages?.. Ecoutez donc!

Après avoir prêté un instant l'oreille:

– Ah! dit le curé, oui, en effet… on joue de l'orgue dans l'église, là-haut… c'est mademoiselle Sibylle… elle vient quelquefois dans la semaine répéter les morceaux qu'elle doit exécuter le dimanche… Eh bien, je suis ravi qu'elle soit venue ce soir… et je vais de ce pas lui annoncer votre heureuse arrivée.

Raoul l'arrêta de la main:

 

– Non, non, je vous en prie, monsieur le curé! ne lui dites pas que je suis là! Je désire qu'elle ne connaisse mon arrivée que lorsqu'elle pourra juger de mon travail… puisqu'elle y prend intérêt… J'espère qu'elle en sera plus agréablement surprise… Je vous en prie, monsieur le curé!

– Bien, bien, comme il vous plaira, monsieur Lecomte; mais il faut penser qu'elle viendra nécessairement à la messe dimanche…

– Eh bien, c'est aujourd'hui lundi;… dimanche j'aurai déjà ébauché quelque chose… Et maintenant, monsieur le curé, je vous demanderai la permission d'aller voir un peu la mer du haut de vos falaises… A bientôt, monsieur le curé…

Raoul affecta de s'éloigner d'un pas nonchalant; mais, à peine hors du jardin, il accéléra sa marche, et se mit à gravir rapidement le revers de la lande, au bas de laquelle le presbytère était assis. Parvenu sur le plateau, il jeta autour de lui un regard inquiet: la falaise était déserte. Il escalada l'enclos du cimetière par la brèche la plus proche, et, s'orientant sur les sons de l'orgue, il s'approcha d'une des fenêtres latérales de l'église. La fenêtre était peu élevée, et en s'aidant de quelques lacunes dans la maçonnerie d'un contre-fort, il atteignit aisément à la hauteur des vitraux; mais ses yeux, habitués à la clarté crépusculaire dont la falaise et l'Océan étaient alors inondés, eurent peine d'abord à percer l'obscurité relative qui régnait dans l'intérieur de l'édifice: il ne distinguait que la faible lueur de la lampe sacramentelle qui pendait de la voûte et quelques bandes de lumière blanche projetées sur les dalles de la nef à travers les fenêtres. Soudain un de ces reflets, se déplaçant brusquement, fit reluire la boiserie de l'orgue, et la tête de Sibylle sortit de l'ombre comme une pâle vision. Son front penché, son attitude abandonnée, exprimaient une mélancolie touchante. Il était évident qu'elle improvisait: ses doigts tourmentaient le clavier avec une inspiration indécise qui s'élevait par instants au cri de la passion pour s'éteindre dans les langueurs de la rêverie. Tout à coup, comme les accords de l'orgue s'exaltaient sur le ton de quelque prière plus fervente ou de quelque regret plus douloureux, sa tête se redressa, et son oeil tendu se dirigea sur la fenêtre qui était en face d'elle et d'où Raoul l'observait. Une verrière peinte masquait la plus grande partie de la fenêtre, et ne put lui laisser voir qu'une forme indistincte; cependant sa main quitta le clavier subitement, et la jeune fille se leva toute droite, comme saisie, pendant que le son de l'orgue se prolongeait en expirant. Raoul se laissa glisser à la hâte sur le gazon du cimetière. Son coeur bondissait dans sa poitrine: sa première pensée fut de fuir comme un enfant; il la repoussa par fierté, et, se cachant dans l'angle du contre-fort, il attendit.

Au bout de quelques minutes, il crut entendre la porte de l'église qui se refermait. Presque au même instant la voix de Sibylle s'éleva doucement à quelques pas de lui:

– Est-ce toi, Jacques? dit-elle.

Ne recevant point de réponse, la jeune fille ajouta tranquillement à demi-voix:

– Je suis folle!

Et Raoul comprit qu'elle s'éloignait. Sans abandonner l'ombre protectrice du contre-fort, il avança la tête avec précaution et put voir mademoiselle de Férias. Elle s'éloignait en effet d'une démarche lente et incertaine: elle tenait son chapeau d'une main et soutenait de l'autre ses longues jupes d'amazone. Arrivée près du petit mur qui fermait le cimetière du côté de l'Océan, elle s'arrêta et posa sur sa tête son chapeau ombragé de plumes, puis elle gravit quelques débris entassés, monta sur la crête gazonnée du mur, et s'y tint immobile, les yeux dirigés vers le large, sa silhouette élégante et sombre se dessinant étrangement dans l'aube limpide du firmament et de la mer. Après quelques minutes de contemplation, elle sauta légèrement sur la falaise et disparut.

Raoul quitta alors son abri et s'approcha lentement du petit mur qui avait servi de piédestal à la jeune fille; il promena son regard sur la falaise et ne la vit plus. S'asseyant alors sur le revers du mur, il chercha la trace de ses pas, enleva quelques brins de mousse froissés et les porta à ses lèvres. La plaine étincelante de l'Océan s'étendait devant lui et s'assombrissait à l'horizon pour se fondre avec le ciel; il tint un moment ses yeux fixés sur ce spectacle.

– Que voyait-elle là? murmura-t-il. Son Dieu!.. son Dieu qui ne sera jamais le mien!

Quand il rentra au presbytère, l'abbé Renaud et Marianne furent étonnés de la brièveté âpre de son langage.

– Ces artistes sont capricieux, dit timidement le curé à sa vieille servante.

– Oh! mais je me moque de ses caprices, moi! dit Marianne; puis, élevant la voix: – Eh! jeune homme, cria-t-elle, monsieur Lecomte, n'oubliez pas d'éteindre votre chandelle… quand vous aurez fait votre prière, s'entend!

– Mademoiselle Marianne, répondit froidement Raoul du haut de l'escalier, vous serez obéie… en ce qui concerne la chandelle, s'entend!

Quand le comte de Chalys s'éveilla le lendemain, le soleil, pénétrant à travers les rameaux de vigne qui s'entrelaçaient devant la fenêtre, tapissait d'une tremblante mosaïque les briques vernissées de la petite chambre. Une sensation de gaieté, de courage et d'espoir se répandit dans les veines de Raoul. Il se leva à la hâte, ouvrit la fenêtre, et salua en souriant l'abbé Renaud, qui lisait déjà son bréviaire à l'ombre de son figuier. Un instant plus tard, ils entraient tous deux dans l'église. Ils y trouvèrent quelques ouvriers que le curé avait requis à la hâte, et qui dressèrent un échafaudage dans la nef, sous la direction du comte. Il put commencer lui-même son travail dans la matinée, et ses premiers coups de brosse eurent une fermeté magistrale qui fit épanouir le visage du curé. Raoul compléta le ravissement du vieux prêtre en lui expliquant le plan général de la composition qu'il méditait: les épisodes dominants du poëme évangélique couvriraient les pans de mur encadrés entre les piliers; le ciel de la voûte, peuplé d'allégories sacrées, serait comme le commentaire mystique des fresques latérales et se relierait à chacune d'elles par des teintes sombres ou radieuses en harmonie avec la scène particulière qui y serait figurée. Sur la retombée de la voûte, au-dessus de l'entrée du choeur, le Christ s'élèverait triomphalement dans la nuit éclatante.

– Mon cher monsieur Lecomte, s'écria le curé, que Dieu me fasse la grâce de me laisser vivre assez pour voir cela, et je chanterai du fond de l'âme mon Nunc dimittis!

L'excellent vieillard, malgré son impatience, tenta plusieurs fois pendant cette journée, et celles qui suivirent, de modérer l'ardeur passionnée que Raoul apportait à son oeuvre. M. de Chalys appréhendait à tout instant l'apparition vraisemblable de Sibylle, et, sans se formuler bien nettement cette espérance presque puérile, il se flattait qu'en avançant son travail il augmenterait ses chances de toucher le coeur de la jeune fille. Le curé, auquel il ne pouvait dissimuler ses anxiétés, les partageait, sans les comprendre, par bonté d'âme, et il employa dans le cours de la semaine les ruses les plus machiavéliques pour maintenir mademoiselle de Férias à distance du presbytère et de l'église. Toute sa diplomatie cependant ne put étouffer longtemps le bruit d'un événement si intéressant pour la paroisse, et le samedi suivant, dans la matinée, Sibylle, venant faire quelques visites de charité dans le village, entendit en descendant de voiture vingt bouches de commères lui crier à la fois qu'un peintre de Paris travaillait depuis huit jours dans l'église et qu'il y opérait des miracles. Passablement étonnée de la nouvelle et fort curieuse de la vérifier, Sibylle laissa à miss O'Neil le soin de distribuer ses aumônes, et se dirigea en toute hâte vers l'église.

Le comte de Chalys achevait en ce moment d'ébaucher une adoration de l'Enfant-Dieu par les mages: l'étoile conductrice étincelait dans le ciel sombre de la voûte, elle jetait une lueur de nimbe sur l'obscur intérieur de l'étable sacrée, sur la Vierge-Mère et sur les rois à genoux; un ange à peine entrevu soutenait l'étoile dans l'azur comme une lampe d'or. Raoul avait mis dans cette composition toute sa science, tout son talent et tout son amour; il en avait fait une page d'une suavité et d'un mystère saisissants qui avait le matin même obtenu du curé le suffrage d'une larme.

Le comte caressait doucement d'un dernier coup de pinceau le pur visage de son ange, quand l'échelle qui était dressée contre l'échafaudage s'agita soudain; puis il entendit les froissements d'un robe et le bruit d'un pied souple et léger qui se posait sur les barres de l'échelle. Son coeur s'arrêta quelques secondes, et reprit son élan avec une violence qui faillit le foudroyer. Le jeune homme cependant ne se retourna pas, et il affecta de demeurer plongé dans son travail. Sibylle était déjà derrière lui sur l'étroite plate-forme: sans s'occuper du peintre, elle examina d'abord la fresque ébauchée avec un intérêt qui peu à peu se tourna en admiration, et qui toucha bientôt à la stupeur. Son goût très-exercé ne pouvait méconnaître l'oeuvre d'une main puissante. Elle porta brusquement alors son regard sur Raoul, dont le costume fort simple et la blouse maculée ne lui apprirent rien.

– Monsieur… murmura-t-elle d'un ton timide.

– Mademoiselle… dit gravement Raoul, qui se leva alors et lui montra son visage.

Un sang pourpre inonda les joues de Sibylle; ses lèvres s'entr'ouvrirent, et sa main chercha un soutien; puis tout à coup elle devint pâle comme une cire vierge, et son oeil bleu lança au comte un éclair d'indignation et de fierté souveraines. L'instant d'après, sans avoir prononcé une parole, elle avait quitté la plate-forme, et elle sortait de l'église à grands pas.

Elle rencontra sous le porche l'abbé Renaud, qui accourait tout essoufflé et le visage rayonnant.

– Eh bien, dit-il, eh bien, ma chère demoiselle?

L'émotion, qui avait pris le dessus dans l'âme impérieuse de Sibylle, était celle du plus amer ressentiment contre l'attentat audacieux dont son repos et sa dignité étaient l'objet. Il y eut une hauteur et une colère presque farouches dans l'accent de la réponse qu'elle adressa au curé en élevant la voix à dessein:

– Eh bien, mon pauvre curé, nous avons été indignement trompés! Il faut congédier cet homme à l'instant! Cet homme n'est pas un peintre… ou c'est le dernier des peintres! il souille votre église! Venez.

Et elle s'achemina dans la direction du presbytère en compagnie du vieillard consterné.

Le comte de Chalys, du haut de son échafaudage, n'avait perdu aucune des paroles de Sibylle. Elles firent monter la rougeur à son front et lui bouleversèrent le coeur. Les sentiments qui lui avaient inspiré sa romanesque entreprise lui semblèrent appréciés avec une dureté odieuse. Ses traits prirent l'empreinte d'une ironie sombre et déterminée. Il sortit de l'église, alla s'appuyer avec une affectation de nonchalance sur le mur du cimetière, et se mit à fumer tranquillement en regardant la mer.

Un quart d'heure plus tard, un bruit de pas le fit retourner: le curé rentrait dans le cimetière; il était accompagné de miss O'Neil. Tous deux s'avançaient vers lui d'un air grave. Raoul, adossé au petit mur, les attendit les bras croisés et le cigare aux dents.

– Monsieur, dit le curé, vous êtes le comte de Chalys, et vous devez comprendre que votre séjour ici ne peut se prolonger convenablement un instant de plus.

– La conséquence, monsieur le curé, répondit Raoul avec une froide politesse, ne me paraît point nécessaire. Je puis être le comte de Chalys sans être pour cela le dernier des peintres, comme veut bien le dire mademoiselle de Férias. Vous pouvez à la vérité me refuser la faveur de votre hospitalité; mais je ne crois pas que vous puissiez me refuser le droit de terminer un travail auquel j'ai été régulièrement appelé. On ne déplace pas un artiste, on ne lui retire pas sa besogne des mains avec une telle légèreté.

– Il est bien entendu, monsieur, dit le curé en hésitant, que vous serez indemnisé de vos frais d'après votre propre estimation.

– Pardon, monsieur le curé, reprit Raoul en souriant; mais je ne suis pas un artiste mercenaire: je travaille principalement en vue de l'honneur. J'ai la fantaisie d'attacher mon nom à votre église, et cette fantaisie me paraît aussi respectable que celle qui prétend m'en chasser. Suis-je ici aux gages de mademoiselle de Férias? Mademoiselle de Férias est-elle propriétaire de cette église? Je n'ai affaire ici, monsieur le curé, qu'à vous et à votre conseil de fabrique; il existe entre nous une convention que vous ne pouvez rompre honorablement tant que j'y suis moi-même fidèle. Etes-vous mécontent de mon travail? doutez-vous de ma capacité? Faites appeler des experts; s'ils partagent les appréciations de mademoiselle de Férias, je m'incline et je me retire. Jusque-là je reste, tout prêt d'ailleurs, si vous essayez de me fermer les portes de votre église, à me les faire ouvrir par la justice de mon pays. – Monsieur le curé, j'ai dit.

 

– Monsieur, dit le curé, ce langage ne peut être sérieux.

– Sérieux, monsieur le curé? Je ne serais pas plus sérieux quand je serais sur mon lit de mort.

L'abbé Renaud était timide; mais il avait en lui un fonds de dignité et de vaillance qu'il ne fallait pas provoquer outre mesure.

– Monsieur le comte, reprit-il avec fermeté, vous quitteriez, j'en suis sûr, ce ton de raillerie et de bravade, si vous vouliez bien vous souvenir qu'il ne s'adresse ici qu'à des femmes et à des vieillards.

Raoul pâlit. – Après un silence:

– Vous avez raison, monsieur, dit-il. Recevez mes excuses.

Et se tournant vers miss O'Neil:

– Puis-je avoir, mademoiselle, quelques minutes d'entretien avec mademoiselle de Férias?

– Non, monsieur.

Raoul leva légèrement les épaules:

– Eh bien, monsieur le curé, je vais me rendre de ce pas chez M. le marquis de Férias, et je m'engage sur l'honneur à ne pas prolonger mon séjour ici d'un seul instant sans son assentiment.

Il descendit alors à grands pas le revers de la falaise, salua gravement Sibylle en passant et entra au presbytère.

Sibylle, informée par miss O'Neil de la résolution qui avait clos le débat, se hâta de remonter en voiture et d'aller annoncer à son grand-père la visite extraordinaire à laquelle il devait se préparer.