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Corneille expliqué aux enfants

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CHAPITRE VII.
POLYEUCTE

Vous voyez comme Corneille nous montre bien, les unes après les autres, toutes les choses qu'il faut aimer. Il faut aimer son honneur, l'honneur de sa famille; il faut aimer son pays; il faut aimer à se vaincre soi-même quand on se sent sur la pente du mal. Il y a une chose encore qu'il faut savoir aimer de tout notre cœur, ce sont nos convictions, nos croyances, ce que, après mûres réflexions et examen attentif, nous croyons juste et vrai. Nous pouvons nous tromper, et alors donner nos soins, nos peines, notre vie même pour la défense d'une erreur. C'est pour cela qu'il faut apprendre à réfléchir, se faire le jugement sain et l'esprit droit par de bonnes et fortes études. Mais quand nous sommes arrivés à l'âge d'homme, quand nous avons bien cultivé notre raison, qu'elle a mûri, il faut nous attacher fermement à nos opinions, ne pas les abandonner par ambition, ni les taire par crainte, ni les modifier par mollesse ou condescendance.

Ce n'est pas tant encore par respect pour ses croyances qu'il faut agir ainsi, c'est par respect de soi-même. Quand nous fléchissons sur ce que nous croyons bon et juste, ce n'est pas tant nos idées que nous altérons, que notre caractère. Nous nous habituons à être lâche, et l'homme qui trahit ses idées, c'est-à-dire ses devoirs envers lui-même, finira par trahir son devoir envers sa famille, ses concitoyens, sa patrie. C'est ce que Corneille nous apprend dans sa belle tragédie de Polyeucte.

Cette tragédie se passe à l'époque où les chrétiens n'étaient encore qu'une secte très faible et très méprisée, où ils adoraient le Christ en secret, dans l'ombre des souterrains ou dans quelque retraite écartée, et où ils étaient égorgés ou mis sur la croix dès qu'ils professaient ouvertement leur croyance. Il y avait dans ce temps un seigneur d'Arménie, nommé Polyeucte, qui venait d'épouser la fille du gouverneur d'Arménie. Depuis longtemps il avait étudié la religion nouvelle, et enfin, la trouvant juste et noble, il s'était fait baptiser chrétien. Sa femme, Pauline, l'ignorait, ainsi que son beau-père Félix.

Tout à coup Polyeucte apprend qu'un grand sacrifice est offert aux faux dieux par son beau-père et les magistrats de la province, en l'honneur des victoires remportées par l'empereur. Son cœur s'irrite à cette idée. Il lui semble honteux d'adorer le Christ en silence et comme en cachette, tandis que sa famille adore publiquement les faux dieux. Toute la ville peut croire, et croit en effet, qu'il les adore aussi. En pareil cas, le silence est un mensonge.

Emporté par ce sentiment, il rencontre un chrétien de ses amis, à qui il doit le baptême, et cette conversation s'engage entre eux:

NÉARQUE
 
Où pensez-vous aller?
 
POLYEUCTE
 
Au temple, où l'on m'appelle.
 
NÉARQUE
 
Quoi! vous mêler aux vœux d'une troupe infidèle!
Oubliez-vous déjà que vous êtes chrétien?
 
POLYEUCTE
 
Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien?
 
NÉARQUE
 
J'abhorre les faux dieux.
 
POLYEUCTE
 
Et moi, je les déteste.
 
NÉARQUE
 
Je tiens leur culte impie.
 
POLYEUCTE
 
Et je le tiens funeste.
 
NÉARQUE
 
Fuyez donc leurs autels.
 
POLYEUCTE
 
Je les veux renverser,
Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.
Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes
Braver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes:
C'est l'attente du ciel, il nous la faut remplir;
Je viens de le promettre, et je vais l'accomplir.
Je rends grâces au Dieu que tu m'as fait connaître
De cette occasion qu'il a sitôt fait naître,
Où déjà sa bonté, prête à me couronner,
Daigne éprouver la foi qu'il vient de me donner.
 
NÉARQUE
 
Ce zèle est trop ardent, souffrez qu'il se modère.
 
POLYEUCTE
 
On n'en peut avoir trop pour le Dieu qu'on révère.
 
NÉARQUE
 
Vous trouverez la mort.
 
POLYEUCTE
 
Je la cherche pour lui.
 
NÉARQUE
 
Et si ce cœur s'ébranle?
 
POLYEUCTE
 
Il sera mon appui.
 
NÉARQUE
 
Il ne commande point que l'on s'y précipite.
 
POLYEUCTE
 
Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.
 
NÉARQUE
 
Il suffit, sans chercher, d'attendre et de souffrir.
 
POLYEUCTE
 
On souffre avec regret quand on n'ose s'offrir.
 
NÉARQUE
 
Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.
 
POLYEUCTE
 
Mais dans le ciel déjà la palme est préparée.
 
NÉARQUE
 
Par une sainte vie il faut la mériter.
 
POLYEUCTE
 
Mes crimes, en vivant, me la pourraient ôter.
Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure?
Quand elle ouvre le ciel, peut-elle sembler dure?
Je suis chrétien, Néarque, et le suis tout à fait;
La foi que j'ai reçue aspire à son effet.
Qui fuit croit lâchement, et n'a qu'une foi morte.
 
NÉARQUE
 
Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe;
Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux.
 
POLYEUCTE
 
L'exemple de ma mort les fortifiera mieux.
 
NÉARQUE
 
Vous voulez donc mourir?
 
POLYEUCTE
 
Vous aimez donc à vivre?
 
NÉARQUE
 
Je ne puis déguiser que j'ai peine à vous suivre.
Sous l'horreur des tourments je crains de succomber.
 
POLYEUCTE
 
Qui marche assurément n'a point peur de tomber:
Dieu fait part, au besoin, de sa force infinie.
Qui craint de le nier, dans son âme le nie,
Il croit le pouvoir faire, et doute de sa foi.
 
NÉARQUE
 
Qui n'appréhende rien présume trop de soi.
 
POLYEUCTE
 
J'attends tout de sa grâce, et rien de ma faiblesse.
Mais, loin de me presser, il faut que je vous presse!
D'où vient cette froideur?
 
NÉARQUE
 
Dieu même a craint la mort.
 
POLYEUCTE
 
Il s'est offert pourtant; suivons ce saint effort;
Dressons-lui des autels sur des monceaux d'idoles.
Il faut (je me souviens encor de vos paroles)
Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang,
Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.
Hélas! qu'avez-vous fait de cette amour parfaite
Que vous me souhaitiez, et que je vous souhaite?
S'il vous en reste encor, n'êtes-vous point jaloux
Qu'à grand'peine chrétien j'en montre plus que vous?
 
NÉARQUE
 
Vous sortez du baptême, et ce qui vous anime,
C'est sa grâce qu'en vous n'affaiblit aucun crime;
Comme encor tout entière, elle agit pleinement,
Et tout semble possible à son feu véhément:
Mais cette même grâce en moi diminuée,
Et par mille péchés sans cesse exténuée,
Agit aux grands effets avec tant de langueur,
Que tout semble impossible à son peu de vigueur:
Cette indigne mollesse et ces lâches défenses
Sont des punitions qu'attirent mes offenses;
Mais Dieu, dont on ne doit jamais se défier,
Me donne votre exemple à me fortifier.
Allons, cher Polyeucte, allons aux yeux des hommes
Braver l'idolâtrie, et montrer qui nous sommes;
Puissé-je vous donner l'exemple de souffrir,
Comme vous me donnez celui de vous offrir!
 
POLYEUCTE
 
A cet heureux transport que le ciel vous envoie,
Je reconnais Néarque, et j'en pleure de joie.
Ne perdons plus de temps; le sacrifice est prêt;
Allons-y du vrai Dieu soutenir l'intérêt;
Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule
Dont arme un bois pourri ce peuple trop crédule;
Allons en éclairer l'aveuglement fatal;
Allons briser ces dieux de pierre et de métal:
Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste;
Faisons triompher Dieu: qu'il dispose du reste.
 
NÉARQUE
 
Allons faire éclater sa gloire aux yeux de tous,
Et répondre avec zèle à ce qu'il veut de nous.
 

Les deux amis se rendent en effet au temple, font un grand scandale parmi les païens, troublent la cérémonie, brisent les idoles. Voici comment un païen, spectateur de cette scène, raconte ce qu'ils ont fait:

 
 
Le prêtre avait à peine obtenu du silence,
Et devers21 l'orient assuré son aspect,
Qu'ils ont fait éclater leur manque de respect.
A chaque occasion de la cérémonie,
A l'envi l'un et l'autre étalait sa manie,
Des mystères sacrés hautement se moquait,
Et traitait de mépris les dieux qu'on invoquait.
Tout le peuple en murmure, et Félix s'en offense;
Mais tous deux s'emportant à plus d'irrévérence:
«Quoi! lui dit Polyeucte en élevant sa voix,
Adorez-vous des dieux ou de pierre ou de bois?»
Ici dispensez-moi du récit des blasphèmes
Qu'ils ont vomis tous deux contre Jupiter22 mêmes.
«Oyez,23 dit-il ensuite, oyez, peuple; oyez, tous:
Le Dieu de Polyeucte et celui de Néarque
De la terre et du ciel est l'absolu monarque.
Seul être indépendant, seul maître du destin,
Seul principe éternel, et souveraine fin.
C'est ce Dieu des chrétiens qu'il faut qu'on remercie
Des victoires qu'il donne à l'empereur Décie;
Lui seul tient en sa main le succès des combats;
Il le veut élever, il le peut mettre à bas;
Sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense;
C'est lui seul qui punit, lui seul qui récompense:
Vous adorez en vain des monstres impuissants.»
Se jetant à ces mots sur le vin et l'encens,
Après en avoir mis les saints vases par terre,
Sans crainte de Félix, sans crainte du tonnerre,
D'une fureur pareille ils courent à l'autel.
Cieux! a-t-on vu jamais, a-t-on rien vu de tel?
Du plus puissant des dieux nous voyons la statue
Par une main impie à leurs pieds abattue,
Les mystères troublés, le temple profané,
La fuite et les clameurs d'un peuple mutiné,
Qui craint d'être accablé sous le courroux céleste.
 

On arrête Polyeucte, on le mène en prison; on traîne au supplice son ami.

Lui pourrait se sauver encore; car il est le gendre du gouverneur. On cacherait cet éclat à l'empereur. On ne lui demande que de se taire et de se tenir tranquille. Cette hypocrisie le révolte. Il préfère mourir. Il s'enivre à l'idée du sacrifice et des récompenses divines qui l'attendent. Saisi par l'enthousiasme religieux, il s'écrie:

 
Source délicieuse, en misères féconde,
Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés?
Honteux attachements de la chair et du monde,
Que ne me quittez-vous, quand je vous ai quittés?
Allez, honneurs, plaisirs, qui me livrez la guerre:
Toute votre félicité,
Sujette à l'instabilité,
En moins de rien tombe par terre;
Et, comme elle a l'éclat du verre,
Elle en a la fragilité.
 
 
Ainsi n'espérez pas qu'après vous je soupire.
Vous étalez en vain vos charmes impuissants;
Vous me montrez en vain par tout ce vaste empire
Les ennemis de Dieu pompeux et florissants.
Il étale à son tour des revers équitables
Par qui les grands sont confondus;
Et les glaives qu'il tient pendus
Sur les plus fortunés coupables
Sont d'autant plus inévitables
Que leurs coups sont moins attendus.
 
 
Tigre altéré de sang, Décie impitoyable,
Ce Dieu t'a trop longtemps abandonné les siens:
De ton heureux destin vois la suite effroyable;
Le Scythe24 va venger la Perse et les chrétiens.
Encore un peu plus outre, et ton heure est venue;
Rien ne t'en saurait garantir;
Et la foudre qui va partir,
Toute prête à crever la nue,
Ne peut plus être retenue
Par l'attente du repentir.
 
 
Que cependant Félix m'immole à ta colère;
Qu'un rival plus puissant éblouisse ses yeux;
Qu'aux dépens de ma vie il s'en fasse beau-père,
Et qu'à titre d'esclave il commande en ces lieux:
Je consens, ou plutôt j'aspire à ma ruine,
Monde, pour moi tu n'as plus rien:
Je porte en un cœur tout chrétien
Une flamme toute divine;
Et je ne regarde Pauline
Que comme un obstacle à mon bien.
 
 
Saintes douceurs du ciel, adorables idées,
Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir:
De vos sacrés attraits les âmes possédées
Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir.
Vous promettez beaucoup et donnez davantage:
Vos biens ne sont point inconstants;
Et l'heureux trépas que j'attends
Ne vous sert que d'un doux passage
Pour nous introduire au partage
Qui nous rend à jamais contents.
 
 
C'est vous, ô feu divin que rien ne peut éteindre,
Qui m'allez faire voir Pauline sans la craindre.
Je la vois: mais mon cœur, d'un saint zèle enflammé,
N'en goûte plus l'appas dont il était charmé;
Et mes yeux, éclairés des célestes lumières,
Ne trouvent plus aux siens leurs grâces coutumières.
 

Son beau-père, sa femme, que Polyeucte aime de toute son âme, le supplient de feindre seulement quelque temps. Sa femme lui dit:

 
Vous n'avez point ici d'ennemi que vous-même;
Seul vous vous haïssez, lorsque chacun vous aime;
Seul vous exécutez tout ce que j'ai rêvé:
Ne veuillez pas vous perdre, et vous êtes sauvé.
A quelque extrémité que votre crime passe,
Vous êtes innocent si vous vous faites grâce.
Daignez considérer le sang dont vous sortez,
Vos grandes actions, vos rares qualités;
Chéri de tout le peuple, estimé chez le prince,
Gendre du gouverneur de toute la province;
Je ne vous compte à rien le nom de mon époux,
C'est un bonheur pour moi qui n'est pas grand pour vous.
Mais après vos exploits, après votre naissance,
Après votre pouvoir, voyez notre espérance;
Et n'abandonnez pas à la main d'un bourreau
Ce qu'à nos justes vœux promet un sort si beau.
 

Polyeucte lui répond:

 
Je considère plus; je sais mes avantages,
Et l'espoir que sur eux forment les grands courages.
Ils n'aspirent enfin qu'à des biens passagers,
Que troublent les soucis, que suivent les dangers;
La mort nous les ravit, la fortune s'en joue;
Aujourd'hui dans le trône, et demain dans la boue;
Et leur plus haut éclat fait tant de mécontents,
Que peu de vos Césars en ont joui longtemps.
J'ai de l'ambition, mais plus noble et plus belle:
Cette grandeur périt, j'en veux une immortelle,
Un bonheur assuré, sans mesure et sans fin,
Au-dessus de l'envie, au-dessus du destin.
Est-ce trop l'acheter que d'une triste vie
Qui tantôt, qui soudain me peut être ravie;
Qui ne me fait jouir que d'un instant qui fuit,
Et ne peut m'assurer de celui qui le suit?
 
PAULINE
 
Voilà de vos chrétiens les ridicules songes;
Voilà jusqu'à quel point vous charment leurs mensonges;
Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux!
Mais, pour en disposer, ce sang est-il à vous?
Vous n'avez pas la vie ainsi qu'un héritage;
Le jour qui vous la donne en même temps l'engage.
Vous la devez au prince, au public, à l'État.
 
POLYEUCTE
 
Je la voudrais pour eux perdre dans un combat;
Je sais quel en est l'heur, et quelle en est la gloire.
Des aïeux de Décie on vante la mémoire;
Et ce nom précieux encore à vos Romains,
Au bout de six cents ans lui met l'empire aux mains.
Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa couronne;
Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne:
Si mourir pour son prince est un illustre sort,
Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort!
 
PAULINE
 
Quel Dieu?
 
POLYEUCTE
 
Tout beau, Pauline: il entend vos paroles,
Et ce n'est pas un Dieu comme vos dieux frivoles,
Insensibles et sourds, impuissants, mutilés,
De bois, de marbre, ou d'or, comme vous les voulez:
C'est le Dieu des chrétiens, c'est le mien, c'est le vôtre:
Et la terre et le ciel n'en connaissent point d'autre.
 
PAULINE
 
Adorez-le dans l'âme, et n'en témoignez rien.
 
POLYEUCTE
 
Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien!
 
PAULINE
 
Ne feignez qu'un moment, laissez partir Sévère25,
Et donnez lieu d'agir aux bontés de mon père.
 
POLYEUCTE
 
Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir:
Il m'ôte des périls que j'aurais pu courir,
Et, sans me laisser lieu de tourner en arrière,
Sa faveur me couronne entrant dans la carrière;
Du premier coup de vent il me conduit au port,
Et, sortant du baptême, il m'envoie à la mort.
Si vous pouviez comprendre et le peu qu'est la vie,
Et de quelles douceurs cette mort est suivie!..
Mais que sert de parler de ces trésors cachés
A des esprits que Dieu n'a pas encor touchés?
 

Pauline s'est contenue jusque-là. Elle a allégué la raison, et l'intérêt de Polyeucte. Mais enfin, devant son obstination, elle s'irrite. Elle-même ne compte donc pas aux yeux de Polyeucte! Il ne la regrette donc point! Il n'a donc pour elle aucun attachement, qu'il la quitte si facilement, si froidement!

Elle s'écrie:

 
Cruel! (car il est temps que ma douleur éclate,
Et qu'un juste reproche accable une âme ingrate)
Est-ce là ce beau feu? sont-ce là tes serments?
Témoignes-tu pour moi les moindres sentiments?
Je ne te parlais point de l'état déplorable
Où ta mort va laisser ta femme inconsolable;
Je croyais que l'amour t'en parlerait assez,
Et je ne voulais pas de sentiments forcés:
Mais cette amour si ferme et si bien méritée
Que tu m'avais promise, et que je t'ai portée,
Quand tu me veux quitter, quand tu me fais mourir,
Te peut-elle arracher une larme, un soupir?
Tu me quittes, ingrat, et le fais avec joie;
Tu ne la caches pas, tu veux que je la voie;
Et ton cœur, insensible à ces tristes appas,
Se figure un bonheur où je ne serai pas!
C'est donc là le dégoût qu'apporte l'hyménée?
Je te suis odieuse après m'être donnée!
 
POLYEUCTE
 
Hélas!
 
PAULINE
 
Que cet hélas a de peine à sortir!
Encor s'il commençait un heureux repentir,
Que, tout forcé qu'il est, j'y trouverais de charmes!
Mais courage, il s'émeut, je vois couler des larmes.
 

Polyeucte pleure en effet; car il aime Pauline, mais il aime son Dieu plus encore: «Oui, je verse des larmes, dit-il.

 
 
J'en verse, et plût à Dieu qu'à force d'en verser
Ce cœur trop endurci se pût enfin percer!
Le déplorable état où je vous abandonne
Est bien digne des pleurs que mon amour vous donne;
Et si l'on peut au ciel sentir quelques douleurs,
J'y pleurerai pour vous l'excès de vos malheurs:
Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière,
Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,
S'il y daigne écouter un conjugal amour,
Sur votre aveuglement il répandra le jour.
Seigneur, de vos bontés il faut que je l'obtienne;
Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne:
Avec trop de mérite il vous plut la former,
Pour ne vous pas connaître et ne vous pas aimer,
Pour vivre des enfers esclave infortunée,
Et sous leur triste joug mourir comme elle est née.
 
PAULINE
 
Que dis-tu, malheureux? qu'oses-tu souhaiter?
 
POLYEUCTE
 
Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.
 
PAULINE
 
Que plutôt…
 
POLYEUCTE
 
C'est en vain qu'on se met en défense:
Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.
Ce bienheureux moment n'est pas encor venu;
Il viendra, mais le temps ne m'en est pas connu.
 
PAULINE
 
Quittez cette chimère, et m'aimez.
 
POLYEUCTE
 
Je vous aime,
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.
 
PAULINE
 
Au nom de cet amour, ne m'abandonnez pas.
 
POLYEUCTE
 
Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas.
 
PAULINE
 
C'est peu de me quitter, tu veux donc me séduire?
 
POLYEUCTE
 
C'est peu d'aller au ciel, je vous y veux conduire.
 
PAULINE
 
Imaginations!
 
POLYEUCTE
 
Célestes vérités!
 
PAULINE
 
Étrange aveuglement!
 
POLYEUCTE
 
Éternelles clartés!
 
PAULINE
 
Tu préfères la mort à l'amour de Pauline!
 
POLYEUCTE
 
Vous préférez le monde à la bonté divine!
 
PAULINE
 
Va, cruel, va mourir; tu ne m'aimas jamais.
 
POLYEUCTE
 
Vivez heureuse au monde, et me laissez en paix!
 

Polyeucte reste inflexible. Il est ému pourtant, il pleure; mais mentir, trahir ses amis, renier son compagnon qui est mort pour lui, surtout se trahir soi-même, il ne peut. Il mourra. Il le déclare à Félix et à Pauline.

 
Que tout cet artifice est de mauvaise grâce!
Après avoir deux fois essayé la menace,
Après m'avoir fait voir Néarque dans la mort,
Après avoir tenté l'amour et son effort,
Après m'avoir montré cette soif du baptême,
Pour opposer à Dieu l'intérêt de Dieu même,
Vous vous joignez ensemble! Ah! ruses de l'enfer!
Faut-il tant de fois vaincre avant que triompher!
Vos résolutions usent trop de remise;
Prenez la vôtre enfin, puisque la mienne est prise.
Je n'adore qu'un Dieu, maître de l'univers,
Sous qui tremblent le ciel, la terre et les enfers;
Un Dieu qui, nous aimant d'une amour infinie,
Voulut mourir pour nous avec ignominie,
Et qui, par un effort de cet excès d'amour,
Veut pour nous en victime être offert chaque jour.
Mais j'ai tort d'en parler à qui ne peut m'entendre.
Voyez l'aveugle erreur que vous osez défendre:
Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos dieux;
Vous n'en punissez point qui n'ait son maître aux cieux.
 
 
J'ai profané leur temple et brisé leurs autels;
Je le ferais encor, si j'avais à le faire,
Même aux yeux de Félix, même aux yeux de Sévère,
Même aux yeux du sénat, aux yeux de l'empereur.
 

C'en est trop: on le mène au supplice, et, tout à coup, émue par tant de courage et de constance, sa femme elle-même se fait chrétienne. Brusquement, elle demande à son père le supplice:

 
Père barbare, achève, achève ton ouvrage;
Cette seconde hostie est digne de ta rage:
Joins ta fille à ton gendre; ose: que tardes-tu?
Tu vois le même crime, ou la même vertu:
Ta barbarie en elle a les mêmes matières.
Mon époux en mourant m'a laissé ses lumières;
Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,
M'a dessillé les yeux, et me les vient d'ouvrir.
Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée:
De ce bienheureux sang tu me vois baptisée:
Je suis chrétienne enfin, n'est-ce point assez dit?
Conserve en me perdant ton rang et ton crédit;
Redoute l'empereur, appréhende Sévère:
Si tu ne veux périr, ma perte est nécessaire;
Polyeucte m'appelle à cet heureux trépas;
Je vois Néarque et lui qui me tendent les bras.
Mène, mène-moi voir tes dieux que je déteste;
Ils n'en ont brisé qu'un, je briserai le reste.
On m'y verra braver tout ce que vous craignez,
Ces foudres impuissants qu'en leurs mains vous peignez,
Et, saintement rebelle aux lois de la naissance,
Une fois envers toi manquer d'obéissance.
Ce n'est point ma douleur que par là je fais voir;
C'est la grâce qui parle, et non le désespoir.
Le faut-il dire encor, Félix? je suis chrétienne;
Affermis par ma mort ta fortune et la mienne;
Le coup à l'un et l'autre en sera précieux,
Puisqu'il t'assure en26 terre en m'élevant aux cieux.
 

Devant tant de grandeur, le père lui-même se sent touché, et embrasse la religion qui inspire de tels dévouements et un tel esprit de sacrifice:

 
Je cède à des transports que je ne connais pas;
Et, par un mouvement que je ne puis entendre,
De ma fureur je passe au zèle de mon gendre.
C'est lui, n'en doutez point, dont le sang innocent
Pour son persécuteur prie un Dieu tout-puissant;
Son amour épandu sur toute la famille
Tire après lui le père aussi bien que la fille.
J'en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien:
J'ai fait tout son bonheur, il veut faire le mien.
C'est ainsi qu'un chrétien se venge et se courrouce:
Heureuse cruauté dont la suite est si douce!
Donne la main, Pauline. Apportez des liens:
Immolez à vos dieux ces deux nouveaux chrétiens.
Je le suis, elle l'est, suivez votre colère.
 

Corneille a voulu nous montrer par là combien sont puissants sur des cœurs, bons du reste et pitoyables, l'exemple du courage et la vertu du sacrifice.

Il nous a montré surtout, dans tout le cours de la pièce, ce que c'est qu'être attaché à sa foi, ce que c'est qu'avoir l'horreur des hypocrisies, des lâchetés, des défaillances de conscience. Nous n'aurons pas sans doute l'occasion de proclamer nos convictions au risque de notre vie, ni avec de grands éclats, comme Polyeucte. Mais nous aurons mille occasions de pratiquer le respect de nous-mêmes; nous aurons à triompher de cette fausse honte, ridicule et basse, qui nous porte à dissimuler une bonne pensée quand nous la voyons dédaignée ou raillée autour de nous. C'est alors qu'il faut nous rappeler Polyeucte, et, en bravant les petits martyres de la vie commune, qui sont les moqueries des méchants et les mépris des sots, montrer un peu de son courage et de son élévation de caractère.

21Dans le paganisme, la statue du dieu était toujours tournée vers l'occident, d'où il suit que le prêtre, pour l'adorer, assurait son aspect (son regard) vers l'orient.
22Jupiter était le roi des dieux dans la religion des païens.
23Oyez est l'impératif du verbe ouïr, qui signifie entendre, écouter.
24Peuple d'Orient qui habitait le pays formant maintenant la Russie méridionale, et qui était à cette époque en guerre avec les Romains.
25Favori de l'empereur Décie qui se trouve en Arménie en ce moment. C'est surtout lui que Félix redoute; c'est parce qu'il le craint qu'il se décide à frapper son gendre Polyeucte.
26Sur la terre.

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