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Histoire de Sibylle

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VI
LA COURONNE

Le lendemain, la jeune duchesse de Sauves passa une partie de sa matinée à parcourir des magasins de fleuristes où elle fit quelques acquisitions mystérieuses. Elle alla ensuite à l'hôtel de Vergnes, et, s'étant enfermée avec mademoiselle de Férias, elle lui conta, à travers mille transports d'amitié, son entretien avec son mari et le plein succès de la conduite qu'elle-même avait suggérée.

– Il faut, ajouta-t-elle, ma chérie, que tu viennes aujourd'hui dîner avec moi. Ma belle-mère, à ma requête, veut bien organiser pour ce soir une petite sauterie. Nous n'aurons que toi à dîner. Tu viendras comme tu es. Après dîner, nous nous habillerons ensemble, et ce sera charmant… Si tu veux me plaire, tu mettras ta toilette blanche et bleue. Ne te préoccupe pas de ta coiffure, j'en ai rêvé une pour toi, et je l'exécuterai moi-même de ma patte blanche, parce que je t'adore!

Mademoiselle de Férias, en attendant l'heure de ce rendez-vous, eut le loisir de poursuivre au milieu des nuages les légions de songes et de chimères qui depuis la veille flottaient dans son ciel. Sans parvenir à démêler clairement la vérité, elle en saisissait quelques lueurs; sa main soulevait un pan du rideau enchanté qui lui avait caché si obstinément jusque-là un personnage dont le nom seul précipitait les mouvements de son coeur. Elle ressentait cette émotion confuse, indéfinie, mais profonde, qui se répand dans nos veines à certaines heures critiques et solennelles de notre existence; il lui semblait qu'elle allait voir face à face le dieu secret de sa pensée, et une sorte de trouble surnaturel envahissait son sein.

Elle arriva vers sept heures à l'hôtel de Sauves, et elle remarqua que la jeune duchesse était à peine moins agitée qu'elle-même. Pendant le dîner, elle fut de la part du duc l'objet d'attentions extrêmes. Au dessert, il la plaisanta doucement sur la gravité de sa physionomie et sur la profondeur de son oeil bleu.

– Vous êtes, lui dit-il, une blonde ténébreuse… Vous avez l'air d'un ange qui médite un crime… Ah! vous riez donc quelquefois? J'en suis charmé, mademoiselle!

Blanche lui ayant dit que cette sérieuse jeune fille excellait à faire des caricatures, le duc refusa de le croire, et insista pour qu'elle fît la sienne sur l'heure. Il courut chercher des crayons. Sibylle, après s'être beaucoup défendue, se retira dans un coin du salon, esquissa vivement, à grands traits anguleux, la statue équestre de Henri IV sur le Pont-Neuf, et présenta ce croquis au duc avec une grande révérence. Comme elle allait se retirer avec Blanche, le duc, l'isolant un moment près de lui dans une fenêtre:

– Mademoiselle de Férias, il faut que vous me permettiez de vous dire que je suis pénétré pour vous d'estime et d'amitié. Je me suis laissé conter que vous aimiez les âmes généreuses: rien ne me serait plus agréable que de vous voir me reconnaître ce titre à votre sympathie.

Sibylle rougit, lui tendit la main, et se sauva à la hâte.

La jeune duchesse l'entraîna dans sa chambre, et elles commencèrent leur toilette du soir, en s'embrassant de temps à autre, par forme d'intermède. Blanche, tout en s'occupant des menus détails de son habillement, se livrait à un babillage fiévreux: elle s'informait des goûts de son amie en matière d'art, de littérature, de promenades, de voyages, et elle lui disait les siens.

– Moi… j'aime ceci, j'aime cela… Et toi? Connais-tu la Suisse? et l'Italie?.. Nous irons ensemble partout… quand tu seras mariée.

Sur ce mot, qui lui avait échappé, elle se tut brusquement.

Arrivée à une certaine phase de sa toilette, Sibylle se montra hésitante et préoccupée:

– J'ai apporté une coiffure… dit-elle; faut-il me la faire poser?

– Non! non! s'écria vivement la petite duchesse. Je vais me coiffer d'abord, et je suis à toi… Tiens! chauffe-toi, et enveloppe-toi bien avec cela en attendant.

Et elle lui jeta un burnous sur les épaules.

Quelques minutes plus tard, la duchesse renvoya les femmes qui les avaient assistées jusque-là, et fit asseoir Sibylle devant une grand glace qui descendait jusqu'au parquet et qu'éclairaient deux girandoles latérales. Elle dégagea alors avec précaution de leur enveloppe les paquets de fleurs dont elle s'était approvisionnée le matin. Sibylle vit que toutes ces fleurs étaient empruntées à la nature la plus vierge et la plus agreste: elles étaient mêlées de ces espèces particulières d'herbes, de feuillages et de lianes qui décorent les sites sauvages et solitaires. La pensée de Sibylle s'envola aussitôt vers les bois de Férias, et elle crut respirer les parfums âcres et salubres qui l'avaient enivrée autrefois dans les profondes retraites où elle se plaisait. La jeune duchesse, après une courte méditation préalable, pendant laquelle elle se rappelait dans les moindres détails la parure de tête que portait Sibylle dans l'album de Raoul, procéda de sa main fine et souple à la coiffure de sa chère rivale. Elle peigna d'abord maternellement les longs cheveux de Sibylle, et les lui releva ensuite sur la nuque, où elle les fixa en une masse superbe et un peu abandonnée; puis elle se mit à lisser, à tordre et à crêper ce qui restait avec une prestesse et une sûreté d'artiste. Elle prit alors des groupes de fleurs et de feuillages, et l'en couronna comme une nymphe des bois. Elle levait de temps à autre les yeux sur la glace pour y voir son ouvrage; mais ses yeux tout à coup se voilèrent, et pendant que sa main continuait de voltiger comme un oiseau sur la tête de Sibylle, des larmes lui échappèrent, et vinrent se poser comme des gouttes de rosée sur les fleurs de la couronne.

– Tu pleures? dit Sibylle. Qu'as-tu donc?

– Ce n'est rien… ne fais pas attention, dit Blanche; il y a de douces larmes, va!

Les siennes pourtant ne l'étaient point, et tout le sang de son coeur fumant sur un autel n'eût pu réjouir le ciel et les anges d'un sacrifice plus douloureux ni plus pur.

Quand elle eut achevé, elle aida Sibylle à compléter sa toilette:

– Voyons, dit-elle alors, mets-toi là, que je te regarde! Ah! tu es très-belle! Je suis contente de toi… et de moi! Viens maintenant.

Elle lui prit le bras, et l'emmena hors de la chambre.

Mademoiselle de Férias en effet était, à ce moment de sa vie, non point très-belle peut-être, mais admirablement jolie et captivante. Elle n'était point grande, et elle paraissait l'être, tant l'harmonie des lignes et des formes de toute sa personne était parfaite. Son charme singulier résidait dans l'expression de son visage délicat et sévère, de sa bouche pure et fine, de son rare sourire, et surtout de son regard; ce regard se creusait sous l'arcade un peu proéminente des sourcils, et était habituellement bleu comme la mer sous un ciel sans tache; par instants, à quelques mouvements secrets de l'âme, cet azur céleste, comme si un nuage y eût passé, semblait se charger d'orages et d'éclairs. La jeune duchesse, habile à saisir le trait le plus frappant de cette physionomie, s'était plu à l'exagérer encore ce soir-là par la disposition qu'elle avait donnée à la couronne de fleurs sauvages. Sous cet ombrage léger qui dominait son front, les yeux de Sibylle projetaient plus que jamais l'éclat sombre et mystique d'un rayon de soleil qui pénètre une épaisse feuillée, ou qui filtre doucement à travers les vitraux peints d'une chapelle. Elle était femme avec cela: ses épaules, d'une grâce souveraine, avaient une teinte transparente, nacrée, et en quelque sorte lumineuse, qui éblouissait comme le reflet d'une substance immortelle; la partie la plus matérielle de sa beauté avait ainsi elle-même quelque chose de chaste et de divin.

Telle était mademoiselle de Férias quand elle entra dans le salon principal de l'hôtel de Sauves, donnant le bras à la duchesse Blanche. Leur double toilette avait pris du temps, et le plus grand nombre des invités étaient alors arrivés. De son premier coup d'oeil la jeune duchesse découvrit Raoul et Clotilde: ils étaient assis l'un près de l'autre sur un divan, et paraissaient engagés dans un dialogue animé. Blanche, rendant avec distraction les saluts qui lui étaient adressés sur son passage, traversa le salon sans cesser de tenir le bras de Sibylle, et alla droit à l'ennemi. La baronne de Val-Chesnay, en voyant approcher ce couple redoutable, sentit un froid soudain dans la région du coeur: le comte de Chalys, qui lui parlait en ce moment, surpris de l'altération subite de ses traits, porta ses yeux dans la direction des regards de la jeune femme, et pour la première fois il aperçut mademoiselle de Férias. Par un brusque mouvement, il quitta sa pose nonchalante, et se dressant sur le divan:

– Qu'est-ce que c'est que ça? dit-il d'une voix sourde.

Clotilde ne répondit point; elle s'était levée; Raoul se leva de même, et il se tint un peu à l'écart pendant que la duchesse et Sibylle échangeaient des serrements de main avec Clotilde. La jeune duchesse, après cette brève cérémonie, fit un pas vers le comte, et s'adressant à Sibylle:

– Le comte Raoul de Chalys, mon cousin, dit-elle.

Puis se retournant vers Raoul:

– Mademoiselle Sibylle de Férias, mon amie!

Blanche, ayant accompli ce coup d'état, n'eut point de peine à interpréter la stupeur profonde dont les traits de son cousin s'étaient empreints; mais elle ne sentit pas sans surprise le bras de Sibylle trembler tout à coup et s'appuyer sur le sien avec force. Elle l'emmena aussitôt, la fit asseoir près d'elle à l'extrémité opposée du salon, et la regardant avec une curiosité affectueuse:

– Remets-toi, ma chérie, lui dit-elle, ce ne sera rien, va;… mais je me demande comment tu as pu le reconnaître après tant d'années. Explique-moi donc cela.

– Je ne sais… murmura Sibylle: c'est le mystère de cette coiffure qui m'y avait préparée, je crois… mais toi-même… qui a pu te dire?

– Devine!

 

– Mais cela me confond!

– Te sens-tu assez remise pour valser?

– Valser?.. pourquoi?

– Pour rappeler les roses… tu es trop pâle, pour ton genre de beauté!

Blanche arrêta son mari au passage:

– Mon ami, mademoiselle de Férias meurt d'envie de valser avec vous!

Le duc posa une main sur son coeur, s'inclina jusqu'à terre, et, enlaçant puissamment la taille frêle de Sibylle, il fendit la foule comme un aigle qui prend son vol avec une colombe dans ses serres.

La duchesse, animée par le succès de ses petits complots, se mit alors à causer gaiement avec son voisinage, sans perdre de vue un seul instant le coin du salon où Clotilde et Raoul étaient demeurés en tête-à-tête. Elle jouissait pleinement de l'air distrait de son cousin et de la mine sombre et dépitée de la jeune baronne. Elle voyait les regards du comte obstinément dirigés sur mademoiselle de Férias, et elle comprenait avec délices que la jeune fille était devenue l'objet unique de son attention et même de son entretien.

M. de Chalys en effet, quoique plein d'usage, venait d'éprouver une commotion trop violente pour n'en être pas ébranlé dans son équilibre d'homme du monde. L'apparition fantastique de Sibylle et le fait à peine moins singulier de sa présentation sous le patronage affecté de la duchesse, lui ôtèrent absolument le sang-froid de son expérience et de son savoir-vivre; il tomba comme un écolier dans la maladresse insigne d'interroger curieusement une jolie femme sur le compte d'une autre:

– Vous connaissez donc cette jeune personne, madame? dit-il à sa voisine.

– Quelle jeune personne?

– Qui a une tête nimbée… mademoiselle de Férias… je crois…

– Un peu. Nous sommes compatriotes, dit sèchement Clotilde.

– Ah!.. Férias… où est-ce donc?

– En Normandie.

– Près de la mer?

– Pas loin!

– Elle est donc liée avec ma cousine?

– Il paraît!

– Est-ce qu'elle demeure à Paris?

– Je ne pense pas. Elle y est… de passage.

– Pour longtemps?

– Ah! mon Dieu!.. mais si vous preniez la peine de le lui demander?

– Pardon!.. c'est que je crois avec connu autrefois sa famille… Au surplus, cela est fort insignifiant… Ce qui m'importe davantage, madame, c'est de vous bien convaincre de la vérité de ce que j'avais l'honneur de vous dire… Ce portrait, fait au vol dans le parloir de votre couvent, il ne m'a pas quitté… et, s'il m'était arrivé malheur, on l'eût enterré avec moi…

Clotilde se remit à sourire et à jouer de l'éventail:

– Bah! vraiment! dit-elle. En Perse?.. Dieu! quelle chaleur! n'est-ce pas?

– En Perse, répondit gravement Raoul après une pause de distraction évidente, il y a beaucoup de montagnes, comme vous savez, ce qui préserve des chaleurs excessives.

Clotilde haussa les épaules, appela d'un signe un jeune homme qui passait, et commença un tour de valse.

M. de Chalys subit cet affront sans sourciller: il se glissa discrètement à travers les groupes des valseurs, et, venant prendre la place de Sibylle à côté de la jeune duchesse:

– Ma cousine Blanche? dit-il.

– Qu'est-ce qu'il y a, cousin?

– Ayez pitié d'un homme dont l'esprit s'égare… et souffrez que je vous adresse deux ou trois questions franches.

– J'écoute.

– Saviez-vous, quand vous m'avez présenté à mademoiselle de Férias, qu'elle fût l'original de ce dessin que vous avez remarqué dans mon album?

– Très-probablement.

– Et… vous l'aimez?

– Tendrement.

Raoul regardait la jeune femme avec toute sa puissance d'attention.

– Et… vous me permettez de la trouver jolie?

– Je vous l'ordonne, dit Blanche.

– Et ensuite?

– Comment! ensuite?

– Que m'ordonnez-vous encore?

Elle tourna les yeux vers lui, et se masquant de son éventail:

– D'être honnête et heureux, dit-elle.

La valse cessa au même instant; Raoul n'eut que le temps de lire dans les yeux de la jeune femme la sincérité de sa généreuse résolution. Il se leva, se pencha vers elle, et mettant dans son geste, dans son oeil et dans sa voix tout le respect que peut contenir un coeur d'homme:

– Blanche, dit-il, je vous vénère!

Sibylle avait repris sa place, et le comte s'éloignait quand la duchesse le rappela:

– Ne vous sauvez donc pas, mon cousin… Pendant que je vais m'occuper du thé, vous tiendrez compagnie à mademoiselle de Férias… Elle est un peu artiste… vous vous comprendrez… vous parlerez de peinture, de paysages, de bocages, de rochers, de fontaines… et caetera!

Raoul salua, et, s'asseyant à la place de la duchesse avec un air de gaucherie et de timidité qui ne lui était pas ordinaire:

– Mon Dieu! mademoiselle, dit-il après un moment d'embarras, je ne sais pas mentir… Et vous?

– Mais moi non plus, je crois.

– J'ai eu l'honneur d'être admis à vous baiser la main, il y a une douzaine d'années, auprès d'un rocher qui pleurait dans une fontaine… Vous en souvenez-vous?

– Oui, monsieur, répondit Sibylle en lui montrant son oeil bleu, où rayonnait un limpide sourire.

– Vous vous en souvenez!.. Mais cela me paraît à peine possible!

– C'est pourtant fort simple: ma vie ne compte pas beaucoup d'aventures, et ma rencontre avec vous dans le parc de mon grand-père en était une… Les plus légers souvenirs d'enfance d'ailleurs sont très-vifs…

– Je vous fis grand'peur, n'est-ce pas?

– Un peu d'abord, oui…

– Je vous vois encore avec votre baguette blanche… et votre coiffure bizarre… presque pareille à celle-ci, n'est-ce pas?

– Quant à celle-ci, dit Sibylle en donnant à sa tête fine et fière une pose un peu hautaine, je vous serai obligée de croire, monsieur, qu'elle n'est point de mon invention, et que j'ignorais absolument, quand on me l'a composée, le plaisir qui m'était réservé ce soir.

Il y avait eu dans le ton et dans les paroles de Sibylle, depuis le début de leur conversation, une franchise et en même temps une mesure dont le comte Raoul, très-sensible aux moindres nuances, fut vivement frappé. En outre, depuis qu'il étudiait de près cette délicate physionomie, il y découvrait comme à profusion des détails, des traits, des accents qui le ravissaient. S'abandonnant tout entier au charme de cette beauté exquise, dont les yeux et l'âme d'un artiste devaient être particulièrement touchés, il sentit vers mademoiselle de Férias un élan irrésistible, et, sans aucune vue du lendemain, il résolut de lui plaire sur l'heure ou de périr. Il quitta aussitôt le sujet d'entretien un peu trop intime que la réserve de Sibylle venait de lui interdire, et il se mit à lui parler de son art et de ses voyages; toutes les ressources et toutes les richesses qu'il avait dans l'esprit, toutes les grâces qu'il avait dans le coeur, il les prit pour ainsi dire à pleines mains pour les répandre aux pieds de mademoiselle de Férias. Bien que Sibylle ne pût saisir dans son langage l'ombre d'un compliment direct, elle sentait avec le tact d'une femme que les yeux, l'accent, la parole entraînée de Raoul étaient un hommage continuel à son adresse; elle comprenait qu'elle était l'inspiratrice unique de cette verve éloquente avec laquelle il lui confiait ses impressions, ses études, ses désespoirs et ses joies, touchant à tout dans sa route en homme qui suppose à la personne qui l'écoute une intelligence ouverte à toutes les choses de la terre et du ciel. Cette flatterie souveraine, dont elle était digne, la charmait et la troublait. Elle craignait secrètement de lui paraître sotte et puérile au moment même où il admirait la justesse de ses moindres paroles. Heureusement pour elle, la comtesse de Vergnes, préoccupée à bon droit des assiduités extrêmes auxquelles sa petite-fille était en butte, ne tarda pas à rompre leur tête-à-tête. Sibylle s'empressa de lui conter en riant le hasard de sa rencontre avec M. de Chalys dans les bois de Férias, et, prenant un peu de hardiesse dans la présence de sa grand'mère, elle put répondre avec toute la gracieuse souplesse de son esprit aux questions que le comte se permit alors de lui adresser sur Férias, sur sa vie de famille, ses impressions d'enfance et ses voyages au pays des fées. Il l'écoutait avec une sorte de recueillement attendri, achevant ses pensées d'un mot, quelquefois d'un sourire, et souvent les prévenant, comme si leurs deux existences eussent été mêlées heure par heure, depuis qu'ils vivaient, et que le moindre battement de chacun de leurs coeurs eût été fidèlement répété dans l'autre.

Clotilde, cependant, n'avait pu voir naître et se développer une si heureuse intelligence sans essayer de la briser par maintes diversions: elle avait affecté à plusieurs reprises de stationner avec ses danseurs à deux pas de Raoul, et de déployer sous ses yeux les torsades magnifiques de sa chevelure et les ondulations moirées de ses épaules; puis, de dépit, elle cessa de danser, et entreprit de lui donner de la jalousie: elle fit asseoir près d'elle Louis Gandrax, qui venait d'apparaître dans le salon, lui parla sous son éventail, et soumit les glaces du jeune savant au feu convergent de deux prunelles qui auraient liquéfié les Alpes. Peut-être même finit-elle par attacher un peu de curiosité et de point d'honneur à ce jeu, dont Gandrax lui-même, sous son air d'impassibilité ironique, ne laissait point de paraître se divertir.

M. de Chalys vit ces manéges, mais il les vit du haut des cieux, et il n'en descendit pas. Il fallut pour l'arracher à ses douces extases que Sibylle, qui se trouvait embarrassée d'une constance si éclatante, provoquât elle-même sa grand'mère à la retraite. Comme madame de Vergnes se levait, Raoul, s'inclinant gravement:

– Daignerez-vous m'autoriser, madame la comtesse, dit-il, à vous présenter mon respect chez vous, et à vous offrir le portrait que j'ai fait de mademoiselle de Férias il y a douze ans?

Madame de Vergnes lui adressa de la tête un signe de gracieux assentiment et se retira d'un pas triomphal, comme il sied à une grand'mère qui voit à l'horizon s'allumer pour sa petite-fille les flambeaux d'un hymen inespéré.

Le comte de Chalys, en sortant de l'hôtel de Sauves, prit le bras de son ami Gandrax. Tous deux étaient pensifs, et ils gagnèrent le quai des Tuileries sans avoir échangé une parole. La nuit était froide et belle. Raoul, en suivant le trottoir qui borde la Seine, plongeait un regard distrait dans la masse sombre du fleuve où les candélabres des ponts et des quais reflétaient leurs feux brisés.

– Il y a fête cette nuit chez les nymphes, dit-il; elles ont illuminé les degrés de leurs palais de cristal; on voudrait descendre ces escaliers constellés!

Gandrax jeta un coup d'oeil par-dessus le parapet:

– La réfraction du gaz, dit-il.

Il y eut une nouvelle pause de silence; puis M. de Chalys reprit brusquement:

– Que penses-tu du mariage, Louis?

– Comment! déjà? s'écria Gandrax en riant. Eh! mais, j'en pense du bien, mon ami: le mariage est la chasteté de l'espèce! Il préserve la virilité du corps social. Vois les sociétés où fleurit la polygamie, elles s'étiolent dans la torpeur des harems, elles périssent par les vices de la femme, dont elles s'imprègnent sans mesure; elles sont sensuelles et féroces! Plus le mariage est respecté chez un peuple, plus ce peuple approche de l'idéal social, qui est la force dans l'ordre. Donc le mariage est bon, donc tu peux, avec ma pleine approbation, épouser mademoiselle de Férias, si le coeur t'en dit!

– Est-ce que tu l'avais déjà rencontrée chez ma cousine? demanda le comte.

– Dix fois!

– Et par quelle aberration ne m'avais-tu jamais parlé d'elle?

– Pourquoi t'en aurais-je parlé?

– Comment n'avais-tu pas reconnu la petite fée à la fontaine dont je t'ai si souvent fatigué les oreilles, la Sibylle couronnée de mon album?

– Vraiment! c'est elle!.. Et comment diable l'aurais-je reconnue?

– Mais parce qu'elle est le portrait vivant… de son portrait!

– Chimère! dit Gandrax, dont le rire sonore retentit dans la nuit. Au surplus, mon ami, je suis ravi qu'elle te plaise; mais je te dirai franchement qu'ici nos esthétiques sont divergentes. Explique-moi donc son charme, car je ne le sens pas.

Raoul s'arrêta tout à coup, et élevant vers le ciel ses deux mains qu'il joignit avec force:

– Mon Dieu! dit-il, ayez pitié de lui!.. Mon pauvre Louis! ajouta-t-il, en lui reprenant le bras, il y a eu un artiste… un grand artiste pourtant… qui s'est avisé un jour de peindre mathématiquement la beauté; il a fait une femme, ou un homme, je ne sais pas trop, dont la tête a tout juste quatre fois la longueur du nez, dont la main est égale à la face et à dix fois la longueur totale du corps, dont le pied est égal à la hauteur de la tête; le reste à l'avenant… Ce type du beau est à Bologne, va le voir: il est fait pour toi!.. Quant à mademoiselle de Férias, il me semble qu'elle est faite pour moi, pour mes yeux et pour mon coeur de toute éternité!.. Tu sais combien ma rencontre avec cette étrange enfant a singulièrement occupé ma pensée depuis dix ans: tu as été le confident de toutes les rêveries bizarres que m'inspirait ce souvenir. Elle était pour moi ce que devait être pour le sculpteur antique sa jeune amante de marbre. Je la douais de toutes les grâces et de toutes les vertus que je cherchais et que je ne trouvais pas dans son sexe imparfait; je l'imaginais avec amour dans toutes les floraisons, dans tous les épanouissements successifs de son corps et de son âme; je lui adressais toutes les tendresses, toutes les ardeurs, toutes les choses élevées et généreuses que les désenchantements de la vie refoulaient dans mon coeur… Juge de ce qui s'est passé en moi ce soir, quand je l'ai retrouvée tout à coup, et retrouvée à la hauteur de tous ces rêves, et digne de tous ces hommages!.. Je l'aime follement!

 

– Soit! dit Gandrax. Je t'aime, moi, de me le dire franchement et sans fausse honte. Epouse-la donc, et, Dieu merci, je n'aurai jamais la tentation de me faire ton rival. Elle est jolie, j'en conviens, mais c'est un objet d'art qui ne me dit rien.

– Toi, répliqua Raoul en riant, tu préfères madame de Val-Chesnay?

– Ma foi, oui! très-sincèrement, oui!.. Voilà une femme, dis-je, et voilà une belle femme! Jamais, à mon sens, la matière ne s'est incarnée sous un jour plus avantageux, sous une forme plus opulente! La nature a choisi pour la mouler sa pâte la plus riche, et le soleil brillait de tous ses feux en plein zénith quand il y jeta l'étincelle de vie!.. C'est sous cet aspect qu'Eve dut apparaître au premier homme dans les solitudes vierges de l'Eden.

– Tra la la… Tu sauras, Louis, si tu l'ignores, dit Raoul, que tu es parfaitement amoureux. Pour la première fois de ta vie, tu viens de colorer ton langage d'une teinte poétique… C'est un signe… Mais tu commets une erreur historique: d'après tous les bons auteurs, Eve était blonde.

– Idiotisme! dit Gandrax, Eve était brune, et elle parlait sanscrit!

– Eh bien, avant peu, toi, tu parleras sanscrit à madame de

Val-Chesnay?

– Non, reprit Gandrax avec force, parce que je ne le veux pas.

On fait ce qu'on veut. Je veux travailler, et j'y vais…

Bonsoir!