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Histoire de Sibylle

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VII
L'ATELIER

Le lendemain, quand Sibylle, accompagnée de miss O'Neil, descendit de son appartement pour déjeuner, elle reconnut tout de suite à la mine de son grand-père qu'il n'ignorait pas les graves circonstances qui avaient marqué la soirée de la veille. Dès le matin, en effet, la comtesse avait demandé audience à son mari et lui avait confié, dans l'effusion de son coeur, les espérances que la cour assidue de M. de Chalys auprès de Sibylle lui avait fait concevoir. M. de Vergnes, à ce récit, s'était frappé le front.

– Parbleu! s'écria-t-il, Chalys! comment n'y avions-nous pas songé? Mais cela va de soi! Beau nom… un grand talent… joli cavalier! C'était indiqué… c'était fatal! Cela fera un couple admirable!

Lorsqu'il vit entrer Sibylle, il affecta de froncer le sourcil.

– Ne m'approchez pas, mademoiselle, ne m'approchez pas!

– Quoi donc? murmura Sibylle, qui rougit jusqu'au front.

Il l'embrassa en riant; on déjeuna gaiement. Miss O'Neil en particulier paraissait radieuse et affectait des poses d'archange en adoration. Lorsque les domestiques se furent retirés:

– Eh bien, reprit le comte, vous n'avez donc pas faim ce matin, mon enfant? Ah! voilà! voilà les effets bien connus d'une mauvaise conscience!

Et se tournant vers l'Irlandaise, sa victime ordinaire, il lui dit d'un ton tragique:

– Ah çà! le saviez-vous, vous, miss O'Neil?.. Mais à propos, miss O'Neil, quelle fête nationale avez-vous donc commémorée cette nuit? J'ai entendu la harpe de la verte Erin retentir jusqu'au chant du coq!

– Oh! mon Dieu, monsieur le comte, recevez toutes mes excuses…

Si j'avais pensé que vous pussiez m'entendre…

– Moi! que je pusse vous entendre?.. Ah çà! vous ne connaîtrez donc jamais mon coeur, miss O'Neil, voyons?.. Mais vous seriez à Calcutta… et moi à Bellevue… vous poseriez un doit… un seul… le petit doigt! sur votre harpe… et je vous entendrais… et je vibrerais immédiatement à l'unisson!.. Mais parlons sérieusement: le saviez-vous, miss O'Neil, oui ou non?

– Quoi, monsieur le comte?

– Saviez-vous que cette jeune personne sans principes eût échangé au fond des bois des serments d'amour avec un inconnu?

– Oh! mon grand-père! dit Sibylle.

– Dame! on m'a conté cela, à moi!.. Au surplus, grâce à Dieu, le mariage est là pour tout réparer.

– Mon cher monsieur et grand-père, n'allons pas si vite, je vous en prie.

– Comment! quoi! elle ne veut pas l'épouser maintenant! Ah! bien! Alors c'est pour l'amour simplement! l'art pour l'art… Miss O'Neil, recevez mes compliments sur la moralité de votre élève!

On passa dans un salon voisin, et Sibylle, enlaçant de ses deux bras le cou de son sémillant aïeul:

– Ne me tourmentez pas comme cela! lui dit-elle.

– Soit! si vous me promettez de l'épouser, bien entendu… car encore faut-il sauver l'honneur!

– Mais enfin épouser qui? Un monsieur que j'ai vu deux fois en ma vie, à dix ans de distance… et que je ne reverrai peut-être jamais?

– Comment! mais vous allez le voir tantôt! N'est-ce pas aujourd'hui le jour de votre grand'mère?

– Il ne connaît même pas le jour de ma grand'mère.

– Bah! Il va venir, vous dis-je… Mettez-vous là, que je vous conte ce qui va se passer… Il va venir… entre quatre et cinq heures, pour garder le milieu entre un empressement gauche et une indifférence blâmable… Il vous montrera son album, et vous rougirez sensiblement… ainsi que miss O'Neil… en admirant la fidélité de son souvenir… Il vous demandera de lui faire voir vos tableaux… et pendant que vous exprimerez un refus timide, miss O'Neil ira les chercher… Extase du comte… Nouvelle rougeur de la jeune fille… et de la sensitive qui répond au nom de miss O'Neil… Ensuite… ah! ensuite vous lui parlerez des études orientales qu'il achève en ce moment, et de l'impatience que vous éprouvez avec Paris tout entier… et caetera… Sur quoi il ne manquera pas de vous supplier de vouloir bien un jour, en passant, lui faire l'honneur et le plaisir de visiter son atelier… Miss O'Neil rougira plus que jamais, et vous regarderez votre grand'mère avec une aimable incertitude… Votre grand'mère dira que le talent du comte donne à sa maison un caractère en quelque sorte public, et que, par conséquent, elle regarde cette visite comme possible et convenable sous son égide… Dans quelques jours, il sollicitera la faveur de faire votre portrait, – et, quand il l'aura terminé, – il nous le laissera et s'en ira avec l'original… Voilà votre histoire, mademoiselle!

Le comte se leva, et, serrant sa petite-fille sur son coeur, il ajouta d'un ton sérieux:

– Ma chère enfant, rien ne me ferait plus de plaisir!

– Pardon! dit Sibylle. Voulez-vous me permettre une observation? Vous êtes un grand-père adorable, mais imprudent… Je vous avoue bien franchement que le comte de Chalys m'a paru l'homme le plus distingué et le plus séduisant que j'aie jamais rencontré… après vous; mais justement à cause de cela vous avez tort de me monter l'imagination par vos prophéties… car il est très-possible, malgré ses incontestables politesses d'hier soir, que l'idée de m'épouser ne lui vienne jamais!

– Sans doute, cela est possible… Mais en ce cas-là tant pis pour lui!.. Quant à vous, je vous parle avec cette abondance de coeur, parce que je sais à qui je m'adresse… Vous êtes une fille sage, petite Sibylle! D'ailleurs votre prédilection pour M. de Chalys ne peut avoir pris en une nuit les proportions d'une passion irrésistible, n'est-ce pas? Bonjour, enfant.

Et le comte s'en alla tranquillement gagner son jeton de présence en sa qualité d'administrateur d'une grande ligne de chemin de fer, pour faire ensuite son quart de trois heures sur le boulevard des Italiens, et se rabattre de là sur son cercle et sur sa partie de whist, série d'évolutions dont l'état de sa santé ou le tremblement du globe pouvaient seuls le détourner.

M. de Vergnes laissait sa petite-fille infiniment plus troublée et plus agitée qu'il ne lui était possible de le supposer, car il ignorait, et il eût difficilement compris d'ailleurs les secrètes intelligences, les pressentiments délicats et profonds qui semblaient avoir préparé et mûri par avance entre Sibylle et Raoul cette sympathie qu'il croyait née de la veille. Ces deux êtres, doués d'une imagination égale et comme inclinée dans le même sens, avaient pour ainsi dire glissé l'un vers l'autre, depuis de longues années, par une pente mystérieuse, et leur première rencontre fut un choc violent d'où jaillit la flamme. Ces coups de foudre de la passion, qui s'expliquent par des affinités et des harmonies mutuelles d'une puissance impérieuse, sont des exceptions sans doute; mais ces exceptions ne sont pas très-rares, et il suffit qu'elles se produisent dans la vie réelle pour justifier le roman, qui est précisément l'histoire des sentiments exceptionnels, et pour lui prêter l'intérêt et le dignité du vrai.

Mademoiselle de Férias concevait à peine elle-même la profondeur de l'impression que son entretien de la veille avec M. de Chalys lui avait laissée. Elle se demandait comment sa destinée tout entière pouvait lui paraître suspendue à cet incident banal d'une causerie de salon. Elle s'inquiétait cruellement de l'idée que M. de Chalys, une fois sortir de l'hôtel de Sauves, avait repris le train de ses habitudes et de son travail sans songer davantage à cet insignifiant épisode de sa vie mondaine. Elle eût payé de son sang le secret des pensées de Raoul.

Les pensées de Raoul étaient celles de Sibylle, avec un degré d'inquiétude de plus. Sibylle du moins ne pouvait douter du goût que sa personne avait inspiré à M. de Chalys: son instinct de femme l'en avertissait sûrement, et ne lui laissait d'incertitude que sur la mesure et la portée de cette inclination; mais M. de Chalys, qui avait passé une partie de la nuit à se rappeler et à commenter minutieusement toutes les paroles, toutes les inflexions de voix et tous les jeux de physionomie de la jeune fille, en était arrivé, par une série d'inductions et de déductions connue des seuls amants, à l'absurde conclusion qu'il lui avait déplu. Il s'était endormi là-dessus fort tristement.

A son réveil, il envisagea les choses sous un jour moins sombre. Il habitait, dans la rue Saint-Dominique-Saint-Germain, son hôtel patrimonial, qui avait l'avantage d'être pourvu d'un jardin. On était alors à la fin d'avril, et les oiseaux chantaient dans les marronniers en fleur. Le comte se mit à chanter lui-même en marchant à grands pas et en cueillant çà et là un brin de violette qu'il respirait, et qu'il lançait ensuite dans l'espace d'un coup de pouce. Il monta bientôt dans son atelier et ouvrit l'album où étaient les trois portraits de Sibylle. Il compléta la ressemblance du dernier par quelques traits fugitifs dessinés avec le doigt, puis, après une contemplation silencieuse, il murmura d'une voix faible comme un souffle:

– Ma femme! – Ce mot le fit sourire, puis il haussa les épaules et prit un air soucieux. Ses folles terreurs lui revenaient.

– Bah! je lui ai déplu, dit-il; c'est positif! Je suis trop vieux apparemment!.. Ah! travaillons!

Il apprêta sa palette en fredonnant. Tout à coup il enleva du chevalet le tableau auquel il travaillait, le remplaça par une toile neuve, plaça l'album ouvert sur une chaise devant lui, et se mit en devoir d'ébaucher le portrait en pied de mademoiselle de Férias et de sa roche.

Il avait eu soin de s'assurer la veille que le mardi était le jour réservé de madame de Vergnes; il se décida néanmoins à différer sa visite jusqu'au mardi suivant, ne fût-ce que pour témoigner à mademoiselle de Férias une indifférence magnanime. Vers quatre heures toutefois, il déposa brusquement sa palette et alla s'habiller. Vingt minutes plus tard, il descendait avec son album devant la porte de l'hôtel de Vergnes.

 

Les femmes les plus franches, habituées dès l'enfance à une sévère contrainte de langage et de tenue, se trouvent avoir dans les circonstances délicates un avantage marqué sur les hommes les plus aguerris. Quand M. de Chalys, la pâleur de l'émotion sur le front, se présenta dans le salon où Sibylle était assise entre madame de Vergnes et miss O'Neil, il fut frappé désagréablement de l'aisance et de la sérénité avec lesquelles elle lui rendit son salut, bien qu'en ce moment la jeune fille entendît gronder dans ses oreilles toutes les rumeurs de l'Océan. Cette impression pénible du comte devait s'accroître encore dans le cours de sa visite: il arriva en effet fort naturellement que l'entretien parcourut tour à tour les différentes phases dont la facile prévoyance de M. de Vergnes avait arrêté l'horoscope, et que cette ponctualité finit par éveiller le petite génie comique de mademoiselle de Férias, laquelle d'ailleurs se sentait dans une disposition d'esprit heureuse et expansive. Lorsque Raoul en vint à prier madame de Vergnes de vouloir bien visiter son atelier, Sibylle regarda furtivement miss O'Neil en réprimant à peine un sourire. Cette moue équivoque fut surprise par M. de Chalys, qu'elle décontenança extrêmement. Ce fut en vain que madame de Vergnes lui promit de lui rendre visite dans son atelier à son premier jour de loisir, il se retira parfaitement mécontent de l'entrevue, de lui-même, et surtout de mademoiselle de Férias.

– Mon Dieu! se disait-il en suivant le boulevard avec une mine de sombre distraction, que je ne lui plaise pas, c'est tout simple, c'est dans la règle… qu'il y ait une femme enter dix mille à qui on désire plaire, et que ce soit à celle-là qu'on déplaise… c'est entendu;… mais que je la divertisse, que je lui paraisse risible, bouffon… je ne comprend plus!.. car il est très-évident qu'elle se moquait de moi avec son institutrice, qui est bien par parenthèse l'institutrice la plus hideuse de l'univers!.. J'exècre l'esprit goguenard chez une jeune fille: c'est un signe de malveillance naturelle et de sécheresse d'âme… Au reste il fallait bien qu'elle eût un défaut, cette jeune créature; sans cela, ce serait trop beau!.. Mon Dieu! qu'elle est donc jolie! Comme tous ses gestes sont justes, sobres, harmonieux!.. C'est une musique!.. Et une intelligence supérieure avec cela! des idées nettes comme l'acier!.. et pas de bonté… naturellement!.. Allons, mon coeur, n'y pensons plus, et allons dîner!

Il alla en effet dîner à son cercle, ce qui n'était pas la partie la plus difficile du programme qu'il se proposait. Le soir, il joua furieusement contre sa coutume, et perdit une grosse somme. Le lendemain, après une journée qui lui parut éternelle, il se rappela fort à point que madame de Vergnes avait une loge à l'Opéra ce jour-là, et il se rendit à ce théâtre. Son premier regard, comme il entrait dans la salle, rencontra les yeux de Sibylle, qui erraient sur l'orchestre avec inquiétude, et qui se détournèrent vivement en l'apercevant. Il reprit un peu de goût à la vie. On donnait les Huguenots. Il eut la patience d'attendre la fin du troisième acte avant de se présenter dans la loge de madame de Vergnes, qui s'y trouvait seule avec sa petite-fille. Mademoiselle de Férias lui tendit le bout de son gant blanc avec une familiarité sérieuse qui le toucha. Elle prit cependant peu de part à l'entretien: elle portait de temps à autre sa lorgnette à ses yeux, regardait dans l'espace, et se replaçait ensuite dans sa gracieuse immobilité; mais quand il se leva vers la fin de l'entr'acte, elle se retourna tout à coup comme étonnée:

– Vous ne restez pas? dit-elle.

Et il resta.

Le quatrième acte des Huguenots commençait. Quoique M. de Chalys sût par coeur les moindres notes de cette puissante page lyrique, la plus belle peut-être qui ait jamais ravi des oreilles humaines, il crut l'entendre alors pour la première fois. Les accents redoutables ou passionnés du poëme, arrivant pour ainsi dire à son âme à travers une autre âme profondément sympathique, lui semblaient chargés d'une saveur nouvelle et inconnue. Assis derrière le fauteuil de Sibylle, il s'enivrait jusqu'à l'extase des parfums mystérieux qu'on respire dans l'atmosphère prochaine d'une créature adorée. Il croyait voir passer dans les boucles qui s'échappaient du peigne de la jeune fille, dans le feuillage tremblant de sa coiffure et sur le marbre rose de ses épaules, des frissons, des souffles, des ondulations de volupté ou de terreur. Quoique aucune parole ne fût venue démentir les doutes qui le tourmentaient depuis la veille, tous ces doutes avaient cessé: il sentait alors avec une certitude étrange qu'il était aimé, et que toute cette musique divine, toutes les voix de la scène et toutes les harmonies de l'orchestre n'étaient plus, pour Sibylle comme pour lui, qu'un hymne d'amour que se chantaient leurs deux coeurs. Il fut donc plus charmé que surpris quand, vers la fin de l'acte, au moment où les deux amants du drame bercent leurs angoisses dans une mélodie céleste, mademoiselle de Férias se tourna tout à coup, lui montra son oeil rayonnant sous un voile humide, et lui dit avec une expression presque tendre:

– Vous êtes heureux, n'est-ce pas?

– De toute mon âme, mademoiselle! répondit-il.

Et il mit dans cette parole et dans son regard un tel accent que mademoiselle de Férias s'empressa de reporter ses beaux yeux sur le Raoul du temps de Charles IX.

L'acte fini, M. de Chalys prit congé et alla s'enfermer chez lui pour méditer délicieusement sur les impressions de cette soirée. Ces impressions favorables lui furent à demi confirmées les jours suivants par quelques petits billets que sa cousine Blanche, animée de toute l'ardeur des néophytes, lui décochait de temps à autre comme des aiguillons enflammés. Il s'arracha plus d'une fois au portrait de Sibylle pour aller demander à la jeune duchesse l'explication de certaines phrases dont les sous-entendus compliqués lui mettaient le cerveau à l'envers. Il lui arriva de rencontrer Sibylle dans une de ces visites, et l'attitude de la jeune fille, son regard prévenant et timide, sa fierté comme alanguie, lui parlèrent avec plus de douceur et de clarté que les billets malicieusement énigmatiques de la duchesse.

Madame de Vergnes, chez laquelle il ne manqua pas de se présenter le mardi suivant, lui annonça pour le lendemain sa visite et celle de sa petite-fille. Dans la matinée de ce lendemain, l'atelier de Raoul fut empli de fleurs précieuses et d'arbustes à grande feuilles équatoriales qu'il disposa lui-même avec un goût d'artiste et une sollicitude d'enfant. Cet appareil, qui sentait déjà les fêtes de l'hymen, ne laissa pas d'enchanter secrètement madame de Vergnes et de troubler visiblement Sibylle, lorsqu'elles pénétrèrent dans ce temple parfumé. Le comte fit les honneurs de son sanctuaire avec la grâce élégante qui lui était propre et la bonhomie d'un homme de talent. Il regardait d'un oeil ému mademoiselle de Férias errant dans les dédales de verdure comme une muse dans des bosquets sacrés. Elle aperçut tout à coup l'ébauche magnifique de son portrait, qui semblait nichée dans une chapelle de fleurs, et elle rougit. Raoul obtint qu'elle lui accorderait quelques séances pour l'achever. On visita ensuite le jardin de l'hôtel. La journée se trouvait être radieuse, et M. de Chalys, qui n'ignorait pas les faiblesses des Parisiennes et leur appétit immortel, avait fait servir sous les marronniers quelques friandises auxquelles madame de Vergnes se montra sensible. On se sépara là-dessus, pénétrés de part et d'autre, à ce qu'il semblait, des plus douces espérances et des meilleures intentions.

Raoul reçut le lendemain un billet matinal de sa cousine Blanche qui l'invitait à venir dîner le lundi de la semaine suivante chez sa mère madame de Guy-Ferrand.

"Il y aura, disait en terminant la duchesse, votre ami Gandrax et mon amie Sibylle."

Blanche, en effet, s'était empressée d'initier sa mère à ses petits complots, et madame de Guy-Ferrand, qui, comme la plupart des femmes, se faisait un devoir sacré de marier le plus de gens qu'elle pouvait, avait immédiatement résolu de pousser les choses en réunissant les deux sujets dans l'intimité d'un dîner de douze couverts.

Il arriva que ce dîner prit à l'avance, dans l'opinion de tous les intéressés, l'importance d'une solennité décisive. La visite à l'atelier avait eu un caractère qui ne pouvait guère laisser de doute sur les dispositions personnelles de M. de Chalys. Son union avec mademoiselle de Férias se recommandait d'ailleurs par des convenances si saisissantes, leur goût mutuel s'était si clairement prononcé, leurs situations étaient si bien dégagées de toutes les obscurités qui prolongent les préliminaires en pareil cas, qu'une conclusion immédiate paraissait vraisemblable et naturelle. Raoul lui-même sentait que la franchise et le respect ne lui permettaient pas de retarder beaucoup plus longtemps la déclaration officielle de ses sentiments, et il s'apprêtait à conférer avec madame de Guy-Ferrand sur les voies et les moyens les plus propres à conquérir par-devant notaire le coeur, la main et les cheveux d'or de mademoiselle de Férias.

Mademoiselle de Férias cependant, malgré ces présages favorables qu'elle lisait facilement dans les astres, était loin de goûter une pure félicité. Plus elle aimait et plus elle se sentait aimée, plus elle se préoccupait de l'obstacle unique, mais invincible, qui pouvait se dresser devant elle à la dernière heure et la séparer de Raoul pour jamais. Dans cette âme aussi austère que tendre, la passion ne pouvait étouffer les principes: profondément convaincue de la fragilité irréparable des unions où manque le lien religieux, elle s'était juré de n'épouser jamais qu'un homme qui partageât sa foi, et elle se fût méprisée elle-même, si elle eût fait céder cette solennelle détermination de sa raison à l'entraînement de son coeur. Quels étaient, en matière de foi, les principes de M. de Chalys? Sibylle l'ignorait. On s'étonnera peu que personne n'eût pris l'initiative de la renseigner sur un détail aussi secondaire, et pour elle, elle avait différé de jour en jour de provoquer cet éclaircissement, soit par une de ces faiblesses secrètes qui redoutent la lumière, soit par ce sentiment de confiance qui doue ceux qu'on aime de toutes les vertus qu'on leur souhaite; mais quand elle comprit que l'amour de Raoul se précipitait vers le dénoûment du mariage avec une rapidité inattendue, elle s'alarma de voir entre eux ce point obscur et redoutable. Ses appréhensions à ce sujet s'apaisaient un peu lorsqu'elle se rappelait l'enthousiasme facile et généreux qui distinguait le comte. Il montrait même une âme si ouverte à tous les sentiments nobles, à toutes les conceptions délicates ou sublimes, qu'elle ne songeait pas à le soupçonner d'une impiété absolue, tant le sentiment poétique lui semblait voisin du sentiment religieux, et l'amour du beau de l'amour de Dieu. Quelquefois cependant l'image de l'athée Gandrax, dont elle n'ignorait pas l'intime liaison avec le comte, lui apparaissait tout à coup et faisait passer des lueurs sinistres dans sa pensée. Ces perplexités, dont miss O'Neil était la confidente attendrie, accompagnèrent Sibylle chez madame de Guy-Ferrand, et un nuage de mélancolie chargeait son front, quand elle prit à table la place qui lui avait été réservée entre le duc de Sauves et le comte de Chalys.

Madame de Guy-Ferrand était une femme d'un esprit fin, aimable et libéral; elle s'était mis en tête, depuis quelques années, de se composer un salon de choix, en y réunissant quelques hommes de mérite empruntés indifféremment au monde le plus vivant de la politique, de la science ou des arts. Pour réaliser cette visée, elle avait cru devoir joindre à son attrait personnel l'appât de petits dîners exquis, où elle ne haïssait pas d'entendre ses convives controverser sur toutes les matières divines et humaines, temporelles et spirituelles, avec le surcroît de verve que donne la muse de la cuisine. Louis Gandrax avait figuré un des premiers dans ce cénacle, tant en vertu de sa distinction propre que de l'amitié qui le liait à M. de Chalys. Pendant la longue absence de Raoul, les rapports de Gandrax avec madame de Guy-Ferrand, multipliés par des échanges de lettres et de nouvelles, avaient même abouti à une sorte d'intimité familière. La tante de Raoul toutefois, sous sa cordialité apparente, nourrissait contre Gandrax l'hostilité sourde que son sexe professe assez généralement contre les hommes de science, apparemment parce que la science ne s'adresse ni à l'imagination ni à la sensibilité, qui sont les facultés dominantes des femmes, – et qu'elle ne leur dit jamais rien de l'amour, auquel elles pensent toujours. Bien que madame de Guy-Ferrand détestât presque à l'égal de la vieille duchesse de Sauves les théories philosophiques du jeune savant, elle l'excitait volontiers à les développer devant ses convives, pour avoir le plaisir de les entendre rétorquer ou de les combattre elle-même par quelque impertinence vengeresse.

 

Elle l'attaqua ce jour-là, vers le milieu du dîner, au sujet d'une découverte scientifique dont il était l'auteur: elle le sollicita d'abord de lui en expliquer la portée et les applications; elle prêta une attention doucement ironique à la démonstration de Gandrax, qui fit entrevoir avec éloquence les grands résultats de la force nouvelle qu'il mettait à la disposition de l'industrie humaine, et quand il eut terminé:

– Eh bien, et après? dit-elle.

– Comment! après?.. Pardon, madame, mais je ne comprends pas l'objection.

– En sera-t-on plus heureux en ce pauvre monde, mon ami?

– Madame, permettez: deux et deux font-ils quatre, et admettez-vous qu'un progrès soit un progrès?

– Progrès est vague, dit madame de Guy-Ferrand: il y a des progrès heureux… il y en a de déplorables… et il y en a d'indifférents: tout ce que je puis vous accorder, c'est que le vôtre rentre dans cette innocente catégorie.

Gandrax secoua légèrement sa chevelure noire avec le dédain souverain, mais irrité, d'un lion qui se sent piqué par un insecte.

– Mon Dieu! madame, dit-il, entendons-nous, je vous prie: si votre objection ne s'adresse qu'au mérite de mon invention, je n'ai très-évidemment qu'à m'incliner; mais si, comme je m'en doute, vous me faites l'honneur d'attaquer dans mon humble personne la science elle-même, son utilité et ses bienfaits, je vous supplierai d'avoir jusqu'au bout le courage de votre opinion… Contestez en ce cas tous les avantages de la science moderne dans ses prodigieuses applications à l'industrie et aux arts… répudiez toutes les grands découvertes qui seront l'honneur éternel de ce siècle… méconnaissez tout ce qu'elles ajoutent chaque jour au bonheur et à la dignité de notre espèce;… proclamez bravement que l'aisance substituée à la détresse sur toute la surface du globe, la lumière remplaçant le chaos, la sueur et le sang de l'homme épargnés, la famine domptée, la vie physique doublée, la vie intellectuelle multipliée à l'infini, – que notre glorieuse civilisation tout entière… sont choses indifférentes à vos yeux… et que le barbare croupissant dans ses forêts et dans ses marécages… et le serf du moyen âge courbé sur la glèbe… vous représentent l'idéal de la félicité et de la grandeur humaines!

Les murmures bienveillants de l'assistance semblèrent donner gain de cause à Gandrax; mais madame de Guy-Ferrand ne se rendit pas.

– Pour moi, dit-elle tranquillement, je ne vois pas ce que les chemins de fer, la télégraphie électrique et la photographie ont ajouté à ma félicité… Le sifflet du chemin de fer m'agace jour et nuit;… le télégraphe m'inquiète horriblement toutes les fois qu'il m'apporte une dépêche sous prétexte de me rassurer… et la photographie m'enlaidit… Mais vous me direz que je suis une aristocrate et une privilégiée, qu'il s'agit du bonheur de l'humanité en général, et non de ma petite commodité particulière… Eh bien, même à ce point de vue, mon ami, je suis fâchée de vous dire que les bienfaits de la science me paraissent fort équivoques, et je suis convaincue que dans le temps passé, et surtout au moyen âge, puisque vous en parlez, les masses, comme on dit, étaient beaucoup plus heureuses qu'à présent.

– Ah! madame, dit Gandrax, souffrez que je boive à votre chère santé!

– J'en suis convaincue, répéta madame de Guy-Ferrand: c'est mon sentiment!

– Votre sentiment!.. Voilà bien les femmes!.. Mais donnez une raison!

– Eh bien, au moyen âge d'abord il n'y avait pas de savants!

– Je vous demande pardon, madame: seulement on les brûlait!

– C'était bien fait! s'écria madame de Guy-Ferrand, encouragée par les rires des convives. Ensuite… ensuite le moyen âge était un temps poétique et charmant!

– Hélas! chère madame, si vous pouviez ressusciter un des heureux mortels de cet âge poétique et charmant et le faire asseoir au banquet de la vie moderne, il se croirait en paradis!

– Non! reprit madame de Guy-Ferrand avec feu… Il dirait: Qu'on me ramène aux carrières… qu'on me ramène à mes misères et au Dieu qui m'en consolait!

Sibylle, qui écoutait cette discussion en échangeant des sourires avec son voisin Raoul, applaudit d'un signe de tête aux dernières paroles de madame de Guy-Ferrand. Raoul s'empressa d'épouser la thèse que paraissait favoriser mademoiselle de Férias. Il éleva aussitôt la voix:

– Pardon, Louis, dit-il à Gandrax, mais ma tante a raison!

Gandrax le regarda d'un oeil étonné:

– En es-tu sûr? dit-il.

– Mais c'est évident, reprit Raoul. Quelle est la prétention de ma tante? Ma tante n'entend certainement pas nier les grandeurs matérielles de ce temps-ci.

– Je n'y songe pas! dit madame de Guy-Ferrand.

– Seulement elle se demande dans quelle mesure ces grandeurs contribuent au vrai bonheur de l'humanité.

– Voilà!

– Eh bien, elles n'y contribuent en rien, voilà la vérité!

– Horreur! dit Gandrax.

– Je te forcerai d'en convenir… Voyons, est-il vrai, oui ou non, que le bien-être physique, la jouissance matérielle soient non-seulement le genre de bonheur le moins noble que l'homme puisse goûter, mais en outre celui qui lui suffit le moins et dont il se lasse le plus vite? C'est ce que tu ne peux nier sans nier la dignité même de notre nature… Eh bien, l'aisance et la sécurité de la vie matérielle, voilà tout ce que ta science nous a donné, nous donne, et nous donnera… et ce qu'elle nous enlève, c'est la vie du sentiment, de l'imagination et de l'âme, qui constitue le bonheur essentiel et véritable de l'homme… Vous vous vantez d'avoir doublé l'existence humaine… Non! si la durée et la plénitude de l'existence doivent se mesurer, non par le chiffre des années, mais par la multiplicité et la profondeur des sensations, des impressions; loin de l'avoir doublée, vous l'avez cruellement réduite et mutilée… Vous en avez fait, du berceau à la tombe, une ligne droite et sèche… un rail de chemin de fer!.. Envisage un instant de bonne foi ce que devait être la vie d'un homme du moyen âge, et du plus misérable… Que de diversions morales à sa détresse physique! que d'intérêts, que de joies, que d'extases qui nous sont inconnus, et dont nous retrouvons l'émotion toute palpitante dans les récits des vieux chroniqueurs!.. Il possédait, cet homme, non-seulement dans sa foi, mais dans ses superstitions même, une source intarissable d'espérances, de rêves, d'agitations morales qui lui faisaient sentir la vie avec une intensité que nous ignorons… Le monde matériel lui était dur, c'est vrai; mais il y vivait à peine… Il s'en échappait à tout instant… Si ses pieds avaient des chaînes, son âme avait des ailes… Il avait Dieu, les anges, les saints… les magnificences du culte sans cesse déployées sous ses yeux… la vision lumineuse du paradis toujours entr'ouverte sur sa tête;… il avait à un degré puissant, que vous vous efforcez d'affaiblir chaque jour, tous les sentiments naturels, l'amour, le respect, la foi, la patriotisme… Et ce n'était pas tout! Son imagination était encore occupée, surexcitée sans trêve par le mystère de l'immense inconnu qui l'entourait de toutes parts… Sous son foyer, dans les bois, dans les campagnes, dans la nuit, tout un peuple d'êtres surnaturels lui parlait, l'inquiétait, l'enchantait, et faisait de sa vie une légende, un roman, un poëme continuel d'un intérêt doux et terrible… Eh bien, oui, cet homme-là, déguenillé, affamé, saignant sur la glèbe, devait être plus heureux dans sa vie et dans sa mort qu'un de tes ouvriers bien vêtus et bien payés, qui savent que ce n'est pas Dieu qui tonne, qui ne croient ni aux anges ni aux fées, qui travaillent le dimanche, et qui n'ont d'autre fête que l'ivresse morne du lundi!.. Cet homme-là ne connaissait pas le mal épouvantable qui ronge les générations modernes, et qui leur empoisonne tous vos prétendus bienfaits… il ne connaissait pas l'ennui! L'ennui! voilà le signe du temps! Oui, votre glorieuse humanité s'ennuie, et s'ennuiera de plus en plus au milieu des splendeurs de votre civilisation matérielle… Aucune de vos superbes machines ne lui fournira aucune miette du pain qui lui manque, du pain de l'âme! Elle a beau faire une révolution tous les dix ans pour se distraire, comme un malade qui se retourne sur sa couche malsaine, elle marche au suicide, et un des siècles prochains, je te le prédis, verra le dernier homme pendu de sa propre main à la dernière machine!