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Histoire de Sibylle

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Raoul avait d'abord parlé sur le ton de la plaisanterie, puis il s'était échauffé peu à peu à ce jeu d'esprit, et la fougue de sa parole fut saluée par des applaudissements dont madame de Guy-Ferrand donna le signal avec énergie.

– Variation brillante sur le paradoxe… dédiée aux dames! dit froidement Gandrax.

Raoul se crut suffisamment indemnisé du reproche ironique de son ami par l'expression ravie dont les beaux traits de sa jeune voisine s'étaient empreints.

– Mon neveu, reprit alors madame de Guy-Ferrand, je ne vous remercie pas seulement d'avoir soutenu ma cause avec cette chaleur; je vous remercie de m'avoir délivrée d'une idée qui me désolait… J'en demande pardon à M. Gandrax. Il sait que je l'aime bien, et que je tolère son impiété avec une affectueuse compassion, parce que je la regarde comme une sorte d'infirmité professionnelle; mais j'ai quelquefois appréhendé que vous n'eussiez les mêmes torts sans avoir la même excuse… Après le langage que vous venez de tenir, il m'est, Dieu merci, impossible de vous ranger désormais dans une catégorie que je déteste, celle des hommes qui ne prient point.

Raoul ne répondit d'abord à cette discrète interpellation que par un sourire équivoque; mais, rencontrant tout à coup le regard froid et sévère de Gandrax, il se fit scrupule de laisser son ami seul sous le coup des foudres peu tempérées de madame de Guy-Ferrand; cela lui parut lâche.

– Ma bonne tante, dit-il, ce sujet de conversation me paraît manquer d'opportunité; cependant si vous n'aimez pas les impies, je me figure que vous n'aimez pas davantage les hypocrites, et je m'exposerais à mériter ce nom en ne rectifiant pas les conséquences que vous tirez de mon langage. Si je connais bien et si je déplore les tristesses de mon temps, c'est que je les partage, et j'ai le regret de vous dire que j'ai les mêmes droits que mon ami Louis à votre affectueuse compassion. Prier un Dieu auquel j'ai le malheur de ne point croire…

– Pardon! interrompit Gandrax, qui se leva brusquement, mademoiselle de Férias se trouve mal!

Raoul, se tournant aussitôt vers Sibylle, la vit en effet blanche comme une morte, affaissée sur sa chaise et déjà soutenue dans les bras du duc de Sauves. Toutes les femmes se levèrent; on entoura la jeune fille, et on l'emporta évanouie hors de la salle. Gandrax la suivit pour lui donner des soins.

Il rentra quelques minutes après dans le salon où les convives avaient passé en quittant la table. Aux questions empressées qui l'accueillirent, il se contenta de répondre avec sa froideur habituelle:

– Rien! une syncope! la chaleur… Mauvaise disposition!

Et l'entretien général, un moment suspendu par ce triste incident, se ranima. M. de Chalys seul n'y prit aucune part. Il semblait préoccupé, et quand madame de Guy-Ferrand vint rejoindre ses hôtes un instant plus tard, il s'approcha d'elle à la hâte:

– Cela va mieux, n'est-ce pas? lui dit-il.

Elle le regarda en face, haussa les épaules et ne répondit rien.

Raoul s'isola derrière une table, et se mit à feuilleter un album d'un air distrait. Au bout d'une demi-heure, la jeune duchesse de Sauves reparut à son tour; elle était fort pâle. Elle répondit en souriant aux interrogations qui lui étaient adressées sur son passage, puis elle vint brusquement s'asseoir près de Raoul:

– Eh bien? dit-il.

– Eh bien, votre impiété a tout perdu: elle part demain pour

Férias. Vous ne la reverrez jamais.

La jeune femme regretta l'accent d'amertume et de colère dont elle avait marqué ses paroles, quand elle vit l'altération profonde qui creusa soudain les traits du comte, et qui les imprégna d'une teinte livide. Il attacha sur elle un regard dans lequel elle put lire une détresse inexprimable, puis il baissa les yeux aussitôt, et une faible convulsion nerveuse agita ses lèvres.

– Mon ami, reprit-elle plus doucement, ne pouvez-vous réparer cela? Un mot y suffirait!..

– Un mensonge? dit le jeune homme en relevant sur elle ses yeux plein d'un feu sombre, – jamais!

Après un silence:

– Blanche, ajouta-t-il en se levant tout à coup, soyez sûre que je vous bénirai toute ma vie pour ce que avez fait et voulu faire. Adieu!

Il adressa un signe à Gandrax, qui l'observait depuis un moment avec inquiétude, et sortit sans bruit du salon. Gandrax le rejoignit dans l'antichambre. Pendant qu'ils passaient leurs paletots:

– Tu as entendu? lui dit Raoul à demi-voix.

– Oui, répondit Gandrax.

Madame de Guy-Ferrand demeurait dans la rue Saint-Dominique, à peu de distance de l'hôtel de Chalys. Ils s'acheminèrent tous deux à travers cette rue déserte sans prononcer une parole. Arrivé devant sa porte:

– Entre donc! dit le comte.

Un domestique portant un flambeau les précéda dans le grand escalier de l'hôtel, alluma deux ou trois bougies dans l'atelier, et les y laissa.

L'atelier était encore tout paré de fleurs et de feuillages, et on y respirait une odeur de fête et de triomphe. Raoul montra un fauteuil à Gandrax, qui s'y assit, et il se mit lui-même à marcher d'un pas rapide à travers la vaste pièce, arrachant çà et là quelque grappe de fleurs et la jetant sur le parquet. Tout à coup il s'arrêta devant le portrait de Sibylle, qu'on entrevoyait comme un fantôme blanc dans l'ombre et dans la verdure; il saisit son couteau à palette, et le lança violemment dans la toile, qui fut traversée, et qui laissa voir à la place du coeur une large plaie béante. Gandrax se leva aussitôt, et prenant la main de Raoul:

– Allons, mon ami! point de cela! du calme, je t'en prie!

Raoul le repoussa d'abord avec une sorte de colère, puis, se précipitant dans ses bras et sanglotant avec bruit:

– Ah! dit-il, je l'aimais comme un enfant!

Il se laissa tomber sur une chaise et y demeura accablé, la tête dans ses mains.

Au bout de quelques minutes, il se releva, et d'une voix brève:

– Je me rappelle, dit-il, que c'est lundi aujourd'hui. Je vais chez madame de Val-Chesnay… Y viens-tu?

– Et que vas-tu faire chez madame de Val-Chesnay? dit Gandrax en haussant les épaules.

– Je vais lui dire que je l'aime… Et pardieu! je l'aimerai!.. J'ai redouté cet amour, parce que je voyais dans les yeux de cette jeune femme toutes les fureurs des passions tragiques… Eh bien, maintenant je le veux à cause de cela! J'ai besoin d'une diversion puissante, et je n'en vois pas de meilleure… Donc ce soir je fais ma cour à Clotilde… dans deux mois je l'enlève et je me bats avec son mari, que je tuerai… Le bruit en arrivera, j'espère, jusqu'aux pieuses oreilles de mademoiselle de Férias… Viens-tu avec moi?

– Raoul, dit Gandrax avec une émotion singulière dans la voix, si tu es mon ami, et si tu veux le rester, tu ne feras pas cela!

– Je te jure que je le ferai! Pas de morale en ce moment! Louis! il est mal choisi… tu perdrais tes arguments!.. Je souffre comme un damné… Et pourquoi? Pour avoir rêvé le ciel du plus pur fond de mon coeur! Non! ne me dis rien… pas un mot! Je serai l'amant de madame de Val-Chesnay… ou de qui je voudrai… et il n'y a pas une raison au monde… ni sur la terre ni dans le ciel… qui puisse m'en empêcher!

– Il y en a une, j'espère, reprit Gandrax, et la voici: j'aime madame de Val-Chesnay.

– Toi! tu aimes… tu l'aimes!

Raoul s'était arrêté devant lui, et il le regarda pendant une minute avec une sorte de stupeur; puis il reprit avec calme:

– Tu dis vrai. Voilà une raison… la seule!.. Aime-la donc;… mais je te plains!

Gandrax ne répondit rien; il fit quelques pas dans l'atelier, tendit la main au comte, et le laissa seul.

TROISIEME PARTIE

I
RETOUR A FERIAS

Si l'on n'a pas oublié les anxiétés qui obsédaient Sibylle quand elle prit place à la table de madame de Guy-Ferrand, on aura compris avec quel intérêt et quel soulagement de coeur elle avait suivi Raoul dans le développement de la thèse spiritualiste où le mouvement de la conversation l'engagea. Dans un esprit aussi droit et aussi pur que celui de mademoiselle de Férias, le sentiment religieux, un peu vague, mais enthousiaste, dont les paroles du comte étaient enflammées, devait être interprété comme l'expression convaincue d'une âme croyante, qui tout au plus pouvait s'être écartée de la piété pratique, mais qui s'y laisserait aisément ramener. Dès ce moment, les alarmes de la jeune fille s'étaient dissipées, et elle avait vu s'élever en plein azur l'édifice de son amour heureux et de son heureux avenir. La profession de foi blasphématoire qui, l'instant d'après, tomba des lèvres du comte fut donc pour elle comme un coup de foudre éclatant dans la pureté la plus sereine du ciel. Ce seul mot en effet creusait soudain entre elle et l'homme qu'elle aimait l'abîme qu'elle s'était juré de ne jamais franchir. Elle ne put supporter la violence de ce choc, et elle défaillit.

Quand elle revint à elle dans le boudoir écarté où on l'avait transportée, apercevant de son premier regard lucide tout son bonheur en ruine, elle aurait voulu refermer les yeux pour jamais. Elle n'eut cependant ni une plainte ni une larme. Demeurée seule avec ses parents et son amie Blanche, elle dit simplement d'un ton bref qu'il n'entrait point dans ses principes d'épouser un homme étranger à toute croyance morale et religieuse, et qu'elle priait qu'on ne lui parlât plus d'un mariage qui, à tout autre égard, lui eût convenu. Elle exprima le désir d'aller dès le lendemain demander à la solitude de Férias l'oubli de ses ennuis.

Rentrée à l'hôtel de Vergnes, elle eut à subir une réprimande assez aigre de la part de son grand-père, qui prononça le mot de bigoterie étroite et puérile, en ajoutant que ce sentiment était du reste fort assorti à l'état de vieille fille auquel mademoiselle de Férias se condamnait infailliblement par ses ridicules prétentions.

 

Elle lui répondit avec calme et respect qu'elle préférait l'état de vieille fille à celui de femme trompée et malheureuse, et une déception de quelques jours au chagrin de toute sa vie.

M. de Vergnes s'emporta de nouveau sur ces paroles:

– Mais qui diable vous a dit qu'il vous tromperait? Comment! voilà un galant homme reconnu qui a la bonté de ressentir pour vous une passion insensée, et votre première idée est qu'il vous trompera… qu'il vous rendra malheureuse!.. Mais cela est gratuit et absurde!

Elle répliqua avec la même fermeté qu'une passion qui n'était pas épurée par le sentiment moral et sanctifiée par la foi ne pouvait être qu'une sorte de caprice vulgaire dont il lui répugnait d'être l'objet un seul jour, et dont elle ne voulait pas surtout affronter le lendemain. A quoi le comte de Vergnes, un peu surpris et même secrètement déferré, répondit avec plus de douceur:

– Ma pauvre enfant, c'est très-bien; mais en ce cas il faut épouser le bon Dieu, et n'en parlons plus!

Sibylle trouva dans miss O'Neil une confidente plus intelligente et plus tendre. L'Irlandaise avait absolument identifié sa vie avec celle de son élève: on peut dire qu'elle avait partagé son amour pour M. de Chalys; elle partagea de même les amertumes de sa déception. Effrayée du caractère sombre et contenu qu'affectait la douleur de la jeune fille, elle l'engagea elle-même à quitter Paris dès le lendemain, et elle employa une partie de la nuit à vaincre la résistance que M. et madame de Vergnes croyaient devoir opposer à ce départ précipité.

Cette nuit fut sans sommeil pour Sibylle: toutes les images, toutes les visions, toutes les heures enchantées de son amour mortellement atteint se représentaient à son cerveau avec une lucidité et une persistance cruelles. Cet amour, qui n'avait pris une forme aux yeux du monde que depuis un petit nombre de jours, datait pour elle de son enfance, du rocher de Férias, des premiers rêves de son coeur; elle en avait senti la flamme secrète à travers toute sa jeunesse; il lui semblait qu'il avait rempli sa vie, et qu'il ne lui laissait en se retirant que le vide et le néant. Dans la fièvre de sa pensée, la personne et le caractère du comte de Chalys lui apparaissaient sous un jour étrange, effrayant et même odieux: tant de facultés brillantes, de dons élevés, se retournant en ennemis contre leur source sacrée, révoltaient la piété de Sibylle; avec l'injustice de la passion, elle faisait des crimes à Raoul de ses instincts les plus innocents, et même de ses vertus; les élans de sa mobile imagination d'artiste, ses nobles aspirations, son enthousiasme, ne lui paraissaient plus que les jeux d'une rhétorique dépravée et railleuse; elle était tentée de croire que le comte avait mis dans sa conduite vis-à-vis d'elle une inconcevable préméditation, se faisant un divertissement ironique de jouer le rôle d'un esprit de lumière pour lui montrer tout à coup sous ce masque radieux les stigmates d'un esprit de ténèbres. – La pire des souffrances pour cette jeune fille habituée au triomphe de sa forte volonté, et qui pour la première fois frémissait sous l'étreinte de la passion, c'était de sentir que l'homme à qui sa raison, sa foi et sa fierté prodiguaient ces anathèmes demeurait le maître souverain de son coeur.

Elle partit dans le matinée du lendemain. Les adieux désolés de sa grand'mère n'avaient pu lui tirer une larme. Elle garda pendant tout le cours du voyage la même attitude froide et concentrée. Elle fut rendue le même soir à Férias, où le marquis et la marquise la virent arriver avec une émotion et une surprise mêlées d'inquiétude. Elle leur dit en riant qu'elle avait éprouvé un chagrin, une mésaventure, qui n'était qu'un méchant tour de sa tête romanesque, et qu'elle venait s'en consoler dans leurs bras. Elle les pria de la dispenser, quant à présent, d'un récit plus détaillé, dont elle laissait le soin à miss O'Neil. Pendant qu'on apprêtait sa chambre à la hâte, elle s'informa avec une sorte de gaieté fiévreuse des choses et des gens qui composaient le petit monde familier de Férias; puis, prétextant la fatigue, elle présenta froidement son front au baiser de ses vieux parents, et se retira.

L'altération des traits de Sibylle, son indifférence glacée, son accent bizarre, avaient de plus en plus consterné M. et madame de Férias. Restés seuls avec miss O'Neil, ils l'interrogèrent d'un oeil plein d'angoisse. La pauvre Irlandaise leur prit les mains, et, tout en leur disant que c'était peu de chose, que ce n'était rien, elle fondit en larmes, et les deux vieillards se mirent à pleurer avec elle. Quand elle eut recouvré assez de calme pour leur conter les brèves amours de Sibylle avec le comte de Chalys, et le courage qu'elle avait eu de se dérober à son bonheur au nom de son jugement et de sa conscience, M. de Férias leva les yeux au ciel:

– Pauvre enfant! dit-il. Je l'avais prévu… Toujours son rêve de perfection!.. toujours le cygne!

Le lendemain, ils ne témoignèrent à Sibylle la part qu'ils prenaient à ses ennuis que par un redoublement de caresses et d'attentions. Elle parut leur savoir gré de leur réserve, et ne fit elle-même aucune allusion à la cause de sa tristesse. Cette tristesse continuait cependant de se traduire par des symptômes qui alarmaient M. de Férias. C'était le plus souvent une indifférence morne que rompaient par intervalles des efforts de gaieté pénibles. Sibylle s'étonnait elle-même de revoir d'un oeil sec des lieux et des scènes dont le moindre détail, pendant son séjour à Paris, attendrissait son souvenir. Son regard, absorbé par sa vision intérieure, n'attachait aucun sens aux objets du monde réel; le bruit de ses pas et le son de sa voix retentissaient singulièrement à son oreille, comme si elle se fût trouvée seule dans l'immensité d'une cathédrale, ou comme si elle eût été seule vivante au milieu d'un peuple frappé d'enchantement. Ce développement excessif de la vie individuelle, qui caractérise les grandes affections de l'âme, ne saurait être soutenu longtemps par une organisation humaine sans en briser les ressorts. M. de Férias ne l'ignorait pas. "Prions Dieu quelle pleure!" disait-il à la marquise; mais c'était en vain que l'on essayait de tous les expédients qui paraissaient les plus propres à éveiller sa sensibilité. Elle se laissa promener avec une distraction insouciante à travers les sites qu'elle avait le plus aimés; les jardins et les serres de Férias, les bois si chers à son enfance, la falaise qui avait été le théâtre de sa résurrection à la foi, le cimetière même, et les deux tombes blanches sur lesquelles elle avait appris à lire, rien ne put lui arracher un signe d'émotion. Quelques jours après son arrivée, on la conduisit au presbytère, où l'abbé Renaud continuait de mener la vie d'un ermite: les embrassements attendris du vieux prêtre laissèrent à Sibylle sa froideur impassible.

La marquise de Férias avait eu dans la matinée même de ce jour une idée bizarre. Par son ordre, un domestique était allé secrètement trouver Jacques Féray dans la hutte solitaire qui lui servait d'habitation sur une falaise éloignée, avec mission de lui apprendre le retour de Sibylle au château. Sibylle, à la vérité, paraissait se souvenir très-légèrement de Jacques Féray, dont elle avait à peine demandé des nouvelles en passant; mais la marquise, sans attendre de grandes merveilles de son inspiration, n'avait voulu rien négliger. Jacques Féray cependant reçut le message de madame de Férias avec une profonde incrédulité; le domestique qui en était porteur n'échappa même que par une prompte retraite aux violents procédés dont le fou menaçait de payer son ambassade. La mauvaise humeur de ce pauvre homme s'expliquait: depuis le départ de Sibylle, c'était une espièglerie familière aux mauvais plaisants du pays de lui annoncer le retour de la jeune fille, pour laquelle on connaissait son attachement fanatique. Il avait été dupe vingt fois de ce mensonge, et, quoique convaincu dès longtemps que ces avis officieux étaient des piéges tendus à sa candeur, il ne manquait jamais d'aller chercher au château la certitude de sa déception. Il suivit ce jour-là, dans le dédale embrouillé de sa cervelle, la série ordinaire de ses réflexions, et tout en se disant qu'on mentait assurément, que mademoiselle n'était pas revenue, que c'était une chose impossible et insensée, il s'achemina vers Férias à travers les bois, en cueillant des primevères, des pervenches et des violettes sauvages, dont il fit un énorme bouquet. La famille de Férias revenait en voiture de son excursion au presbytère, quand la marquise aperçut le fou Féray qui sautait du talus d'un fossé sur la chaussée.

– Je vous en prie, mon enfant, dit-elle à Sibylle, ne vous montrez pas!

Puis, passant la tête par la portière, elle fit arrêter la voiture et appela Jacques. Jacques s'approcha à pas lents, son bouquet à la main, en se penchant à droite et à gauche, comme pour essayer de percer à travers le vitrage de la voiture où miroitait le soleil. – Pour qui donc ce beau bouquet, Jacques? dit la marquise.

Il la regarda sans répondre, en secouant la tête tristement, comme pour dire: Non… n'est-ce pas?.. ce n'est pas vrai?.. Il était arrivé cependant à deux pas de la portière, et quoique Sibylle se tînt toujours cachée, un instinct singulier parut subitement lui révéler sa présence: une sorte de grelottement agita ses lambeaux de vêtements, et son visage, tendu vers la portière, se décomposa.

– Regardez-le, dit la marquise à Sibylle.

La jeune fille se montra alors, et le salua de la tête en souriant. Jacques Féray, à cette apparition, avait ouvert soudain la bouche, comme s'il allait crier; mais la voix lui manqua. Il fit le geste de présenter son bouquet à Sibylle; le bouquet échappa de sa main. Il tomba lui-même affaissé sur ses genoux, et, pendant que ses yeux restaient attachés sur Sibylle avec une expression de ravissement indicible, des larmes pareilles aux gouttes d'une pluie d'orage ruisselaient sur ses joues maigres et marquaient leur trace humide sur la poussière de la route.

Ce spectacle, cette scène imprévue, saisirent brusquement

Sibylle. Elle fit signe qu'on lui donnât le bouquet.

– Merci, Jacques! murmura-t-elle en essayant encore de sourire; mais son sourire se noya dans un torrent de pleurs. Elle se rejeta dans la voiture, plongea sa tête dans les fleurs du bouquet, et sanglota violemment en contenant d'une main son coeur, qui soulevait sa poitrine.

Cette crise lui fut salutaire. La contraction douloureuse de ses traits se détendit, et dès ce moment elle reprit dans ses relations avec sa famille et avec ses vieux amis du voisinage la grâce affectueuse de son naturel, tempérée cependant par une teinte de gravité plus marquée qu'autrefois. Elle se mit alors à rechercher chaque jour tous les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse, et, quoique ces pèlerinages ne fussent point sans de secrètes amertumes, ils n'étaient pas non plus sans douceur. L'imagination, comme la lance fabuleuse du héros grec, sert à guérir les blessures qu'elle a faites. Ceux qui en sont doués à un degré puissant connaissent de plus grands chagrins, mais aussi de plus grandes consolations que le vulgaire. La solitude de Férias, la régularité claustrale de la vie de famille, la mélancolie qui réside dans les bois profonds, sur les falaises sauvages, dans l'aspect mystérieux et solennel de l'Océan, tout respirait autour d'elle une sorte de sympathie austère qui lui charmait peu à peu sa tristesse en la lui poétisant.

La vraie source de ses consolations toutefois était plus haut. Ce Dieu auquel elle n'avait pas voulu manquer ne lui manqua point: elle le trouva fidèle comme il l'avait trouvée. Pour ceux qui croient, il peut y avoir d'immenses douleurs; il n'y a point de désespoir. Quelques déceptions qu'ils rencontrent dans ce rêve de bonheur que poursuit tout être humain, leur rêve en effet n'est jamais qu'ajourné; ce que la terre leur refuse, le ciel le leur promet toujours. – Mademoiselle de Férias ne s'abusait point sur la portée de l'épreuve qu'elle venait de traverser: elle avait appris dans sa courte expérience à juger le monde, son temps, et surtout elle-même; elle savait désormais à quelle hauteur son coeur était placé, et elle n'espérait pas trouver deux fois sur son chemin un homme capable d'y atteindre. Sans amnistier les égarements de Raoul, elle rendait justice à l'éclat de ses dons, à l'ampleur de son intelligence, à la puissance rare de sa personnalité: il l'avait profondément séduite. Elle comprenait que ce triste amour, où s'étaient incarnées pour si peu de temps, mais si pleinement, toutes les aspirations de son imagination et de son coeur, serait vraisemblablement l'unique amour de sa vie. En renonçant à Raoul, c'était donc à toute sa destinée de femme en ce monde que Sibylle entendait renoncer, et ce ne fut pas trop de sa foi fervente, de sa piété redoublée, de ses espérances éternelles, de Dieu tout entier pour remplir le désert infini qu'elle voyait alors s'étendre devant sa jeunesse. Ce ne fut pas trop, mais ce fut assez, et chaque jour ses larmes plus faciles et moins amères, son âme plus ferme et plus sereine, ses extases presque heureuses l'avertissaient que ses prières étaient entendues et son sacrifice accepté.

 

Violemment tentée d'abord par l'idée du cloître, elle l'avait bientôt repoussée, ne voulant pas désespérer le coeur de ses vieux parents, sous prétexte de soulager le sien; mais, en restant dans le monde, elle imprima à sa vie un caractère religieux et même un peu mystique, où l'on retrouvait le tour romanesque de son esprit. Comme elle le disait un jour à miss O'Neil avec une sorte d'enjouement mélancolique qui devenait peu à peu l'habitude de son langage, si elle n'avait pu avoir son roman, elle aurait sa légende; si elle n'avait pu vivre heureuse, elle tâcherait de mourir sainte: elle lèguerait un jour le domaine de ses pères à quelque communauté dont elle serait la fondatrice, peut-être la patronne; son ombre reviendrait le soir dans les grands bois, et effrayerait les jeunes novices vêtues de blanc.

Elle faisait presque chaque jour dans la compagnie de l'abbé Renaud l'apprentissage de la charité dans ses détails les plus sévères: elle visitait avec lui les pauvres, les malades et même les mourants. C'était un spectacle étrange que celui de cette jeune fille apparaissant dans tout l'éclat de sa beauté, rehaussée par tous les raffinements du luxe mondain, au milieu de ces scènes de détresse et de mort; car mademoiselle de Férias, par une secrète faiblesse qui faisait sourire son grand-père, conservait dans ses travaux évangéliques un soin de sa personne, un appareil et un cérémonial qui sentaient à la fois la femme du monde et la femme de race. – Un jour, comme elle revenait à cheval d'une de ses excursions de charité, suivie à trente pas par un grand domestique à cheveux gris, M. de Férias, admirant sous le soleil du matin la mise élégante et coquette de sa petite-fille, sa grâce souple et fière, sa majesté charmante:

– Eh bien, ma mignonne, lui dit-il, à qui en avez-vous donc? Voulez-vous faire tourner la tête aux pauvres ou à moi?.. Et l'humilité, qu'en faisons-nous, ma chérie?

Elle ne put elle-même s'empêcher de sourire, et quand son grand-père l'eut reçue dans ses bras:

– C'est vrai, dit-elle, c'est mon côté faible, je le sens bien; mais que voulez-vous? je m'aime comme cela!.. Quand je me vois passer en cet équipage dans l'eau de votre étang ou dans les mares du chemin, je me fais l'effet d'une petite princesse distinguée, malheureuse et intéressante. Cela m'est doux!..

M. de Férias se prêtait d'ailleurs avec une complaisance empressée à toutes les fantaisies que suggérait à Sibylle la ferveur croissante de sa piété. Il la laissait puiser à pleines mains dans sa bourse, trop heureux d'acheter à ce prix le repos de cette chère existence. Quoique ennemi du bruit et du désordre, il supporta sans se plaindre l'affluence de mendiants, d'infirmes et de pèlerins de toute nature que la renommée bienfaisante de Sibylle attirait à Férias de dix lieues à la ronde, se contentant de remarquer gaiement qu'elle faisait de son château une cour des miracles.

Il ne mit pas moins d'obligeance à seconder les plans que Sibylle ne cessait de méditer en concile avec le curé et miss O'Neil pour la restauration extérieure et la décoration intérieure de l'église de Férias. Le goût le plus pur présida du reste à ces embellissements, qui tournaient à la dignité du culte. Rien ne saurait donner une idée de l'allégresse profonde avec laquelle le vieux curé voyait se transfigurer, comme par miracle, cette petite église, qui était sa maison, sa patrie et son univers tout entier. La première fois qu'il monta dans la chaire en chêne sculpté qui avait remplacé l'espèce de cuve où il avait coutume de prêcher, et lorsqu'il aperçut de ce lieu haut l'aspect nouveau et splendide de son église, les beaux tableaux de station qui ornaient les piliers, le lustre gothique qui pendait de la voûte, les boiseries du choeur, les tapis de l'autel, et le demi-jour que de magnifiques vitraux peints répandaient sur ce solennel ensemble, il eut un éblouissement, et il fondit en larmes devant son troupeau stupéfait.

– Je me suis cru, dit-il ensuite, à Saint-Pierre de Rome.

Sibylle lui ménageait d'autres sujets de ravissement. Quatre forts chevaux attelés à un lourd camion vinrent déposer un matin à l'entrée du presbytère une énorme caisse qui contenait un de ces orgues que l'industrie moderne approprie aux dimensions des plus modestes églises. L'abbé Renaud, hors de lui, se dépouilla aussitôt de sa soutane, et on le vit tout le jour procéder lui-même au déballage de son orgue. L'instrument fut installé dans la partie supérieure de la nef, et le dimanche suivant, après quelques répétitions mystérieuses, mademoiselle de Férias vint s'asseoir toute rougissante devant le clavier, et prodigua à l'humble assistance visiblement attendrie toutes les ressources de son rare talent. Elle prit l'habitude de remplir chaque dimanche cette pieuse fonction. Ce fut dans le pays une joie mêlée de reconnaissance. Quand les sons inspirés de l'orgue s'élevaient vers la voûte de la petite église avec la fumée des encensoirs et qu'on entrevoyait la tête pure et grave de la jeune patricienne à travers ce nuage d'harmonie et de parfums, les âmes les plus rudes s'ouvraient à un vague sentiment de consolation, de beauté et de douceur célestes.

Mademoiselle de Férias s'avisa vers le même temps d'une autre imagination qui devait avoir d'étrangers suites. S'attachant de plus en plus à son oeuvre, dont elle était loin de s'exagérer le mérite religieux et qui n'était à ses yeux qu'une innocente distraction artistique, elle eut l'idée de faire peindre à fresque les voûtes et les murs de son église paroissiale. Lorsqu'elle confia timidement à son grand-père cette fantaisie nouvelle, l'excellent vieillard se mit à rire.

– Des fresques! dit-il, soit: je souscris aux fresques;… mais il faut songer, mon enfant, que le Pactole ne roule point dans mon parc… Voyons, j'ignore, moi, le prix des fresques… Vous accommoderez-vous bien de trois ou quatre mille francs?

– Ce n'est pas tout à fait assez, dit Sibylle.

– Mettons-en donc huit, mais n'allons pas plus loin, car encore faut-il garder quelque chose pour le pavé en mosaïque que je vois poindre à l'horizon.

Depuis son retour à Férias, Sibylle entretenait une correspondance assidue avec la jeune duchesse de Sauves, qui lui était demeurée ardemment dévouée. Le nom du comte de Chalys ne figurait jamais dans leurs lettres; mais, sauf cette réserve, une confiance absolue régnait entre elles, et Blanche mettait un empressement tendre à s'acquitter de tous les petits messages de son amie. Sibylle, dès qu'elle eut conquis ses huit mille francs, se hâta donc d'écrire à la duchesse, elle l'informa de ses projets, lui fit une description métrique de son église, et la pria de lui découvrir quelque jeune artiste qui n'eût encore d'autre richesse que celle du talent, et à qui l'allocation fixée par M. de Férias pût paraître une bonne fortune.

Blanche était installée au château de Sauves depuis un mois environ quand elle reçut cette lettre de Sibylle; après y avoir réfléchi un moment, elle eut une pensée féminine qui la fit sourire: elle remit la lettre sous enveloppe, y joignit deux lignes de sa main et adresse le tout au comte de Chalys, qui avait lui-même établi sa résidence d'été dans les environs de la forêt de Fontainebleau, où il vivait fort retiré. Raoul ne reconnut pas sans surprise l'écriture de la jeune duchesse, dont le billet contenait ces mots: